Une aventure de dix ans

A l’occasion de son dixième anniversaire, la collection Points aventure se veut plus que jamais nécessaire

C’est comme s’ils s’étaient donné rendez-vous autour d’un feu. Un feu sacré à vrai dire, celui d’une aventure humaine jamais rassasiée. Comme des grands fauves. Sur terre en empruntant la route 66. Sur mer avec Henry de Monfreid et Ernest Shackleton. Dans les airs avec Roland Garros ou le Baron rouge. Dans la jungle à la recherche de Livingstone ou en radeau sur l’Orénoque. Sur le versant abrupt d’une montagne avec Joe Simpson ou les alpinistes de Staline. Traversant un désert avec Wilfred Thesiger ou les pôles avec Jean Louis Etienne. Ils ont tous couché sur le papier, chacun dans leur style, les exploits de leurs aventures que nous pouvons vivre, au coin du feu ou sous un arbre, loin de rapides tumultueux et d’éruptions volcaniques, grâce à cette magnifique collection.


Placée sous la direction de l’un de nos plus grands écrivains voyageurs, Patrice Franceschi, qui a lui-même signé plusieurs volumes dont Trois ans sur la dunette (2017), récit de son périple autour du monde à bord du trois-mâts La Boudeuse, cette collection qui comporte aujourd’hui 80 volumes à ce jour écrits par quelques-unes des plus belles plumes de la langue française (Jean-Marie Gustave Le Clézio, Jules Verne, Edouard Glissant, Victor Segalen, Olivier Rolin, Yann Queffelec, etc) fête ainsi son dixième anniversaire.

A cette occasion, la collection ressort quelques-uns de ses plus beaux titres et publient plusieurs nouveautés. Les lecteurs auront le choix : sur le pont d’un bateau avec Olivier de Kersauson, dans la corne de l’Afrique et au Moyen-Orient avec Henry de Monfreid, ou sous terre avec Norbert Casteret en digne héritier d’un Jules Verne, lui aussi présent dans cette collection avec L’expédition de la Pérouse.

Dix ans à raconter le monde tel qu’il change. Dix ans à témoigner des dangers qui menacent notre planète et leurs habitants. Dix ans à raconter les exploits d’êtres intrépides, de femmes incroyables telles Amelia Earhart et Alexandra David-Neel ou d’hommes qui sont allés au-delà de leurs limites, ont su, à l’image de Geoffrey Moorhouse, vaincre leurs peurs afin de magnifier une condition humaine capable d’entreprendre des choses impensables. Dans De l’esprit d’aventure qu’il a coécrit avec Patrice Guilbert et Gérard Chaliand, autre grand aventurier et auteur du magnifique La pointe du couteau, Patrice Franceschirésume ainsi la philosophie qui traverse tous les opus de la collection : « Les questions centrales que pose l’esprit d’aventure sont au nombre de trois : le monde, comment ça marche ? La vie, qu’est-ce que c’est ? Les autres, c’est qui ? »

Nombreux sont ainsi les intellectuels, les savants, les écrivains, les photographes et autres aspirants aventuriers rêvant aujourd’hui de parcourir le monde avant d’entrer dans la vie active qui, ayant lu les récits de Lucien Bodard, de Graham Green, d’Osa Johnson ou de Paul Bowles, ont voulu emprunter des sentiers similaires. Pendant ces dix dernières années, la couverture au bandeau argenté a ainsi fait rêver des milliers de lecteurs et créer des vocations. Nul doute que cette magnifique collection et les nombreux opus qui ne manqueront de venir l’enrichir dans les années à venir continueront à susciter d’autres vocations.

Par Laurent Pfaadt

Petite sélection pour entrer dans l’univers de la collection Points aventure :

Collectif d’auteurs, L’Aventure, le choix d’une vie, 180 p.

Olivier de Kersauson, Le Monde comme il me parle, 168 p.

Joe Simpson, La Mort suspendue (traduit de l’anglais par Dominique Vulliamy), 288 p.

Henry de Monfreid, Les Secrets de la mer Rouge, 360 p.

Brice Delsouiller, Des nuages plein la tête, Un pâtre en quête d’absolu, 208 p.

Geoffrey Moorhouse, Jusqu’au bout de la peur, 360 p.

Norbert Casteret, Ma vie souterraine, mémoires d’un spéléologue, 870 p.

Un taxi pour Bollywood

Le Louvre Abu Dhabi rendait hommage au cinéma indien et à ses sources d’inspiration

Dans le taxi qui nous emmène dans le quartier Al-Saddyiat où se concentrent les musées de la capitale émiratie, le chauffeur indien – l’une des nationalités les plus représentées parmi la population immigrée – nous interroge sur notre pays d’origine. Quand on lui répond France, il s’exclame « Mbappé ! ». Or pour trouver une personnalité indienne drainant autant de fans, il faut se tourner vers le cinéma, le célèbre Bollywood et il faut bien dire que là nous séchons un peu.


Cela tombe bien puisque le taxi vient de s’arrêter devant l’affiche de l’exposition du Louvre Abu Dhabi consacrée à Bollywood. En partant de ces films chantant, l’exposition, passionnante, montra à la fois la longue tradition cinématographique de ce pays, presque aussi vieille que le cinéma lui-même mais également qu’elle est l’aboutissement d’une histoire millénaire faîte de récits qui séquencent les différentes époques de l’Inde.

Au commencement, il y a les légendes tirées des textes sacrés de l’hindouisme, le Mahabharata et le Ramayana et l’exposition présentait à ce titre de magnifiques exemplaires de la période Gupta (IV-VIe siècle). Les textes étaient ainsi racontés par des bardes, sortes d’Homère indiens, à travers notamment ces autels portatifs avec panneaux historiés qui se déploient au fur et à mesure du récit.

Ces 80 œuvres (photographies, tissus, art graphique, costumes avec ces magnifiques robes de femmes et extraits de films) provenant des collections du Louvre Abu Dhabi, du musée du quai Branly – Jacques Chirac, du musée de l’Armée, du musée national des arts asiatiques – Guimet, de la collection al-Sabah, de la Raja Ravi Varma Heritage Foundation et de la collection Priya Paul ont ainsi permis une extraordinaire immersion, riche en couleurs et en musique, dans l’histoire de l’Inde et dans la formalisation de son récit national. Des temps les plus reculés aux derniers films de Bollywood en passant par l’époque moghole qui constitua un âge d’or de l’épanouissement des arts et la révolution picturale introduite par Ravi Varmâ (1848-1906) dans l’iconographie religieuse, l’exposition voyagea ainsi dans l’histoire fluctuante de la représentation du sacré dans la culture indienne.

Autel portatif racontant le Mahabharataé

Et des dieux aux stars, il n’y a qu’un pas que le Louvre Abu Dhabi franchit allègrement en offrant une véritable plongée dans ce cinéma indien appelé Bollywood dont le terme est issu de la contraction de Bombay (Mumbai) et d’Hollywood. Puisant toujours dans la tradition religieuse, le cinéma indien, d’abord itinérant se transforma en une industrie florissante et révolutionna certaines techniques cinématographiques. Il consacra également de nouvelles icônes de l’Inde moderne, de Shashi Kapoor à Aamir Khan et de Aishwaraya Rai à Priyanka Chopra, deux anciennes miss monde devenues des stars de cinéma, Priyanka Chopra jouant dans l’un des derniers succès de la plateforme Netflix, Le Tigre blanc. Pour autant, cette exposition si vivante ne pouvait laisser le visiteur de l’autre côté de la caméra. En l’invitant sur un fond vert à intégrer un film et à effectuer quelques pas de danse, le Louvre Abu Dhabi prit ainsi des airs de studio de cinéma. Quittant l’exposition et le musée, le visiteur reprend difficilement contact avec la réalité. Au loin, une musique indienne se fait entendre. Elle émane non pas du Louvre mais du taxi qui nous attend. Va falloir qu’Mbappé lui parle du Tigre blanc.  

Par Laurent Pfaadt

Pour retrouver toute la programmation du Louvre Abu Dhabi : https://www.louvreabudhabi.ae/

Lilas noir

On ne va pas vous mentir. On avait adoré Lilas rouge et on a adoré Lilas noir, épilogue de la saga de ces paysans de Haute-Autriche qui se brûlèrent au feu de l’histoire. Lilas noir raconte l’histoire de Ferdinand Goldberger, arrière-petit-fils de cet autre Ferdinand Goldberger, chef de section du parti nazi dans cette partie du pays. Devenu ingénieur agronome à Vienne, le jeune Ferdinand a décidé de fuir le domaine familial de Rosental pour se fondre dans un anonymat où il pensait pouvoir échapper à ce destin qui poursuit les Goldberger. Car cette aube qu’il contemple en début de livre n’est qu’un miroir à travers lequel le destin de regarde, prêt à le happer. Mais cela, il ne sait pas encore. A Vienne, il revoit ainsi son ex-petite amie Susanne et planifie un mariage qui doit constituer son salut. Mais en retournant avec elle à Rosental, il réapparut non seulement à ses proches mais également aux yeux d’un destin qui ne l’avait pas oublié et l’attendait, patiemment. Quelques temps après cette visite, Susanne est retrouvée morte, suicidée dans le Danube.

Après ce choc, Ferdinand décide de quitter l’Autriche et se rend en Bolivie. Pour fuir à la fois la douleur de la perte de Susanne et la malédiction de Rosental mais surtout pour retrouver les traces de ce père Paul qu’il n’a, à vrai dire, jamais connu. Sur la tombe de ce dernier, il espère obtenir des réponses à même de vaincre cette malédiction mais ne trouve que des lilas noirs qui vont, immanquablement, le ramener vers Rosental. Le destin a achevé son œuvre et là-bas, Ferdinand devint à la fois le nouveau gardien des secrets, de ces non-dits qui, tels des poisons, ont ravagé les membres de sa famille mais surtout une ombre parmi les ombres qui hantent désormais les lieux.

Avec Lilas noir, Reinhard Kaiser-Mühlecker pose la dernière pierre de sa monumentale saga amorcée avec Lilas rouge. Mais si ce roman se concentrait sur le passé d’une Autriche meurtrie par le nazisme, Lilas noir se projette quant à lui, dans un futur incertain. Avec sa plume à la fois contemplative et si sensible – la scène d’amour entre Ferdinand et Susanne est d’une beauté prodigieuse – Reinhard Kaiser-Mühlecker met un point final à une œuvre appelée à faire date.

Par Laurent Pfaadt

Rheinhard Kaiser-Mühleckei, Lilas noir, Traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay, Verdier, 288 p.

A lire également :

Reinhard Kaiser-Mühlecker, Lilas rouge, Traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay, Verdier, 704 p.

Le garçon du dehors

Est-ce les gens ou la terre, cette terre irlandaise baignée de traditions et de paysages à couper le souffle qui fabriquent des personnages de roman inoubliables ? A l’instar du Grâce de Paul Lynch, Christy demeurera indiscutablement dans vos mémoires. Membre des Pavees, ces gens du voyage appelés Travellers, le jeune garçon de 12 ans vit avec une douleur qu’il cache sous un humour et une empathie magnifique, celle de la perte de sa mère à sa naissance. Elevé par son grand-père, il se déplace de ville en ville dans cette Irlande de la fin des années 50. Jusqu’au jour où il voit sa vie basculer après la mort de son grand-père. Non seulement sa communauté vient à se sédentariser mais une photo retrouvée dans les affaires de ce dernier montre une jeune femme portant le même médaillon que sa mère.

Premier roman de la romancière américaine Jeanine Cummins, autrice du célèbre et polémique American Dirt, Le garçon du dehors est à la fois une ode à la liberté et à la différence chantée par ce « peuple cavalier » que sont les Pavees – vous adorerez Jack, le cheval de Christy – mais surtout un formidable roman d’apprentissage et une quête des origines qui ne vous laissera, comme tous les autres livres emprunts d’une intensité émotionnelle prodigieuse de Jeanine Cummins, pas indemnes.

Par Laurent Pfaadt

Jeanine Cummins, Le garçon du dehors, Philippe Rey, 448 p.

A lire également notre article sur :

Jeanine Cummins, Une déchirure dans le ciel, Philippe Rey, 368 p.

Peu de gens ont le courage de transmettre aux autres l’image qu’ils ont d’eux-mêmes

Taleb Alrefai est l’un des romanciers les plus célèbres du monde arabe. L’écrivain koweïtien qui a présidé en 2009 le jury de l’International Prize of Arabic Fiction, le « Goncourt » arabe, est l’auteur d’une douzaine de romans et de recueils de nouvelles portant notamment sur la condition féminine dans son pays et sur celle des travailleurs immigrés, dansIci même (Actes Sud, 2016) et Hâpy (Actes Sud, 2022). A l’occasion de la sortie de son dernier roman, Les portes du paradis, Hebdoscope l’a rencontré.


Votre livre traite à la fois de l’image que l’on a de soi et de celle que l’on veut transmettre. En quoi celles-ci peuvent-elles différer ?

Peu de gens ont le courage de transmettre aux autres l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. Ils portent souvent un masque qui cache leur véritable identité. Il faut être en paix avec sa conscience pour l’afficher tout le temps et en tous lieux.

Votre héros, Yacoub affronte ce que l’on appelle en français, « la crise de la soixantaine ». Après Hâpy, vous abordez une nouvelle fois la question taboue de l’identité et des choix sexuels dans le monde arabe, ici en l’occurrence celle d’un homme désirant une jeune femme plus jeune que sa fille.

Yacoub s’est épris d’une jeune femme iranienne employée dans l’une de ses sociétés. Mais tout en cherchant à la séduire, il ne cesse de se poser la question de savoir pourquoi il s’est laissé entraîner dans cette aventure. Il le saura quand son fils, devenu un djihadiste, aura été enlevé par une organisation rivale et se retrouvera captif en Iran.

Vous avez également voulu peindre le tableau d’une famille koweïtienne ultra riche…

Oui, j’ai voulu tout simplement restituer le vécu d’une catégorie sociale convaincue que tout s’achète avec l’argent et dont le destin a été bouleversé par des événements imprévus. Il n’en existe pas seulement au Koweït et dans d’autres pays arabes mais partout dans le monde.

Les portes du paradis évoquent également les conséquences psychologiques et sociales du djihadisme sur les familles

Il s’agit d’une famille qui vit dans le luxe, s’adonnant à une consommation effrénée et se croyant à l’abri de tout ce qui peut porter atteinte à son bonheur. Soudain, l’un de ses membres, sous l’influence de prédicateurs islamistes, commence à agresser sa mère et sa sœur, s’éloigne de son père et finit par rejoindre une organisation djihadiste en Syrie. Ils sont tous évidemment sous le choc, d’autant plus qu’ils sont aussi confrontés à l’incompréhension de leur entourage.

Et affecte de surcroît une famille musulmane établie et riche…

Le lavage des cerveaux des jeunes gens par des prédicateurs religieux d’un autre âge n’est pas propre au Koweït comme vous le savez. Leurs familles et toute la société toute entière subissent de plein fouet ces effets destructeurs.

A travers l’histoire de Yacoub, croyez-vous que ce que l’on bâtit dans la vie reste toujours d’une fragilité extrême et qu’il suffit un instant pour que tout s’effondre ?

Oui, la vie humaine est d’une extrême fragilité, nous l’oublions trop souvent. Les horreurs de la guerre, la colère de la nature, les épidémies et toutes sortes d’événements tragiques que nous ne prévoyions pas viennent nous le rappeler.

Votre écriture, très poétique, accorde beaucoup d’importance aux sens, à la vue et à l’odorat notamment. Expliquez-nous cette sensibilité.

Comment faire autrement ? Il va de soi que l’être humain est d’abord marqué par ce qu’il voit, et le romancier en particulier est toujours tenté de capter des images et de les transmettre aux autres. Et comment peut-il ne pas être sensible, aussi, aux odeurs ? Un parfum exquis ainsi qu’une mauvaise odeur, évoquent en lui tant de souvenirs qui lui permettent de décrire avec davantage de précision l’ambiance dans laquelle se meuvent ses personnages.

Par Laurent Pfaadt

Taleb Alrefai, Les portes du paradis, Actes Sud, 320 p.

Faux frères

Pendant longtemps, Ferrari et Maserati se sont livrés une lutte sans merci sur les circuits et en dehors. C’est ce que montre le livre passionnant de Serge Bellu

Ferrari vs Maserati, c’est un peu Romulus contre Remus dans l’automobile. Un cheval cabré chassé par un trident. Deux marques nées dans le même berceau et qui se sont affrontées pour le contrôle de l’Italie lors d’un duel qui a passionné des générations entières.


Maserati Khasmin

L’histoire de leur lutte commence quelques mois après l’entrée en guerre de l’Italie en 1914, lorsque les frères Maserati donnent naissance, à Modène, à la marque automobile qui portera leur nom. Ce n’est qu’au début d’une autre guerre que l’autre empereur de l’automobile italien, Enzo Ferrari, fonda sa propre marque et engagea ses deux premières voitures.

A la fin de la seconde guerre mondiale, le fracas des armes fut remplacé par le rugissement des moteurs des bolides des deux constructeurs qui ne cessèrent de s’affronter sur les pistes et dans les cœurs des Italiens et des amateurs de belles voitures. Serge Bellu, auteur de nombreux ouvrages sur l’automobile convoque une fois de plus brillamment images d’archives et défilés de mode automobiles pour nous retracer cette passion destructrice qui constitua en même temps le moteur d’un formidable dialogue mécanique d’où sortirent quelques-unes des plus belles voitures du siècle.

« Enzo Ferrari préférait les pilotes aux touristes. Il ne cachait pas son mépris pour les sportives d’opérettes apprêtées pour le concours d’élégance » écrit ainsi Serge Bellu. Pour il Commendatore, il fallait avec Jean Guichet, Eugenio Castellotti et Michael Schumacher gagner à n’importe quel prix. Ainsi à la Mille Miglia de 1956 qui fut en son temps l’une des courses d’endurance les plus célèbres du monde, il remporta avec sa 290 MM une victoire écrasante, reléguant la Maserati 300S à une humiliante 28e place. Cet affrontement constitue d’ailleurs l’un des nombreux duels qui séquencent, tels des matchs de boxe, l’ouvrage. Rien n’y fit, ni la mécanique, ni les meilleurs pilotes tels Fangio ou Siffert. L’aventure de Maserati en course automobile prit ainsi fin en 1965 « après cette ultime et piteuse démonstration » rappelle ainsi l’auteur.

Cependant la marque au trident ne s’avoua pas vaincu et tel un rétiaire, lança son filet sur le terrain du style et de l’élégance. Pour cela, elle se dota de quelques-uns des plus grands esthètes du 20e siècle afin de sculpter des modèles de légende comme l’Indy (Virginio Vairo) ou la Khasmin signée du carrossier légendaire Bertone. Là encore, Ferrari se dota des armes adéquates pour se défendre avec, en secutors assumés, Mauro Forghieri et surtout un Gian-Battista Pinin Farina dont le règne de cinquante ans permit à Ferrari de remporter ce duel à jamais légendaire. Comme un vieux boxeur fatigué, Maserati se lança alors en vain dans quelques combats perdus d’avance notamment face à BMW avant de renoncer et de vivre sur sa légende. Une légende demeurée cependant vivace et qu’entretient avec brio ce très beau livre.

Par Laurent Pfaadt

Serge Bellu, Ferrari, Maserati, le duel, Glénat, 2022

72 saisons en enfer

Le célèbre groupe californien de heavy metal, Metallica, a donné deux concerts exceptionnels au stade de France

Dans les travées du stade de France, on pouvait croiser en ce mois de mai soixantenaires arborant fièrement leurs T-shirts élimés et déteints des premiers albums et adolescents à la barbe duveteuse venant d’acquérir celui de 72 Seasons. Un père venu d’Aix-en-Provence partageant sa passion avec son fils de neuf ans qui demande « Avec Metallica, y aura des flammes ? » ou un ado de 14 ans arborant le blouson en jean sans manches d’une mère ayant fait quelques infidélités aux Guns ou à Megadeth. Lars, James et Kirk sauront lui pardonner… Ainsi presque quatre ans jour pour jour après son unique concert en France, ici même au stade de France en 2019, le groupe californien aux dix Grammy Awards était de retour. Et il n’est pas venu seul puisqu’il était accompagné de son petit dernier, 72 Seasons, son onzième album studio.


Les fans français étaient donc aux anges ou plutôt avec les démons du groupe notamment dans ce dernier album qui évoque ces années de construction adolescente parfois difficiles de tout être humain. Pour ce 27e concert parisien, le deuxième au stade de France avec une setlist différente du premier, les hostilités débutèrent avec le traditionnel Ecstasy of gold tiré du Bon, la Brute et le Truand avant d’enchaîner sur Creeping death, deuxième chanson la plus jouée du groupe après Master of Puppets donné en final lors du premier concert. Le ton était ainsi donné : offrir la parfaite alchimie entre les succès d’hier et ceux du nouvel album même si ce 11e se résuma à 72 Seasons, If Darkness Had a Son et You must Burn ! Les spectateurs embarqués dans une scénographie à couper le souffle à grands renforts de pyrotechnie et de show à l’américaine avec une batterie disparaissant régulièrement sous terre et un Kirk Hammett en Elvis revenu d’entre les morts avec sa guitare tatouée d’un « It comes to life », ont pu grâce au snakepit, cette scène serpentant dans les spectateurs et qui a fait la marque de fabrique du groupe, presque toucher leurs idoles lors de moments uniques et inoubliables.

Les tubes du groupe ont ainsi ravi anciens et nouveaux fans : Cyanide jouée pour la première fois dans cette tournée avec la basse d’un Robert Trujillo transformé en sceptre des ténèbres, Whiskey in the jar et Battery portés par un Hetfield très en forme s’armant de sa petite dernière ESP Vulture frappée des couleurs de 72 seasons pour Welcome Home (Sanitarium). Sans parler des solos magistraux d’Hammett sur King Nothing et surtout Moth into Flame que les four horsemen adorent jouer en concert.

Et puis la nuit est tombée au son du Call of Ktulu, un appel des ténèbres dans cette nuit noire, lovecraftienne bien évidemment comme ce black album qui fut celui de la consécration. Comme un hymne sorti de ces enfers musicaux, le stade entonna The Unforgiven puis Wherever I may roam avant que One – fallait-il y voir une allusion à la guerre en Ukraine ? – et la batterie d’Ulrich transformée en danse macabre pour Enter Sandman ne viennent sonner le glas d’un concert mémorable.

Au final, plus de deux heures d’un concert spectaculaire et tonitruant où Metallica a une fois de plus fait honneur à sa réputation live et a réuni dans un même élan infernal et de communion, les différentes générations qui suivent le groupe depuis près de quarante ans. L’enfer était ainsi pavé des tubes enflammés de ce groupe désormais mythique. Et oui mon petit gars, il y avait des flammes, dans les yeux et dans les cœurs.

Par Laurent Pfaadt

Metallica poursuivra sa tournée européenne en Angleterre et en Suède avant de revenir en Allemagne, en Pologne et au Danemark notamment en 2024.

A écouter : 72 seasons, Blackened Recordings/Universal Music mon article : http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/72-seasons/

Le cycle de l’absurde

Pour sa dernière représentation de la saison, Le Maillon a choisi la mise en piste du spectacle de sortie d’école de la 32ème promotion du Centre national des arts du cirque de Châlons-en-Champagne par Raphaëlle Boitel qui dirige la Cie L’Oublié(e). Il s’agit de la reprise de la création qui a eu lieu en 2020. Un spectacle riche en propositions et qui ne laisse aucun temps mort. Les douze jeunes artistes font montre d’une énergie sans faille.


Une mise en scène qui donne à chacun la possibilité de montrer ses talents parfois sous le regard de ses comparses, parfois grâce à leur aide car manifestement le groupe est sans cesse présent.

A l’évidence certaines prestations sont plus spectaculaires que d’autres mais toutes requièrent énergie et virtuosité, et pour certaines nous parlerons de  leur aspect poétique, comme c’est le cas  pour la roue allemande sur laquelle évolue avec grâce, Cannelle Maire sans oublier les circonvolutions sur le vélo acrobatique  de Fleuriane Cornet, une actrice tout aussi talentueuse, développant de surcroit une petite histoire romantique avec un de ses partenaires séduit par ses acrobaties mais trop souvent évincé pour ne pas en paraitre dépité mais cependant persévérant , une situation pseudo comique qui ne manque pas ses effets sur les spectateurs.

N’oublions pas non plus dans ce registre la belle histoire que construit le jongleur, Ricardo Serrao Mendes en rapport direct avec une balle aux caprices impétueux qu’il essaie d’apprivoiser mais  qui le nargue dès qu’il veut  la saisir.

Les prestations s’enchaînent, des cintres descendent les cordes, corde lisse, corde volante, trapèzes qui permettent de parcourir les hauteurs à travers de belles envolées souvent impressionnantes. Comme celles de Vassiliki Rossillion à la corde volante qui nous a fait trembler. Les corps grimpent, s’enroulent, tourbillonnent pendant qu’au-dessous d’eux quelqu’un muni d’un projecteur éclaire leurs ébats. A noter le travail précis  à la machinerie de Nicolas Lourdelle.

Autant de moments remarquables avec Alberto Diaz Gutierrez au trapèze fixe, Aris Colangelo au mât chinois, Giuseppe Germini superbe fildefériste, et Andrés Mateo Castelblanco  Suarès au trapèze Washington.

Le travail de la lumière de Tristan Baudoin est à souligner car il permet de mettre en valeur la plasticité des corps, les sortant de la demi-obscurité du plateau pour nous les donner à voir surgissant, courant, se regroupant, en mouvement constant, esquissant parfois une belle chorégraphie tous avec Louise Hardouin, accompagnés par la musique d’Arthur Bison et dans les costumes signés Romane Cassard et Lilou Hérin.

Des  propositions curieuses comme ces suicidesratés avec ce bain de pied dans lequel on immerge un appareil électrique, ou cette mise autour du cou d’une corde pour se pendre ou bien encore les grands moments d’empoussiérage au cours desquels les artistes se retrouvent enfarinés et blanchis des pieds à la tête. Tout cela comme Illustration de cette référence à Albert Camus auquel la metteure en scène a emprunté le titre de sa pièce, « le cycle de l’absurde ». En effet le sens de la vie ne reste-t-il pas énigmatique cependant toujours en sursis quand nous nous mettons à agir ?  Ainsi en va-t-il des agissements que nous proposent ces artistes.

Un final particulièrement spectaculaire se déroule avec un agrès appelé « spider » spécialement conçu à cet effet par Tristan Baudouin et qui permet à six de ses camarades de propulser Erwan Tarlet dans les hauteurs grâce aux sangles qu’ils manipulent avec des poulies. Un vrai travail d’équipe pour le meilleur comme pour le pire puisque le corps à peine atteint-il le haut qu’il est rejeté en bas et ceci à maintes reprises, ce qui ne manque pas de nous paraître quelque peu cruel bien que se voulant une puissante illustration de l’interdépendance qui demeure la règle dans ce spectacle  qui signait pour ces jeunes circassiens leur sortie du CNAC  et  au vu de leur virtuosité  les promesses d’un brillant avenir.

Marie Françoise Grislin pour l’Hebdoscope

Représentation du 16 juin 2023, Le Maillon

Ethel, l’erreur judiciaire qui a bouleversé l’Amérique

Il y a soixante-dix ans, Julius et Ethel Rosenberg, reconnus coupable d’espionnage au profit de l’Union soviétique, étaient exécutés dans la prison de Sing Sing à New York. Quelques 70 ans après leurs morts sur la chaise électrique, le nom d’Ethel Rosenberg reste entouré d’une ambivalence : celui à la fois de l’une des plus grandes traîtrises de l’histoire des Etats-Unis et celui de l’une de ses plus importantes erreurs judiciaires.


Pour y voir plus clair, rien de mieux que de se plonger dans le livre d’Anne Sebba qui a obtenu un beau succès aux Etats-Unis figurant notamment sur la liste des best-sellers du New York Times. Se plongeant dans les archives, la journaliste britannique et biographe de renom est allée rechercher les éléments qui ont conduit Ethel dans le couloir de la mort. Trois ans auparavant, en 1950, Julius et Ethel Rosenberg viennent d’être arrêtés pour espionnage au profit de l’URSS après avoir été dénoncé par le plus jeune frère d’Ethel, David Greenglass qui travaille sur le site atomique de Los Alamos. Le couple nourrit de profondes sympathies communistes à un moment où la guerre froide fait craindre une nouvelle confrontation et qu’à Washington, la chasse aux sorcières communistes bat son plein notamment sous la férule du sénateur Mc Carthy. Arrêté lui-aussi pour espionnage, Greenglass accuse à son tour Julius Rosenberg dont les archives ont révélé son implication réelle, ainsi que sa sœur d’être la complice de ce dernier. A ce sujet, Anne Sebba est plus nuancée : « Il est impossible de savoir dans quelle mesure Ethel était au courant des agissements de son mari en tant que recruteur pour un réseau d’espionnage qui transmettait des renseignements à l’Union soviétique, car personne n’était au courant de leurs conversations sur l’oreiller. Pourtant, quelle que soit la vérité sur la complicité d’Ethel, le fait d’approuver les actes répréhensibles d’un conjoint n’était pas un crime au regard de la loi américaine, que ce soit pendant la guerre ou à l’époque du procès. » Ethel, aux dires de son frère, était une fanatique, une communiste convaincue et nous dit l’auteure elle a d’abord été condamnée pour ses opinions politiques.

A travers cette affaire qui connut un retentissement mondial, Anne Sebba aborde aussi la femme que fut Ethel Rosenberg, « cette personne bien plus complexe dans la vie réelle que tous les mythes qui l’enveloppèrent » en lui donnant un visage et une âme. En humanisant ce monstre froid que tous ont voulu retenir pour mieux la condamnerUne jeune fille aux talents artistiques certains mais contrariés par une mère qui lui préféra ses frères. Une épouse peut-être plus intelligente que son mari qui devint après sa mort, l’égérie d’un féminisme bridée. Une femme à la fragilité dissimulée sous un masque de glace. Car un mot de Julius aurait pu la sauver de la chaise électrique. Il n’en fit rien. L’idéologie a mis à mort cette femme.

Après Wallis la scandaleuse (Tallandier, 2019), Anne Sebba brosse à nouveau avec ce livre le portrait, magnifique, d’une femme sacrifiée et broyée par la grande histoire. Une tragédie américaine racontée de la plus belle des manières.

Par Laurent Pfaadt

Anne Sebba, Ethel, l’erreur judiciaire qui a bouleversé l’Amérique, traduction de l’anglais par Danielle Lafarge, Alisio, 416 p.

Tolkatchev est l’un des deux espions les plus importants pour les États-Unis durant la guerre froide

David E. Hoffman est journaliste et rédacteur en chef adjoint au Washington Post. Entre 1995 à 2001, il a été chef du bureau de Moscou. Pour Hebdoscope, il revient sur cette incroyable histoire d’espionnage.


David E. Hoffman
©Carol F. Hoffman/Courtesy of Doubleday
  1. Comment avez-vous découvert cette histoire ?

Je parcourais les anciens rapports de la CIA datant de la guerre froide qui ont été déclassifiés dans les années 1990 par le président Clinton. Il y en avait des milliers dont beaucoup portaient sur des aspects très obscurs de la course aux armements et de l’URSS. J’ai trouvé un mince rapport sur l’opération Tolkatchev servant à la formation des agents de la CIA. Il ne traitait que de techniques d’espionnage et ne racontait manifestement pas toute l’histoire. À partir de ce mince rapport, j’ai réussi à retrouver l’officier de la CIA à la retraite qui l’avait rédigé, puis j’ai pris contact avec la CIA pour qu’elle déclassifie d’autres documents en vue de la rédaction d’un livre. Le processus a été long – trois ans – et la CIA n’a divulgué que partiellement tous les documents. Mais cela a suffi à éveiller mon intérêt et j’ai alors lancé d’autres entretiens et recherches pour écrire ce livre.

  • Pourquoi Tolkatchev a-t-il décidé de trahir son pays ?

Je pense qu’il y a deux raisons à cela. Tout d’abord, il est tombé amoureux d’une jeune femme, Natasha Kuzmina qui travaillait dans son institut radar ultrasecret. Natacha a eu une vie difficile. Sa mère était membre du parti communiste à Moscou mais elle a été soupçonnée pendant la Grande Terreur de Staline. Elle a été arrêtée une nuit de septembre 1937, accusée de subversion et exécutée. Le père de Natacha a eu peur. Il était rédacteur en chef d’un journal du parti. Il a refusé de témoigner contre sa femme et fut arrêté une semaine plus tard puis envoyé au goulag. Lorsque cela se produisit, Natacha n’avait que deux ans. Vous pouvez imaginer à quel point cela a dû être terrible : en une nuit, ses parents ont tout simplement disparu. Cela a hanté Natacha et son mari, Adolf Tolkatchev.

Deuxièmement, Natasha et  » Adik  » comme on l’appelait espéraient beaucoup du  » dégel  » après la mort de Staline. C’était l’époque d’une plus grande ouverture littéraire et du spoutnik. Cependant, dans les années 1960, le dégel s’est transformé en stagnation et l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’Union soviétique et le Pacte de Varsovie en 1968 a anéanti leurs espoirs. Dans les années 1970, ils faisaient la queue pour obtenir du pain et des chaussures et réalisèrent à quel point le système politique soviétique était devenu lugubre. Tolkatchev a écrit à la CIA qu’il voulait détruire ce système dysfonctionnel qu’était l’URSS. Il n’a pas espionné parce qu’il aimait l’Amérique. Il n’a jamais goûté à la liberté et n’a pas vécu dans un pays libre. Tolkatchev a plutôt trahi l’Union soviétique parce qu’il sentait que tous ses espoirs avaient été trahis.

  • Comment qualifier les informations qu’il a fournies ?

Le titre du livre, L’espion qui valait des milliards, fait référence à une estimation fournie à la CIA par l’armée américaine des sommes – plus de 2 milliards de dollars en réalité –que Tolkatchev a fait gagner aux États-Unis en matière de recherche et de développement militaires. C’est très impressionnant. Je dirais que Tolkatchev est l’un des deux espions les plus importants pour les Etats-Unis durant la guerre froide. Tolkatchev a fourni des renseignements qu’aucun satellite n’aurait jamais espérer capturer, une feuille de route capable de compromettre et de vaincre deux systèmes antiradars soviétiques essentiels : les radars au sol qui défendaient le pays contre les attaques et les radars des avions de guerre qui leur donnaient la capacité d’attaquer d’autres pays.

  • Comment Tolkatchev a-t-il réussi à voler tous ces documents presque sous les yeux du KGB ?

C’est toute une histoire. Comme vous pouvez l’imaginer, la CIA disposait de nombreuses technologies qu’elle pouvait utiliser : des satellites permettant de voir depuis l’espace le moindre numéro de plaque d’immatriculation des voitures ; des radios et des émetteurs de communications espions ; et des caméras espionnes dont une appelée Tropel qui pouvait tenir dans un étui de rouge à lèvres. En fin de compte, c’est un simple appareil photo Pentax 35 mm qui a été la plus grande arme de Tolkatchev contre l’URSS. La CIA lui a fourni l’appareil et une pince pour le fixer au dossier d’une chaise de cuisine. Elle lui a également fourni des pellicules déguisées en boîtes de pellicules soviétiques. Il utilisa l’appareil, la pince et une lampe pour photographier des documents qu’il sortait de son bureau et ramenait chez lui à l’heure du déjeuner. Pendant plusieurs années, il a pu faire cela sans être contrôlé. Il a également rencontré les agents de la CIA à 21 reprises dans un rayon de trois miles autour de la porte d’entrée du siège du KGB. Les agents de la CIA ont pris soin d’organiser ces réunions de manière à ne pas être repérés, dans des parcs et dans des voitures en stationnement, parfois très brièvement.

  • Est-ce qu’il était condamné à être découvert et arrêté ?

Il a été trahi par un stagiaire de la CIA qui avait été licencié et qui l’a donné aux Soviétiques. Je pense que cela constitua un énorme désastre pour la CIA. Tolkatchev a eu une très grosse frayeur à mi-parcours de l’opération, lorsqu’il a cru que le KGB l’avait découvert. Une autre fois, Natacha a découvert qu’il espionnait et a insisté pour qu’il arrête. Il lui a dit qu’il le ferait mais il n’a pas arrêté. Tolkatchev connaissait les risques. C’est l’une des raisons pour lesquelles il voulait que la CIA lui fournisse une capsule de cyanure afin qu’il puisse se suicider plutôt que d’être capturé par le KGB. En fin de compte, il n’y est pas parvenu. Mais il a largement réussi sa mission avant d’être trahi. 

Interview Laurent Pfaadt

David E. Hoffman, L’espion qui valait des milliards
Aux éditions des Syrtes, 416 p.