Archives de catégorie : Ecoute

CD du mois

Photo Petra Hajská

Sol Gabetta,
Live,
Sony Classical

Sol Gabetta est l’une plus
brillante violoncelliste de
la planète. Elle nous
revient avec un disque
live consacré à Elgar et à
Martinu. Dans le
concerto du compositeur
britannique, sa
sensualité est
perceptible dès les
premières notes, amplifiée il est vrai par la puissance romanesque
du Berliner Philharmoniker placé sous la direction de Sir Simon
Rattle. Son violoncelle virevoltant nous emmène sur les traces d’une
Jacqueline du Pré dont l’interprétation reste encore aujourd’hui
indépassable.

La véritable surprise du disque est indubitablement le concerto
pour violoncelle du Bohuslav Martinu. Une fois de plus, Sol Gabetta
prend à bras-le-corps l’œuvre pour nous délivrer une interprétation
épique et pleine de couleurs tirées de cette tradition tchèque si
vivante. La violoncelliste est parfaitement secondée au pupitre par
Krzysztof Urbanski, actuel chef de l’orchestre symphonique
d’Indianapolis, qui conduit les Berliner vers des sommets. Avec lui,
Sol Gabetta emporte l’œuvre telle une rivière tantôt bucolique,
tantôt furieuse. Une œuvre à découvrir assurément.

Laurent Pfaadt

La musique contre l’oppression

Adams © Jeff Roffman

Le violon est à
l’honneur de
plusieurs
compositions
contemporaines

Le violon inspire
toujours autant les
compositeurs de
notre époque. Et à
l’instar d’un Niccolo Paganini ou d’un Joseph Joachim, il se trouve
toujours autant d’interprètes réceptifs à ces nouvelles œuvres qui
seront amenées dans les décennies à venir à intégrer le répertoire
et à devenir des classiques.

Aujourd’hui, quelques-uns des plus grands compositeurs de notre
époque (John Adams, Wolfgang Rihm, Pascal Dusapin et Bruno
Montovani) consacrent à l’instrument roi plusieurs œuvres qu’il
nous est possible d’apprécier. Avec cette symphonie dramatique
pour violon et orchestre baptisé Shéhérazade 2, John Adams, rendu
célèbre pour ses opéras provocateurs Nixon in China ou The Death of
Klinghoffer
reste fidèle à lui-même. En choisissant de raconter le
destin d’une femme face à des fanatiques religieux, Adams a choisi
un engagement qui se traduit dans son orchestration par un
mouvement perpétuel. Comme dans l’œuvre de Rimski-Korsakov, le
violon est un protagoniste à part entière de l’œuvre. Son dialogue
permanent avec le cymbalum, sorte d’élément masculin de l’œuvre,
renforce ce côté narratif particulièrement explicite notamment lors
du second mouvement.

Pour traduire cet engagement, il fallait une artiste à la mesure du
défi proposé. Et il faut dire qu’Adams a trouvé en Leïla Josefowicz
qui compte parmi les plus grandes interprètes du monde, l’artiste
idoine. Sublime Shéhérazade, elle nous raconte avec son jeu
parfaitement maitrisé, cette histoire de femme qui lutte dans un
monde où l’aliénation vient tantôt des fanatiques, tantôt des
hommes. Leïla Josefowicz a présidé à la création mondiale de
l’œuvre à New York en mars 2015 puis en France ces dernières
semaines. On la retrouve avec brio sur ce disque en compagnie de
David Robertson, grand connaisseur de la musique d’Adams, à la
tête du St Louis Symphony.

Renaud Capuçon fait lui aussi partie de ces artistes dédicataires
d’oeuvres. Avec ce disque consacré à plusieurs concertos
contemporains, il nous montre sa sensibilité à des univers différents
en même temps qu’il nous prouve une fois de plus, la plasticité de
ses interprétations. Réunis sur un même disque, les univers de
Wolfgang Rihm, Pascal Dusapin ou Bruno Montovani diffèrent
assurément même si une forme d’anxiété musicale tend à les
rapprocher. Chez Rihm, l’angoisse est immédiatement perceptible.
Gedicht des Malers, le poème du peintre, est traversé par un
expressionnisme musical très marqué avec ses rythmes percutants.
D’ailleurs le compositeur a pensé l’œuvre en se référant au travail
du peintre Max Beckmann. Dans le concerto Aufgang de Pascal
Dusapin, le violon se fait moins nerveux et certains accords tendent
à rappeler parfois the Lark Ascending de Ralph Vaughan Williams. Le
compositeur britannique s’inspira d’un poème de George Meredith
dont ces quelques vers : « Elle s’élève et se met à tourner, Elle laisse
tomber la chaîne argentée du son, sans séparer ses nombreux anneaux,
avec force pépiements, sifflements, liaisons et tremblements »
ne
sauraient mieux décrire l’interprétation de Renaud Capuçon, bien
secondé par l’orchestre philharmonique de Radio-France et la
magnifique baguette de Myung-Whun Chung.

Les Jeux d’eau de Bruno Montovani referment ce disque. Pleine de
fureur, cette pièce est plus un torrent furieux que les tranquilles
vagues de Maurice Ravel. Une fois de plus, Capuçon secondé cette
fois-ci par Philippe Jordan et l’orchestre de l’opéra de Paris,
transcende cette pièce transformée en une apothéose sonore.

Laurent Pfaadt

John Adams, Shéhérazade 2, Leïla Josefowicz,
St Louis Symphony, dir. David Robertson,
Nonesuch, 2016

Capuçon : Rihm, Dusapin, Montovani,
21st century violins concertos,
Erato Warner Classics, 2016

Hugues Dufourt, Burning Bright

Percussions de Strasbourg,
l’Autre distribution & Believe, 2016

On ne présente plus Hugues Dufourt, l’un de nos plus grands
compositeurs contemporains. Interprétées par les plus grands
orchestres et les plus grands chefs (Etvös, Boulez, Sinopoli), ses
œuvres demeurent encore aujourd’hui inclassables même si on a fait
de lui, le précurseur du mouvement spectral. Trente-sept ans après
Erewhon, Hugues Dufourt retrouvent les percussions de Strasbourg
avec une nouvelle pièce pour six percussionnistes, Burning Bright,
écrite à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’ensemble
strasbourgeois.

L’œuvre qui s’inspire du poème The Tyger de William Blake nous
emmène dans un univers à la frontière entre Dufourt et Blake, là où
se rencontre cette fureur qui caractérise leurs oeuvres. Avec ses
emblématiques frictions, la musique de Dufort est marquée par un
profond mysticisme notamment dans ses Tourbillons 1 et 2. La
composition volontairement éthérée est alors sublimée par le talent
des percussionnistes et nous plonge dans une atmosphère qui ne
ressemble à rien d’autre.

Laurent Pfaadtdufourt

Noura Mint Seymali

Si vous ne connaissez ce genre musical que l’on qualifie de rock
mauritanien ou touareg, il faut vous précipiter sur le nouvel album
de Noura Mint Seymali, Arbina. Après un premier album remarqué
en 2014, Noura Mint Seymali confirme tout son talent avec ce
nouvel album enregistré à Brooklyn. Sorte de Marianne Faithfull
sub-saharienne, cette griotte séduit  dès les premières notes avec sa
voix puissante et âpre qui raconte l’histoire de ses ancêtres sous la
forme d’une poésie savamment élaborée en fonction de sa
musicalité.

Elle est accompagnée d’instrumentistes de haut vol notamment son
époux, Jeiche Ould Chighaly, qui a modifié sa guitare électrique
pour donner ce son inimitable et si reconnaissable du rock
mauritanien ou qu’il troque pour le luth Noura Mint Seymali n’est
pas en reste puisque avec son ardîn, cette harpe maure si
caractéristique qui souffle comme un vent brûlant du désert, elle
achève de convaincre qu’elle est une grande artiste.

Laurent Pfaadt

arbina

Arbina, Glitterbeat

 

Charl du Plessis Trio

plessisAprès un premier
volume fort réussi,
ce nouvel opus du
Charl du Plessis trio
enregistré au festival
Musikdorf d’Ernen,
s’attaque à d’autres
morceaux bien
connus du répertoire
tels que les Quatre
Saisons de Vivaldi, la
fameuse Sarabande
de Haendel rendue
célèbre par le film
Barry Lindon ou la Toccata et fugue de Bach.

On est une nouvelle fois enchanté par cette initiative qui vise à
transcender les frontières parfois trop hermétiques entre musique
classique et jazz.

Les grands classiques de la musique baroque sont réinventés et il
faut dire que la magie opère immédiatement. Cette réinterprétation
est proprement bluffant ici car la composition des oeuvres n’a pas
été modifée mais transformée, jazzifiée en quelque sorte. Et l’on
comprend alors mieux pourquoi ces morceaux traversent les
époques et demeurent immortels.

On en viendrait même à danser sur du Bach…

Laurent Pfaadt

Baroqueswing vol. II,
Claves Records

Le CD du mois

Nozze di FigaroMozart, Le nozze di
Figaro

Poursuivant son
travail entamé
avec le Chamber
Orchestra of
Europe dans Don
Giovanni
, Cosi Fan
Tutte
et
l’Enlèvement au
Sérail
, le chef
canadien Yannick
Séguet-Séguin
revient cette fois-ci avec les noces de Figaro. Pétillant, plein de
vie, l’opéra est une fois de plus réinventé et transcendé.

Grâce à une interprétation réalisée comme les précédentes en
live à Baden-Baden par un orchestre qui a su préserver sa
dimension chambriste qui convient aisément à l’opéra et à ses
rebondissements rythmiques et à un casting somptueux, on
éprouve un plaisir non dissimulé à vibrer au son des voix de
Thomas Hampson (Conte), Sonya Yoncheva impériale et inventive
en Contessa, Anne Sofie von Otter (Marcellina) et Rolando
Villazon (Basilio), de retour au plus hiveau.

Les surprises viennent indiscutablement de Christiane Karg,
sublime Susanna, et d’Angela Brower qui campe un Chérubin
exalté et confirme l’attention portée aux rôles secondaires de
cette série mozartienne qui devrait faire date.

Laurent Pfaadt

Deutsche Grammophon

Le charme du piano, seul ou à deux

BuduLe label suisse
Claves met à
l’honneur des
pianistes
incroyables

Les Préludes de
Chopin sont un
peu le passage
obligé de tout pianiste qui veut faire carrière à l’image d’un Pollini,
d’une Argerich ou d’un Blechacz. Ces vingt-quatre pièces restent,
près de 180 ans après leur création, toujours aussi magiques et
constituent un étalon de la virtuosité et de la sensibilité d’un
pianiste amené à rester dans l’histoire de la musique. Et à ce petit
jeu, le pianiste brésilien, Cristian Budu, vainqueur du concours
international de piano Clara Haskil en 2013, qui a consacré
notamment Christoph Eschenbach ou le prodige coréen Sunwook
Kim, s’en tire avec les honneurs.

Les Préludes de Budu sont pleines de couleurs. Tantôt ondoyantes
notamment les 3e, 5e et 16e, ces pièces témoignent d’une vitalité
et d’une énergie faîtes de rythme et de maîtrise. Grâce à son
talent incroyable, Cristian Budu adapte en permanence cette
formidable énergie comme par exemple lorsqu’elle devient si
sensible dans le 15e prélude. Il y a quelque chose de si charmant à
se laisser embarquer par Cristian Budu que l’on ne résiste pas
longtemps. Au 24e et dernier prélude, véritable chef d’œuvre
d’interprétation, on entend parfois l’écho du légendaire Claudio
Arrau à Prague en 1960. Le disque est complété par les bagatelles
de Beethoven qui sont merveilleusement pétillantes.

Dans un style différent, le duo Françoise-Green régale nos
oreilles avec leur nouveau disque consacré à Bach, Schubert et
surtout Kurtag. Antoine Françoise et Robin Green, qui
enchantent depuis plusieurs années de nombreux festivals,
possèdent un style vraiment particulier et où la complicité est le
maître-mot. Avec eux, on oublie que l’art du piano est trop
souvent considéré comme un exercice solitaire. Leur complicité
est immédiatement perceptible et se transmet aux auditeurs.
Avec Bach, on reste dans le classicisme le plus absolu, sans
fioriture mais sans pour autant être mécanique.

Ce qui est particulièrement appréciable chez eux, c’est leur
approche de la musique de Kurtag. Celle-ci qui peut parfois
paraître hermétique est ici traitée avec douceur. Sous les doigts
des deux pianistes, pas de brutalité dans les sonorités mais au
contraire, une complicité étonnante, joyeuse et légère qui
donnent à ces Jeux, ces Jatélok du compositeur hongrois qui
évoquent l’enfance, une fluidité agréable.

Cette douceur est également perceptible dans la Fantasie en fa
mineur pour quatre mains. Leurs interprètes ont su à merveille
restituer cet amour caché du compositeur envers la comtesse
Caroline Esterházy dont Schubert était secrètement amoureux.

Laurent Pfaadt

Cristian Budu, Chopin & Beethoven, Claves records, 2016

Françoise-Green piano duo, Games, Chorales & Fantasy, the music of Kurtag, Bach and Schubert, Claves records, 2016

La baguette et le marteau

Ressov © Lev Ressov
Ressov © Lev Ressov

L’intégrale de référence des
symphonies de Dimitri
Chostakovitch

C’est le coffret à posséder pour
tous ceux qui aiment le
compositeur soviétique,
l’angoisse de ses rythmes, la
frénésie de ses crescendos. A
l’occasion du 110e anniversaire
de sa naissance, l’historique
label soviétique puis russe
Melodiya, qui a fêté, voilà deux
ans, son demi-siècle d’existence
a regroupé les quinze
symphonies du compositeur dans un somptueux coffret. Mais, à la
différence des autres coffrets parus jusqu’à présent, ce dernier
regroupe des enregistrements soviétiques par les orchestres et
les chefs qui ont créé ces symphonies et ont côtoyé le maître,
produisant ainsi une alchimie immédiatement perceptible à
l’écoute.

On est tout de suite surpris par la quasi-absence d’Evgueni
Mravinski, le légendaire chef de l’orchestre philharmonique de
Leningrad qui a créé les 5e, 6e, 8e, 9e,10e et 12e symphonies. Cette
compilation place en revanche Kirill Kondrachine en tête des
grands interprètes du maître puisqu’il a créé les 4e et 13e
symphonies à la tête de l’orchestre philharmonique de Moscou.
Certaines interprétations sont tirées de son intégrale historique
chez Melodyia. On ne peut passer à côté de ces monuments, de
ces panthéons musicaux tant l’approche ainsi délivrée nous
permet presque d’entrer dans l’esprit de Chostakovitch.

Au contact de ce dernier, Mravinski comme Kondrachine ont su
saisir ce tranchant, cette âpreté propre aux symphonies. Si
Mravinski exacerbe la violence de Chostakovitch, notamment
dans ce premier mouvement de la 8e où il fait monter la tension
jusqu’à la rupture, presque jusqu’à l’insupportable avant que les
percussions ne sonnent un tocsin destructeur, Kondrachine
délivre quant à lui un son implacable créant dans chaque
symphonie un monstre échappant à son créateur. Il faut écouter
cette 4e d’anthologie datée de 1966 avec ses cordes chauffées à
blanc. La musique se mue ici en une sorte de Leviathan, marchant
sur un monde et sur ce régime qui a contraint le compositeur à
cacher cette symphonie pendant 25 ans. Dans son interprétation
officielle de la 13e datée de 1967, la musique délivrée par
Kondrachine pousse ses cris de terreur et de mort qui sont moins
ceux d’un orchestre que ceux d’un peuple confronté à
l’oppression, à la guerre et à l’imminence de son anéantissement.

A travers ces deux immenses chefs, on se rend compte que les
symphonies de Chostakovitch sont des volcans, tantôt
faussement endormis, tantôt explosifs. Si Kondrachine est cette
lave incandescente qui consume tout sur passage, les
interprétations de Mravinski sont faîtes de monolithes
basaltiques qui écrasent tout de leur monumentalité.

Comme dans ce premier mouvement de la 7e symphonie, les
symphonies se succèdent dans un crescendo de beautés. La 14e
symphonie par le Moscow Chamber Orchestra d’un Rudolf
Barshaï contraint quelques années plus tard à l’exil, témoigne d’un
souffle unique chargé d’émotions. Le coffret contient d’ailleurs
l’une des toutes premières versions de l’œuvre en novembre 1969
dans la grande salle du conservatoire de Moscou avec la soprano
Galina Vishnevskaya et la basse Mark Réchétine.

Il restait à conclure avec la 15e et dernière symphonie sous la
baguette du fils du compositeur, Maxim Chostakovitch à la tête de
l’orchestre symphonique de la radio de Moscou dans une version
inédite qui restitue à merveille la complexité sonore de cette
ultime symphonie, témoignage ultime d’une œuvre qui marqua à
jamais l’histoire de la musique.

Shostakovich: All Symphonies,
Melodiya, 2016

Laurent Pfaadt

« Prokofiev a conféré à sa musique un esprit où règne la liberté humaine »

Kirill Karabits, chef principal du Bournemouth Symphony
Orchestra, a enregistré une intégrale des symphonies de Serge
Prokofiev. Alors que le monde de la musique s’apprête à fêter les
125 ans de la naissance du compositeur russe, le chef d’orchestre
ukrainien nous parle de sa fascination pour Prokofiev.

Karabits (© Sussie Ahlburg)
Karabits (© Sussie Ahlburg)

Que vous inspirent
les symphonies de
Prokofiev ?

Je pense que ses sept
symphonies sont des
chefs d’œuvre,
chacune à leur
manière. Elles sont
toutes différentes et
représentent les nombreuses facettes du talent si divers de
Prokofiev. Certaines d’entre elles, comme la première et la
cinquième sont les plus représentatives de ce talent. D’autres, en
revanche, comme la sixième et la septième nécessitent une
interprétation et une écoute plus délicates.

Quelle est la place de ces symphonies dans le répertoire du
20e siècle ?

Elles constituent toutes des pièces importantes dans le répertoire
au même titre que les symphonies de Chostakovitch, à la différence
près que ce dernier était un réaliste et décrivait sans détour un
sentiment et une émotion. Avec Prokofiev, c’est différent. Il a
conféré à sa musique un esprit où règne la liberté humaine,
regardant vers l’avenir plutôt que de montrer la tristesse comme en
témoigne sa vision de la commémoration des victimes de la seconde
guerre mondiale.

Quel a été votre objectif lorsque vous avez décidé d’enregistrer ces
symphonies avec le Bournemouth Symphony Orchestra ?

Ma motivation première a été de populariser ses symphonies les
moins connues et de mettre l’accent sur les œuvres de jeunesse que
Prokofiev composa lorsqu’il vécut en Ukraine avant 1910.

On a souvent parlé de la première symphonie, composée il y un
siècle tout juste, comme d’une symphonie néoclassique. Or, il a
abandonné son néoclassicisme dans les symphonies suivantes.
Qu’en pensez-vous ?

Le langage musical que Prokofiev développa à travers ses
symphonies, son utilisation des instruments et des couleurs de
l’orchestre devinrent de plus en plus perfectionnés. Cependant, les
modèles et les prouesses contenus dans la première symphonie se
retrouvent dans ses symphonies ultérieures. En fait, je dirais que
toute sa musique est néoclassique.

Prokofiev, symphonies 1-7,
Bournemouth Symphony Orchestra,
dir. Kirill Karabits,
Onyx Classics

Laurent Paadt

Le grand maître de l’alto

L’altiste est à l’honneur d’un coffret regroupant ses plus grands
enregistrements

Bashmet (© Oleg Nachinkin)
Bashmet (© Oleg Nachinkin)

L’alto a souvent été
considéré comme le
mal-aimé des cordes.
Entre le prestige du
violon et l’ombre
parfois envahissante
et grandiose du
violoncelle, il fut tiré
d’un oubli relatif aux
19e et 20e siècles par
quelques
compositeurs inspirés tels que Max Bruch, Bela Bartok, William
Walton et Alfred Schnittke qui lui écrivirent quelques pièces qui
sont aujourd’hui des classiques. Mais il fallut également quelques
grands interprètes pour faire rayonner cette musique qui
transcenda l’instrument. De William Primrose à Antoine Tamestit en
passant par Rudolf Barshaï, il se trouva une légion de virtuoses prêts
à se dévouer à cette noble cause. Parmi cette cohorte de génies, Yuri
Bashmet fait aujourd’hui figure de grand maître.

Depuis près de quarante ans et son premier prix au concours ARD
de Munich, Yuri Bashmet régale les salles de concert ainsi que les
oreilles des mélomanes. Des compositeurs contemporains lui ont
dédié certaines de leurs œuvres. Il n’y a qu’à citer Sofia Gubaidulina
et son incroyable concerto (1996) ou Gyan Kancheli et son
merveilleux Styx pour alto, chœur mixte et orchestre (1999).
Le coffret rassemblant ses enregistrements pour RCA Victor sont là
pour rappeler cet incroyable talent et montre que l’altiste, qui a joué
avec les plus grands orchestres et chefs de la planète, est également
un musicien de chambre accompli.

L’extrême virtuosité de Bashmet est perceptible sur chaque disque.
En musique de chambre, elle est éclatante notamment dans Brahms
ou Schubert. Avec la complicité du pianiste Mikhail Muntian,
Bashmet transcende les œuvres qu’il interprète, sublimant ici la
dimension romantique d’un Glinka ou là l’angoisse d’un
Chostakovitch.

A propos des œuvres concertantes, le coffret comprend de
nombreux enregistrements des Moscow Soloists, cet ensemble que
Bashmet a fondé en 1992 et qu’il dirige toujours. Il y exprime
parfaitement cette âme russe qui mêle passion et mélancolie dans la
sérénade de Tchaïkovski et magnifie la Trauermusik de Paul
Hindemith où l’on a le sentiment incroyable que Bashmet nous
raconte quelque chose d’incroyable, une sorte de destin en
mouvement que la musique accompagne peut-être vers sa fin
inéluctable sans pouvoir l’arrêter. Dans le concerto pour violon et
alto de Max Bruch sous la baguette de Neeme Järvi et accompagné
du London Symphony Orchestra, l’osmose avec Viktor Tretyakov est
telle que l’on a parfois le sentiment que les deux instruments n’en
forment qu’un seul.

L’apothéose est cependant atteinte dans Schnittke et Walton. Dans
ce concerto du compositeur russe ainsi que dans le Monologue –
tous deux dédiés à Bashmet – l’altiste se livre à des interprétations
d’une noirceur et d’une mélancolie qui font aujourd’hui référence.
Ne restait plus qu’à conclure avec le concerto pour alto de William
Walton sous la direction d’André Previn à la tête du London
Symphony Orchestra (1994) qui reste aujourd’hui la plus
extraordinaire version enregistrée de l’œuvre. A l’inverse de
Schnittke, Bashmet y déploie ici toute la chaleur de l’instrument,
toute sa sensualité.

Ce coffret achèvera donc de rappeler que Yuri Bashmet est
certainement le plus grand altiste vivant de notre temps et surtout, il
redonnera à l’alto la place qui lui revient et qui est si grande.

Yuri Bashmet, the Complete RCA Recordings,
Sony Classical, 1996

Laurent Pfaadt