Tous les articles par hebdoscope

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Une histoire en rouge et blanc

Douze siècles d’histoire de la Russie à découvrir
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Une somme sur la Russie, voilà ce qui vient immédiatement à l’esprit en parcourant l’ouvrage de Michel Heller, paru initialement en 1997. L’auteur nous invite à un voyage historique incroyable de St Petersbourg, la capitale des tsars à Vladivostok en passant par la mer d’Azov, Moscou, Novgorod ou Ekaterinbourg où fut exécuté Nicolas II. Des vikings suédois menés par leur chef Rurik formant cette principauté « rus » qui devait donner son nom aux habitants de ce pays continent jusqu’à la fin de la monarchie des Romanov en 1918, l’ouvrage parcourt avec bonheur cette histoire millénaire faite d’exploits comme la victoire de Pierre le Grand sur les suédois à Poltava en 1709, de soubresauts et de légendes (celles de l’imposteur Dimitri, de la disparition du tsar Alexandre ou des pouvoirs guérisseurs du moine Raspoutine).
Comme le développe avec brio Michel Heller, la Russie ainsi que son empire se sont édifiés sous l’autorité de chefs, de tsars. Deux figures émergent ainsi de ce panorama : Ivan le Terrible dont l’action fut prépondérante et Pierre le Grand dont Michel Heller tout en soulignant l’incontestable action de modernisation de l’état et d’impulsion impériale, porte un jugement plutôt sévère.
La longue histoire de la Russie puis de l’URSS fourmille de personnages qui ont bouleversé l’histoire du monde. Indubitablement, Lev Davidovitch Bronstein dit Trotski fut de ceux-là. Sur ce point en tout cas, la biographie que Robert Service, professeur à Oxford et auteur d’un Lénine convaincant (Perrin, 2012), consacre au fondateur de la IVe Internationale s’inscrit dans l’historiographie communément admise. Pour le reste, l’ouvrage démolit à juste titre d’ailleurs, l’image romantique d’un Trotski, héraut d’une révolution communiste moins brutale et surtout qui aurait accompli l’utopie voulue par Marx et Lénine.
Oui, Trotski n’appartenait pas à la faction bolchevik des révolutionnaires d’octobre et il fit preuve de réelles qualités de stratège lors de la guerre civile contre les Blancs, restés fidèles au tsar. Mais selon Service, l’homme ne fut pas un réaliste mais un idéologue obtus, se complaisant dans un verbe acerbe nourri par un ego démesuré au lieu de se confronter au pouvoir. « Lui-même a toujours voulu qu’on le considère comme un idéaliste révolutionnaire, sans jamais admettre la faiblesse de ses arguments » écrit ainsi Service. L’auteur en conclue d’ailleurs que son gouvernement aurait été bien pire que celui de Staline avec qui il partageait – n’en déplaise à ses partisans – de nombreux points communs.
En tout cas, qu’elle fut blanche ou rouge, l’histoire de la Russie et de ses grands hommes recèle cette part de fascination propre aux grands empires.

Michel Heller, Histoire de la Russie et de son empire, Perrin, coll. Tempus, 2015

Robert Service, Trotski, Perrin, coll. Tempus, 2015

Laurent Pfaadt

Le conteur du temps

La porte des mondes à redécouvrir dans son intégralité
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Rendons grâce à ces petites maisons d’édition françaises qui permettent aux lecteurs francophones notamment les plus jeunes de profiter de trésors oubliés de la science-fiction anglophone.

Tel est le cas de Robert Silverberg, l’un des géants du genre. Auteur de quelques uns des livres cultes de la sf et de la fantasy comme le cycle de Majipoor, Silverberg est notamment le créateur de la porte des mondes, cette série contant un monde où la civilisation européenne n’a jamais prospérée de part et d’autre de l’Atlantique. Ainsi, en suivant les aventures de Dan Beauchamps, parti à la découverte de ce monde inversé, Silverberg confirme qu’il reste l’un des maîtres de l’uchronie (comment ne pas oublier Roma Aeterna) et de la science fiction notamment du mouvement steampunk dont il est l’un des inspirateurs.

L’extraordinaire plus-value de l’ouvrage tient également à la réunion des différentes contributions à la série d’auteurs confirmés comme Chelsea Quinn Yarbro, spécialiste notamment des vampires ou de John Brunner, auteur du désormais cultissime Tous à Zanzibar. Le livre permet surtout de mesurer l’influence de Robert Silverberg qui, à l’instar d’un Asimov ou d’un Tim Powers, a contribué à façonner l’imaginaire de générations entières d’écrivains ainsi que l’interpénétration des univers des auteurs anglo-saxons, Silverberg lui-même ne rechignant pas à s’inscrire dans les univers de ses contemporains.
Ceci explique en grande partie l’exceptionnelle fécondité de la science fiction américaine qui a su imposer son modèle depuis plus d’un demi siècle et dont la porte des mondes est un témoignage éclatant qu’il convient de redécouvrir dès à présent.

Robert Silverberg, John Brunner, Chelsea Quinn Yarbro, la Porte des mondes, Mnemos, 2015

Laurent Pfaadt

Les masques tombent

Deuxième opus du subtil changement de Jo Walton
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On avait laissé notre brave inspecteur Carmichael au prise avec le meurtre de Peter Farthing, artisan du rapprochement de l’Angleterre avec le IIIe Reich.

On le retrouve quinze jours plus tard avec une nouvelle affaire peu commune. Une compagnie de théâtre s’apprête à donner Hamlet de Shakespeare lorsqu’une actrice meurt dans l’explosion de sa maison. Avec sa perspicacité légendaire Carmichael se doute vite que la bombe qui a soufflé la maison n’a rien d’un accident. Et, en tirant les fils de cet écheveau, l’inspecteur de Scotland Yard
plonge une nouvelle fois dans les tréfonds d’une machination qui va le mener jusqu’au plus haut sommet de l’état et ne va pas le laisser indemne car Adolf Hitler et le Premier Ministre britannique doivent assister à la représentation du chef d’œuvre de Shakespeare.
Jo Walton, auteure récompensée à maintes reprises, poursuit dans ce deuxième opus du subtil changement son incroyable travail de réécriture de l’histoire britannique durant la seconde guerre mondiale. L’uchronie qu’elle nous dépeint est, à la manière d’une Connie Willis, une histoire alternative tout à fait plausible et qui interpelle le lecteur lorsque l’on se souvient des sympathies d’un Édouard VII ou d’un lord Halifax pour le régime nazi. Originale autant que glaçante, elle contient tous les ingrédients nécessaires à passer une nuit blanche.
Construit sur le même modèle que le premier tome autour de deux personnages principaux, l’inspecteur Carmichael et Viola Lark qui a fui son milieu d’origine pour intégrer cette troupe de théâtre, Hamlet au paradis poursuit sa peinture d’une aristocratie anglaise compromise et vérolée par le mal en même temps qu’il nous tient en haleine jusqu’à la dernière page.
Quelque chose nous dit que le dernier volume du subtil changement, Half a Crown (la moitié d’une couronne), non seulement apportera les réponses aux questions d’un Carmichael qui ressemble un peu au Bernie Gunther de Philip Kerr, mais surtout révélera l’extraordinaire machination bâtie par Walton. Shakespeare n’écrivait-il pas dans sa pièce maîtresse que « nous savons ce que nous sommes, mais nous ne savons pas ce nous pouvons être » ?

Jo Walton, Hamlet au paradis, Denoël, 2015

Laurent Pfaadt

Prokofiev en majesté

La violoniste Viktoria Mullova transcende le compositeur russeMullova

Au disque comme au concert, écouter Viktoria Mullova, c’est l’assurance de passer un moment inoubliable. Son nouveau disque consacré à Prokofiev en est un témoignage supplémentaire. On l’avait laissé chez Onyx avec Bach. On la retrouve avec le 2ème concerto pour violon de Prokofiev.
Viktoria Mullova réalise parfaitement ce grand écart en prenant l’œuvre comme à son habitude en alliant une technicité sans faille et une sensibilité décuplée. il faut dire que l’œuvre composée en 1935 était taillée pour le profil de la virtuose.
Mullova est impressionnante dans les parties solo mais n’en oublie pas le rythme si entraînant du concerto qui lui confère ce lyrisme apprécié des mélomanes. Cette virtuosité est particulièrement évidente dans le troisième mouvement lorsque le violon dialogue avec les castagnettes.
Il faut dire qu’elle a trouvé en Paavö Jarvi un complice idéal. Le chef montre qu’il est aussi inspiré à la radio de Francfort dont il en a fait une référence en Europe – en témoigne sa récente production discographique – qu’à Paris. Mullova et Jarvi impriment ainsi au concerto une lumière faite de multiples couleurs sans altérer les équilibres sonores. Il en résulte une chaleur et une vie qui se répandent immédiatement dans nos oreilles.
Le disque est complété par une sonate pour violon seul et la sonate pour deux violons toujours de Prokofiev, où la soliste russe est accompagnée par son alter ego albanais, Tedi Papavrami. Le dialogue merveilleux de nos virtuoses démontre l’incroyable génie de Prokofiev qu’il est aujourd’hui possible entendre grâce à ce disque.

Prokofiev, violon concerto n2, Frankfurt radio symphony orchestra,
Mullova, dir. Jarvi, Onyx classics, 2015

Laurent Pfaadt

Nul n’est prophète en son pays

© Joel Saget AFP
© Joel Saget AFP

Retour sur l’œuvre de Boualem Sansal

Lorsque j’ai rencontré Boualem Sansal à Alger en octobre 2007, le jeune fonctionnaire européen que j’étais fut frappé par la simplicité du personnage autant que par l’extrême lucidité avec laquelle il analysait les grands problèmes du monde. Il faut dire que j’avais préparé mon sujet en lisant Harraga, ce roman parlant de ces hommes, ces « brûleurs » de routes, de passés et de destins qui tentent au péril de leur vie, d’atteindre l’Europe.

Dans ce roman où les trois personnages principaux sont des femmes : Lamia, enceinte d’un homme qu’elle ne reverra pas, Chérifa qui accueille Lamia, et la maison de Chérifa, véritable personnage, pleine de bruits et d’odeurs si attachants, on plonge dans une littérature qui ressemble à un cri de souffrance, celui de ces milliers de jeunes qui ont perdu leurs illusions et sont livrés à eux-mêmes.

Ce cri en même temps qu’il symbolise cette colère contre la société algérienne et les promesses non tenues de son histoire fonde l’œuvre de Boualem Sansal qu’il est aujourd’hui permis de découvrir dans son intégralité, dans la collection Quarto, cette pléiade des vivants.

Harraga n’est que l’un des chapitres de cette œuvre magistrale. Avec Rue Darwin, l’écrivain poursuivit sa plongée dans cette histoire algérienne tourmentée à travers la vision d’une femme, Djéda, magnifique personnage inspirée d’une parente, et son pouvoir absolu sur les hommes. D’ailleurs, les femmes que Sansal admire et magnifie, sont les grandes actrices de ses romans.

Sévère avec son histoire nationale, Sansal passe au crible les grands hommes de l’Algérie, qu’il s’agisse de Ben Bella, de Boumedienne ou des zélotes de l’islamisme dans 2084. Ces portraits permettent, par un effet de résonance, de donner écho à ce même cri, parfois intérieur et silencieux, celui d’une jeunesse brisée. Car l’œuvre de Sansal est le roman permanent d’une enfance perdue, celle de Lamia qui tente en vain de retrouver son frère, celle de Rachel qui se suicide au début du Village de l’Allemand pour ne pas porter le terrible fardeau de son père. Et cette enfance perdue se perpétue de génération en génération dans une guerre sans fin et sans visage.

Avec son nouveau roman, 2084, Sansal traverse le miroir. Pour donner plus de force à son message, pour que son cri se fasse appel, il lui fallait sortir de la réalité et s’engager sur le terrain de la satire. Comme Voltaire et Orwell avant lui, le conte lui fournit le cadre. C’est l’objet de 2084. Avec ce clin d’œil à la fable orwélienne pleine de fureur et si glaçante car plausible, Sansal s’élève contre l’islamisme qui est en train de ronger le monde et de manger tel Saturne dévorant ses enfants, les musulmans. Cynique, 2084 est une charge contre le totalitarisme religieux. On ne trouvera pas de barbus mais plutôt des énarques de l’islamisme et des pros de la communication. On reconnaît aisément la référence au Big Brother d’Orwell annonciateur de nos sociétés modernes mais celui-ci est mâtiné d’islamisme et non d’islam pour en faire quelque chose de terrifiant.

Sans aucun doute, 2084 constitue une pierre supplémentaire à l’édifice littéraire de l’écrivain algérien qui ne cesse de nous avertir depuis 1999. C’est pour cela que Boualem Sansal est l’un des grands écrivains de notre temps.

Boualem Sansal, Romans 1999-2011, coll. Quarto, Gallimard, 2015.

Laurent Pfaadt

Le pouvoir des mots

barthesThriller jouissif sur la piste du langage

25 février 1980, une camionnette de blanchisserie fauche un passant qui ne survit pas à l’accident. Ce banal accident de la route comme il en existe tant et en existera tant d’autres après 1980 se révèle tout de même singulier. En effet, la victime n’est autre que le professeur Roland Barthes en route vers le collège de France où il occupe la chaire de sémiologie.

Voilà donc le point de départ de l’aventure que nous conte dans son nouveau roman Laurent Binet. On avait adoré son roman précédent, HHhH, qui nous relatait l’opération chargée d’assassiner Reinhard Heydrich, n°2 des SS. Et une petite voix (nous sommes après tout dans un roman qui traite du langage !) nous dit que cet accident n’allait pas en rester là…

C’est en tout cas ce que croient notre couple d’enquêteurs pour le moins assez classique, un flic très cartésien et un intello plutôt barré. Car, très vite, une hypothèse se fait jour : Barthes a été assassiné car il aurait découvert la septième fonction du langage.

Mais revenons en arrière. Barthes est un professeur de sémiologie, c’est-à-dire l’étude des signes linguistiques verbaux et non verbaux. Roman Jakobson, le maître de Barthes a identifié six fonctions propres au langage. Mais l’élève a dépassé le maître en découvrant une septième, celle qui permet d’agir sur les masses, de conquérir le pouvoir. On se rend vite compte que Barthes se trouve en possession d’un feu sacré, dangereux et convoité. De quoi provoquer sa mort, bien évidemment maquillée en accident.

Alors, qui est derrière cet assassinat ? Nos enquêteurs partent sur la trace du meurtrier et le thriller prend alors des airs de jouissance intellectuelle où des visages familiers nous apparaissent dans toute leur caricature. Qui dit sémiologie, dit bien entendu Umberto Eco, devenu le temps de quelques pages un héros de roman. Voilà un juste retour des choses pour celui qui publiait en cette même année 1980 son Nom de la Rose où il s’agissait de langage – le rire chez Aristote – et de complot.

Plus drôle encore est la merveilleuse galerie de portraits de l’intelligentsia de l’époque que nous offre Laurent Binet entre Althusser, Sollers et BHL pour ne citer qu’eux et que l’auteur tourne parfois en ridicule pour notre plus grand plaisir.

Ajouter à cela, des services secrets bulgares, la société secrète du Logos Club, une intrigue qui remonte jusqu’à l’Elysée et on se retrouve dans un maelstrom comique et palpitant entre Dan Brown et OSS 117.

Au final, on ne lâche qu’à regret ce page turner pour intellos où l’on a beaucoup ri, frissonné avant de se demander : et si c’était vrai ? Mais chut ! Pas un mot de plus….

Laurent Binet, La Septième Fonction du Langage, Grasset, 2015.

Laurent Pfaadt

Viva l’opéra !

Deux nouvelles versions de l’Enlèvement au sérail et de Turandot.

© Manolo Press
© Manolo Press

Une petite révolution est en train, doucement mais efficacement, de bouleverser le monde de l’opéra. Cette révolution signée Universal Music consiste à réenregistrer les grands opéras de Mozart, de Puccini et de Verdi avec les grands interprètes et les orchestres les plus prestigieux de notre temps. Alors si Maria Callas, Renata Tebaldi, Luciano Pavarotti, Placindo Domingo, Joan Sutherland ou Carlo Maria Giulini demeurent des références voire des monstres sacrés, ces nouvelles versions rafraîchissent les mythes et les poussent un peu plus vers les archives.

Avec cette nouvelle version de l’Enlèvement au sérail de Mozart qui s’inscrit d’ailleurs dans un projet de grande ampleur visant à graver sur le disque l’intégralité des opéras du compositeur salzbourgeois, le chef Yannick Nézet-Séguin et le ténor Rolando Villazon frappent un grand coup. Casting de rêve et musique au cordeau sont au menu. Dans la fosse du Festpielhaus de Baden-Baden où a été enregistré l’opéra, le Chamber Orchestra of Europe est à nouveau brillant. Il adopte toujours un ton juste et réjouit par son allant et le côté pétillant de son interprétation qui doit beaucoup aux tempiis rapides imposés par la fougue de son chef.

Au côté d’un Villazon très convaincant en Belmonte dont c’est le premier rôle en allemand, la sublime Diana Damrau, soprano colorature à la tessiture si parfaite, excelle en Constance. Franz-Josef Sellig, qui compte parmi les meilleures basses du monde est un Osmin de grande envergure tandis qu’Anna Prohaska, l’une des sopranos les plus prometteuses de sa génération et Paul Schweinester, qui ont triomphé en octobre 2014 sur la scène de l’opéra de Paris, complètent cette affiche de rêve.

Traversons l’Europe du nord au sud pour se rendre à Valence en compagnie de l’orchestre de la comunitat Valenciana placé sous la direction de Zubin Metha pour un Turandot éblouissant. L’opéra repose essentiellement sur sa tête d’affiche mondialement connue, Andrea Boccelli, qui interprète un magnifique Calaf. Avec son timbre de velours, il fait des merveilles et son Nessum Dorma au troisième acte est très sensuel.  Mais ce serait aller vite en besogne car les deux premiers actes sont très réussis notamment le Non piaugere Liu à l’acte I. Face à lui, la soprano américaine Jennifer Wilson lui offre une merveilleuse réplique en princesse Turandot et prouve qu’elle n’est pas qu’une héroïne wagnérienne même si sa puissance parfois trop écrasante donne un côté masculin à l’héroïne de Puccini. Il y a parfois de la Walkyrie derrière Turandot.

Jennifer Wilson retrouve un orchestre et un chef qu’elle connaît bien pour avoir enregistré avec eux le Ring. Zubin Metha est fidèle à lui-même. Excellent maintien des équilibres sonores, entre des voix qu’il sait canaliser et un orchestre qu’il pousse dans ses retranchements, son interprétation est assez rythmée. Mehta nous raconte ainsi une histoire, cette légende tirée de la Chine médiévale qui sonne comme un film à grand spectacle.

Au final, l’opéra séduira les profanes grâce à sa tête d’affiche mais également les connaisseurs de l’œuvre de Puccini qui trouveront dans cette nouvelle version de très beaux moments d’opéra.

Mozart, Die Entführung aus dem Serail, Chamber Orchestra of Europe, dir. Yannick Nézet-Séguin, Deutsche Grammophon, 2015

Puccini, Turandot, Orquestra de la Comunitat Valenciana, cor de la generalitat Valenciana, dir. Zubin Metha, Decca Classics, 2015.

Laurent Pfaadt

Une vie d’acteur

Des plateaux de cinéma à la présidence des Etats-Unis, le destin fou de Ronald Reagan.

©getty images
©getty images

On aura beau dire ce que l’on veut mais il n’y a qu’aux Etats-Unis que ce genre de destin est possible. En tout cas dans une démocratie. Car l’histoire de ce fils de commerçant a quelque chose d’une success story que même le meilleur des scénaristes d’Hollywood n’aurait pu imaginer. Et pourtant, cette destinée exista bel et bien comme le démontre l’excellente biographie de Françoise Coste consacrée au 40e président des Etats-Unis.

Rien ne prédestinait ce garçon croyant et doté d’une bonté naturelle à devenir l’un des hommes les plus importants du XXe siècle. A l’heure où nombre de ses contemporains entrent dans les meilleures écoles du pays et occupent les plus hautes fonctions dans les administrations, Ronald Wilson Reagan est à 28 ans, assistant du procureur de New York…au cinéma. L’auteur explique parfaitement la construction intellectuelle et idéologique de ce démocrate libéral qui, lentement, glissa progressivement vers l’aile conservatrice des démocrates puis vers les républicains et vers cette nouvelle droite américaine. Après deux tentatives, Reagan fut finalement investi par les Républicains en 1980 pour affonter le président Jimmy Carter.

Françoise Coste montre à merveille que la victoire de Reagan, loin d’être un accident de l’histoire, est au contraire le reflet d’une Amérique qui se berce d’illusions sur sa puissance perdue. La thématique du déclin est d’ailleurs omniprésente dans le message présidentiel. « Le réconfort que Reagan trouvait à travestir le réel correspondait à ce dont ils (les Américains) avaient profondément besoin : un sentiment de simplicité et d’optimisme » écrit à juste titre l’auteur. L’acteur n’était d’ailleurs jamais bien loin puisque Reagan, en enrobant ses actions d’idéologie et de ressenti, parvint à faire illusion sur sa politique.

Si l’homme joua les seconds rôles au cinéma, sur les scènes internationale et intérieure, Ronald Reagan fut un acteur de premier plan, fossoyeur de l’Union soviétique et grand défenseur d’une Amérique des riches. Le livre n’omet rien du coût social et budgétaire de sa politique économique et fiscale influencée par Arthur Laffer, ni de sa relation avec l’Union soviétique entre « l’Empire du Mal » et le duo qu’il forma avec Gorbatchev. Plus intéressant et moins connu est la plongée que nous offre l’auteur dans les arcanes de la Maison-Blanche où les clans s’entre-déchirent et où la communication règne en maîtresse. Celle-ci, sous la houlette de Michael Deaver, consista à isoler le plus possible le président de la presse pour le préserver de ses gaffes tout en monopolisant l’image avec notamment ses fameux photos op, ces clichés permettant de construire une histoire présidentielle. Encore aujourd’hui, la communication de cette époque est citée en modèle.

Mais sa présidence fut également marquée par l’affaire Iran-Contra – le financement de la contre-révolution au Nicaragua par la vente illégale d’armes à l’Iran– dont le paroxysme fut atteint lors du « mensis horribilis » de novembre 1986 et dont Reagan parvint jusqu’au bout à dissimuler son degré d’implication. C’est peut-être à cette occasion qu’il joua le rôle de sa vie, entre Ubu Roi et Usual Suspects. A Oliver North, l’homme-orchestre du scandale à la Maison Blanche, Reagan déclara au moment de le congédier : « Ollie, vous êtes un héros national, votre vie ferait un superbe film ».

On ne change pas sa nature.

Françoise Coste, Ronald Reagan, Perrin, 2015.

Laurent Pfaadt

Rome n’est plus dans Rome

BélisaireEssai pertinent autour de la perception de la capitale du monde romain et chrétien.

 

On connait l’histoire : 476 après-J-C, le dernier empereur romain, Romulus Augustule est déposé par le chef barbare Odoacre mettant ainsi fin à l’Empire romain d’Occident. A cette époque, Rome, la ville des Césars, n’était déjà plus que l’ombre d’elle-même. Mise à sac dès 410 par Alaric, le chef des Goths, puis en 455 par les Vandales et en 472 par les troupes de Genséric, elle avait cessé d’être le centre du pouvoir impérial, réfugié à Ravenne. Mais Rome demeura cependant un enjeu de pouvoir durant les dernières décennies de l’Empire et surtout un symbole à conquérir. C’est ce que raconte très bien l’ouvrage d’Umberto Roberto, professeur associé d’histoire romaine à l’Université européenne de Rome, et auteur de ce livre passionnant. Se lisant parfois comme un roman historique avec ses rebondissements, il montre bien que la ville éternelle demeura un enjeu de pouvoir autant que le reflet d’une époque.

Bien entendu, l’ouvrage relate par le menu les grandes batailles de rues, les trahisons et ces épisodes qui ont brisé, humilié la capitale du monde romain et chrétien. Mais le grand intérêt du livre réside dans le fait d’aller au-delà de 476. L’auteur nous explique que les vicissitudes de l’histoire qui frappèrent la ville éternelle reflétèrent l’évolution de l’histoire de l’humanité et les changements d’époques et de paradigmes. Ainsi en se focalisant sur la figure du général romain d’origine barbare Ricimer, Umberto Roberto montre très bien le basculement d’un modèle politique centrée autour de Rome, pivot d’une unité méditerranéenne contrôlée par l’institution impériale, vers un « système d’Etats romano-barbares ». Ainsi, le statut de Rome et sa conception politique et institutionnelle s’en trouvèrent bouleversés conduisant inéluctablement à sa marginalisation.

Cependant nous rappelle Roberto, Rome resta la ville éternelle avec un capital symbolique fort comme en témoigna aussi bien la formidable appropriation de la ville par les papes des premiers siècles transformant «  la capitale du monde romain en capitale de la chrétienté ». Mais également, l’image véhiculée par le sac de 1527 par les troupes de l’empereur Charles Quint, qui apparaissent comme les nouveaux barbares mettant fin à un monde imprégné de l’humanisme de la Renaissance.

Tirant son récit des dernières recherches sur cette époque si troublée des invasions barbares, l’auteur évite tout manichéisme qui a longtemps prévalu entre des barbares assoiffés de sang et des Romains vils et corrompus. Ici, l’opinion est plus mesurée. A travers le prisme de Rome et de son histoire, Umberto Roberto montre avec justesse une réalité plus complexe avec des acteurs réfléchis, nourris de projets politiques construits et antagonistes. Comme il le rappelle à juste titre, les sacs n’ont fait qu’accélérer un processus de transformation inscrit dans l’histoire. Rome, aussi immortelle qu’elle est dans nos cœurs, n’en demeura pas moins mortelle…

Umberto Roberto, Rome face aux barbares, Seuil, 2015.

Laurent Pfaadt

Retrouvailles polonaises

Avec ce concerto de Lutoslawski, Krystian Zimerman se confie.

Lutoslawski © Amy T Zielinski
Lutoslawski © Amy T Zielinski

Witold Lutoslawski, compositeur polonais décédé il y a un peu plus de vingt ans demeure largement méconnu et les implications d’une légende du piano  – Krystian Zimerman – d’un chef d’orchestre de renom tel que Simon Rattle et de l’orchestre le plus prestigieux du monde, celui de Berlin, ne peuvent qu’encourager à redécouvrir l’œuvre du maître.

Ce nouvel enregistrement de son concerto pour piano et de sa deuxième symphonie constitue donc une occasion rêvée pour pénétrer l’atmosphère parfois difficile mais toujours fascinante du compositeur polonais.

Le concerto pour piano du compositeur polonais est particulier pour Krystian Zimerman. Il faut dire que le pianiste polonais n’arrive pas en territoire étranger puisqu’il est le dédicataire de l’œuvre qu’il créa en 1988 et grava en 1992 avec le compositeur à la tête du BBC Symphony Orchestra. Vingt-trois ans séparent donc ces deux interprétations. Le temps a passé, l’épaisse chevelure et la barbe de Krystian Zimerman ont blanchi et le doigté est devenu plus intense. Nimbée d’une maturité tragique cette œuvre énigmatique et fascinante nous est relatée par un Zimerman qui, avec sa prodigieuse technique, semble nous parler un peu de lui-même. On le sent pénétrer par cette musique. Le toucher est plus lent, plus profond. On assiste alors avec émotion à une forme de communion entre le compositeur et son dédicataire.

Rattle et Zimerman se connaissent bien pour jouer ensemble avec le Philharmonique de Berlin ou le London Symphony Orchestra dont Rattle sera le prochain directeur musical. Avec Lutoslawski, ils construisent une alchimie faîte de complicité qui est immédiatement perceptible et qui donne une interprétation vivante, puissante. Les deux hommes nous convient à un véritable voyage au centre même de la musique et l’on imagine presque Lutoslawski tout près en train d’écouter son oeuvre.

Le disque est complété par la deuxième symphonie du compositeur mais on retiendra surtout ce magnifique concerto qui s’inscrit dans la tradition des grandes œuvres concertantes pour piano de l’histoire de la musique au côté de Beethoven, Tchaïkovski ou Bartok.

C’est vrai que l’on connaît peu Witold Lutoslawski. Sa musique est trop proche de nous. Mais l’histoire se chargera de rendre au compositeur polonais la place qui est la sienne et qui est et demeurera éminente. Nul doute qu’un disque comme celui-ci facilitera cette reconnaissance en même temps qu’elle contribuera à faire connaître son incroyable créativité.

Lutoslawski, concerto pour piano (Zimerman), symphonie n°2, Berliner Philharmoniker, dir. Simon Rattle, Deutsche Grammophon, 2015

Laurent Pfaadt