Gustav Mahler

Depuis qu’Alain Lombard l’introduisit à Strasbourg dans les années 1970, la musique de Gustav Mahler a connu nombre de belles interprétations grâce notamment à Jan Latham-Koenig, Marc Albrecht et Marko Letonja. Le concert de l’OPS donné le 25 novembre dernier était entièrement consacré à la neuvième symphonie. Invité pour l’évènement, le chef russe Vassili Sinaïski en a donné une vision d’une intelligence musicale exceptionnelle, soutenue par un orchestre chauffé à blanc.


Une telle performance mérite d’autant plus d’être saluée que ce chef d’œuvre du romantisme tardif, bien qu’ayant fait l’objet d’une centaine d’enregistrement, pose des problèmes d’interprétation qui sont loin d’être toujours résolus. A côté de chefs ne retenant que la seule dimension romantique, il y a ceux qui, à l’inverse, l’enferment dans un modernisme monolithique. Il en est aussi qui restituent bien l’ambiance ironique et sarcastique des deux mouvements centraux mais qui achoppent devant le dramatisme austère des mouvements extrêmes ; et d’autres chez qui c’est le contraire. Il y a enfin ceux qui, restituant bien le caractère transitoire et ambivalent de l’œuvre, font cependant preuve de timidité face à une matière sonore dont la sauvagerie tourne le dos aux nuances maniérées, aux phrasés édulcorés, aux pianissimi exagérés. Toutes ces insuffisances ou ces impasses furent magistralement surmontées lors du concert de Vassili Sinaïski, atteignant un niveau d’excellence tel que l’on regrette qu’aucune radio, télévision ou maison de disques n’aient, ce soir-là, posé ses micros dans la salle Érasme. Quand pareille intelligence de l’œuvre le dispute à la passion de l’exécution, il émane de cette musique un amour éperdu de la terre et un adieu au monde d’une puissance émotive bouleversante. Avec des mouvements précis, des gestes attentionnés et des expressions de visage d’une grande humanité, ce chef a obtenu de l’OPS ce qu’il faut bien appeler une véritable performance sonore. À preuve, le terrifiant scherzo, d’une difficulté telle qu’il est arrivé à un orchestre comme le Philharmonique de Berlin d’y commettre de fautives embardées (sous la direction de Léonard Bernstein, en 1979). Sinaïski l’attaque, quant à lui, dans une rythmique implacable et dans un tempo foudroyant ; cordes de l’orchestre unies derrière la super-soliste Charlotte Juillard, vents et percussions enflammés se surpassent jusque dans une coda des plus impressionnantes. Pour le reste, on ne peut qu’approuver la justesse de style, tant au plan des timbres particulièrement vibrants que des rythmes ou des mélodies, qui jouent la puissance du sentiment contre le sentimentalisme niais et font entendre tout ce que cette musique recèle d’extrêmement savant mais aussi de profondément populaire.

Une semaine avant, l’orchestre accueillait le violoniste arménien Sergey Khachatryan dans le concerto pour violon de Beethoven. Il y a un peu plus de vingt ans, encore dans son adolescence, il était venu jouer cette même grande œuvre. Nonobstant sa jeunesse et son trac d’alors, on avait déjà perçu sa musicalité souveraine et son lyrisme profond. Quelques années plus tard, il donnait en concert et enregistrait à Paris, avec son mentor Kurt Masur, une mémorable version des deux concertos de Shostakovitch. Non seulement il n’a rien perdu de ses qualités d’antan, mais il a gagné une liberté de jeu qui a rayonné du début à la fin du chef d’œuvre beethovenien, culminant dans un rondo final particulièrement alerte et chantant.  C’est un autre chef russe, venant quant à lui de la grande école pétersbourgeoise, Stanislas Kochanovsky, qui dirigeait ce soir-là l’orchestre. Certains mélomanes se sont demandés si la nervosité des forte staccato, l’orchestre à cordes resserré et son jeu sans vibrato, les vents particulièrement audibles et les timbales très claires, autrement dit l’option d’un  style ‘’historiquement informé’’ s’accordaient avec le lyrisme profond et la sonorité délicate de Kachatryan. C’est oublier, à mon sens, la restitution  particulièrement chantante des longues phrases mélodiques, si bien jouées par le quatuor à cordes de l’orchestre, décidément très en forme.

En seconde partie de soirée, Stanislas Kochanovsky nous aura offert une troisième symphonie de Brahms de grande classe, bien contrastée entre la froide énergie des mouvements extrêmes et les moments mélancoliques et nostalgiques des parties centrales. On eût certes aimé un surcroît de sentiment dans le célèbre allegretto ; en revanche,  on a particulièrement apprécié la droiture des instruments à vents dans les dernières mesures de l’œuvre, quand la musique semble enfin atteindre une réelle sérénité. D’un bout à l’autre de cette belle et étrange symphonie, le jeu de l’OPS s’est montré d’une clarté et d’une homogénéité parfaites.

Je profite de cette recension pour dire également tout le bien que je pense de deux concerts de musiciens amateurs, entendus durant le mois de novembre. Le samedi 12, l’Orchestre des Solistes de Strasbourg, formé d’étudiants de l’Académie Supérieure de Musique, donnait son premier concert sous la direction d’Etienne Bideau, violoniste par ailleurs. Après un larghetto pour cor de Chabrier et un concerto pour clarinette et alto de Bruch, témoignant de la qualité des solistes de cette nouvelle formation, l’orchestre et son jeune chef nous ont offert une symphonie écossaise de Mendelssohn d’une juvénilité d’inspiration et surtout d’une qualité d’exécution que l’on n’attendait pas d’une formation débutante. On aura seulement regretté l’acoustique quelque peu tourbillonnante de l’église Saint-Pierre le jeune.

Gaspard Gaget a, quant à lui, bénéficié de l’acoustique nouvellement rénovée du Palais des Fêtes pour le 150ème anniversaire de la Chorale Strasbourgeoise, institution historique qu’il dirige et qu’il dynamise depuis maintenant trois ans. Pour cette soirée du samedi 26 novembre, le Chœur d’hommes de Molsheim était convié pour des chants de son répertoire, également le Centre Chorégraphique de Strasbourg pour une chorégraphie sur une musique de Mozart. La partie instrumentale de la soirée était assurée par des instrumentistes de La Philharmonie, orchestre d’amateurs fondé en 1900. Après une petite symphonie d’un quasi-contemporain de Beethoven, G. Valéri, dirigé par le chef Gustave Winckler, musiciens et choristes strasbourgeois se sont retrouvés sous la direction de Gaspard Gaget pour un Magnificat de Vivaldi et une Spatzenmesse de Mozart qui, l’un comme l’autre, ont montré le niveau artistique que peut atteindre un ensemble de choristes amateurs lorsqu’ils sont guidés à la fois par l’exigence et l’enthousiasme. Qualités que l’on aura encore appréciées dans le chœur final de l’Oratorio de Noel de J.S.Bach, qui terminait ce programme ambitieux et fort bien conçu.

                                                                                              Michel Le Gris

GIUSEPPE VERDI

REQUIEM

Das weltberühmte Requiem von Giuseppe Verdi wurde im Festspielhaus schon mehreremale gegeben, und die Meisterinterpration von Riccardo Muti im Jahre 2019 ist noch in allen Erinnerungen. Desto mehr gespannt war man die Auffassung des jungen, gelobten und umstrittenen Teodor Currentzis zu hören. Die Version des feurigen Dirigenten war so vortrefflich, dass man meinte man hörte das Werk zum ersten Mal. Von den ersten Takten bis zum Schluss, hat er einen grossen Bogen gesponnen der jeder Fazette des Meisterwerkes völlig gerecht wurde ! Schon die ersten Takten waren gerade verblüffend, diese hauchzarten Pianissimi der tiefen Streicher die wie aus dem Nichts kommend, das Publikum in ihren Bann zogen. Der Chor fügte sich in diese Vision an, und die ersten Worte, « Requiem aeternam » waren beinahe geflüstert. Das « Dies Irae » hingegen, das oft nur hingeschmettert wird, war eine wahreTonmalerei des jüngsten Gerichts ! Wuchtig, angsteinflössend aber nicht brutal, ein stets musikalisch bleibendes Schreckensbild. Das fabelhafte Orchester und der hervorragende Chor musicAeterna haben da Massstäbe gesetzt.


Das Sänger Quartett konnte da nicht miteifern wenn sie auch auf hohem Niveau waren.

Andreas Schager, der Beste Tristan zur Zeit, verfügt über eine mächtige, schön timbrierte Heldentenorstimme die leider aller Feinheiten der Partie nicht gerecht werden konnte. Schon bei seinem ersten Eintritt drohte er zu entgleisen. Das « Ingemisco » wurde zur auftrumpfenden Opernarie und man entbehrte jedes religiöse Gefühl. 

Mathias Göerne sang, wie immer, sehr gepflegt, versuchte aber vergebens seiner schönen Baritostimme, die Farbe eines tiefen Basses zu geben, was er eigentlich nicht ist.

Zarina Abaeva verfügt über eine grosse lyrische Sopranstimme und wusste zu überzeugen aber in dem wichtigsten Teil ihrer Partie, das « Libera me », hatte sie oft Intonationsprobleme.

Eve- Maud Hubeaux war die Einzige die ihre Partie total meisterte.Ihr wunderbarer Mezzo wurde jeder Nuance der Partitur gerecht und das « Liber scriptus » wurde zu einem der Höhepunkte des Abends.

Aber dank der fabelhaften Direction von Teodor Currentzis, dem fantastisch spielenden Orchesters und dem blendend singenden Chors, verliess man das Haus mit dem Gefühl eine musikalische Sternstunde erlebt zu haben.

Jean-Claude HURSTEL

Un étendard littéraire

La collection Sindbad fête ses cinquante ans. L’occasion de revenir sur un demi-siècle de littérature arabe

« Amitié d’un jour, souvenir d’une minute » dit le proverbe arabe. Avec les éditions Sindbad, ces souvenirs se comptent en heures. Aujourd’hui intégrées aux éditions Actes Sud comme une évidence, Sindbad fête ses cinquante ans, seulement, tant les souvenirs de lecture se bousculent dans l’esprit des lecteurs que nous sommes.

Lorsqu’en 1972, Pierre Bernard fonde les éditions Sindbad avec comme ambition de faire découvrir les lettres du Proche et Moyen-Orient, auxquelles viendront s’ajouter la bibliothèque turque, il ne se doute pas qu’il ouvre, pour le plus grand plaisir des amoureux de littérature, une joyeuse boîte de Pandore. Sortiront de cette dernière quelques génies : les grands anciens de Rûmi à Ibn Arâbi en passant par Omar Khayyâm et Ibn Khaldun; et les modernes bien sûr : Mahmoud Darwich, Elias Sanbar, Adonis qui composa un poème pour Pierre Bernard et bien évidemment le grand Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature en 1988 qui dit de Pierre Bernard qu’il « avait l’âme d’un pionnier ». Car Bernard fut le premier à croire en l’écrivain égyptien quand la totalité du monde éditorial français se détournait de ce dernier.

Sindbad a également donné un écho à de nouvelles voix littéraires arabes qui prêchaient parfois dans le désert ou étaient plus entendues de l’autre côté de l’Atlantique. Sindbad s’est ainsi aventuré sur des terrains inconnus, instables avec des auteurs, des voix contestatrices promptes à briser quelques dogmes et à dévoiler les tabous de ces sociétés conservatrices. Ces auteurs ont ainsi trouvé dans cette collection des échos à leur immense courage. Hâpy (2022) de Taleb Alrefai qui évoque l’histoire de Rayyane, un transgenre koweïtien est un bon exemple de cette audace éditoriale. En 1995, Mohammed Dib referma le tombeau de Pierre Bernard, pharaon des lettres enseveli avec ses 160 livres. Mais ce dernier avait souhaité que sa pyramide resta ouverte et Sindbad, passé sous la bannière d’Actes Sud et de Farouk Mardam-Bey, enrichit le catalogue de la maison arlésienne de quelques 400 nouveaux titres jusqu’à aujourd’hui tout en demeurant fidèle à l’esprit originel de son fondateur.

De pyramide, Sindbad se mua en bibliothèque, comme celle qui jadis à Alexandrie, tenta de contenir entre ses murs une civilisation. Une bibliothèque qui a permis aux lecteurs français de découvrir les richesses et les subtilités de cette civilisation arabe plus que millénaire et de ses nuances quand tout le monde la pensait monolithe. Et si les auteurs de Sindbad demeurent les piliers de cette bibliothèque, elle a permis aux traducteurs, ces gardiens, ces passeurs de mots et d’idées de faire rayonner la langue française au-delà de nos frontières. Cet anniversaire est également le leur. Car ne nous méprenons pas, l’action de Sindbad constitua et constitue toujours l’étendard littéraire d’une France qui a construit, avec ses réussites et ses errements, une relation spéciale avec le monde arabe. Elle le doit d’abord à sa langue que des intellectuels courageux tels que Pierre Bernard ont su porter au firmament et à travers elle, les valeurs d’une France qui reste admirée dans le monde entier.

A travers Sindbad, cette langue est ainsi mise au service d’une entreprise de tolérance et de combat contre les préjugés et les stéréotypes. Elle a éclairé et éclaire toujours nos sociétés occidentales sur les évolutions à l’œuvre dans les sociétés arabes, plus encore après le 11 septembre 2001. Comme le rappelle à juste titre Farouk Mardam-Bey : « les événements qui se sont succédés ces trois dernières décennies, plaçant presque toujours le monde arabe et l’islam à l’avant-scène de la politique internationale, de même que les débats de société en France à propos de l’immigration ou du statut de l’islam dans la République, rendent l’existence de Sindbad plus nécessaire que jamais et lui assignent des tâches inédites. »

On ne peut que souscrire aux propos du directeur d’une collection qui en plus de nous léguer de magnifiques souvenirs, a tissé avec ses lecteurs une amitié indéfectible.

Parmi les innombrables trésors de cette bibliothèque citons :

Naguib Mahfouz, Passage des miracles, 1970

Naguib Mahfouz

Emblématique de la prose de Naguib Mahfouz, Passage des miracles est une ancienne impasse, l’Impasse du Mortier qui a fini par être percée après avoir traversé le temps. Dans ce livre qui fourmille de ces histoires que l’on se raconte, de ces personnages merveilleux et d’une ambiance à nulle autre pareille, Naguib Mahfouz évoque une Egypte partagée entre modernité et tradition. Entré dans la bibliothèque arabe de Pierre Bernard, le livre rejoint très vite les éditions Sindbad. Passage des miracles est aujourd’hui devenu un classique de la littérature arabe. Suivront la trilogie du Caire ou Les fils de la Médina, monuments d’une œuvre unique récompensée par le Prix Nobel en 1988.

Sonallah Ibrahim, Etoile d’août, 1974, nouvelle version 2022

A l’occasion de la construction du barrage d’Assouan en Egypte, un journaliste se rend sur le chantier pour couvrir l’évènement qui doit être l’occasion pour l’Egypte de renouer avec sa grandeur passée. Mais derrière ce décor à la démesure de son nouveau pharaon, Sonallah Ibrahim, emprisonné pour avoir appartenu au parti communiste et devenu l’une des phares de la nouvelle avant-garde littéraire égyptienne dépeint une société en pleine mutation qui sacrifie ses enfants. Dans ce livre magnifique, le lecteur parcourt une immense fresque composite entre peinture monumentale et croquis intimiste, à la manière d’un Michel-Ange dont il cite les carnets. La fresque de cette Egypte nassérienne sous influence soviétique où Ramsès côtoie Ubu roi.

Khaled Khalifa, Eloge de la haine, 2011

Si l’Egypte occupe une place importante dans la collection Sindbad, le Liban et la Syrie sont également présents avec quelques livres forts. Parmi ces derniers, Eloge de la haine de Khaled Khalifa, écrit à la veille de la guerre en Syrie. Le livre dresse le portrait d’une jeune femme anonyme d’Alep et de sa famille bourgeoise et conservatrice, balancée dans une Syrie prise dans l’étau de l’islamisme et de la dictature militaire. Avec sa narration nostalgique qui rappelle parfois le grand Mahfouz et donne toute la beauté à ce récit d’une jeunesse désenchantée prise entre deux maux et qui s’apprêtent à plonger dans l’enfer, Eloge de la haine, nominé pour le Prix international du roman arabe en 2008, est un livre à redécouvrir, assurément.

Najwa M. Barakat, Monsieur N, 2021

Parmi les meilleurs représentants du Liban, il faut évoquer la journaliste Najwa Barakat et son très beau Monsieur N. Le personnage principal, Monsieur N. est un écrivain ayant perdu l’inspiration et qui vit reclus dans un hôtel. Lorsqu’il sort, il se rend dans les quartiers mal famés de Beyrouth. Sa rencontre avec Loqmane, un seigneur de guerre, va changer son destin. Avec ce magnifique thriller psychologique à l’atmosphère hybride qui « rappelle à la fois le film Shutter Island et les livres de l’Argentin Jorge Luis Borges » selon le courrier de l’Atlas, Monsieur N. a marqué la rentrée littéraire 2021 jusqu’à être sélectionné pour le Prix Femina. Plongée en apnée dans les entrailles du Liban entre corruption et violence.

Iman Mersal, Sur les traces d’Ennayat Zayat, 2021

Dans ce livre magnifique qui a obtenu le Prix Sheikh Zayed Book Award, l’un des principaux prix littéraires du monde arabe, l’écrivaine égyptienne Iman Mersal suit la destinée d’Ennayat Zayat, jeune écrivaine prometteuse dans l’Egypte des années 60 et dont le suicide reste toujours un mystère. A travers son personnage, l’écrivaine et poétesse construit un livre en forme de miroir sur la place de la femme et plus généralement de l’individu dans les sociétés arabes contemporaines. Mon interview d’Iman Mersal : http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/rencontre/

Par Laurent Pfaadt

Une saison au paradis

Un magnifique ouvrage revient sur l’épopée européenne victorieuse de l’Olympique de Marseille

Alors que le monde entier a les yeux tournés vers la coupe du monde au Qatar et que ceux des Français espèrent un troisième sacre, ces mêmes yeux ont admiré il y a trente ans, l’Olympique de Marseille dans sa quête vers le seul sacre européen d’un club français.

L’ouvrage signé Thierry Agnello, coordinateur à la direction marketing et médias de l’Olympique de Marseille et auteur de nombreux livres sur son club de coeur revient sur cette aventure à grands renforts de photos et d’archives qui immédiatement ressuscitent nos plus beaux souvenirs. Lorsque s’ouvre la saison 1992-1993, l’OM, champion de France en titre, lorgne vers un titre européen qui lui a injustement échappé lors de la finale 1991 face à l’Etoile rouge de Belgrade et reste sur une élimination prématurée l’année suivante face au Sparta Prague. Quelques mouvements ont marqué l’intersaison. Chris Waddle, l’insaisissable dribbleur a rejoint son Angleterre natale et Jean-Pierre Papin est allé grossir l’effectif du Milan AC pensant y trouver le Graal, tandis que l’OM a accueilli le vétéran allemand Rudi Völler, champion du monde avec l’Allemagne en 1990 et l’intraitable défenseur nantais Marcel Desailly.

Si les premiers pas de l’aventure européenne de Marseille sont des formalités contre le modeste club nord-irlandais de Glentoran, corrigé 8-0 puis contre le Dinamo Bucarest, les deux groupes de quatre où seul le vainqueur accède à la finale, s’annoncent plus relevés. Les olympiens se retrouvent ainsi avec le CSKA Moscou, tombeur du tenant du titre, le FC Barcelone, le Club Bruges et les Glasgow Rangers du redoutable Mark Hateley qui connaît bien l’OM pour l’avoir affronté avec Monaco.

Sous la houlette de « Raymond la science », le Belge Raymond Goethals, l’attaque croato-allemande bien servie par « l’autre Pelé » ghanéen dont les deux fils joueront des années plus tard pour l’OM fait des miracles. Alternant les portraits, de Didier Deschamps « le gagneur » à Jean-Philippe Durand ou Eric di Méco « le minot devenu légende », Thierry Agnello nous emmène ainsi dans les vestiaires et sur les différentes pelouses de ce groupe A, à Ibrox Park sous une pluie glaciale ou au Vélodrome face au CSKA Moscou. Ce 17 mars 1993, Frank Sauzée, général en chef de la Grande Armée marseillaise, expert en mines et canonnades, infligea avec son hat-trick une véritable bérézina à l’équipe moscovite. Un mois plus tard, à Bruges, l’OM scellait dès la 2e minute son destin et une nouvelle finale. « Je me rappelle parfaitement la fin de la rencontre. Nous avions tous la tête à Milan » se souvient Jean-Christophe Thomas, milieu de terrain.

La suite, tout le monde la connaît et le livre revient longuement sur le match de Munich, sur la mise au vert de l’équipe et la ferveur qui monta dans la cité phocéenne. Corner pour l’OM à la 44e et coup de tête magistral de Basile Boli. Le Milan AC de Baresi, Ancelotti (qui alignera plus tard comme entraîneur avec le Real quelques Champion’s league), d’un Papin parti trop tôt et d’un Van Basten qui jouait sans le savoir son dernier match, ne s’en remit jamais.

Restait au capitaine Didier Deschamps à brandir la coupe aux grandes oreilles. Dans celles-ci, notre sélectionneur y entendait déjà l’écho d’autres victoires. Mais cela est une autre histoire.

Par Laurent Pfaadt

A lire également :

Pour tout connaître de l’OM : Dictionnaire officiel de l’Olympique de Marseille, nouvelle édition, Hugo Sport, 2022

L’appel de Khalk’ru

Abraham Merritt (1884-1943) fut l’une de mes premières rencontres littéraires. Avec la Nef d’Ishtar (1923) tirée d’un sac poubelle enfermé dans le grenier d’un oncle fan de SF et qui comptait comme autres trésors Robert Bloch, Clifford D. Simak ou Alfred Van Vogt, j’entrai véritablement en littérature. L’atmosphère enchantée de la découverte de ce trésor, ces vieux J’ai Lu aux tranches colorées et aux illustrations signées Caza et d’autres, dignes des meilleurs films d’aventures correspondait parfaitement aux grands thèmes de cet auteur qui influença notamment le grand Lovecraft lui-même et les générations suivantes d’auteurs de fantasy tels que Michaël Moorcock, Fritz Leiber ou Robert Silverberg. « Au-delà de sa popularité, c’est surtout pour son rôle d’avant-gardiste, de précurseur que l’on se souvient de lui aujourd’hui. Pionnier d’un genre nouveau dont il définit les codes, il donne les bases de ce qu’on appellera par la suite l’heroic fantasy » écrit ainsi Thierry Fraysse, directeur éditorial de Callidor dans la postface de l’ouvrage.


C’est donc avec un immense plaisir que je relus – et oui, j’ai fini par lire tout Abraham Merritt – les habitants du mirage, roman publié en 1932 et qui retrouve aujourd’hui une seconde jeunesse, 90 ans plus tard, grâce aux éditions Callidor. Ces dernières, fondées en 2011, sont données pour mission de redonner vie, tel un Frankenstein littéraire, à ces pépites et auteurs oubliés ou indisponibles parmi lesquels Robert W. Chambers, célèbre feuilletoniste américain, Eric Rücker Eddison dont la trilogie de Zimiamvie s’apparenta au Seigneur des anneaux de notre époque ou la suffragette Stella Benson.

Les habitants du mirage se déroule en Alaska. Là-bas, un jeune vétéran de la Première guerre mondiale, Leif Langdon et son ami cherokee Jim, découvrent, au cours de leur expédition, une vallée perdue où vit un peuple reclus menacé par Dwayanu, l’un de ses anciens souverains morts. Ce dernier prend bientôt possession de l’esprit de Leif qui se retrouve embarqué dans cette aventure, tandis qu’au loin résonne l’appel du Khalk’ru, cette « invocation…ou plutôt (…) l’évocation d’un Être, d’un Pouvoir, d’une Force ». Civilisations perdues, monstres horribles, sorcellerie et femmes magnifiques avec notamment Evalie, le lecteur retrouve dans ces pages tous les ingrédients qui ont fait le succès de ces livres de la fin du 19e siècle et de la première moitié du 20e, entre fantastique et aventure, et portés par des écrivains restés célèbres tels que Conan Doyle avec sa saga du professeur Challenger et surtout Henry Rider Haggard et son roman She. A ce récit, Merritt y ajoute sa touche, sa peinture littéraire avec la résurgence de civilisations perdues – le lecteur aura la surprise de rencontrer des Ouïghours – et une distorsion du temps permettant le retour dans le présent de guerriers, grand prêtre et autres sorcières. Des personnages appelés à envahir cette nouvelle forme littéraire. En effet, la même année que Les habitants du mirage (1932) paraît la première aventure d’un autre héros au destin littéraire mondial, Conan le Barbare, de l’américain Robert E. Howard.

Dans cette nouvelle édition, le texte est accompagné d’illustrations signées Virgil Finlay, illustrateur américain qui travailla avec Merritt à The American Weekly, un supplément dominical appartenant au magnat de la presse Randolph Hearst, après une collaboration avec Weird Tales. Avec ses fonds blancs et noirs, et ayant recours à diverses techniques tirées de la gravure, les illustrations de Finlay traduisent à merveille l’animalité et le mystérieux de l’univers de Merritt. Ces illustrations donnent ainsi à l’ouvrage non seulement une nouvelle jeunesse mais également une dimension ancienne, fantastique.

Quatre-vingt-dix ans après sa parution, ce très beau livre permet ainsi de faire ressortir des greniers de la littérature un auteur injustement oublié et de faire rêver, en ces fêtes de fin d’année, des lecteurs qui ne l’ont jamais oublié.

Par Laurent Pfaadt

Abraham Merritt, Les habitants du mirage
Chez Callidor, 400 p.

Un ballon pour les inspirer

Alors que le monde semble s’être arrêté le temps d’une coupe du monde, que les guerres, les drames et les crises écologiques ont laissé leurs places sur les écrans de nos télévisions aux pelouses verdoyantes et à des gens heureux (enfin !), la littérature, elle, poursuit sa route. Et le sport le plus populaire de la planète n’échappe pas à l’emprise des lettres. Car qu’il s’agisse d’histoire, de géopolitique, de phénomènes de société, le football est immanquablement le reflet de leurs évolutions, de leurs drames et des comportements humains. A ce titre, le lecteur pourra se plonger dans le très bon livre de Jose Barroso, Jocelyn Lermusieaux et Samy Mouhoubi, Sphères d’influence (Hugo Doc) qui montre que le football a toujours été, bien avant la volonté du Qatar d’en faire un instrument de soft power, l’objet d’enjeux géopolitiques, de l’entre-deux-guerres à la lutte souterraine pour le mondial 2018 en Russie en passant par les innombrables histoires de la guerre froide et d’espions notamment dans cette Allemagne coupée en deux par un mur résistant comme un catenaccio italien.


Plus encore, le football est cet instant, ce moment d’incertitude où tout peut se jouer. Comme la vie en somme. « Le football comporte des plaines immenses, des heures mortes comme celle que nous venons de voir. Un fatras de vacarme, d’intentions qui ne se concrétisent pas, d’accidents, de coups du sort. Pendant les heures mortes tout peut se produire. Vraiment tout, ce n’est pas une expression exagérée. Et quand ça se produit, c’est brusquement la foudre qui tombe et qui modifie complètement le paysage » écrit ainsi l’écrivain brésilien Sergio Rodrigues dans son roman Dribble (Seuil, 2015) pour résumer le pouvoir de fascination de ce sport.

Nombreux ont été les écrivains qui se sont passionnés pour le ballon rond. D’Albert Camus qui lui vouait une passion débordante et affirmait que « tout ce que je sais de plus sûr à propos de la moralité et des obligations des hommes, c’est au football que je le dois » à Olivier Guez, prix Renaudot 2017 qui couvrit la coupe du monde 2018 en Russie pour le journal Le Monde en passant par François Bégaudeau et sa passion pour le FC Nantes, Mohamed Mbougar Sarr, prix Goncourt 2021 ou Jean Giraudoux, le football a très tôt passionné les écrivains. L’étranger n’échappe pas à cette passion : l’Angleterre, berceau du ballon rond bien évidemment avec Nick Hornby ou John King mais également le Brésil et l’Italie. Alors s’il vous reste quelques émotions à jeter dans votre bibliothèque, voici notre équipe type avec ses essais et ses romans pour un une-deux football et littérature durant ce mois : 

Gardien de but :

Peter Handke, L’angoisse du gardien de but au moment du penalty, Folio, 1982

Dans ce court roman aux allures de thriller, le prix Nobel de littérature 2019 suit un ancien gardien de but amateur viré de son entreprise qui entame une cavale après un crime. S’ensuit une série d’aventures jusqu’au jour où il se retrouve face à lui-même. Le gardien de but au moment du penalty est cet instant à la fois craint et stimulant où il faut prendre son risque, choisir son côté, son destin. Sans contre-pieds donc.

Défense :

David Peace, Rouge ou mort, Rivages, 2014

Défense d’un idéal, de valeurs, Rouge ou mort de David Peace, mondialement connu pour son quatuor du Yorkshire (Rivages), revient à Anfield, le stade mythique de Liverpool dans ces années 60 et 70 où le club tutoya les sommets européens grâce à son entraineur Bill Shankly. Mais au-delà du football, ce livre est surtout une aventure humaine incroyable, faîte d’abnégation et d’équité où tous les joueurs, de la superstar au remplaçant, gagnent le même salaire. Une époque où les Reds étaient admirés par des gueules noires et vis-versa. Une époque où un fossé moins profond qu’une galerie de mine séparait supporters et joueurs.

Coups de gueules (noires) et têtes piquées.

Mon article : http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/du-sang-des-larmes-et-de-la-sueur/ h

Pepe Galvez, Guillem Escriche Ruis, Le match de la mort, Arènes BD, 2022

Se battre pour sa vie, tel fut le destin de cette équipe ukrainienne (et oui déjà !) face à une Wehrmacht impitoyable tant sur le terrain qu’en dehors. Alors que l’armée allemande vient d’envahir l’URSS, les occupants décident d’organiser un championnat regroupant les nationalités présentes dans leurs rangs et les locaux parmi lesquels la star du Dynamo Kiev, Aleksei Klimenko, qui, avec ses compagnons, créent le STAR, un club arborant le rouge de l’Ukraine indépendante. Le 6 août 1942, ils infligèrent au Troisième Reich leur plus humiliante défaite avant de le payer de leurs vies.

Les deux auteurs espagnols ressuscitent avec leurs couleurs froides frôlant le noir et blanc, cet évènement singulier de la seconde guerre mondiale pour montrer qu’un ballon rond peut redonner espoir à tout un peuple, qu’un ballon rond peut être une bombe de courage.

La mort subite pour de vrai.

Philippe Collin, Sébastien Goethals, La patrie des frères Werner, Futuropolis, 2020

Défense d’un système, d’une idéologie. Dans ce magnifique roman graphique, les deux auteurs du Voyage de Marcel Grob, relate l’histoire des deux frères Werner, Konrad et Andreas, footballeurs devenus agents de la Stasi. Bien décidés à prouver la supériorité de la RDA sur le frère ennemi de la RFA, ils se retrouvent lors de la coupe du monde 1974 lors du fameux match RFA-RDA au Volksparkstadion de Hambourg. Avec leurs faux airs de Gert Müller ou de Hans-Georg Schwarzenbeck grâce aux traits vifs et tranchants de Sébastien Goethals, les frères Werner vont être, le temps d’un match, les meneurs de jeu de la grande histoire car Andreas, à l’instar d’un Günther Guillaume, a infiltré le cœur d’un régime.

Contre-attaque fatale.

Milieu :

Luc Briand, Le Brassard, Alexandre Villaplane, capitaine des Bleus et officier nazi, Plein Jour, 2022

Uruguay 1930. Alexandre Villaplane conduit sur le terrain l’équipe de France à l’occasion de la première coupe du monde de l’histoire. Quatorze ans plus tard, le héros est devenu un traître, fusillé au fort de Montrouge. L’homme a toujours gravité dans le milieu mais celui des pelouses a très vite été remplacé par celui des bas-fonds et des jeux d’argent. Pour découvrir l’une des légendes noires du football français, rien de tel que de se plonger dans ce récit, celui d’une déchéance, celui d’un homme qui pensait que le football était synonyme d’impunité, celui d’une gloire devenue infamie.

Hors-jeu évident.

Mon article :http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/rentree-literaire-essais/

Ryszard Kapuściński, La guerre du foot et autres guerres et aventures, Plon, 2003

Les récits de l’écrivain et journaliste polonais Ryszard Kapuściński sont restés célèbres. Ayant arpenté le monde entier, ce Joseph Kessel de la deuxième partie du 20e siècle a décrit avec brio les grandes convulsions qui ont agité l’histoire contemporaine. Et celles-ci se sont parfois déclenchées sur un terrain de foot comme lors de ce match entre le Honduras et le Salvador qui décida de leur participation à la coupe du monde au Mexique en 1970.

Le 25 juin 1969, au stade aztèque de Mexico, sur fond de conflit larvé ayant entraîné la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays, le Salvador bat le Honduras déclenchant une guerre de cinq jours qui causa 3000 morts. Avec sa prose magnifique, Ryszard Kapuściński raconte ce conflit qu’il baptisa la guerre du foot.

La littérature aux premières loges.

Sergio Rodrigues, Dribble, Seuil, 2015

Murilo, journaliste sportif et véritable encyclopédie du football, décide, après vingt-six ans de brouille de renouer avec son fils. Mais ce dernier cultive toujours une haine tenace à l’égard de ce père qu’il rend responsable de la mort de sa mère. A l’occasion de leurs rencontres, le football sert de parabole aux explications entre les deux hommes où l’art du dribble, tantôt pour mystifier son adversaire, tantôt pour l’humilier, se déplace sur le terrain de la vie. En plus d’être un livre sur les rapports conflictuels entre les pères et leurs fils, Dribble est également un plaidoyer pour le foot et pour les émotions qu’il génère et qui nous façonnent inconsciemment. Peut-être l’un des plus beaux livres écrits sur le foot et sur son pouvoir.

Antijeu et carton rouge assurés.

Attaque :

Gigi Riva, le dernier penalty, une histoire de football et de guerre, Seuil, 2016

Un dernier match avant l’attaque. Coupe du monde 1990 en Italie, la Yougoslavie est battue aux tirs aux buts par l’Argentine après un penalty raté d’un joueur bosniaque. Il y a tout juste trente ans, bien avant l’Ukraine, l’Europe voyait en ex-Yougoslavie le retour de la guerre sur son sol avec son cortège d’horreurs : camps de concentration, crimes de guerre, épurations ethniques. Une nation volait en éclats et leurs supporters troquèrent leurs maillots pour des treillis, leurs cornes de brume pour des fusils. Le dernier penalty de Gigi Riva raconte tout cela.

Un livre sans arrêts de jeu.

Olivier Guez, Eloge de l’esquive, Grasset, 2014

Au Brésil, la geste footballistique est à la base de tout. De son histoire avec l’intégration des enfants métisses. De l’ascension sociale des pauvres permettant aux enfants des favelas de s’en sortir à grands coups de provocations, d’ambiguïtés et de simulations. L’esquive comme une philosophie. Celle qui se pratique sur le terrain se lit dans les comportements et vis-versa. Le football est plus qu’un sport, plus qu’une religion, c’est véritablement l’ADN d’une nation. On est loin de la discipline rectiligne d’une Allemagne. La vie, tout comme le football, est certes un jeu avec ses gagnants et ses perdants. Mais au Brésil, il n’est pas interdit d’y prendre du plaisir nous dit Olivier Guez.

Quand la feinte de corps devient une posture.

Par Laurent Pfaadt

Stefan Wul, franc-tireur de la SF

Il aurait eu 100 ans cette année. Son nom, Stefan Wul, reste toujours aussi mythique et continue toujours de fasciner jeunes et moins jeunes. A plus d’un titre. Il reste bien évidemment attaché à son œuvre maîtresse, Niourk, qui se transmet de génération en génération, se lit aussi bien en romans qu’en livres jeunesse et résonne aujourd’hui d’une nouvelle actualité.


On raconte que c’est en lisant une revue spécialisée que Pierre Pairault serait tombé sur ce pseudonyme relatif à un ingénieur atomiste de l’Oural. Pourtant, rien ne prédisposait ce Parisien à devenir un mythe de la science-fiction. Car la journée, il exerçait son métier fort respectable de chirurgien-dentiste. Et la nuit venant, celui qui écrivait depuis sa plus tendre enfance, partait vers des mondes inconnus et lointains ou sur une Terre irrémédiablement transformée.

A l’instar d’un Stephen King, il doit son entrée en littérature à son épouse au milieu des années 50. Nous sommes alors à la fin de cet âge d’or de la science-fiction anglo-saxonne et française. Alors qu’aux Etats-Unis triomphent Isaac Asimov, Theodore Sturgeon ou Clifford Simak, Stefan Wul décide quant à lui de tracer son propre chemin qui passe par des œuvres post-apocalyptiques désormais cultes. En 1957, il offre à la littérature de science-fiction, deux de ses chefs d’œuvre : Niourk et la magnifique quête de l’Enfant noir, banni des siens, à la recherche de la cité de Niourk sur une terre revenue à l’état primaire (Cuba est une chaîne de montagne et les océans ont été contaminés par la radio activité). Puis Oms en série autre anticipation d’une terre ravagée et dont les derniers survivants, les Oms, sont devenus les animaux de compagnie d’extraterrestres.

Après onze romans et quelques nouvelles entre 1956 et 1959 notamment Odyssée sous contrôle, un récit assez proche du Total Recall publié sept ans plus tard (1966) par Philip K. Dick, Stefan Wul fait un retour fracassant, vingt ans après Niourk, en 1977. Ce sera l’extraordinaire space-opera Noô bâti autour du personnage de Brice Le Creurer plongé dans une guerre impliquant des créatures mi-humaines, mi-oiseaux et publié dans la célèbre collection « Présence du futur » de Denoël. L’ouvrage obtiendra le prix Julia Verlanger qui depuis, a couronné des auteurs français et étrangers de talent comme Thomas Day, Laurent Genefort qui paya son tribut au maître en signant l’adaptation en BD de Noô, Clive Barker, Neil Gaiman ou Mary Robinette Kowal et son Vers les étoiles, prix Hugo et Nebula.

En offrant à ses lecteurs passés les terrifiantes conséquences d’un changement climatique qui faisait alors sourire, la prose de Stefan Wul frappe par son actualité et gagne assurément à être à nouveau découverte et relue. Son œuvre évoque également la mémoire de notre humanité et de ses réalisations mais également notre condition humaine. « Peu d’écrivains de genre ont cristallisé autour de leur nom tant d’éloges, de la part du public comme de celle de la critique. À quoi tient cette place à part ? Au talent, bien sûr. Mais un talent solitaire, faisant éclater le moule des productions contemporaines » estime ainsi Laurent Genefort dans la postface de l’intégrale des œuvres de Wul aux éditions Bragelonne.

Très vite son œuvre inspira les dessinateurs. D’Enki Bilal qui signa les illustrations du Niourk chez Folio Junior à Jean-David Morvan pour Oms en série, c’est probablement Olivier Vatine qui signa la plus belle adaptation, avec ses tons verts et ocres, de l’univers de Wul notamment avec Niourk. C’est au trait japonisant et tirant parfois vers le manga d’Alexis Sentenac que Laurent Genefort, grand fan de Wul, associa quant à lui sa plume pour donner des visages et des couleurs à l’univers de Noô dans une adaptation éclatante et fraîche qui aurait ravi son créateur.

Après Noô, la voix littéraire de Stefan Wul s’éteignit définitivement. Il est décédé le 26 novembre 2003. Aujourd’hui la commémoration du centenaire de sa naissance offre l’occasion de relire son œuvre et de prendre conscience que la science-fiction s’apparente bien souvent à une littérature de la clairvoyance.

Par Laurent Pfaadt

A lire :

Stefan Wul, l’intégrale, vol 1 et 2
Aux éditions Bragelonne

Olivier Vatine, Niourk l’intégrale
Ankama éditions (dans la série les univers de Stefan Wul)

Noô, Laurent Genefort et Alexis Sentenac
Comix Buro/Glénat

La septième

Un comédien exceptionnel, Pierre-François Garel nous embarque avec lui dans un périple qu’il fait sien. L’histoire est étonnante, le jeu du comédien subjuguant. Durant plus de deux heures nous le suivrons, admiratifs de sa performance, fascinés par le propos puisqu’il va jouer le personnage de quelqu’un qui a vécu une incroyable histoire, celle d’une éventuelle immortalité.


Marie-Christine Soma la metteure en scène, qui est également créatrice lumière, n’est pas une inconnue du public du TNS qui a déjà vu « Feux » d’August Stramm en 2008, « Ciseaux,papier caillou » avec Daniel Jeanneteau de Daniel Keene en 2011, une adaptation  du roman «  Les vagues » de Virginia Woolf, en 2010 et en 2018, « La pomme dans le noir » interprété par Pierre-François Garel, d’après « Le bâtisseur de ruines »de Clarice Lispector.

Pour l’heur, elle adapte la dernière partie du roman de Tristan Garcia « 7 » (prix du livre Inter en 2016) un ensemble de sept petits romans, celui-ci intitulé justement « La septième ».

Comme le narrateur nous ne nous doutons pas de ce qui nous attend quand débute cette pièce qui  se révèle tenir du fantastique autant que  de l’humaine condition.

Notre vie ne s’écoule-t-elle pas entre la naissance et la mort et à cette vie ne s’accroche-on pas, sachant qu’il n’en existe pas d’autres quoique prétendent les religions ?

Mais là, surprise et coup de théâtre : le narrateur commence à nous raconter une curieuse histoire, son histoire. Il a sept ans et après une enfance solitaire avec pour toute compagnie le chien Noiraud, un beau jour il sauve un oiseau mais le chien le dévore. Quant à lui, après ce fâcheux incident, il se met à saigner abondamment du nez au point que ses parents et le médecin de famille l’envoient en consultation à Paris. C’est là qu’il fait la rencontre d’un personnage bizarre, une sorte de devin débonnaire, soi-disant médecin, qui lui annonce que non seulement il n’est pas malade mais qu’il est même éternel. La surprise et le doute sont si grands qu’il n’en dit rien à personne.

On assiste grâce à une impressionnante séquence filmée (images du film Marie Demaison, AlexisKavyrchine)  à cette rencontre insolite entre l’enfant (Gaël Raes)

surpris et interrogatif et ce probable charlatan nommé Fran
(Vladislav Galard).

Cet événement nous est rapporté par le narrateur engagé dans sa septième vie, celle où il prend conscience d’avoir perdu cette immortalité qui lui a permis de revivre six fois et le fait se plonger dans ses souvenirs car c’est à sa mémoire qu’il confie le soin d’évoquer tant de disparitions et de retours, pour découvrir que le même n’est jamais vraiment pareil.

 Voilà donc, comme annoncé sur un petit écran de télé l’évocation de sa première vie.

Car en attendant de mourir pour revivre, il va falloir vivre, l’enfance, l’adolescence, ponctuées par les visites amicales de Fran, près du petit pont romain et puis cette rencontre amoureuse avec Hardy, la jeune fille à la guitare qui restera son égérie (Mélodie Richard l’incarne à l’écran). Un déroulé de vie où Fran, se pose en initiateur voulant lui faire sauver l’univers pendant que Hardy l’entraîne dans le militantisme. Une vie avec elle dans la petite ville de Mornay, leurs deux enfants, son décès d’un cancer à cinquante ans, sa vieillesse à lui et sa mort d’une embolie attendue.

La deuxième vie s’annonce comme un recommencement. Il sait tout ce qui va arriver mais ce mystère le préoccupe. Il s’adonne à la science et obtient même le prix Nobel. Il a retrouvé Hardy et Fran mais ses recherches sur son anomalie génétique l’ont tellement absorbé qu’ils se sont éloignés de lui et c’est en vieux savant solitaire qu’il mourra de son cancer du poumon.

Ainsi de morts en renaissances va-t-il poursuivre son étrange destin qui le fera, militant, chef de guerre, écrivain, blasé aussi après tant d’aventures, jusqu’à cette septième qui lui fait rencontrer la mort.

Un chemin de vie parcouru avec cette mémoire fidèle, peut-être, inventive souvent, capable de

donner aux souvenirs une incroyable réalité et de garder précieusement en lui son attachement  quasiment indéfectible à son ami Fran et à son amoureuse  Hardy.

Avec très peu d’accessoires à son service, un fauteuil, un matelas, des journaux, des cartons et une immense bâche blanche, (scénographie Mathieu Lorry-Dupuy), Pierre-François Garel nous emmène avec lui dans cette fantastique reconstitution d’une vie extraordinaire. A son don de conteur s’ajoute celui de donner à son corps, à son visage une expressivité si convaincante que l’on entre complètement dans cette fiction et que cela déclenche en nous une vraie réflexion sur la vie, la mort, le relationnel, l’engagement, la transmission, autant de thèmes abordés par l’auteur, le philosophe Tristan Garcia qui , nous dit Marie-Christine Soma, « cherche à mettre de la chair sur la pensée »  comme elle qui ajoute : « j’ai toujours pensé que le théâtre est une rencontre entre la pensée et la chair » .   

Sa mise en scène, la performance sensible et pertinente du comédien en donnent une preuve éclatante.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 15 novembre au TNS

En salle jusqu’au 23 novembre

La Taïga court

Sonia Chambretto, à la demande de Stanislas Nordey, propose un texte bien dans l’air du temps sur les conséquences du dérèglement climatique, aux élèves des Groupes 46 et 47 de l’Ecole du TNS afin qu’ils en présentent quatre mises en scène différentes.


Il est, en effet, intéressant de voir comment chaque metteur en scène interprète un texte selon sa sensibilité et ses critères artistiques.

Le hasard dû à la distribution des billets selon la disponibilité des salles, nous a conduit à assister successivement à deux mises en scène conçues de manière bien différente.

Pour la première intitulée « Anti-atlas » elle est signée Ivan Marquez du groupe 47, assisté de Sarah Cohen avec à la dramaturgie Marion Stenton. lls proposent aux comédiens ,Yanis  Boulerrache, Kadir Ersoy, Simon Jacquard, Lucie Rouxel un jeu assez complexe qui les met en demeure de manipuler nombre d’objets, tels, par exemple, que caméras vidéo, micros, rubans de scotch, seaux et tas de terre. Le plateau devient un chantier en perpétuel chamboulement (scénographie Sarah Barzic) à l’image de l’état catastrophique du monde, énoncé par les acteurs qui viennent, chacun à sa façon en apporter témoignage.

 Et tout commence par ce constat « l’eau monte » répété à l’envi et presque comme un prélude à toutes ces catastrophes que le spectacle se chargera de mettre en évidence. Moment très pertinent, celui, au début de la représentation, où la jeune fille imagine les conséquences d’un éventuel mais probable ouragan sur son quotidien, elle qui aime dormir nue en raison de la chaleur et de l’humidité, elle ne pourra plus le faire car si l’ouragan survenait elle devrait fuir très vite et risquerait de se retrouver nue dans la rue, ce qui est inenvisageable. Petit exemple des conséquences des catastrophes qui vont survenir et impacter la vie des gens.

A l’évidence il y a plus grave et c’est l’interrogation du personnage du journaliste chargé d’enquêter sur les réfugiés climatiques, les déplacés. Sachant qu’ils sont des millions, il déplore sans cesse de ne pas les trouver et va de ci de là, micro tendu, sans se départir de sa quête.

Cependant, un assez long développement sur la Chine permet d’en concrétiser la réalité, même si, là encore, personne n’apporte à l’enquêteur les réponses attendues alors que sont évoqués les chantiers d’autoroute et de barrages qui ont chassé les habitants des petits villages, et ce, à grands renforts de bruitage d’explosion (son Léa Bonhomme) et de projections d’images (vidéo Charlotte Moussié).

Les comédiens en tenue de chantier (costumes Ninon Le Chevalier) interviennent à tout va pour parfaire cette démonstration de ce qui est et qu’on refuse de dire explicitement. On éclaire les visages avec des lampes de poche (Zoé Robert), on escalade les praticables, on s’y cache.

On dénonce les origines de la crise. En anoraks et bonnets, les comédiens annoncent la disparition des glaciers avant que l’un d’eux, à moitié dénudé ne se mette à ramper sur le sol pour jouer le léopard des neiges en voie de disparition et qu’un autre déguisé en ours polaire ne s’empare d’un micro pour, d’adressant à son auditoire, assis devant lui énumère les catastrophes déjà répertoriées ou à venir.

Une mise en scène riche de nombreuses propositions de jeu au caractère parfois trop illustratif mais incontestablement déterminée à ne rien omettre du texte proposé.

Représentation du 5 novembre


Ce même jour nous avons pu assister au spectacle « La Taïga court » intitulé « Bleu Béton » mis en scène par Thimotée Israël du groupe 46 de l’Ecole du TNS


Nous rencontrons ici une proposition, bien différente de la précédente, plutôt minimaliste avec une scénographie, très épurée, offrant au plateau une sorte d’estrade carrée surmontée d’un énorme cube qui semble symboliser la menace qui pèse sur la planète (scénographie Dimitri Lenin).

Les comédiens, Jade Emmanuel, Thomas Stachorsky, Manon Xardel, et Thimotée Israël surgissent, l’un après l’autre de derrière l’estrade et se plaçant en son centre viennent à jouer le texte de la pièce. Tout est dit, dans la pénombre (lumière Simon Anquetil) avec une certaine sobriété, si ce n’est ce cri qui soudain déchire l’air et exprime l’effroi devant la catastrophe (son Manon Poirier).

Chacun se fera donc porteur d’un récit témoignant de l’angoisse, de la peur, de la solitude face à ce dérèglement climatique qui engendre la fonte des glaciers, la montée des eaux, quand, par ailleurs, comme en Chine, les grands travaux d’urbanisation chassent les gens de leurs villages.

Chaque comédien par son attitude, le choix même de son costume (Loïse Beauseigneur) manifeste ce qu’il éprouve en mesurant l’ampleur des dégâts qui surviennent chaque jour de plus en plus nombreux.  

Pièce courte mais suffisamment évocatrice pour qu’elle nous conduise à nous interroger sur notre façon de percevoir l’avenir apocalyptique qui guette l’humanité.


Troisième mise en scène de « La Taïga court », celle intitulée « première cérémonie » mise en scène d’Antoine Hespel du Groupe 46 avec comme assistant Tristan Schintz, dramaturge du Groupe 48.


Dès l’entrée dans le studio Jean-Pierre Vincent où va avoir lieu la représentation, c’est la surprise, nous sommes accueillis avec empressement par une hôtesse qui nous remet en bonne et due forme le programme de la soirée et nous donne le choix d’une boisson car nous sommes bel et bien des invités et on nous conduits derechef à prendre place dans un fauteuil ou sur un canapé, ambiance cosy avec petites tables et lumières douces. En face de nous un écran sur lequel, figure en pointillés lumineux le dessin d’un continent indéterminé (scénographie Valentine Lê, Lumière et son Thomas Cany ).

C’est là, dans ce cabaret de luxe que les comédiens des groupes 46 et47 de l’Ecole du TNS, Jonathan Bénéteau de La Prairie, Yann Del Puppo, Quentin Ehret, Felipe Fonseca Nobre, Charlotte Issaly, Vincent Pacaud,  vont nous présenter les différents « numéros » inscrits au programme de la soirée. Une maîtresse de cérémonie bien maquillée, habillée « classe » (costumes Clara Hubert) se charge de les introduire, commençant sa prestation, en répétant, sur un fond de grand bruit et de plus en plus fort, les mots fatidiques « l’eau monte ».

Puis apparaît, installé dans une petite alcôve, un jeune homme qui parle de son problème d’aimer dormir nu ce qu’il ne peut plus envisager de faire en raison des risques d’ouragan qui l’obligeraient à se retrouver nu dans la rue, impensable évidemment.

Quand la jeune femme traverse l’espace scénique avec sa longue traîne en papier d’alu on comprend qu’on est au début d’une sorte de défilé de mode où les tenues originales contredisent le propos.  Voici que quelqu’un passe dignement avec pour coiffure un palmier sur la tête, précédant une jeune fille qui a revêtu son gilet de sauvetage, un autre lui succède brandissant un panneau sur lequel se lit en grosses lettres le mot « TSUNAMI » Il est suivi d’un garçon en robe de mariée. Défilé au cours duquel on chantonne et on danse dans l’esprit de cette vieille chanson « tout va très bien Madame la marquise, on déplore un tout petit rien » Minimiser la catastrophe pour continuer à s’adonner au plaisir, un avertissement plein d’humour adressé à ceux que nous représentons les spectateurs conscients mais qui se contentent de regarder, sans rien faire, les calamités-spectacles.

La suite ne va pas démentir ce point de vue.  La maitresse de cérémonie introduit l’enquêteur, celui qui s’inquiète de ne pas trouver alors qu’ils sont nombreux, les réfugiés climatiques, les déplacés. Toujours avec empressement, il va interviewer le chinois Lee qui, en tenue traditionnelle, pantalon court et veste rouge, l’air accablé, raconte sa vie, les années Mao, la longue marche, l’armée, les guerres. Le journaliste est dépassé, une voix off derrière l’écran parle de la sécheresse, des inondations. Lee s’en va alors que l’enquêteur se colle à l’écran pour écouter et finit par y pénétrer.

Pour la suite, dans l’ombre, derrière la cloison, avec une lampe de poche, il se met à la recherche de gens et on s’aperçoit que ce sont des SDF. L’explication, c’est qu’il est question de se rapprocher des villes car si l’on fait exploser les montagnes, si on construit des barrages, les gens doivent quitter les villages. Le « Grand Etat » commande à la police de faire partir les villageois et ceux-ci se retrouvent sans terre et sans ressource. Cette séquence est illustrée par des projections de paysages de la Chine.

Et puis soudain nous nous acheminons vers une séquence insolite. Pour nous signifier la fonte des glaciers et la probable disparition des espèces qui y vivent, voilà que nous sommes bousculés par les comédiens qui ont revêtus des costumes d’ours polaires et qui nous obligent à quitter nos sièges pendant que l’ensemble des installations est promptement déménagé et qu’on voit la paroi qui nous fait face se rapprocher de nous, diminuant notre espace vital. Puis elle devient transparente et nous avons la surprise d’apercevoir en face de nous le « cabaret » reconstitué où ce sont les comédiens qui jouent les spectateurs que nous avons été.

A bon entendeur salut. Fin de partie. Mais la leçon est bien envoyée et a des chances de porter.

Un spectacle intelligent et ludique, avec de jeunes acteurs très impliqués dans leurs rôles, pour en finir, peut-être, avec le confort de l’Occidental face au dérèglement climatique qui impacte dangereusement la nature et tous les êtres vivants.

Représentation du 6 novembre


Quatrième mise en scène de « La Taïga court », celle intitulée « Image(s) de Terre » signée Mathilde Waeber du Groupe 47 de L’Ecole du TNS., assistée d’Elsa Revcolevschi, metteure en scène du groupe 48, la dramaturgie est signée Alexandre Ben Mrad


Nous nous retrouvons de part et d’autre d’un long plateau en bois, surélevé par rapport à notre position de spectateurs et au- dessus duquel est installée une suspension métallique composée d’anneaux rivetés. Côté jardin sont disposés des tas de briques, côté cour, le tas a déjà l’air d’une petite construction (scénographie Constant Chassai-Polin).

Deux actrices et deux acteurs, Hameza El Omari, Naïsha Randrianasolo, Cindy Vincent et Sefa Yeboah, tous vêtus de blanc (costumes Jeanne Daniel Nguyen) déambulent autour du plateau avant, l’un après l’autre de l’escalader.

Commence alors un long travail de transport et de pose de briques, d’abord vers le centre du plateau, puis tout autour, des transports et des poses qui se pratiquent lentement, de façon précautionneuse et qui exigent une sorte de retenue, de délicatesse. Les comédiens se prêtent à cette forme d’expression corporelle qui s’apparente à une chorégraphie (préparation performance et corps Jean-Gabriel Manolis, danseur performeur intervenant extérieur). Le fond sonore est une sorte de brouhaha qui s’amplifie au fur et à mesure que la construction avance (son Arthur Màndo). 

Au début le travail se fait sans que personne ne parle. Puis la parole se met à circuler. Alors que le brouillard se dissipe et que tout s’écroule dans un grand fracas, quelqu’un dit « ça manque de définition ». Puis chacun, chacune prend en charge le texte de la pièce que nous reconnaissons pour l’avoir entendu dans les mises en scène vues précédemment. La peur des ouragans qui empêche de dormir nue, l’évocation de ce qui s’est passé en Chine, des montagnes bouffées par le progrès qui exige des autoroutes et chasse les gens de leurs villages tenus d’abandonner leurs champs. Il est question des réfugiés climatique, des déplacés nombreux mais dont on nous dissimule l’existence, d’où cette question récurrente « où sont-ils ? » Pour évoquer tous ces problèmes les comédiens prennent des mines graves, certains, assis sur les briques écoutent celui ou celle qui raconte et mime la détresse de ceux qui subissent, impuissants les méfaits de ces grands travaux, que sont, entre autres, la construction des barrages, l’installation des chemins de fer. Simultanément, une jeune femme travaille avec patience et détermination à colmater avec de la terre glaise les brèches de la petite sculpture, située côté Cour de la scène pour réaliser ce que la metteure en scène  appelle  dans sa présentation une imitation  des « Giant-s Causeway ,architecture naturelle présente en Irlande », une élaboration qui semble défier les destructions partout annoncées et dont l’imminence sera bientôt confirmée quand un des comédiens s’emparant du micro , s’adressant directement au public déclamera haut et fort, avec force gestes, en les énumérant, les catastrophes qui guettent le monde : Les eaux qui montent, les glaciers qui fondent  et tout ce qui en est impacté, citant  dans un inventaire à la Prévert la neige, les sources, les mousses, les chouettes, les lacs…

Un travail pertinent qui se veut avertissement avec des jeunes artistes bien déterminés à faire passer le message.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 8 novembre

En conclusion, ces quatre mises en scène  constituent une expérience enrichissante autant pour les élèves de l’Ecole que pour nous spectateurs curieux  de découvrir les différentes interprétations d’un même texte.

Bibliothèque ukrainienne épisode 4

Près de neuf mois après le début de la guerre, 221 bibliothèques ukrainiennes ont été endommagées et 100 complètement détruites. 101 bibliothèques ont perdu une partie importante de leurs collections et 21 bibliothèques n’ont conservé aucun document. Selon le ministère ukrainien de la culture, 33% des bibliothèques atteintes sont situées dans la région de Donetsk, 24% dans celle de Kiev et 9% dans celles de Mykolaiv et Kharkiv.


Le 10 octobre 2022, les forces russes ont détruit le bâtiment principal de l’Université nationale de la construction navale de Mykolaiv. Les locaux de la bibliothèque scientifique de l’institution ont subi des destructions importantes. Pour autant, la bibliothèque continue de fonctionner et les employés donnent des cours aux étudiants de première année et tous les services en ligne, les abonnements et les salles de lecture des autres bâtiments fonctionnent. Partout sur le sol ukrainien, militaires et civils s’activent pour sauver les livres et les bibliothèques. A Tulchyn dans la région de Vinnytsia, des bibliothèques ont disposé 165 livres d’enfants dans le square à la mémoire des enfants tués durant la guerre .

Bibliothèque de Borodianka

A Borodianka au nord-ouest de Kiev où des crimes de guerre ont été commis au printemps 2022, la bibliothèque et la maison de la culture ont été complètement détruites.

Pour en savoir plus sur les dégâts causés aux bibliothèques ukrainiennes :
https://rubryka.com/en/article/save-libraries-ukraine/

Bibliothèque ukrainienne tient également à rendre hommage à tous ces artistes et intellectuels tués pendant le conflit. Parmi eux, citons  Max Levin, journaliste, photojournaliste, co-auteur du livre-album photo « Indépendants », mort près de Kiev dans l’exercice de son métier.

Mykola Kravchenko, écrivain et historien de 38 ans qui rêvait de publier un livre de contes de fées avec les illustrations de sa femme, mort en défendant la région de Kiev. Un recueil de poèmes d’Oleksandr Berezhny, 57 ans, qu’il a écrits sous le feu de l’ennemi, sera publié à titre posthume.

Deux bibliothèques ont également trouvé la mort lors du bombardement de la gare de Kramatorsk par l’armée russe le 8 avril 2022. Cette attaque a causé la mort de 57 personnes et fait 109 blessés.

Soutenir l’Ukraine, sa littérature et sa culture, c’est aussi parler de livres écrits par elle, pour elle. Ainsi le festival Week-end à l’Est du 23 au 28 novembre 2022 à Paris aura comme thématique la ville mythique d’Odessa et accueillera notamment l’écrivain ukrainien Serhiy Jadan.

« Les livres sont des arches de survie, par lesquelles les textes survivent et triomphent toujours »

Dans son nouveau roman, L’Archiviste (Aux forges de Vulcain), Alexandra Koszelyk aborde la question de la destruction de l’héritage ukrainien par une force d’occupation. Dans une ville occupée par les Russes, une archiviste dénommée K est contrainte de détruire l’héritage culturel ukrainien pour sauver sa mère malade. Devant ce cas de conscience, celle qui est la gardienne de ce patrimoine entre alors en résistance.

Comment est née l’idée de ce livre ?

D’une urgence. Celle de résister, à ma manière, face à ces terribles images que je voyais à la télé et sur les réseaux. Quand l’annonce de l’invasion a eu lieu, j’ai complètement arrêté d’écrire le texte que j’avais en cours, et qui m’apparaissait soudain futile au regard de la réalité. Je me devais d’être au plus près de mes origines. En parler, alors que des bombes et une armée tentent de les détruire, est vite devenu une évidence.

Ce sont tout d’abord « des voix ukrainiennes » qui sont arrivées, comme des fantômes qui servent de refuge, quand on tente de trouver des réponses. K, l’archiviste, est venue par la suite. C’est une protectrice, une vestale du feu sacré.

Vous insistez fortement sur l’importance de la préservation de l’héritage culturel comme composant de la construction d’une nation. Pourquoi ?

Je me souviens, au tout début de la guerre, les pronostics n’étaient pas bons. Puis, quand on s’est aperçu que l’Ukraine résistait, et surtout qu’elle allait au-delà des attentes, on a commencé à s’étonner.

J’ai toujours su que l’Ukraine se battrait comme elle le fait. Tout simplement parce que cela a été le fruit de mon éducation, et cela fait aussi partie de ce peuple. Si l’on regarde son histoire, on se rend très vite compte que cette invasion n’est pas la première.

Face à ces nombreuses invasions, à ces changements de frontières, il était important de se rallier derrière une Histoire commune, avec ses héros, ses légendes, ses poètes aussi. Ainsi, les générations d’ukrainiens apprennent par cœur les vers de Taras Chevtchenko. Chacun a en soi ses écrits qui disent qu’un jour la vérité et la liberté reviendront. C’est cette culture-là qui a permis au peuple ukrainien d’avoir du courage et de l’audace, puisque des artistes par le passé s’étaient déjà battus pour être ou rester libres. Les grecs appelaient ce sentiment « le thumos », une ardeur collective qui se manifeste par du courage. Et c’est exactement ce qui s’est passé.

Votre héroïne est confrontée un terrible dilemme, sacrifier l’une de ses deux mères : biologique et symbolique. Comment choisir ?

Lorsque l’Homme au chapeau débarque dans la bibliothèque de K, elle s’occupe déjà de sa mère qui est mourante. Je voulais en effet établir un parallèle entre les deux mères de mon personnage. Celle qui relève de l’intime, l’autre de la sphère publique. Au début de la narration, les deux semblent aller de pair, puisque la mère de K a une attaque le jour même de l’invasion.

En revanche, cet Homme au chapeau tient notre personnage, puisqu’il détient la sœur de K, une autre figure féminine, pratiquement le double de K. Mila est sa jumelle. Et là, le dilemme est quasiment insoluble, il est cornélien. C’est justement là que l’héroïne se révèle. A cette peur, elle aussi répondra par de l’audace et osera se soustraire à cette mission terrifiante. Comme elle ne plie pas, K ne cesse de dire au lecteur qu’il est urgent de continuer.

Dans L’archiviste, la bibliothèque est plus qu’un temple du savoir. C’est un refuge pour toute une nation. Comment percevez-vous la destruction systématique des bibliothèques ukrainiennes ?

La perte est significative, ce sont parfois des œuvres d’art que nous ne retrouverons jamais, mais aussi des manuscrits uniques. L’anéantissement de l’autre, son avilissement nécessite cette destruction culturelle. La lutte idéologique passe par tous ces ravages. Toutefois, on peut détruire un livre, mais le texte – lui – survivra. Aucun autodafé n’a rempli la mission terrible que les assassins de la pensée lui donnaient. Les livres sont des arches de survie, par lesquelles les textes survivent et triomphent toujours.

Mykhaïlo Kotsioubynsky, Les chevaux de feu, Editions Noir sur Blanc, 96 p.

D’héritage culturel, littéraire, il en est question avec Les chevaux de feu de Mykhaïlo Kotsioubynsky Chef d’œuvre de la littérature symboliste ukrainienne, épigone ukrainien du Romeo et Juliette de Shakespeare, le livre conte l’amour impossible d’Ivan et Maritchka dans ces Carpates ukrainiennes où Jésus côtoie les démons et les sorciers. Avec sa prose pleine de poésie notamment dans cette glorification de la nature, Kotsioubynsky nous entraîne dans un récit entre rêve et réalité, entre légendes et cruauté des hommes.  Une très belle découverte.

Serhiy Jadan, L’Internat, Editions Noir sur Blanc, 272 p.

D’une époque à l’autre et d’une guerre à l’autre, il n’y a qu’un pas qu’il est possible de franchir comme on change de trottoir ou de rue. C’est ce que nous raconte dans son nouveau livre, l’Internat, Serhiy Jadan, l’un des écrivains ukrainiens les plus talentueux qui vient de recevoir le Prix de la paix des libraires allemands à la foire du livre de Francfort. Nous sommes en 2015 dans le Donbass. Pacha doit chercher son neveu à son internat. Mais la guerre et le chaos viennent subitement tout ravager. Tandis qu’il traverse la ville, Pacha découvre un paysage apocalyptique : maisons éventrées, cadavres de chiens, habitants hagards. Il ne reconnaît plus rien. Sa vie d’avant a disparu. Les pages de Jadan sentent la mort et le lecteur est pris aux tripes.

Roman d’une terrible actualité, époustouflant, vertigineux, L’Internat est une tempête littéraire, une tempête qui peut en quelques minutes faire voler en éclats votre quotidien, comme celle qui a surpris les Ukrainiens le matin du 24 février 2022. Un livre qui montre que rien n’est jamais acquis et que toute votre vie peut être balayée en quelques instants.

Julian Semenov, Opération Barbarossa, 10/18, 384 p.

Pour reprendre le titre de l’un des derniers livres de John Le Carré, l’héritage des espions, à qui Julian Semenov peut être aisément comparé, l’œuvre de ce dernier évoque à travers les aventures de son personnage, Maxim Issaïev alias Max von Stierlitz, espion soviétique infiltré au sein du Troisième Reich, les champs de bataille de la seconde guerre mondiale et notamment l’Ukraine.

Dans cet opus, notre espion a eu vent de l’invasion du territoire soviétique par la Wehrmacht en juin 1941. Il est envoyé sur place en Ukraine et élabore un stratagème machiavélique en infiltrant les ennemis de Staline pour ralentir l’avancée des troupes allemandes. Progressant entre les cadavres qui jonchent les plaines noires d’Ukraine et manipulant les bourreaux, Opération Barbarossa est un petit bijou de roman d’espionnage d’un auteur demeuré longtemps inconnu à l’ouest et qui possède son musée en Crimée.

Anna Colin Lebedev, Jamais frères, une tragédie postsoviétique, Seuil, 224 p.

Enfin, lorsqu’on parle d’héritage, il convient d’évoquer l’héritage soviétique qui pendant longtemps tenta d’unir les destinées de l’Ukraine et de la Russie avant de les dissocier irrémédiablement. C’est ce que montre Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférences en science politique dans cet essai pertinent. Analysant les trajectoires des sociétés des deux pays de la chute de l’URSS au début des années 1990 à nos jours, elle montre les chemins distincts pris par les deux nations qui mettent à mal aujourd’hui le discours poutinien de peuples frères. Du regard de l’étranger à la construction d’une mémoire historique basée sur le passé soviétique, la seconde guerre mondiale et la Shoah, en passant par le contrat social qui régit les relations entre les citoyens et l’Etat et le rapport à la violence, Anna Colin Lebedev constate avec intelligence la fracture durable entre Russie et Ukraine scellée par la guerre.

« Aujourd’hui, le Russe devient un Autre, d’autant plus hostile qu’il se cache derrière une apparence fraternelle » écrit l’auteur. Un livre salutaire donc qui déconstruit intelligemment les stéréotypes que quelques démagogues et fous de guerre souhaitent nous imposer.

Par Laurent Pfaadt