Bibliothèque arménienne épisode 2

« Dans toute la noirceur de cette guerre, cela restera gravé dans nos mémoires comme le comble de la noirceur. Il n’existe rien d’équivalent à cette destruction planifiée et silencieuse d’une race. […] La race arménienne en Asie Mineure a été de fait anéantie » écrivait Henry Morgenthau, alors ambassadeur des Etats-Unis à Istanbul et futur secrétaire au trésor du Président Franklin Delano Roosevelt.


© ARIS MESSINIS / AFP

Ces mots résonnent aujourd’hui avec une froide pertinence depuis l’invasion du Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan, les 19 et 20 septembre 2023. Si le conflit a aujourd’hui disparu de nos écrans de télévisions au profit de l’Ukraine et de Gaza, la situation reste là-bas très fragile et la crainte d’une invasion du sud de l’Arménie a poussé cette dernière à intensifier son activité diplomatique notamment vis-à-vis de la France ainsi que son réarmement.

Dans ces conditions, toutes les inquiétudes relatives aux dangers encourus par le patrimoine de l’Artsakh se justifient car le conflit se double bien évidemment d’une guerre mémorielle qui atteindra, à n’en point douter, les bibliothèques et la culture de ce pays. D’où l’importance de sensibiliser les lecteurs français à l’histoire et à la culture arménienne pour qu’ils n’oublient pas que cette dernière a traversé les âges, des civilisations de l’antiquité à l’Union soviétique en passant par les premiers temps du christianisme et bien évidemment l’empire ottoman dont la résurgence impérialiste et nationaliste de la Turquie d’Erdogan laisse craindre le pire. De la relation forte entre la France et l’Arménie illustrée par le roman de Franz Werfel et les combats de Missak Manouchian et des FTP-MOI à la duplicité de la Russie en passant par ce devoir de mémoire qui nous oblige tous vis-à-vis du premier génocide du 20e siècle, il est temps de pousser les portes de ce deuxième épisode de bibliothèque arménienne.

Franz Werfel, Les 40 jours du Musa Dagh, Albin Michel

Publié il y a tout juste 90 ans, alors que les nazis arrivaient au pouvoir et condamnèrent le livre au bûcher, Les 40 jours du Musa Dagh demeure encore aujourd’hui l’un des grands témoignages littéraires du génocide arménien. Ecrit par Franz Werfel (1890-1945) qui fut l’ami de Franz Kafka, le roman raconte l’incroyable sauvetage de plusieurs milliers d’Arméniens réfugiés sur le fameux Musa Dagh (Mont Moïse) par la marine française. Le lecteur suit ainsi avec passion cette communauté arménienne emmenée par Gabriel Bagradian et ses amis combattants.

« Chassé de sa terre, persécuté pour sa fidélité à sa croyance religieuse, le peuple arménien, paril au peuple juif, a su s’adapter aux incertitudes du présent en demeurant enraciné dans la mémoire immuable, mémoire collective où la mort elle-même est vaincue, car le souvenir de la mort y est reçu comme un signe, comme un clin d’œil de l’éternité » écrit ainsi dans la préface du livre, Elie Wiesel, prix Nobel de la paix en 1986.

Certaines scènes vous marqueront à jamais notamment celle de la rencontre entre le pasteur Johannes Lepsius, bien décidé à sauver les Arméniens, et Enver Pacha, l’un des instigateurs du génocide. Les 40 jours du Musa Dagh ont ainsi contribué à édifier le mythe du courage et du martyre arménien. Assurément un classique pour comprendre l’âme arménienne.

Gaïdz Minassian, Arménie-Azerbaïdjan, une guerre sans fin ? Anatomie des guerres post-soviétiques 1991-2023, Passés composés, 368 p.

On aurait tort d’oublier le Haut-Karabakh, ce territoire grand comme la Haute-Savoie coincé entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan qui se disputent son contrôle depuis près de trente ans. Car, à bien des égards, nous dit Gaïdz Minassian, plume bien connue du journal Le Monde, le Haut Karabakh est un volcan.

Un volcan né à la chute de l’URSS et dont il est devenu l’un des symboles en matière de conflit frontalier post-soviétique et de rivalités géopolitiques entre Russie, Turquie et Iran. Un volcan que l’on a peut-être cru gelé mais qui ne fut jamais éteint. Un volcan qui s’est formé souterrainement depuis 1919 entre massacres, guerres mémorielles, droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et principe d’intégrité territoriale. Un volcan enfin sur lequel dansent des dictateurs ayant lu leur Mackinder, l’un des pères de la géopolitique moderne, et qui voient dans cette zone allant de l’Ukraine à l’Asie Mineure, une partie du cœur du monde à contrôler afin d’assurer leur sécurité. Un livre d’histoire mais surtout un avertissement.

Susanna Harutyunyan, Le village secret, traduit de l’arménien par Nazik Melik Hacopian Thierry, Les Argonautes, 224 p.

Voilà assurément un roman qui vous marquera pour longtemps. Susanna Harutyunyan, figure majeure de la littérature arménienne nous fait entrer dans ce village secret niché sur les bords paradisiaques du lac Sevan situé à quelques 1900 m d’altitude. Ici « dans le noir profond se jouait un combat entre les sons de la nature et le silence de l’univers » écrit ainsi Susanna Harutyunyan. Personne ne connaît l’existence de ce village. Seul un homme, Harout, est chargé de sortir et de revenir de ce lieu qui accueille tous ceux qui fuient les convulsions de l’Arménie du début du 20e siècle. Il ramène avec lui des hommes et des femmes qui, cachés, ignorent tout de la position géographique de l’endroit que seuls les serpents peuplaient auparavant. Et gare à ceux qui trahissent le secret, ils sont bannis comme ceux du paradis retournant en enfer.

Une femme magnifique, « d’une beauté éblouissante » va bouleverser cet équilibre : Nakhchoun. Venant de Deir ez-Zor, elle est enceinte, victime d’un viol turc. La loi et l’équilibre du village exigent que l’enfant soit tué. Mais ils sont deux, deux jumelles à voir le jour. Le village hésite, se divise. L’équilibre est rompu.

Dans ce petit bijou littéraire traduit magnifiquement en français qui enchevêtrent parfaitement contes merveilleux, époques successives et portraits inoubliables, Susanna Harutyunyan construit une sorte d’arche de Noé de pierre taillée dans les flancs de ces montagnes devenues des personnages à part entière. Un très grand livre sur l’altérité mais surtout sur la puissance de la vie.

Jean-David Morvan, Thomas Tcherkézian, Missak, Mélinée et le groupe Manouchian, les fusillés de l’affiche rouge, Dupuis, 160 p.

Les entrées de Missak et Mélinée Manouchian au Panthéon sont venues consacrer l’engagement de ces étrangers qui défendirent la France, notamment ceux venus d’Arménie, renforçant par la même occasion nos liens infectibles avec l’Arménie.

Cette très belle bande-dessinée rappelle avec force cette histoire. Elle est signée Jean-David Morvan, scénariste prolifique qui depuis quelques années s’est spécialisé dans les sujets historiques qu’il s’agisse de la Première guerre mondiale ou de la déportation. Il s’est associé pour l’occasion à un jeune dessinateur bourré de talent qui fera certainement parler de lui à l’avenir,Thomas Tcherkézian. Tous les deux délivrent un album plein de rythme et de force qui a des airs de comic book. Cela tombe bien, Missak Manouchian demeurera à jamais l’un de nos super héros.

Raymond Kevorkian, Parachever un génocide. Mustafa Kemal et l’élimination des rescapés arméniens et grecs (1918-1922), Odile Jacob, 412 p.

Il ne fallait laisser aucun survivant. Non content d’avoir exterminé près d’un 1,1 million d’Arméniens, le pouvoir ottoman puis turc fut bien décidé à traquer et à tuer tous ceux qui avaient échappé à la mort et aux massacres. C’est l’objet du livre passionnant de Raymond Kevorkian, l’un des grands spécialistes du génocide arménien. Dans cette enquête historique, dernière brique d’une oeuvre de plusieurs décennies de recherches et d’ouvrages, Raymond Kevorkian évoque ainsi cette question assez peu connue. Car tout ne s’est pas arrêté en 1915, loin de là.

La fabrication de l’Etat-nation turc a nécessité le sang de ces minorités arméniennes surtout mais également grecques et syriaques qui constituaient des obstacles à l’homogénéisation de ce qui allait devenir la Turquie moderne. A l’aide d’archives inédites, Raymond Kevorkian montre ainsi la continuité de cette politique qui traversa les différents régimes qui se succédèrent entre 1918 et 1923. Un ouvrage percutant qui permet également de comprendre la Turquie d’aujourd’hui.

Archavir Chiragian, La dette de sang, un Arménien traque les responsables du génocide, éditions Complexe, 332 p.

Imaginez le film Munich de Steven Spielberg qui relate la traque et l’élimination des terroristes responsables du massacre des athlètes israéliens aux JO de Munich en 1972 et déplacez le un demi-siècle plus tôt toujours en Allemagne et vous aurez La dette de sang.

Nous sommes en 1921-1922, le génocide des Arméniens a eu lieu quelques années plus tôt ordonnés par les dirigeants d’un empire ottoman qui n’existe plus. Ces derniers ont trouvé refuge en Allemagne, en Géorgie ou à Rome. Dans les rues de Berlin des hommes rôdent, prêts à se venger. Ils ont organisé l’opération Némésis, du nom de la déesse grecque de la vengeance. Archavir Chiragian fut l’un des hommes de cette opération. Il nous relate cette dernière que l’on suit pas à pas sur les traces de Fatali Khan Khyski, président du conseil des ministres de la république d’Azerbaïdjan et de Talaat Pacha. Un livre qui se lit comme un thriller.

Hans-Lukas Kieser, Talaat Pacha, l’autre fondateur de la Turquie moderne, architecte du génocide des Arméniens, traduit de l’allemand par Ulubeyan Gari, CNRS éditions, 616 p.

De Talaat Pacha, il en est justement question dans cette biographie passionnante. L’historien allemand Hans-Lukas Kieser dresse le portrait de celui qui fut, en tant que Grand Vizir, l’un des maîtres de l’empire ottoman finissant mais également en tant que ministre de l’intérieur, l’architecte du génocide arménien.

Le livre récompensé par les trophées littéraires des Nouvelles d’Arménie 2024 avance en clair-obscur. Côté lumière, il montre un homme défendant une conception de la nation qui le place clairement comme un précurseur de Mustapha Kemal. Côté ténèbres, Hans-Lukas Kieser s’attarde sur l’élaboration du génocide des arméniens au nom d’un nationalisme meurtrier qui, lui-aussi, allait s’avérer précurseur, en annonçant ces génocides à venir quelques vingt ans plus tard. Un nationalisme qui déjà bénéficia de complicités actives et passives de certains voisins de l’empire ottoman.

The Gurdjieff Ensemble, Levon Eskenian, Zartir, ECM label

Georges Gurdjieff (1872-1949) fut un mystique, philosophe et compositeur arménien qui développa une méthode développement de soi visant à atteindre un état de pleine conscience baptisé la Quatrième voie, que l’on peut rapprocher du soufisme etpeut trouver des formes musicales.

Le titre du troisième album de Levon Eskenian et son ensemble Gurdjieff, Zartir tire son nom d’une chanson populaire arménienne, Zartir lao qui appelle à la lutte contre les Turcs. S’il s’inspire moins de la philosophie Gurdjieff, ces nouvelles compositions qui donnent la part belle aux danses sacrées relèvent plutôt des bardes traditionnels arméniens qui sillonnèrent le pays. La musique de Levon Eskenian avec sa dimension ésotérique qui semble venir du fond des âges attrape immédiatement son auditoire. Elle puise, avec ces magnifiques duduk, dans quelque chose d’ancestral qui touchera l’âme de chacun. Quelque chose de féerique qui semble sortir d’un conte, d’une histoire mille fois racontée et comme échappée d’une bibliothèque où se mêle savoir, croyances et cette langue unique. 

Par Laurent Pfaadt

Musique en ville et à la campagne

C’est toujours un plaisir que de se rendre au concert dans la salle du Munsterhof dont la beauté visuelle le dispute à l’excellence de son acoustique.


Le soir du lundi 18 mars, invités par le Centre Musical de la Krutenau, Charlotte Juillard, violon solo au Philharmonique de Strasbourg depuis dix ans, et ses collègues et amis Thomas Gautier, violoniste, Harold Hirtz, altiste et Alexander Somov, violoncelliste, eux-mêmes solistes ou anciens solistes à l’orchestre, offraient un concert de musique de chambre, tour à tour à deux, trois et quatre voix. Dès le duo pour violon et violoncelle op.7 de Zoltan Kodaly, joué avec intensité et concentration, on pressent un concert des plus soigneusement préparés. De cette composition écrite en la terrible année 1914 et dont les quatre mouvements offrent des traits avant-gardistes d’époque, la violoniste et le violoncelliste restituent parfaitement l’atmosphère méditative et anxieuse. C’est une toute autre ambiance, plus détendue et festive, qui émane de la sérénade op.10 de cet autre musicien, hongrois lui aussi et de la même génération que Kodaly : Ernö Dohnanyi. Compositeur, pianiste et chef d’orchestre, il fut le grand-père de Christoph von Dohnanyi, chef d’orchestre contemporain des plus respectés. Si, à l’instar de Bartok et de Kodaly, Dohnanyi puise aussi une part de son inspiration dans le folklore hongrois, son écriture est en revanche bien plus traditionnelle. Sa sérénade op.10 aura, en tout cas, permis au trio violon-alto-violoncelle de faire entendre la beauté de ses instruments, flattés par l’acoustique du lieu.

Charlotte Juillard

La soirée s’achevait avec un chef d’oeuvre de la musique de chambre, le neuvième quatuor de Beethoven, l’Opus 59 n°3, troisième et dernier de la série des Razoumovsky. Oeuvre d’une puissance expressive exceptionnelle, avec un allegro initial d’un héroïsme flamboyant, un mouvement lent d’une densité poignante, un menuetto qui n’en est pas vraiment un et une incroyable fugue finale, anticipant les derniers quatuors du compositeur. Dès le premier mouvement, on est saisi par l’homogénéité et la virtuosité de ces quatre musiciens qui donnent l’impression d’un ensemble constitué depuis des lustres alors que, même s’ils se connaissent bien, ils ne sont réunis que pour l’occasion. On est aussi emporté par leur engagement, leur enthousiasme et leur prise de risques : à l’écoute du tempo très vif, adopté par l’altiste Harold Hirtz à l’entrée de la fugue finale, on ne peut qu’admirer la propreté et la clarté de son jeu, et de celui de ses comparses. Au-delà de cette virtuosité commune, ce fut aussi et surtout une grande interprétation de ce neuvième quatuor, dans un style assez différent des tendances plus analytiques à l’oeuvre ces dernières décennies et renouant avec une manière de jouer particulièrement lyrique, usant souvent d’un très beau legato et rappelant, de façon étonnante, le jeu de certains grands ensembles d’antan comme le Quatuor Busch (dans les années 1930-40) ou, plus près de nous, le Quartetto Italiano. Ainsi interprété, cet Opus 59 n°3 annonce, non seulement le modernisme de la dernière musique de chambre de son auteur, mais aussi le romantisme tardif d’un Johannes Brahms.

Dans un tout autre esprit, il faut aussi féliciter la mairie de La Wantzenau et le chef Philippe Hechler pour leur entreprise de représenter sur scène l’opéra de Verdi, La Traviata, dans la transcription pour orchestre d’harmonie due à Lorenzo Pusceddu. Pour ce faire, l’Orchestre d’Harmonie de La Wantzenau fut mobilisé, en même temps que constitué un choeur d’amateurs, au demeurant aguerris, et trois chanteurs solistes engagés. Dans cette adaptation de l’opéra de Verdi, les dialogues sont remplacés par un récit de l’action, remarquablement narré par l’acteur Christophe Feltz. De même toutes les scènes chorales furent jouées avec beaucoup de verve et de justesse, grâce au minutieux travail de préparation accompli pendant six mois par l’équipe chorale sous la direction de Gaspard Gaget, jeune chef de choeur doté d’une déjà longue expérience. Dans une mise en scène sobre et efficace de Lysiane Blériot, heureusement dépourvue des extravagances et absurdités aujourd’hui visibles sur beaucoup de scènes, les deux protagonistes Alfredo (Lee Namdeuk) et Violetta (Véronique Laffay) emportèrent l’adhésion. Les musiciens de La Wantzenau et leur chef, monsieur Hechler, restituèrent l’oeuvre avec justesse et précision. Seule petite réserve concernant la sonorisation : dans l’acoustique assez mate de la salle du Fil d’eau, elle était surement nécessaire, notamment pour les voix ; mais peut-être eût-elle gagné avec quelques décibels en moins.

Quoi qu’il en soit, ces deux représentations de La Traviata, les vendredi 15 et dimanche 17 mars témoignent du niveau artistique que peuvent atteindre des musiciens amateurs sérieusement préparés et profondément motivés.

Michel Le Gris