Pour ce texte magnifique et émouvant du grand écrivain autrichien il fallait pour le porter, le faire vivre un grand acteur. Qui, mieux que Claude Duparfait pouvait incarner ce personnage sensible, excessif, bouleversé par son vécu et bouleversant par le récit qu’il vient partager avec nous spectateurs désignés comme destinataires.
Assis sur une simple chaise, un livre à la main, un grand sac poubelle à proximité, c’est dans ce décor minimaliste, laissant toute la place au comédien que celui-ci entame sa prestation. Il lit un texte extrait des aphorismes de Schopenhauer à propos de la proximité, de la bonne distance, prenant l’exemple des porcs-épics qui cherchent à se rapprocher pour avoir chaud mais qui, s’ils le font de trop près se piquent et de trop loin ont froid. Une histoire emblématique de celle qui va nous être rapportée.
Il est ce narrateur qui tient à revenir sur un épisode qui a notoirement marqué sa vie. On est en quelque sorte après la catastrophe, il s’agit de se remémorer les faits, les circonstances. Cela va s’effectuer sous nos yeux, sans pathos mais non sans émotion. C’est justement toute cette capacité de Claude Duparfait à saisir et à montrer par sa gestuelle, ses mains qu’il presse l’une contre l’autre ou dans lesquelles il enfouit son visage, ses sursauts, ses regards qu’il pose sur nous, pour exprimer le tourment qui habite le narrateur au souvenir de certains moments, ceux passés avec la jeune femme appelée « La Persane » rencontrée quelques mois plus tôt chez l’agent immobilier Moritz, ce jour où, se sentant devenir fou, ll était allé chez ce dernier et s’était livré à une débauche de confidences sur son état de santé mentale.
Tout avait commencé là, dans le bureau de Moritz, où un couple, les Suisses, était venu pour parfaire l’achat d’un terrain réputé invendable car trop humide et mal situé. L’homme, célèbre comme constructeur de centrales électriques s’étant entiché de ce lieu voulant y faire construire une maison pour y passer sa retraite. Le narrateur dit qu’il fut surpris d’un tel choix mais surtout du silence de sa compagne, « La Persane ». Devinant le désarroi de celle-ci il lui propose une promenade dans la forêt de mélèzes proche du village. Ils en effectueront plusieurs et finiront par se rendre compte qu’ils partagent la même passion pour le philosophe Schopenhauer et pour le compositeur Schumann mais aussi que le même mal de vivre les tourmente.
Prenant peu à peu conscience qu’ils se sauvent mutuellement,
peut- être justement en raison de cela et, paradoxalement ils s’éloignent l’un
de l’autre puis ne se voient pratiquement plus et en arrivent à une espèce de
détestation. Un déséquilibre se fait jour, lui, se sentant capable de reprendre
ses travaux scientifiques, elle, sombrant dans la solitude et la désespérance
qui vont la conduire au suicide, acte évoqué un jour par lui sous forme d’une
éventualité, d’une question à laquelle, après hésitation, elle avait répondu « oui ».
Dans cette mise en scène finement conduite par Célie Pauthe, « La Persane » nous est révélée
dans des séquences filmées où le
narrateur est vu en sa compagnie, marchant côte à côte dans la forêt de
mélèzes, silencieux ou devisant, assis sur un tronc d’arbre. Un jour, c’est là qu’elle lui révèle sa vie
de femme exilée qui a délaissé ses études pour se consacrer à son compagnon
qu’elle a aidé à devenir ce brillant constructeur de centrales qui maintenant
veut se débarrasser d’elle et l’abandonne dans ce pays hostile aux étrangers.
L’actrice iranienne Mina Kavani tient ce rôle avec humanité, sensibilité se
montrant d’abord discrète, attentive puis devenant plus expansive avant de se
replier sur elle-même et d’entamer le rejet de celui qu’elle aurait pu prendre
pour un ami, lui adressant de graves reproches. La comédienne filmée parfois en
gros plan sait parfaitement montrer ces changements d’attitudes et de postures.
Le comédien regarde ces scènes qui sont comme la mémoire
vive du narrateur qui a vécu ces moments, se les remémore avec une intense
émotion et il joue son visage tendu, son accablement qui le fait se mettre à
genoux ou s’écrouler sur le plateau, nous rendant témoins directs de la tension
dramatique que la rencontre de ces deux êtres a suscitée. Nous retrouvons dans ce spectacle simple et intense l’écriture
fascinante de Thomas Bernhard qui plonge dans la complexité de l’humain, y
décèle la désespérance et son possible dépassement par la rencontre avec
l’autre si l’on accepte de cheminer avec lui.
En 2010, le réalisateur britannique Gareth Edwards se faisait connaître en réalisant un film de science-fiction indépendant intitulé Monsters. Le long-métrage allait récolter plusieurs récompenses et lui ouvrir les portes d’Hollywood.
La sinistre station NOMAD
Il
allait par la suite mettre en scène deux blockbusters, Godzilla
en 2014, et Rogue One : A Star Wars Story en 2016.
The Creator est son quatrième long-métrage, dans lequel il
confirme son attirance pour l’anticipation.
Le
film s’ouvre sur des images d’archives. Un rappel des grandes
découvertes de la robotique et de ses dates-clefs nous montre
l’évolution de l’intelligence artificielle, jusqu’au drame
survenu 10 ans plus tôt. L’intelligence artificielle (I.A.) aurait
fait exploser une bombe nucléaire sur la ville de Los Angeles,
faisant disparaître un million de personnes en un éclair.
Joshua et Alphie
Depuis,
les États-Unis sont en guère contre l’I.A., et cherchent à
l’éradiquer par tous le moyens. Une vision que les pays d’Asie
du Sud Est ne partagent pas, ceux-ci ayant continué à développer
des robots humanoïdes de plus en plus perfectionnés, au cœur d’une
société où les androïdes et les humains cohabitent pacifiquement.
Le États-Unis ne sont pas en guerre contre ces pays, mais
n’acceptent pas leur fonctionnement. Ils ont décidé d’éradiquer
l’I.A. partout sur Terre, et on développé une gigantesque station
orbitale qui survole la planète dans le but de supprimer tous les
foyers d’I.A. Pour cela, ils doivent trouver le mystérieux
Créateur, celui qui a tout conçu depuis le début, et qui a permis
de fabriquer des clones toujours plus perfectionnés et plus humains.
Joshua
est un ancien soldat infiltré chez les robots. La bombe nucléaire a
fait disparaître l’ensemble de sa famille, et lui a fait perdre
l’usage d’un bras et d’une jambe. Suite à ce drame, il a fait
ce que son pays voulait de lui, contribuer à débusquer le Créateur.
Mais un drame viendra bousculer ses certitudes…
Le
thème de l’interventionnisme américain est le premier qui
apparaît dans le film. Il semble une évidence, et se teinte d’une
grande sincérité, l’Amérique est condamné à défendre le monde
contre lui-même. Elle souffre d’un complexe de supériorité
tellement écrasant qu’elle l’empêche de comprendre les choses
comme elles sont. Persuadés d’avoir raison, les Américains
estiment avoir le droit d’imposer leur vision à tous, quitte à
engendrer des dommages collatéraux sur leur route. Le complexe du
Sauveur s’accompagne de manifestations belliqueuses : même en
pays étranger, les États-Unis s’autorisent à intervenir, sans
avoir consulté les dirigeants concernés. Ce « dialogue »
de sourd est au cœur de l’histoire. Le pays exerce une forme de
justice aveugle, que Joshua embrassera, du moins au début. Persuadé
d’agir pour le bien de l’humanité, Joshua suivra d’abord ses
ordres à la lettre, dans l’espoir de retrouver -ne
serait-ce que brièvement- un être cher.
Alphie, le Sauveur
Gareth
Edwards filme The
Creator comme une
fable d’anticipation. Cela lui permet d’aborder son genre de
prédilection, la science-fiction, tout en faisant la critique de la
civilisation occidentale opposée,
selon lui, à la notion de tolérance prônée par les pays
orientaux. Le thème de l’intelligence artificielle est finalement
plus un prétexte pour défendre le droit à la différence et
le respect de l’autre, quel qu’il soit. Les effets spéciaux
n’éloignent pas le spectateur du récit, ils créent un monde
futur plausible dans
lequel les robots sont parfois plus qu’humains. Isaac
Asimov aurait apprécié ! L’intelligence
artificielle telle qu’elle est ici représentée n’apparaît
jamais comme menaçante, son but est simplement de cohabiter avec les
hommes. Loin du Skynet que James Cameron imaginait en 1984 dans son
film culte Terminator,
et
qui allait donner de nombreuses suites.
Le
périple de Joshua est éreintant, il est poussé par une force
immense, et aidé par un petit «enfant» qui pourrait bien être la
clef de tout…
A la toute dernière image celui-ci nous gratifie d’un sourire annonciateur de jours meilleurs. Gareth Edwards nous confirme qu’il n’a pas perdu espoir en l’humanité…
Cette danse macabre lui appartient de fait puisqu’il en signe la conception, la mise en scène, la chorégraphie, la scénographie avec Simeon Meier, les costumes avec Susanne Boner et qu’il participe au jeu en y tenant le rôle de La Mort.
Depuis 2003, régulièrement invité au Maillon nous avons pu apprécier son grand talent de concepteur d’œuvres tragicomiques.
Ce qui frappe d’entrée de jeu c’est ce décor de grand désordre,
de décharge, d’amas de vieux papiers traînant sur le sol et ce remuement sous
les sacs poubelles ce qui nous évoque immédiatement ces SDF qui souvent n’ont
rien d’autres qu’eux pour s’y abriter et y dormir.
Et on n’est pas loin de penser cela en voyant surgir d’un
cercueil de carton puis virevolter ce personnage de la mort ricanant et
claquant lugubrement des dents
Mais trêve de tragique ceux qui émergent, ils sont trois à
se dégager, hirsutes et mal fagotés (costumes Susanne Boner) vont à leur tour
défier cet environnement pourri et en faire un partenaire de jeu, c’est à
dire de vie, car c’est à eux (Tarek Halaby, Dimitri Jourde, Methinee
Wongtrakoon en alternance Eline Guenat) maintenant de virevolter et de ne pas
en laisser l’apanage à la mort. Démonstration va en être faite quand, par
exemple, dans la petite cabane perchée sur le sommet d’une pyramide, les
occupants du lieu seront confrontés au mouvement de balancier qui la fait
basculer de droite à gauche et les projette contre les murs. Il s’agit de
garder l’équilibre et cela nécessite des rétablissements constants et
suffisamment hasardeux pour créer un comique de situation tout en étant une
sorte de représentation symbolique de cette résistance dont il faut faire
preuve face aux aléas de la vie.
Deux des enfermés de la cabane basculante finissent par s’en échapper par des glissades qui les ramènent sur le plancher des vaches pendant que le troisième (Dimitri) s’exerce par toutes sortes de manœuvres et d’acrobaties à maîtriser l’espace. Une fois sorti de ce lieu inhospitalier, il pourra exprimer son mécontentement en râlant fermement et bruyamment au milieu des déchets qu’il ne cesse de repousser du pied et en projetant une de ses chaussures au milieu du public avant de la lui réclamer illico. Son numéro de clown a parfaitement fonctionné et il en profite pour renchérir avec force cris et gesticulations.
La mort passe, sortant
d’un bidon abandonné où elle s’était cachée pour donner un coup de balai et repousser
quelques débris, histoire surtout de se montrer toujours prête à narguer ceux
qui évoluent près d’elle. Ce que ne manque pas de faire la danseuse (Eline) enchainant
les pirouettes et les contorsions ou le comédien (Tarek) qui se prend pour une diva,
minaude, joue j avec ses longs cheveux, avant de s’exercer à des vocalises
dignes de la Castafiore. La musique forte, rythmée, composée par Colin Vallon accompagne
de façon pertinente ces exercices de « haute voltige » sous des
jeux de lumière sophistiqués (création lumière Sarah Büchel)
Tout cela frise l’absurde et ne manque pas d’humour. Les propositions
se multiplient sans présenter de vrais liens entre elles et certaines
improbables comme cette scène d’accouchement frisent le burlesque ou le mauvais
goût selon la sensibilité de chacun, cependant elles sont menées avec brio dans
un ambiance de cirque déjanté par des comédiens dont le vrai talent est de savoir
dérisionner, montrant ainsi que l l’on peut célébrer la vie même si le tragique
de l’existence tend à s’imposer.
Pour l’historiographie contemporaine, l’affaire semblait entendue : l’Autriche était l’autre pays du nazisme. De l’Anschluss qu’elle avait adopté à 99,75% à l’élection à la présidence de Kurt Waldheim, un ancien officier de la Wehrmacht, il ne pouvait y avoir de doutes.
Raison de plus de lire le livre
de Jean Sévillia, journaliste bien connu des lecteurs du Figaro Magazine, auteur
de biographies à succès de l’impératrice Zita et de Charles Ier d’Autriche, qui
est allé chercher des sources inédites en français pour composer ce livre. A
l’image de Franz Jägerstätter, cet objecteur de conscience autrichien exécuté
par les nazis le 9 août 1943 et magnifié par le film de Terence Malick, il y
eut une résistance à Hitler. Pour autant comme le rappelle l’auteur, « l’inconvénient
est qu’il met en scène un résistant admirable, mais solitaire. Or des
résistants, il y en a eu des centaines d’autres, qui œuvraient en
réseau. »
Et le livre de nous conduire au
sein des différents réseaux qui dirent non à Hitler durant ces quinze années
qui changèrent à jamais le visage de l’ancien empire austro-hongrois devenu une
république en 1919. Des gouvernements bourgeois conservateurs catholiques
luttant contre des nazis emmenés par Kaltenbrunner et Seyss-Inquart qui posèrent
les bases des réseaux de résistance à venir à l’occupation du pays par les
troupes alliées en passant par la répression des patriotes autrichiens qui
furent expédiés dans les camps de la mort notamment à Dachau, Jean Sévillia,
avec le talent de conteur qui est le sien, offre un récit plein de rythme
notamment lorsqu’il nous fait revivre dans ce chapitre passionnant intitulé « Finis
Austriae », presque heure par heure, ces journées entre le 10 et le 15
mars 1938 où le destin de l’Autriche bascula à grands renforts de manipulations
et de propagande. Puis lors du référendum du 10 avril, l’auteur évoque ce
rapport de la Gestapo révélé par l’historien Richard J. Evans et dans lequel il
est mentionné que « dans le cas d’un cas d’un vote secret, un tiers
seulement des électeurs viennois auraient dit « oui » à l’Anschluss ».
Si la résistance à Hitler concerna surtout les communistes, les bourgeois
catholiques conservateurs et les partisans des Habsbourg, celle-ci ne fut malheureusement
jamais unie.
Jean Sévillia rappelle également
que s’il y eut des Autrichiens comme Franz Stangl, commandant de Treblinka et
certains chefs des Einsatzgruppen parmi les pires bourreaux du Troisième Reich,
d’autres Autrichiens se singularisèrent dans la résistance notamment au sein de
la Wehrmacht. D’ailleurs, il conteste cette prédominance des Autrichiens parmi
les bourreaux nazis qu’il qualifie de « mythe ». Que si le cardinal
Innitzer et nombre de protestants soutinrent Hitler, une partie de la jeunesse
catholique autrichienne se rebella contre le régime et qu’il exista des prêtres
à l’image d’un Andreas Rieser qui passa sept ans dans les camps de
concentration, pour porter dans la nuit nazie, une voix autrichienne de
l’humanisme.
Vient alors l’heure du bilan fort intéressant. L’Autriche fut-elle victime ou complice ? « L’Autriche a été victime du nazisme, c’est un fait. Ce fait n’est pas contradictoire avec un autre fait : des Autrichiens ont été complices du nazisme. Ce qui n’exclut pas un troisième fait : des Autrichiens ont résisté au nazisme » écrit-il. Façon de remettre de l’objectivité dans un débat trop souvent caricaturé que ce livre salutaire vient éclairer de sa juste et pertinente lumière.
Par Laurent Pfaadt
Jean Sévillia, Cette Autriche qui a dit non à Hitler 1930-1945, Aux éditions Perrin, 512 p.
Après le son, l’image. Ayant comptabilisé près de deux millions d’auditeurs, le podcast de la saga de Philippe Collin sur Léon Blum (1872-1950), ancien président du Conseil du Front populaire, victime de la Shoah et figure tutélaire du socialisme français, devient un livre. Voilà de quoi nous réjouir.
Ceux qui comme nous ont aimé la
saga radiophonique adoreront ce livre. On y retrouve les grandes étapes de la
vie personnelle et publique de Léon Blum ainsi que les témoignages d’historiens
comme Pascal Ory, Ilan Greilsammer, Laurent Joly, Bénédicte Vergez-Chaignon
(également mobilisée dans l’autre série passionnante de Philippe Collin sur
Philippe Pétain) notamment tandis que l’infographie, parfaitement réussie,
donne ainsi une lecture extrêmement plaisante de l’ouvrage.
Mais la grande plus-value du livre est l’importante mobilisation d’archives photographiques sur Blum et son époque qui permet de contextualiser, de donner des visages à des personnages peut-être moins connus du grand public et entendus sur les ondes de France Inter comme Xavier Vallat, futur commissaire aux questions juives sous Vichy qui, le 7 juin 1936, lança cette fameuse phrase : « Pour la première fois, ce vieux pays gallo-romain sera gouverné par un juif ». Ces archives permettent également d’éclairer certains aspects peu connus de la vie de Blum comme son voyage aux Etats-Unis, à la fin de sa vie, pour négocier les accords Blum-Byrnes sur le cinéma américain dans l’hexagone. D’autres photographies, inédites comme par exemple celles de Jouy-en-Josas rafraichissent la connaissance que nous avons de ce grand personnage de l’histoire de France, cet homme qui vécut plusieurs vies, cet homme dont l’œuvre, le courage et les choix permettent selon son auteur de trouver « des remèdes propres à résoudre nombre d’inquiétudes du temps présent ».
Par Laurent Pfaadt
Philippe Collin, Léon Blum, une vie héroïque Chez Albin Michel/France Inter, 368 p.
A écouter également le podcast de Philippe Collin :
L’histoire se répète. L’histoire bégaie. L’histoire se joue des frontières. En Ukraine et maintenant en Arménie. Une frontière tracée par un dictateur qui, soixante-dix après sa mort, continue de tuer, arbitrairement. Quelques 108 ans après avoir subi le premier génocide du 20e siècle, voilà que les habitants du Haut-Karabakh, l’Artsakh pour les Arméniens, arrière-petits fils et filles de ceux qui fuirent la barbarie ottomane ont repris le chemin de l’exil. Comme un autre peuple élu de Dieu condamné à l’exil. Face à une autre montagne sacrée qui se dérobe à leur vue. Sempiternellement.
Stepanakert
Aujourd’hui, l’invasion du
Haut-Karabakh, haut-lieu du peuple arménien devenu ce conflit gelé après
l’éclatement de l’URSS en 1991, ainsi que les premiers signes d’un nettoyage
ethnique opéré par l’agresseur, l’Azerbaïdjan, font craindre le pire tant pour
les habitants de cette terre arménienne que pour ceux du sud de l’Arménie,
menacée dans son intégrité territoriale. Il rappelle l’annexion d’une autre
province, il y a moins de dix ans, la Crimée qui n’avait suscité alors que peu
de réactions. Aujourd’hui, on ne peut pas dire qu’on ne savait pas, que l’on
n’a rien vu venir.
L’attaque de l’Ukraine par
Vladimir Poutine semble avoir fait des émules en Azerbaïdjan. A travers
l’invasion du Haut-Karabakh, c’est également un patrimoine historique,
religieux exceptionnel qui se trouve menacé de disparition. Réécriture de
l’histoire, travestissement de la vérité, les Arméniens vivent avec cela depuis
plus d’un siècle. Aujourd’hui, à l’heure des réseaux sociaux et de la
mondialisation de l’information, il n’est plus possible d’ignorer. Sauf que les
moyens de falsifier la vérité sont devenus plus aisés.
Les livres ne mentent pas. Ceux
qui ont été écrits. Ceux qui ne manqueront pas d’être écrits pour témoigner de
ce qui se déroule sous nos yeux. Des chefs d’œuvre naissent souvent et
malheureusement de tragédies en cours ou à venir. Des livres tirés de bibliothèques
aujourd’hui menacées. Les bibliothèques, arsenaux de la culture où reposent les
armes d’instruction massive de demain.
A l’instar de bibliothèque
ukrainienne, Hebdoscope se veut avec cette nouvelle série, bibliothèque
arménienne, la défenseuse de la culture arménienne, de ses bibliothèques et de
son patrimoine, et entend proposer des lectures pour ne pas oublier ce qui se
passe à quelques milliers de kilomètres de chez nous, aux frontières de
l’Europe, une Europe dont l’histoire et l’identité, à l’instar de l’Ukraine, se
mêlent à celles de l’Arménie.
Vincent Duclert, Arménie, Un
génocide sans fin et le monde qui s’éteint, Les Belles Lettres, 144 p.
Il était la personne idoine pour
nous parler de ce génocide sans fin qui traverse l’histoire de l’Arménie et
court sur le continent européen. De la Mission d’étude sur la recherche et
l’enseignement des génocides et des crimes de masse à la commission de
recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des
Tutsi en passant par ses travaux sur Alfred Dreyfus, Vincent Duclert nous
explique dans ce brillant essai que l’invasion et l’annexion de la province du
Haut-Karabakh n’est que la continuité d’un génocide entamé en 1915 et poursuivi
par les deux grandes nations turcophones de la région, la Turquie et
l’Azerbaïdjan.
Vincent Duclert montre également,
au-delà de la phase paroxystique du génocide, ce qu’il appelle la « longue
durée des génocides ». Alors que la reconnaissance par le monde prend
du temps – il fallut près de 70 ans malgré les premières alertes d’André
Mandelstam et Raphael Lemkin pour que celui des Arméniens soit officiellement
admis – les génocidaires œuvrent, à travers la mémoire et une entreprise
négationniste assumée mais également, comme en septembre 2023, par le fait
militaire, à « sortir des peuples de l’histoire, de l’humanité ».
« L’idéologie de la négation du génocide appartient également à la
longue durée du génocide ; Elle débute dès le processus génocidaire,
contribuant à aveugler totalement les Etats témoins des persécutions et des
massacres » écrit ainsi à juste titre l’auteur.
Avec ce livre dont les droits
d’auteur seront intégralement reversés au conseil scientifique international
(CSI) pour l’étude des génocides, Vincent Duclert lance à l’Europe et à la
France un cri d’alarme plus que salutaire, celui qui doit réveiller l’humanité
qui sommeille en chacun de nous avant qu’il ne soit trop tard, afin comme il le
rappelle que l’Europe ne s’enfonce pas dans « la nuit du passé ».
On lira aussi avec intérêt cet
autre ouvrage de Vincent Duclert, Comprendre le génocide arménien, de 1915 à
nos jours, écrit avec Hamit Bozarslan et Raymond Kévorkian (Tallandier, coll.
Texto, 2022) où les auteurs expliquent avec pédagogie le premier génocide du 20e
siècle. Ils avancent également l’hypothèse d’une réactivation de l’entreprise
génocidaire avec cette guerre au Haut-Karabakh.
Jean Jaurès, Il faut sauver
les Arméniens, Mille et une nuits, 77 p.
Nous sommes avant le génocide de
1915, en 1894-1896 exactement, et déjà les Arméniens sont massacrés par les
Ottomans. Un jeune député du Tarn âgé de vingt-sept ans, monte à la tribune de
l’Assemblée nationale en ce 3 novembre 1896 pour dénoncer le silence des
puissances européennes sur cette « guerre d’extermination qui a
commencé » avant de dénoncer « l’émigration des familles
arméniennes partant de leurs maisons détruites par l’incendie ; et les
vieillards portés sur les épaules, puis abandonnés en chemin… »
Magnifique préambule au livre de
Vincent Duclert, ce petit ouvrage est à lire de toute urgence pour que
l’histoire ne soit pas un éternel recommencement.
Russie-Turquie, un défi à
l’Occident ? sous la direction d’Isabelle Facon, Passés composés, 202 p.
Le conflit au Haut-Karabakh qui
oppose Arménie et Azerbaïdjan renvoie également aux places géopolitiques
occupées par les deux grands acteurs de la région, la Russie et la Turquie,
engagés depuis plusieurs années dans une contestation de l’Occident se
traduisant notamment par les guerres en Syrie et plus récemment en Ukraine.
Pour y voir un peu plus clair sur
ces implications géopolitiques, rien de tel que se plonger dans cet ouvrage
fort instructif qui regroupe les contributions de nombreux spécialistes des
deux pays. Gaïdz Minassian, journaliste au Monde et enseignant à Science Po
offre ainsi un éclairage fort pertinent sur la question arménienne. Si la
Russie dispose de bases militaires en Arménie, l’auteur analyse la duplicité de
Vladimir Poutine qui a trouvé en Erdogan un allié indispensable à sa volonté
révisionniste de l’histoire et dans sa contestation de l’Occident symbolisé par
un Nikol Pachinyan, Premier ministre arménien jugé trop pro-occidental. Et il
semble que le soutien de la Turquie, membre de l’OTAN, à l’Ukraine et à
l’entrée de la Finlande et de la Suède dans l’alliance atlantique, n’ait pas
encore mis à mal cette entente de circonstances.
De Gaïdz Minassian, on lira
également avec intérêt son ouvrage Les sentiers de la victoire (Alpha
histoire, Passés composés, 2023), prix du maréchal Foch de l’académie française
2021 récompensant une œuvre intéressant l’avenir de la Défense nationale. Dans
cet ouvrage, Gaïdz Minassian s’interroge sur l’évolution du concept de victoire
dans une guerre pour en montrer les mutations ainsi que les limites. On ne
gagne plus une guerre comme on le faisait avant mais citant la philosophe
Simone Weil, le journaliste du monde rappelle que le « meilleur moyen
de ne pas recommencer la guerre de Troie » c’est d’empêcher qu’elle se
reproduise ». A méditer assurément.
Ian Manook, L’oiseau bleu
d’Erzeroum et le chant d’Haiganouch (Albin Michel, Le livre de poche)
Délaissant les steppes mongoles
et les glaciers islandais, l’auteur de polars raconte dans cette série
l’histoire de deux sœurs arméniennes, Araxie et Haïganouch, rescapées du
génocide et qui vont traverser le 20e siècle, de Marseille, l’une
des grandes villes arméniennes de France à la Russie soviétique en passant par
l’esclavage en Syrie et le PCF. Empruntant de nombreux traits à des personnes
de sa propre famille, il signe avec talent une merveilleuse saga de cet exil arménien
sans fin.
Edgar Hilsenrath, Le conte de
la pensée dernière, Le livre de poche, coll librio, 640 p.
Peut-être le plus beau roman sur
le génocide arménien. Avec le ton si particulier des livres d’Hilsenrath,
survivant de la Shoah, où l’on passe du rire aux larmes, ce livre est une saga
familiale qui raconte l’histoire de Wartan Khatisian, un paysan d’Anatolie
projeté dans les convulsions du début du 20e siècle, qui débute avec
l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo et court jusqu’au
nouveau monde en passant bien évidemment par le génocide. C’est un chant, une
mélopée récitée à la manière d’un conte oriental par son fils mourant où l’on
perçoit la douleur d’un peuple à l’ombre du mont Ararat et au son si
mélancolique du duduk.
Inoubliable.
Tigran Mansourian, Requiem,
ECM
Ecouter ce requiem aujourd’hui
prend une nouvelle dimension au regard de l’actualité tragique. Dans les notes
du compositeur arménien se mêlent magnifiquement morts d’hier et victimes
d’aujourd’hui. Entre solennité et recueillement, l’œuvre de Tigran Mansourian
est tout simplement sublime.
Nathalie Maryam Baravian, La cuisine arménienne Actes Sud, 162 p.
Enfin que serait la culture
arménienne sans sa cuisine aux influences multiples ? Nathalie Baravian,
attachée de presse nous fait découvrir dans ce livre merveilleux qui mêle
recettes et dessins, toutes les richesses d’une cuisine à nulle autre pareille.
Au menu : beuregs, dolmas et autres plats typiques arméniens. On sent
l’odeur du café. On entrevoit les desserts à la grenade.
Et pour nous servir de guide la propre grand-mère de l’autrice, fille d’un survivant du génocide qui s’est installée à Lyon et a transmis à sa petite-fille cet héritage culturel qui prend une dimension si particulière dans l’exil. « La cuisine est beaucoup plus que la nourriture. C’est une boîte de Pandore qui, ouverte, libère les tribulations et les douleurs d’une nation tout en conservant au fond toutes ses riches et ses espérances » écrit-elle. Préfacé par l’écrivain égyptien Alaa Al-Aswany, auteur de l’Immeuble Yacoubian (Actes Sud), le livre de Nathalie Baravian est plus qu’un simple ouvrage de cuisine, c’est un précis de civilisation en même temps qu’un recueil de souvenirs immémoriaux.
Nous sommes entre 1938 et 1940. Le moment de Munich. La signature du pacte d’acier entre le Troisième Reich et l’Italie fasciste, prélude à la seconde guerre mondiale. Puis l’invasion de la Pologne. Mussolini est là, au côté d’Hitler, partageant son triomphe.
Les derniers jours de l’Europe,
voilà le cadre et le titre du troisième tome de cette incroyable saga
historique et éditoriale traduite dans une vingtaine de langues, couronnée de
prix à travers l’Europe et plébiscitée par un public toujours plus nombreux. La
couverture emprunte ses couleurs au drapeau nazi, le M de Mussolini remplaçant le
svastika. Et pour cause, 1938 constitue véritablement ce tournant où Benito
Mussolini, subjugué par le Führer, est devenu son compagnon infernal, son
supplétif. Terminé le temps où il mobilisait son armée sur le col du Brenner ou
rejoignait le front de Stresa face au danger allemand avec un Laval qui lui
aussi basculera bientôt dans l’infamie. « Il ne reste plus qu’à
souhaiter que les dieux de la paix et de la guerre, particulièrement sensibles
à l’outrageuse stupidité des hommes, aient le temps d’un instant, détourné la
tête » écrit ainsi Antonio Scurati.
Empruntant la même trame
narrative qui a fait le succès des épisodes précédents, Les derniers jours
de l’Europe agrège journaux intimes, comptes-rendus de réunions et passages
romanesques pour nous dépeindre ces deux années irréversibles. Nous sommes avec
le Duce dans le train qui le conduit à Munich, dans son palais du Quirinal.
Dans une langue qui transcende véritablement le récit et se hausse à la hauteur
tantôt pathétique tantôt épique du moment choisi comme dans ce moment
tragi-comique lors de l’invasion de la Pologne par la Wehrmacht où Scurati
écrit que « l’affrontement avec le siècle est renvoyé à plus tard,
remplacé provisoirement par un euphémisme », cette suite est une
nouvelle réussite.
10 juin 1940. « C’est l’heure que choisit Monsieur Mussolini pour nous déclarer la guerre (…). Le monde qui nous regarde jugera » écrit Paul Reynaud, président du conseil, à la fin du livre. On connait la suite. On attend la suite.
Par Laurent Pfaadt
Antonio Scurati, M. Les derniers jours de l’Europe, traduit de l’italien par Nathalie Bauer Les Arènes, 461 p.
Un programme fort bien conçu et des musiciens inspirés nous ont valu
une belle soirée dans la salle Érasme, lors du concert en abonnement de
l’Orchestre philharmonique de Strasbourg donné le vendredi 20 octobre dernier.
Les Danses roumaines de Béla Bartok constituaient une bonne entrée en
matière, servies par un orchestre jouant en petite formation et des musiciens
debout : la virtuosité des archets, très sollicitée dans les parties
véloces, s’en trouva amplifiée sans rien ôter à la texture soyeuse des danses
plus douces et mélancoliques.
Longuement travaillé et remanié
entre 1989 et 1993, le concerto pour violon de György Ligeti comprend, dans son
ultime version, cinq mouvements d’une durée totale d’environ une demi-heure,
durant laquelle le soliste est mis à rude épreuve. Cette œuvre attachante intègre
un matériau sonore d’origine hongroise dans une écriture, par ailleurs, très
avant-gardiste. Son premier mouvement s’ouvre de manière étonnante, comme un
bruit à peine audible se transformant d’abord en son, avant que la musique ne
s’installe vraiment. L’orchestration se compose d’un très petit quatuor d’une
vingtaine de cordes, complété par deux flutes, un hautbois, deux clarinettes,
deux cors, une trompette, un trombone et un grand nombre de percussions. On se
souvient de la belle exécution, plutôt mélodieuse, donnée lors d’un concert
d’avant le confinement de 2020, dirigée par Marko Letonja ; Charlotte
Juillard, la supersoliste de l’orchestre,
tenant la partie violon. C’est une vision beaucoup plus exacerbée que
nous auront fait entendre, le soir du 20 octobre, le chef Aziz Shokhakimov et
la violoniste Patricia Kopatchinskaja, d’une technique instrumentale et d’une
présence scénique hors du commun. En 2020, pour la cadence concluant l’agitato molto final, Charlotte Juillard
avait retenu la version écrite par le compositeur Thomas Adès, Patricia
Kopatchinskaja a proposé la sienne propre, impétueuse et véhémente, s’achevant
sur une mise en scène insolite, simulant une casse des instruments de
l’orchestre !… De cette interprétation de l’œuvre pleine de surprises,
on se demande néanmoins ce qu’ eût pensé le compositeur lui-même, qui en avait confié la création au violoniste
Sascho Graviloff et à l’Ensemble Intercontemporain de Pierre Boulez pour une
approche d’une gravité et d’un sérieux aux antipodes de celle-ci ? En bis,
la violoniste invitée et la supersoliste de l’orchestre se sont sympathiquement
réunies en duo dans une belle pièce pour violon, toujours de Ligeti, connue
sous le nom de Ballade si joc.
La musique du ballet Petrouchka d’Igor Stravinski, qui met en
scène les mésaventures et malheurs d’un pantin doté d’amour et de vie, n’est
plus joué aujourd’hui que dans sa version de concert. D’une richesse de timbre
rendant justice à la prodigieuse orchestration de Stravinsky, Aziz Shokhakimov
et les musiciens de l’OPS en ont proposé une puissante et prenante
interprétation. Elle s’inscrit dans la tradition des chefs russes, soulignant
particulièrement le dramatisme de l’œuvre, à la différence d’interprétations
occidentales mettant souvent en relief les aspects plus ludiques de la
partition.
Attirés, intrigués par ce titre magnifique qui reprend celui d’un tableau du célèbre peintre flamand du Moyen-Age, Jérôme Bosch et par la connaissance que nous avons du metteur en scène, Philippe Quesne, et de sa Cie le Vivarium Studio venu à plusieurs reprises ici au Maillon, (« La nuit des taupes » en 2016) nous avions grande envie de voir sa dernière création qu’il a montrée au Festival d’Avignon pour la réouverture de la Carrière Boulbon.
Nous nous retrouvons face à un plateau quasiment vide où,
côté jardin, est à l’arrêt un grand bus blanc. En fond de scène un immense
tableau représente dans des tons pastel un paysage de la nature.
Tout commence quand, l’un après l’autre les protagonistes
descendent du bus, certains avec des chapeaux de cow-boys et presque tous
santiags au pied. (Costumes Karine Marques Ferrera). Sommes-nous dans un désert
américain ?
Leur action consiste à se rendre près des gros sacs de
chantier pour y prélever à grands coups de pelle et de pioche des cailloux
qu’ils vont disposer en cercle au centre du plateau avant d’y installer
solennellement un très gros œuf (scénographie Elodie Dauguet)
L’hommage qu’ils lui rendent a tout d’un rite funéraire puisque
l’un après l’autre, il s’approche pour le toucher, le caresser, esquisser une
ronde et lui offrir un petit concert de flûtes, banjo et castagnettes.
Ce premier moment achevé, celui qui paraît être
l’organisateur du groupe (Gaétan Vourc’h) propose de mettre en place « un
cercle de paroles » où chacun s’exprimera à sa guise. Le projet étant approuvé,
on va bientôt assister à de fantasques exhibitions, les uns, lisant des textes,
d’autres s’allongeant sur le sol, d’autres encore, exécutant la posture de
l’équilibre sur la tête, quelques-uns se regroupant pour se constituer en
tableau vivant pendant que sur le toit du bus Thierry Raynaud déclame des
sonnets, que, près du bus, Sébastien Jacobs joue du violoncelle et chante. Une
femme traverse le plateau, une pomme posée sur la tête, une autre posera des
questions absurdes telles que « les cannibales ont-ils des
cimetières ? »
Côté cour défilent sur un écran lumineux des textes
surréalistes signés Laura Vasquez.
Une nouvelle séquence s’ouvre avec le démantèlement du bus
auquel on arrache les fenêtres et une partie de la carrosserie pour en faire
une scène de cabaret sur laquelle un des passagers se transforme en chanteur
lyrique suivi d’un autre devenu magicien capable de redonner une chevelure
abondante à un chauve. Beaucoup de fantaisie, d’incongruités dans ces démonstrations
qui semblent improvisées et répondre à des nécessités qui nous échappent.
Parfois des silences, des temps morts comme si ce groupe ne
savait ce qu’il fait là.
Alors l’orage avec tonnerre, éclairs et pluie relance le
mouvement, tous se mettent à courir pour se mettre à l’abri et regagner le bus
cela va de soi.
C’est encore une surprise de voir apparaître des personnages
en costumes médiévaux qui déambulent en citant des textes philosophiques en
vieux flamand puis on entend « chaque
pierre est un éclat du cosmos » et un homme sur le justaucorps duquel est
dessiné un squelette apparaît à son tour.
Côté cour on voit parfois jaillir des flammes (l’enfer ?).
Enfin la question du départ se pose. Un triangle lumineux se
dessine sur le tableau du fond, C’est comme une destination vers l’infini, vers
l’espace qui manifestement convient à ces curieux voyageurs.
Ainsi s’achève le
spectacle de Philippe Quesne qui n’a cessé
de nous surprendre et de nous dérouter par son aspect apparemment décousu où
les références au tableau de Bosch sont loin d’être évidentes si ce n’est
justement par ce côté foisonnant et énigmatique que l’on retrouve chez l’un
comme chez l’autre.
Avec Pôle-sud-CDCN, Musica a programmé sur la musique de John Cage un spectacle de danse conçu, chorégraphié et interprété par Lenio Kaklea , un solo particulièrement inventif, une sorte d’hommage au compositeur qui fut l’inventeur, pourrait-on dire du piano préparé. Accompagnée du pianiste Orlando Bass, elle a choisi « Sonates et Interludes » pour cette prestation au cours de laquelle elle déploie tout son corps, parcourant le plateau à grandes enjambées, s’amusant à se filmer avec une caméra vidéo pour explorer certaines parties de son visage, qu’elle déforme par des grimaces, étirant sa bouche, agrandissant son œil.
L’inventaire des modes pianistiques de John Cage, elle s’en fait l’écho par sa fantaisie, ses mouvements amples et virtuoses, relevant dans la partition le matériau de sa construction chorégraphique, de la marche au saut suivi d’arrêts en suspension, alternant glissades au sol et élans comme pour essayer d’attraper ce qui tombe du ciel. Elle se rapproche du pianiste lui, très concentré sur son jeu, puis elle disparait quelques instants avant de revenir évoluer, torse nu pour un final qui souligne clairement le pouvoir libérateur de la danse moderne. Représentation du 19 septembre
Musica au Maillon pour « Place » le 22 Septembre En création française une œuvre sur la gentrification dont la partie musicale est signée Ted Hearne ainsi que le livret pour lequel il s’est adjoint le rappeur Saul Williams.
Place – Ted Hearne
Cela aboutit à une pièce engagée, un oratorio pour six voix et 18 instruments du Collectif lovemusic basé à Strasbourg. Un spectacle total dont les textes nombreux et riches de références sociales et politiques nous touchent autant que les images. Ted Hearne veut nous rendre sensibles à ce problème qu’il a découvert et vécu, lui qui est né à Chicago, et qui a cru d’abord que la musique pouvait faire fi des appartenances sociales et ségrégatives. En prenant conscience qu’il n’en était rien, il s’est lancé sur ce thème pour exposer comment la prise de possession des quartiers populaires par des personnes aisées a constitué un bouleversement dans les mœurs des habitants confrontés à l’augmentation des loyers ou aux contrôles policiers devenant plus fréquents. Projections d’images des quartiers, dialogues filmés, ou chantés, on trouve une richesse de propositions autant sur le plan de l’image que du chant et de la musique.
Il s’agit d’une sorte de dialogue e entre le compositeur et le rappeur, le premier se sent quelque peu coupable d’être malgré lui complice des accapareurs ne serait-ce parce qu’il est blanc. En témoignent ces passages où il est question de leur fils respectif. En effet au début du spectacle une vidéo nous montre l’auteur chantant une berceuse à son fils et posant la question « où virons-nous ? La musique est harmonieuse pendant que défilent des images des villas d’un quartier bourgeois.
La réponse viendra plus tard quand Saul William fera dire aux chanteurs «What about my son, et mon fils alors ? »
Ted Hearne pour ne pas tomber dans le suprémacisme pratique le collage qui permet de mettre en quelque sorte sur un pied d’égalité les références aux auteurs de différentes obédiences comme celles aux différents compositeurs. On y croisera par exemple, aussi bien des textes de Gilles Deleuze, que de James Baldwin et des musiques de Nina Simone ou de Haendel…
Une œuvre finement élaborée à partir de réflexions politiques qui nous a donné le plaisir de l’écoute et celui non moins important celui de se confronter aux problèmes du monde et d’en faire notre affaire.
Michael Levinas
Grand moment ce lundi 25 septembre à la Cité de la musique et de la danse pour entendre l’Ensemble Intercontemporain sous la direction de son nouveau directeur Pierre Bleuse dans un concert intitulé « L’Ebranlement » qui nous offre les œuvres de trois compositeurs, trois moments d’une musique très colorée, très vivante, d’abord de Michael Levinas en création mondiale « Les voix ébranlées » où l’on passe de murmures aux sons graves, où les instruments semblent parler et justifient le titre, une composition savamment tissée qui procure un vrai plaisir de l’écoute.
Suivie dans un deuxième temps par « La Horde » de Hugues Dufourt, œuvre inspirée par un tableau du peintre Max Ernst portant ce même titre et pour laquelle l’artiste emploie la technique du frottage ce qui se retrouve d’une certaine façon dans l’écriture de cette partition qui fait la part belle aux frémissements et aux frottements. Ça gratte, ça racle, on fait vibrer, amplifiant des sons qui peuvent paraître discordants, on multiplie les coups d’archet. Au final le piano et la flûte nous conduisent vers l’apaisement et le silence.
La troisième partie du concert était réservée à la création mondiale de « The Tailor of Time » une commande de Musica, l’Ensemble Intercontemporain et le Festival d’Automne à Paris à la compositrice australienne Liza Lim qui a puisé son inspiration dans la poésie de Jelaluddin Rumi, un mystique soufi persan du XIIIème siècle. Ecrite pour hautbois, harpe et orchestre l’œuvre fait la part belle au hautbois tenu par Phlippe Grauvogel et à la harpe jouée par Valeria Kafelnikov, tous deux très versés dans la musique contemporaine. Leurs échanges et dialogue est repris, soutenu par l’orchestre, développant une palette sonore riche et variée pendant que les percussionnistes s’adonnent à des bruitages, se lançant dans des bricolages qui font même sourire les musiciens surtout quand ils vont jusqu’à suspendre des casseroles, des cymbales, des cloches et divers objets sur lesquels ils projettent de l’eau et que, sans vergogne, ils se mettent à pousser des cris. A ce charivari succéderont le solo du hautbois, les glissandos de la harpe, et les coups d’archet en rythme soutenu qui contribuent à donner à cette partition toute son expressivité.
A souligner la remarquable interprétation des musiciens de l’Ensemble Intercontemporain toujours dans la justesse et la conviction.
Nous retrouvons ce même Ensemble Intercontemporain le lendemain à la Cité de la musique et de la danse pour nous font entendre, sous sa direction deux œuvres du compositeur allemand Enno Poppe. Ses deux pièces soulignent combien il est inventif et prolixe. Les morceaux très courts de « Blumen » marqués par les frémissements tout en finesse et en subtilités, s’expriment entre éclats, intensité, frénésie et contrastes.
Poppe, lui est un vrai personnage, qui vit sa musique avec tout son corps et semble la danser en la dirigeant.
Dans « Prozession » pour lequel plusieurs batteries sont installées, la composition en neuf parties fait se rencontrer les instruments deux par deux, les percussions, elles, n’arrêtant pas de jouer. La parttion est très structurée, le son souvent très fort, le rythme martial avant de devenir lent, les sons doux, répétitifs, méditatifs, quasiment mystiques. Une très belle rencontre avec ce compositeur assurément plein d’originalité.
Dans le registre de l’originalité nous avons vécu un moment bien particulier avec le spectacle « Anatomia » au cours duquel la pianiste et performeuse Claudine Simon nous fera vivre une expérience unique et pour le moins inattendue, en l’occurrence, le démontage, pièce par pièce d’un piano. D’abord, installé au milieu du dispositif scénique, il dispense ses accords et harmonies de façon classique. Nous sommes bien sûr intrigués par les nombreux fils qui pendent au-dessus du plateau. Nous en comprenons l’usage quand, au fur et à mesure du déroulement du spectacle, on verra advenir la déconstruction de l’instrument dont les différents éléments seront suspendus à ces fils. Quelques sons émergent encore de ce « carnage » auxquels s’ajoutent des martèlements, des grattages et autres sons et bruits obtenus en triturant le corps du piano dépecé.
C’est ainsi que l’on découvre la complexité de cet instrument et que, à notre grand étonnement, dépouillé de son intégrité il résonne encore.
Au Palais des Fêtes nous attend ce samedi un des derniers concerts du festival sur le sol français, une création de Jérôme Combier exécutée par l’Ensemble Cairn dirigé par Guillaume Bourgogne. Pas moins de 6 dispositifs orchestraux sur le plateau autour duquel ont pris place les spectateurs, celui du centre voué essentiellement à des manipulations d’objets, tuyau en bois sur lequel on frappe, papiers que l’on froisse, envolées de pétales qui bruissent, sons enregistrés puis renvoyés. Tous ces éléments de percussion n’empêchent pas les instruments de l’orchestre de se produire, alto, violoncelle, piano et accordéon jouent leur partition. Puis surgissent les sons métalliques des lames d’acier, des cloches, des carillons que l’on frappe et fait résonner. La musique s’immisce dans ces bruitages, parfois elle semble supplier, gémir, gronder devenir orage avant que nuance et délicatesse ne réapparaissent à l’instar de cette dernière manipulation qui nous montre ce filet de sable que l’on fait couler dans la lumière, comme pour mesurer le temps avec un sablier.
Les objets inanimés prennent vie dans la musique et ainsi le compositeur, Jérôme Corbier et le percussionniste Corentin Mariller rendent-ils hommage à l’Arte Povera.
La clôture du Festival s’effectuera à Bâle, en toute beauté .
Après la visite du Musée Tinguely deux concerts nous attendent auxquels cette visite nous a en quelque sorte préparés, en particulier concernant les compositions de Simon Steen-Andersen puisque comme le peintre et sculpteur Steen -Andersen pratique l’art du collage et du recyclage ce dont il s’est expliqué » dans sa conférence de l’après-midi où il est question de sa technique de composition et de partitions construites à partir d’éléments collectés comme on le ferait avec des legos mélangés.
Premier concert, celui de Zone Expérimentale sous la direction artistique de Sarah María Sun dans lequel les œuvres de Steen illustrent son propos, étant successivement inspirées de J.S Bach, Schumann et Mozart, toutes intitulées « Inszenierte Nacht » la nuit mise en scène.
Ce même concert nous permet de redécouvrir une œuvre de Georges Aperghis « Les sept crimes de l’ amour » et de Enno Poppe « Fleisch » avec d’excellents solistes comme Alexandre Ferreira Silva au vibraphone et percussion ou Marc Baltrons Fabregas au saxophone
Le deuxième concert se tient au Sportzentrum Pfaffenholtz à la frontière entre Bâle et Saint-Louis, une grande salle de sport bien nécessaire pour accueillir l’immense formation destinée à exécuter le « Trio » pour orchestre de Simon Steen-Andersen précédé de « La musique de revue » de Sofia Gubaidulina et de Slimazel » de Michael Wertmüller, toutes ces œuvres écrites pour big band et orchestre étaient confiées au Basel Sinfonietta dirigé par Titus Engel avec le NDR Big Band et le Chorwerk Ruhr.
Un impressionnant regroupement d’interprètes pour ce remarquable concert de clôture du Festival Musica qui fêtait ses quarante années d’existence toujours accompagné d’un public nombreux, fidèle et curieux.