La ville dans tous ses états

Ben Wilson signe un livre de référence sur l’histoire millénaire de la ville

Qui n’a jamais apprécié de boire un café au petit matin sur une terrasse et voir une ville se réveiller avec ses livreurs, ses écoliers, ses odeurs et ses bruits ? Plus d’un siècle après le film de Fritz Lang, voilà que Metropolis revient nous interpeller. Mais cette histoire qui nous est racontée n’est pas celle d’une ville inscrite dans une société dystopique et symbole d’une civilisation décadente tirée de l’esprit du plus grand réalisateur allemand. Plutôt celle d’une ville protéiforme qui a traversé les âges et les civilisations pour se transformer et se réinventer.


De son invention, il y a près de 6 000 ans, dans la mésopotamienne Uruk à celle de la mega-cité, omniprésente qui recouvrera en 2050 2/3 du globe, Ben Wilson, historien britannique nous propose un voyage littéraire hallucinant, électrisant et passionnant. De Dharani, le plus grand bidonville de l’Inde aux ruines de Varsovie pendant la seconde guerre mondiale en passant par l’ancêtre de Dubaï, la Bagdad des califes et les banlieues de Los Angeles, son ouvrage revient sur cette incroyable invention qui connut modifications, bouleversements et évolutions négatives et positives.

Car nous dit Ben Wilson, les êtres humains ont eu depuis des millénaires, la volonté de se regrouper, de se socialiser, de créer des sociétés. Celles-ci se sont matérialisées dans ces formes que l’on nomme villes ou cités si bien qu’avec l’évolution de l’humanité, ces créations ont parfois échappé à leurs concepteurs et se sont émancipées des Etats qui avaient présidé à leur édification. Pour autant prévient l’auteur, « nous sommes doués pour vivre dans les villes (…) Et pourtant, nous sommes aussi très mauvais pour les bâtir ». N’hésitant pas à convoquer Gilgamesh, la série des Sopranos pour évoquer le tracé linéaire entre centre-ville et périphérie ou l’industrie automobile qui constitue selon lui l’un des poisons de détérioration des conditions de vie dans les villes, Ben Wilson pointe ainsi avec intelligence les réussites et les ratés de l’histoire urbaine.

Pour autant le génie humain a conçu une invention qui a fait preuve de sa résilience et de sa capacité à se réinventer, à surprendre. Et si l’homme a modifié la ville tout au long de l’histoire, celle-ci a également transformé les hommes et les sociétés. Ainsi de Los Angeles qui, grâce à l’immigration latino, a développé un type d’urbanisme générateur de sociabilité entraînant piétonisation et gentrification. Ici réside bien le coeur d’un livre qui ne se réduit pas à une simple histoire de l’architecture urbaine mais bel et bien dans une volonté de s’inscrire dans une dimension globale et faire de Metropolis, une sorte de livre-monde. Et à l’heure du défi du changement climatique et où chaque jour 200 000 habitants, soit l’équivalent de la ville de Toulon affluent dans les villes, le livre de Ben Wilson se referme sur une perspective tout à fait salutaire en pointant, de Seattle à Santander, les ressources, les germes d’un énième renouvellement urbain pour permettre à la ville de demeurer l’épicentre de notre condition humaine. Assurément un livre à posséder dans chaque bibliothèque.

Par Laurent Pfaadt

Ben Wilson, Metropolis, une histoire de la plus grande invention humaine, traduit de l’anglais par Simon Duran
Passés composés, 444 p.

Balance de granit

L’ancien procureur près la cour de cassation, François Molins livre ses mémoires dans un livre profond et sensible

Il personnifia l’État quand celui-ci vacilla. Il fut le rempart de notre démocratie contre ceux, fanatiques ou opportunistes, qui voulurent l’affaiblir. Un homme qui a consacré sa vie à deux causes parmi les plus nobles qui soient : la justice et la nation.


Voilà qu’aujourd’hui, l’homme avec toute la discrétion qui le caractérise et qui façonne ceux qui, dans l’ombre, marquent leur temps, se livre et livre aux citoyens de ce pays, ses mémoires, ses souvenirs et d’une certaine manière, sa manière forcément subtile, ses leçons. Il fut des moments où l’homme se trouva bouleversé comme lorsqu’il pénétra dans le Bataclan ravagé, brisé, ensanglanté. Un homme qui ressentit plus de plaisir à apprendre qu’une promotion de l’ENM l’avait choisi, lui, à l’aube de sa retraite, comme parrain plutôt qu’à œuvrer dans un cabinet ministériel. En se retournant sur ces quarante-six années passées à la justice, l’homme a le sentiment du devoir accompli face à une justice qui ne s’est pas laissée domptée mais qu’il a aimé, profondément.

François Molins est ainsi. Il y a quelque chose de fascinant chez lui, d’attachant. Un être d’une grande résolution lorsqu’il s’agit de défendre justice et état de droit comme il explique à juste titre dans ses mémoires, s’abritant derrière ces mots – Au nom du peuple français – qui sonnent comme l’épitaphe d’une statue maniant le glaive et le bouclier. Un homme qui fut l’acteur imperturbable de notre histoire récente avec ses combats, ses scandales, ses victimes, ses deuils, du tribunal de Bobigny à l’affaire Cahuzac, du stade Furiani à Bastia à l’attentat de Charlie Hebdo. Un granit républicain.

Et un être timide, hésitant. Comme une pierre qui, sous l’effet de l’eau de la vie, s’altère, inexorablement, entraînant fissures apparentes et souterraines. Des fissures notamment personnelles, François Molins en connut et le magistrat revient avec pudeur sur les sacrifices professionnels qu’il imposa à sa famille. C’est profondément touchant et cela l’humanise un peu plus. Et puis la politique, le plus puissant des agents corrosifs. L’homme refusa toujours de faire de la politique. Il fut directeur de cabinet mais ne franchit jamais le Rubicon du pouvoir. Trop peur de devoir se renier, de ne pas pouvoir revenir en arrière. Trop peur de ressembler à l’actuel titulaire de la place Vendôme, à cet ancien avocat devenu procureur de circonstance, et à qui il réserve sa plaidoirie littéraire la plus acerbe, à qui il oppose un bouclier de papier pour défendre sa justice. Pourtant il aurait fait un bon politique, un de ceux qu’on admire, une espèce en voie de disparation. Voilà pour l’érosion.

Le livre refermé, assurément passionnant, un seul mot nous vient à l’esprit comme l’aveu d’un peuple face à l’un de ses plus ardents serviteurs : merci.

Par Laurent Pfaadt

François Molins, Au nom du peuple français, Mémoires,
Aux éditions Flammarion, 368 p.