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La liberté guidant l’orchestre

© Jun Keller

Christian Merlin
relate deux siècles
d’histoire des
Wiener
Philharmoniker

C’est l’un des
orchestres les plus
célèbres au monde,
regardé par près de
cinquante millions
de personnes lors du
concert du nouvel an. Et pourtant, à y regarder de plus près, le
Wiener Philharmoniker est aussi l’un des orchestres les plus
méconnus, à l’inverse de son alter ego berlinois.

Pendant près de quatre ans, Christian Merlin, journaliste musical au
Figaro s’est immergé à Vienne dans cet orchestre en consultant
minutieusement les archives et en remontant les fils de son histoire
pour signer un livre qui tient déjà lieu de référence. Fondé en 1842
par Otto Nicolaï, le Wiener Philharmoniker regroupa des musiciens
de l’opéra de Vienne souhaitant jouer des concerts en dehors de
leur activité dans la fosse. Dès le départ, il y eut une forte
imbrication entre l’opéra et l’orchestre. L’ouvrage montre ainsi la
lente émancipation de l’orchestre aux dépens de l’opéra à grands
coups de revendications sociales, salariales, musicales. Ce n’est
qu’en 1908 qu’il se constitua en association.

A travers la succession de biographies de musiciens et la
constitution de véritables dynasties de Philharmoniker, le livre de
Christian Merlin est également un formidable voyage à travers la
musique non seulement viennoise mais également européenne. Les
Wiener Philharmoniker tracent une ligne continue dans la création
d’œuvres qui sont aujourd’hui des classiques du répertoire, de la
troisième symphonie de Brahms ou la huitième de Bruckner à la Nuit
transfigurée
d’Arnold Schönberg en passant par la Femme sans ombre
de Richard Strauss qui dirigea l’opéra entre 1919 et 1924. Quelques
grands noms de la musique classique au 20e siècle comptèrent
parmi les membres de l’orchestre comme le violoncelliste David
Popper, compositeur aujourd’hui oublié, les chefs d’orchestres Hans
Richter et Arthur Nikisch, ce dernier intégrant l’orchestre comme
corniste ou Richard Baumgärtel, inventeur du fameux hautbois
viennois.

Le mandat de Richard Strauss à la tête de l’opéra amène à revenir
sur le passage d’un autre grand compositeur du 20e siècle, Gustav
Mahler, entre 1898 et 1908, que Christian Merlin traite avec toute
l’objectivité requise. Mahler mena une profonde réforme des
Wiener Philharmoniker : il internationalisa le recrutement qui fut
conséquent, réorganisa les pupitres, rajeunit l’orchestre et sortit ce
dernier de ses frontières impériales. Mais surtout, avec l’aide son
bras droit, le célèbre konzertmaster Arnold Rosé qui allait devenir
son beau-frère, il eut en permanence le souci obsessionnel de
l’excellence, ce qui ne lui valut pas que des amis.

A cela s’ajouta bien évidemment l’antisémitisme dans une ville qui
comptait tant d’intellectuels juifs qui allaient façonner la pensée
européenne et dont l’égalité des droits était garantie par la loi
fondamentale des droits du citoyen du 21 décembre 1867. L’épisode
est bien connu : Mahler, victime de l’antisémitisme de ce début du
20e siècle quitte ses fonctions en 1908 et part pour New York. Si
cette raison a indubitablement conduit au départ du grand
compositeur, Christian Merlin montre également que
l’autoritarisme de Mahler constitua un autre motif. «  La grande
erreur de Mahler est sans doute, dans sa volonté de tout contrôler, de ne
pas avoir respecté la volonté d’indépendance des musiciens »
écrit ainsi
l’auteur.

La dimension juive étant presque consubstantielle de l’orchestre, les
nazis se donnèrent pour mission de l’extirper, sans succès d‘ailleurs.
Mais cela conduisit à la fuite, à la déportation et à la mort de
plusieurs de ses membres comme le konzermaster Julius Stwerka,
recruté par Mahler et mort à Theresienstadt. L’expérience nazie
laissa de profondes traces après-guerre et se manifesta notamment
par le refus d’Arnold Rosé de redevenir konzertmaster de
l’orchestre en 1946 sous prétexte que subsistaient encore des
musiciens ayant sympathisé avec le Troisième Reich (au moment de
l’Anschluss en 1938, près de la moitié des membres de l’orchestre
étaient des partisans d’Hitler). Non seulement la période nazie
n’altéra pas cette formidable liberté et cette incroyable volonté
d’indépendance qui se manifeste encore aujourd’hui mais elle la
renforça puisque depuis 1933, l’orchestre n’a plus de chef
permanent. Mais toujours autant de prestige.

Laurent Pfaadt

Christian Merlin,
Le Philharmonique de Vienne, Biographie d’un orchestre,
Buchet-Chastel, 2017

L’orchestre des miracles

Der Schweizer Dirigent Armin Jordan

Retour sur près d’un
siècle de musique
suisse

C’est plus qu’une
institution, une
référence.
L’Orchestre de la
Suisse Romande
fêtera bientôt son
centenaire (en 2018)
et depuis près d’un siècle, dans sa magnifique salle du Victoria Hall
de Genève, il donne des concerts où se bousculent solistes et chefs
d’orchestre d’exception.

Cette phalange genevoise est avant tout l’enfant d’un homme :
Ernest Ansermet. Ce chef d’orchestre et musicologue suisse qui
étudia également les mathématiques n’a que 35 ans quand, au
lendemain de la première guerre mondiale, il décide de créer un
nouvel orchestre avec des musiciens professionnels, l’Orchestre de
la Suisse Romande ou l’OSR. D’emblée, il impose sa conception de la
musique et ses inclinaisons vers la musique du 20e siècle :
Stravinsky bien évidemment dont il créa le Capriccio pour piano et
orchestre en 1929 avec le compositeur au piano mais également les
représentants de la seconde école de Vienne, Berg et Schönberg en
tête, ou certains compositeurs comme Frank Martin dont il créa
également plusieurs œuvres. A l’instar d’un Karajan ou d’un
Mravinsky mais sans imiter leurs dérives autoritaires, Ansermet
resta aux commandes de l’orchestre pendant près d’un demi-siècle.
Il y façonna ce son si particulier aux couleurs éclatantes et aux
rythmes tonitruants qui subsistent toujours. Il n’y a qu’à écouter les
derniers enregistrements de l’orchestre consacrés à la musique
française (Ibert, Poulenc ou Roussel) pour mesurer cette influence
inimitable qui donne l’impression que ces œuvres ont été plongées
dans quelque brasier pour en ressortir polies, dorées, éclatantes.

Après l’intermède Paul Kletzki, c’est le chef allemand Wolfgang
Sawallisch qui prend les rênes de l’orchestre. Pendant une décennie,
ce chef aux interprétations uniques, introduisit le répertoire post-
romantique allemand dans le cœur de l’orchestre avec des Mahler,
des Bruckner et des Strauss de toute beauté. Même si Ansermet
avait été proche de Furtwängler, Sawallisch ne commit pas l’erreur
d’en faire un orchestre germanique supplémentaire en préservant
l’identité de l’orchestre et en accentuant par exemple le mysticisme
de Bruckner pour en délivrer des interprétations solaires, un peu à
la manière d’un Celibidache à Munich. Plus tard, Marek Janowski
s’inscrivit dans cette lignée comme en témoigne ses gravures des
symphonies du maitre d’Ansfelden (Pentatone) qui donnent une
impression de granit musical, de roches imposantes et
indestructibles.

Vint alors l’époque d’Armin Jordan entre 1985 et 1997. Ce fut un
peu un retour aux sources. Fils spirituel d’Ansermet, Jordan imposa
sa personnalité attachante et renoua avec cette musique française
que l’OSR interprète comme personne. Il laissa des Franck, des
Debussy ou des Dukas qui sont toujours encore considérés comme
des classiques et emmena également l’orchestre dans des
territoires musicaux moins connus comme chez Korngold.

Après les mandats de Fabio Luisi et Neeme Jarvi s’ouvre aujourd’hui
l’ère Jonathan Nott. Il y a tout lieu de se réjouir. Le chef a fait des
miracles à Bamberg. Il en fera sans nul doute à Genève. Il amène
avec lui sa philosophie et son engagement total qui façonne ses
interprétations en particulier mahlériennes que l’orchestre a
entraperçu avec Sawallisch. Autant dire que l’avenir s’annonce plus
que prometteur.

Laurent Pfaadt

Retrouvez la programmation de l’OSR sur
www.osr.ch/

Au nom du père

Le sitar d’Anoushka
Shankar ensorcèle
Berlin

Placé sous le signe
de l’Inde, les
spectateurs de la
magnifique salle de
la Philharmonie ont
été convié à un
voyage musical qu’ils ne sont pas prêts d’oublier. Deux œuvres
étaient inscrites au programme : le deuxième concerto pour sitar et
orchestre de Ravi Shankar et le concerto pour orchestre de Béla
Bartók.

Menant depuis plusieurs années une carrière internationale,
Anoushka Shankar, fille de la légende du sitar rendait, dans la
capitale allemande, un hommage plein d’amour et de joie à son père.
Et pour ses débuts avec les Berliner Philharmoniker, elle était
accompagnée d’un proche de longue date, le chef d’orchestre indien
Zubin Mehta qui laissa la gravure de référence de ce concerto
(Warner Classics, 2005).

Assise sur un tapis, Anoushka Shankar s’est lancée dans ce superbe
concerto plein de couleurs. Pour le public berlinois, le ravissement
fut total. Des sonorités inhabituelles résonnèrent de part et d’autre
de la salle d’Hans Scharoun, aidées pour l’occasion par des haut-
parleurs.

La beauté aussi bien visuelle que sonore du sitar s’est
immédiatement répandue, l’instrument naviguant dans ce concerto
telle une barque. L’orchestre est là, prêt à seconder la soliste, en
entretenant cette atmosphère onirique qui lui sert de fleuve à coup
de harpes et de cloches tubulaires. Anoushka Shankar délivre des
sons qui sont autant de vapeurs échappées de ce continent indien si
fascinant, comme l’est également ce pied dépassant de son sari et
battant la mesure sur le tapis.

Au gré des différents mouvements, chaque famille d’instrument est
mise à contribution. Le dialogue avec la flute d’Emmanuel Pahud,
toujours impériale, est majestueux dans le troisième mouvement.
Plus loin, le basson fourmille d’inspirations. On a parfois
l’impression de retrouver quelques traces de musique ravélienne
puis on comprend qu’entre Ravi Shankar et l’orchestre de Karajan, il
y a une rencontre, celle de deux mondes, de deux cultures ayant
chacun fait un pas vers l’autre. Le concerto est ce moment où deux
traditions musicales se croisent et se mêlent. Au milieu, Anoushka
Shankar, fille du grand Ravi, descendante des héros du
Maharbarata, vivante à Londres et imprégnée de culture
européenne, nous offre un solo d’anthologie dans le quatrième
mouvement avant que les percussions puis les cordes se joignent à
elle. Le résultat est fabuleux : c’est une explosion de couleurs, de
rythmes libérés par un Mehta qui lui aussi, a su synthétiser ces
musiques des deux mondes.

Les accords de sitar étaient encore dans toutes les têtes lorsque le
chef engagea les Berliner dans le concerto pour orchestre d’un
Bartók parvenu au soir de sa vie. Ayant admirablement compris le
message du compositeur hongrois, rongé par la mort de sa mère et
son exil volontaire d’une Europe qui avait sombré dans la barbarie,
Mehta a donné à son interprétation des tons mahlériens assez
judicieux qui ont été portés par une trompette et surtout un
hautbois de haute volée. Une fois de plus, le spectateur et auditeur
monta dans cette barque musicale. Mais Charon avait remplacé
Surya et ce dernier descendait désormais un Styx oscillant entre
lamentos et furies. Seul le piccolo parvenait à redonner un peu
d’espoir et de joie avant que la coda ne se transforme en espoir. Les
spectateurs ouvrirent alors les yeux. Ils étaient toujours dans ce
temple de la musique classique. La barque de Charon avait fait
demi-tour.

Laurent Pfaadt

Mozart & Poulenc, works for violin & piano

Après un premier
disque consacré à
Mozart et Stravinsky
en 2014, le duo
Esther Hoppe et
Alasdair Beatson est
de retour avec
quatre sonates de
Mozart et de
Poulenc. La
violoniste et le
pianiste qui ont
l’habitude de se produire en soliste reviennent ici à leurs premiers
amours chambristes pour nous délivrer un disque plein d’entrain et
de rythme.

Esther Hoppe et Alasdair Beatson ont su parfaitement retranscrire
l’incroyable légèreté et la fraîcheur renouvelée du jeune Mozart
dans sa sonate en sol majeur. Plus loin, dans la sonate en si bémol
majeur, les deux instruments courent sur les notes du compositeur,
tels deux enfants s’amusant. Avec cette interprétation, les deux
chambristes marchent dans les pas de leurs illustres aînés, Richter
et Kagan. Pour notre plus grand plaisir.

Laurent Pfaadt

Esther Hoppe, Alasdair Beatson
Claves records

Strauss, Die Alpensymphonie

Tod und Verklärung,
dir. Mariss Jansons

Pour le 100e disque
du label de
l’orchestre de la
radio bavaroise, ce
dernier voulait
atteindre des sommets. Et il faut bien dire qu’avec la symphonie
alpestre de Richard Strauss, Everest de l’orchestration, l’orchestre
et son chef, l’impérial Mariss Jansons, se sont livrés à un exercice qui
aurait pu être périlleux.

Au final, cette ascension fut de toute beauté et sans aucun accroc.
Poursuivant ainsi son enregistrement des poèmes symphoniques de
Strauss, le chef letton a une nouvelle fois fait la preuve de sa
maîtrise totale des équilibres sonores à un point tel qu’on a parfois
le sentiment de marcher sur un sentier suisse ou autrichien en
entendant ces cloches des vaches dans l’Auf der Alm ou les vents
sifflant du Stille vor dem Sturm. Alternant légèreté et puissance qui
donne parfois le sentiment d’être poursuivi par une avalanche,
Jansons a été pleinement secondé par cet orchestre qui prouve une
fois de plus avec cette interprétation qu’il est l’un des tous meilleurs
au monde. Le disque est complété par une Mort et Transfiguration qui
se situe dans la même veine que cette symphonie alpestre de toute
beauté.

Laurent Pfaadt

BR Klassik,
Symphonieorchester Des Bayrischen Rundfunks,
dir. Mariss Jansons

La Porte

Magda Szabo, la Porte, le livre de poche

Paru en 2003 aux éditions Viviane
Hamy, seize ans après sa publication
originale, couronné par le Prix
Femina et célébré dans le monde
entier, la Porte de Magda Szabo,
auteur hongrois inconnue en France à
l’instar des Sandor Maraï, Laszlo
Krasznahorkai, Lajos Zilahy, est enfin
disponible en poche. Récit intime et
puissant de la relation entre deux
femmes, une bourgeoise intellectuelle et sa domestique, Emerence, ce roman est une porte
vers l’une des plus belles histoires d’amitié de la littérature
européenne. Mais c’est également une porte vers l’histoire
personnelle d’une femme qui se confond avec l’histoire de toute une
nation et de ses ombres.

La Porte marque la frontière du logement d’Emerence, ce monde si
jalousement protégé par son occupante qui s’ouvre régulièrement
pour en sortir des objets improbables tirés de la rue. Mais surtout,
cette porte renferme des secrets insoupçonnés qui, une fois
dévoilés, changèrent irrémédiablement l’un des personnages du
roman en même que les lecteurs que nous sommes.

Alors n’hésitez plus, poussez la porte…

Laurent Pfaadt

Le père de la symphonie

Avec ses compositions
innovantes, Haydn a
irrémédiablement
transformé la musique

Il y a des compositeurs qui ne
sont pas nés à la bonne
époque car coincés entre
plusieurs génies et à une
époque charnière de la
musique où celle-ci prenait
d’autres directions. Ce fut le
cas de Joseph Haydn (1732-
1809), ami de Mozart et
maitre de Beethoven, et surtout père d’un classicisme que le grand
public identifie assez mal à l’inverse du baroque et du romantisme
qui constituent les deux époques qui l’encadrent.

Malgré ce handicap historique, Joseph Haydn marqua de son
empreinte gigantesque la musique de son temps ainsi que celle qui
lui succéda. Après des débuts difficiles, Haydn entra au service des
princes autrichiens Esterhazy, sorte de Médicis de la musique en
Europe centrale. Très vite, ses compositions firent le tour de
l’Europe et il fut invité à les interpréter dans les grandes capitales
du continent, à Londres ou à Paris notamment. La première
rencontre avec Mozart eut lieu en 1784 et Haydn perçut
immédiatement le génie du jeune compositeur. Avec Beethoven, les
relations furent à la fois proches et tendues.

Auteur d’une œuvre conséquente, Haydn peut être considéré
comme le père de la symphonie moderne, genre qu’il développa et
perfectionna tout au long de sa vie. Avec 106 symphonies réparties
en plusieurs périodes (Sturm und Drang, parisiennes, londoniennes),
il jeta ainsi les bases de la symphonie classique en y introduisant une
dimension dramatique, dimension que Beethoven allait porter à la
perfection. Avec lui, la symphonie devint un nouvel objet musical.
« Pour moi, la musique d’Haydn est audacieuse, presque expérimentale.
C’est pour cela qu’elle tolère plusieurs manières de l’interpréter car tout
est une question de rythme »
affirme Nathan Cole, violoniste à
l’orchestre philharmonique de Los Angeles. Mais tous les musiciens
en conviennent : les symphonies d’Haydn exigent une grande
technicité : « Haydn demande une grande concentration et une énergie
intense pour pouvoir faire ressortir au maximum l’expressivité de
l’œuvre»
estime Klaidi Sahatci, Konzertmaster à l’orchestre de la
Tonhalle de Zurich et chambriste reconnu.

En matière de musique de chambre, Haydn consacra la forme du
quatuor à cordes et laissa des sonates pour piano très diverses où
l’on perçoit l’influence d’un Scarlatti mais également toute la fougue
du Sturm und Drang tirée de CPE Bach. Cette variété de
compositions trace une œuvre tout à fait singulière où le rire côtoie
la mélancolie. « Sa musique est très inventive, souvent très drôle. On
sent chez lui une volonté de surprendre le public et de le stupéfier »

poursuit Klaidi Sahatci

Haydn laisse enfin l’une des œuvres majeures de la musique sacrée,
la Création, oratorio composé en 1798, que beaucoup de spécialistes
considèrent comme son chef d’œuvre. Pour la petite histoire, c’est
en se rendant à la première parisienne, le 24 décembre 1800, que
Bonaparte fut victime de l’attentat de la rue Saint-Nicaise. Bientôt,
un nouveau monde, celui de l’Empire, allait être créé…

Laurent Pfaadt

Interview Ton Koopman

Koopman © Elsevier

« Si vous jouez mal la
musique de Haydn,
vous la tuez »

Ton Koopman est
l’un des plus grands
chefs d’orchestres
baroques. A la tête
de l’Amsterdam
Baroque Orchestra,
il a développé depuis
longtemps une approche basée sur un retour aux sources
(instruments d’époque, interprétations originales) qui le situe dans
la courant des baroqueux développé par Nikolaus Harnoncourt. Il
livre pour Hebdoscope son analyse de la musique d’Haydn.


Comment qualifieriez-vous la musique  d’Haydn?

Haydn fut un compositeur fantastique, un génie à mettre au même
niveau que Bach. Mais certainement plus grand que Mozart. Haydn
composait rapidement et sur une longue période ce qui explique son
incroyable production. Mais ce qui est certain, c’est que cette
dernière fut révolutionnaire.


Pourquoi ?

Parce que Joseph Haydn était un compositeur très inventif avec
sans cesse de nouvelles idées, parfois inattendues. Prenez par
exemple le final de la symphonie des Adieux que tout le monde
connaît même les enfants où chaque musicien se lève à tour de rôle
et quitte la scène. Même le duc Esterhazy pour qui Haydn
composait ne s’attendait pas à cela ! Aujourd’hui, il m’arrive encore
de répéter cette mise en scène. Simplement je dis aux femmes de ne
pas porter de talons ! De plus, Haydn était payé par le duc. Donc, il
n’avait pas besoin de composer pour un public, ce qui lui laissa une
grande liberté.

Pouvez-vous nous décrire votre travail avec les orchestres que
vous dirigez, notamment lorsque vous interprétez une symphonie
d’Haydn ?

Je parle assez peu aux orchestres que je dirige. Bien entendu,
j’évoque des questions de vibrato, de style mais j’essaie surtout de
recréer avec les musiciens cette formidable intensité que la
musique d’Haydn contient. Et je pense que l’interprétation des
symphonies de Joseph Haydn nécessite un nombre important de
répétitions.

Pensez-vous que ses symphonies sont plus appropriées aux
orchestres de chambre ?

Assurément, car replacez-vous dans le contexte de l’époque. Haydn
composait pour le duc qui partageait cette musique avec un petit
nombre d’amis. En plus l’écoute mutuelle développée dans les
orchestres de chambre permet de récréer cette intensité. Vous
savez, j’ai joué ces symphonies avec de nombreux orchestres dans le
monde mais il est vrai que les orchestres de chambre permettent de
distinguer toutes les nuances de l’orchestration. Car si vous jouez
mal la musique de Haydn, vous la tuez.

Laurent Pfaadt

Les mains du miracle

L’un des grands
génies du piano à
réécouter

Sviatoslav Richter
fut-il le plus grand pianiste du 20e siècle?
Certains le pensent
assurément. En tout
cas, il fut l’un des plus
grands. Né en 1915
d’un père fusillé en
1941 pour intelligence avec l’ennemi fasciste mais réhabilité en 1962 et connu
bien au-delà des frontières du bloc de l’Est, il est celui dont son
professeur au conservatoire Tchaïkovski, Heinrich Neuhaus, avait
dit qu’il « était le génial élève qu’il avait attendu toute sa vie ».
Récompensé par le Prix Staline en 1950, Richter joua aux funérailles
du dictateur mort le 5 mars 1953, le même jour que Sergueï
Prokofiev dont il avait créé la 7e sonate apprise en seulement
quatre jours. Emil Gilels, autre grand pianiste soviétique, ukrainien
comme lui, avait dit de lui lors d’une tournée aux Etats-Unis où il
était célébré : « attendez d’entendre Richter ! »

Pendant longtemps Richter resta confiné à l’intérieur des frontières
de l’URSS considéré comme un « trésor national ». Autorisé à se
produire hors d’URSS au milieu des années 50, Richter triompha
immédiatement et les enregistrements se multiplièrent sous les
principaux labels occidentaux. Un magnifique coffret permet
aujourd’hui de redécouvrir quelques-uns de ces morceaux de
légende. Il y a ces disques d’anthologie gravés avec les plus grands
chefs comme le triple concerto de Beethoven avec Oistrakh,
Rostropovitch, Karajan et les Berliner Philharmoniker ou ce
deuxième concerto de Brahms avec Maazel et l’orchestre de Paris et
son merveilleux andante, véritable chant d’amour entre le soliste et
l’orchestre, ou enfin le très oublié concerto de Dvorak avec Carlos
Kleiber.

Le style de Richter est tout en sobriété, aristocratique. Il n’est pas le
génial interprète d’un compositeur comme Glenn Gould, Byron
Janis ou Leon Fleischer. Mais il est l’interprète génial de tous les
compositeurs. Au clavier bien tempéré de Bach, il apporte son
romantisme russe. Avec Beethoven et cette magnifique sonate
tempête, il dévoile son côté allemand qui donne à l’interprétation
cette incroyable proximité faite, tantôt de légèreté, tantôt de
mélancolie, à l’image du compositeur. Finalement, au travers de
cette sonate, on touche à l’essence même de Richter. Il n’interprétait
pas des œuvres mais les « richtérisait » transmettant ainsi à
l’auditeur un sentiment de nouveauté, de renouvellement
permanent qui excluait toute mécanique, toute routine. A ce titre,
son meilleur héritier serait aujourd’hui Grigori Sokolov. Le coffret
revient également sur quelques grands moments de musique de
chambre comme ces sonates pour piano et violon de Mozart avec
son fidèle ami Oleg Kagan qui restèrent dans toutes les mémoires et
notamment dans celles des spectateurs de la Grange de Meslay sur
les bords de Loire dont Richter tomba immédiatement amoureux et
dont il fit l’écrin de son génie. Non loin de là, au Château de Marcilly,
Richter enregistra en juillet 1979 avec Andrei Gavrilov,
d’incroyables suites pour pianos de Georg Haendel. Ce dernier se
souvient : «  à ma grande surprise, Slava (Richter) joua d’une manière
très chambriste, en évitant la tentation d’effets théâtraux dans les gigues
comme le font de nombreux pianistes. »
Une fois de plus, il
richtérisait…

A écouter : Sviatoslav Richter,
The complete Warner recordings,
Warner Classics, 2016

Laurent Pfaadt

Le Tartuffe de Molière

Même pas peur! La Cie L’Apostrophe, après bien d’autres mises en
scène s’est attaqué à  une pièce de Molière, pas des plus simples
mais sûrement une qui peut le mieux résonner en nous en cette
période trouble, « Le Tartuffe ».

C’est qu’il y est  question de vie de famille, d’autorité paternelle,
d’emprise, d’intégrisme et d’argent.

Un mélange sulfureux qu’il ne faut pas traiter à la légère, bien que la
pièce soit une comédie, ni avec la lourdeur des idéologies.

Un défi à relever. La metteuse en scène Noële de Murcia s’y entend
et l’a prouvé à travers les oeuvres qu’elle a proposées à des acteurs
amateurs toujours prêts sous sa conduite exigeante à se coltiner des
textes difficiles et des situations complexes.

Dans ce « Tartuffe », il leur a fallu apprendre  la langue de Molière, se
soumettre au rythme des alexandrins et à leur diction si particulière
qui découpe inexorablement les syllabes pour un nombre de pieds
équitables.

De ce point de vue la réussite fut totale et jamais nous n’avons pu les
prendre en faute.

Mais il ne suffit pas de dire pour jouer Molière il faut aussi entrer
dans la peau des personnages. En cela l’actualité pouvait les y aider
car l’intégrisme religieux dont la personnage du Tartuffe est
l’incarnation même ne sévit pas qu’au temps de Louis XIV mais
semble  aujourd’hui hanter nombre de corporations et de groupes.
Conduit par de stricts préceptes, le Tartuffe n’hésite pas à vouloir les
imposer à tous les membres de cette famille dont il a séduit le père,
un Orgon qui ne voit plus le monde qu’à travers ses yeux, prêt à
briser les fiançailles de sa fille pour le lui faire épouser. Sa propre
mère, Madame Pernelle s’en est aussi entichée. Quant à lui il cache
sa  noirceur sous des airs d’homme pieux, honnête sincère et
généreux. Ainsi réussit-il à tromper son monde et peut-être lui-
même tant les apparences qu’il se donne pourraient convaincre s’il
ne s’opérait quelques farouches résistances en particulier de la part
de Dorine, une servante qui n’a pas la langue dans sa poche, du
suspicieux Damis le fils d’Orgon et du raisonnable Cléante son
beau-frère.

Il s’agit donc pour les comédiens d’endosser ces rôles et de les
rendre clairs et pertinents, quasi pédagogiques car il est nécessaire
de démasquer l’hypocrite. Il faut jouer  la détermination et la ruse
pour le prendre en défaut. Tous s’y sont employés avec conviction et
nous leur avons  reconnu un vrai talent pour animer ces situations
paradoxales qui exigent de jouer la comédie pour faire apparaître la
vérité.

Une grande sobriété dans le décor où quelques panneaux
astucieusement placés et déplacés suffisent à évoquer les lieux des
rencontres, le choix  de costumes contemporains contribuent à nous
introduire au coeur d’une famille en grand danger d’éclater pour
cause d’imposture, ce qui n’est pas si éloigné de ce qui se produit
actuellement chez certains d’entre nous.

Molière nous est toujours utile et proche.

Marie-Françoise Grislin