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Les Dix Plaies du patrimoine

L’historien Peter Eeckhout signe un livre sur les dangers qui
menacent notre patrimoine. Indispensable

mosquée Alep
© Dimitar Dilkoff/AFP)

C’est un vieil adage vérifié à maintes reprises : ce que l’homme a
édifié, il peut le détruire. Bouddhas de Bâmyân par les talibans
d’Afghanistan, vieille ville d’Alep par les forces du régime Assad ou
cité de Palmyre par les soldats de Daech, ces exemples viennent
s’ajouter à une longue liste de sites ou de monuments détruits ou en
passe de l’être.

Le lecteur trouvera dans le magnifique ouvrage de Peter Eeckhout ,
docteur en histoire de l’art et archéologie de l’Université libre de
Bruxelles, vingt-trois exemples qui permettent sans être
malheureusement exhaustifs de cerner les dangers qui menacent le
patrimoine de l’humanité. Des plus connus au plus confidentiels
comme le minaret de Jâm en Afghanistan ou Nan Madol en
Micronésie, il offre aux lecteurs un voyage à la fois enchanteur grâce
aux reconstitutions 3D des différents sites proposés mais également
effrayant puisque ces mêmes reconstitutions témoignent de ce que
nous avons été capables. Ainsi nous emmène-t-il derrière le décor
pour constater comme à Hyderabad ou au pied du Palais Sans Souci
du roi Christophe en Haïti, notre impéritie collective. « Chaque tombe
saccagée, chaque mur démoli, chaque sol éventré qui portait en lui des
traces du passé, c’est une part de la mémoire de l’humanité qui disparaît à
jamais » écrit ainsi l’auteur. Didactique autant qu’instructif, son livre
recense ainsi ces fameuses dix plaies qui sont en fait treize. Il innove
par sa définition de la destruction : non plus cantonnée aux guerres,
aux idéologies et à la volonté clairement affichée de réduire en
cendres ou de piller, celle-ci renvoie à une consommation de masse
qui se décline sous diverses formes : tourisme de masse sur les sites
d’Angkor Vat au Cambodge, changement climatique, urbanisation
comme par exemple à Chinchero au Pérou, cité péruvienne menacée
par la construction d’un aéroport international, défaut de gestion ou
restauration abusive avec cette fascinante étude de cas relative à
Boukhara en Ouzbékistan, victime de ce « paradoxe terrible que cette richesse même lui coûte aujourd’hui son identité, malmenée et manipulée
pour des motifs à la fois politiques et économiques » selon Peter
Eeckhout. Même les plus beaux sites de la planète sont concernés.
Ainsi des pyramides de Gizeh, menacées par la multiplication de
constructions touristiques à commencer par le projet du GEM
(Grand Egyptian Museum) de 480 000 m2 qui, paradoxalement,
risque, à long terme, de tuer la poule aux œufs d’or. Mais parler de
long terme semble aussi vain que de ralentir la destruction du
patrimoine…

Patrimoine mondial en péril est à la fois un livre fascinant et terrifiant
car il est difficile de ne pas y voir un futur livre d’archives rappelant
ce qui fut et, malheureusement, ce qui est déjà. Doit-on voir devant
Hyderabad, intoxiquée par les gaz d’échappement, lacérée par les
fils électriques et défigurée par des boutiques sauvages, un présage
de ce qui attend peut-être sa sœur Agra et son célèbre Taj Mahal,
dans quelques décennies ou siècles ? On en frémit.

L’ouvrage rend également hommage au combat de ces millions d’hommes et de femmes déterminés à protéger le patrimoine
comme ces milices de bénévoles locaux à Leptis Magna en Libye.
Elles demeurent ainsi ce qui reste de nos consciences lobotomisées
par les quêtes toujours plus insatiables de l’argent et du
divertissement. Livre essentiel à mettre entre toutes les mains,
notamment celles des plus jeunes, à intégrer dans toutes les
médiathèques et écoles pour servir de manuels éducatifs, Patrimoine
mondial en péril doit demeurer, espérons-le, le témoignage du génie
du genre humain et non de sa folie.

Par Laurent Pfaadt

Peter Eeckhout, Patrimoine mondial en péril,
Chez Passés composés, 320 p. 2021

Chroniques d’une désillusion

Il y a trente ans, le 26 décembre 1991, les présidents de la fédération de
Russie, de l’Ukraine et de Biélorussie actaient, non loin de Minsk, la
dissolution de l’URSS. Au même moment, Mikhail Gorbatchev, dernier
secrétaire général devenu président de l’URSS démissionnait. Pour
beaucoup, ces actes marquèrent la fin d’un engagement, d’une utopie, le
communisme. Pour d’autres vint le temps de l’introspection sur ce que
François Furet appela dans un essai demeuré célèbre paru en 1995, le
passé d’une illusion. S’ouvrit alors une période de changements, de
bouleversements que nous vivons encore. Quelques conseils de lecture
pour commémorer cet anniversaire.

John Lewis Gaddis, La Guerre froide
traduit de l’anglais par John Edwin Jackson,
éditions Les Belles Lettres, 368 p.

« Une seule planète partagée par des superpuissances qui ont en commun
le pouvoir de s’éliminer réciproquement mais qui, désormais, partagent
un intérêt dans la survie l’un de l’autre ». Cette phrase tirée de l’ouvrage
de référence de John Lewis Gaddis, professeur d’histoire militaire et
navale à l’université de Yale, résume bien cette période de l’histoire
contemporaine qui s’acheva ce 26 décembre 1991. A travers un livre
où la petite histoire côtoie magnifiquement la grande, John Gaddis
fait ainsi revivre cette époque où deux superpuissances faillirent
plonger le monde dans un nouveau conflit. Puisant dans un certain
nombre d’archives inédites, son style très factuel mais très vivant
permet de démystifier les grands évènements de la guerre froide, de
la construction du mur de Berlin à sa chute en passant par le voyage
de Nixon en Chine et l’élection du pape Jean-Paul II tout en
proposant une réflexion de fond sur les grands enjeux dont nous
subissons encore les conséquences.

Witold Szabłowski, Les ours dansants, de la Mer Noire à la Havane, les déboires de la liberté
Editions Noir sur Blanc, 2021, 240 p.

De Sofia à Tirana et de Belgrade jusqu’à Gori, la ville natale de
Staline, en passant par Athènes, Londres et Cuba, l’auteur,
journaliste polonais maintes fois récompensé, notamment par le prix
du journalisme du Parlement européen, Witold Szabłowski,
interroge des femmes et des hommes sur la difficile transition de
leur pays vers la démocratie et l’économie de marché. Il nous montre
parfois que loin de tendre vers la liberté et la démocratie, ce chemin
périlleux peut également mener à l’autoritarisme et à la dictature.
Comme un ours élevé en captivité qui, en retrouvant la liberté, se
retrouve assailli par un certain nombre de dangers.

Sergueï Lebedev, Les hommes d’août
traduit du russe par Luba Jurgenson
Editions Verdier, 2019, 320 p.

L’histoire de roman hybride entre polar, chronique et fantastique
débute après la tentative de putsch menée par la frange
conservatrice du PCUS autour du chef du KGB, Vladimir
Krioutchkov en août 1991 et s’achève avec l’arrivée de Vladimir
Poutine en 1999. Le héros du roman arpente les terres de l’URSS
pour retrouver les traces de disparus mais également celles de ses
racines. Ce voyage dans le temps et l’espace décrit par l’un des
écrivains russes les plus prometteurs montre combien il est difficile
de faire table rase du passé et surtout qu’il ne suffit pas de
descendre un drapeau dans une tombe et d’en hisser un autre. Car
avec lui remonte invariablement les morts, les fantômes d’un passé
que l’on croyait révolu. Ces hommes d’août qui, finalement, ne
disparaissent jamais.

Olivier Rogez, Les hommes incertains
Editions Le Passage, 2019, 380 p.

Krioutchov possédait ses sbires et notamment Iouri Nesterov,
colonel du KGB et héros fictif du palpitant roman d’Olivier Rogez,
ancien correspondant à Moscou. Mais Nesterov est fatigué,
désabusé. Comme ce régime qu’il sert et se délite. En compagnie de
son neveu, Anton, venu pour l’occasion à Moscou, ils assistent tous
deux à la lutte que se livre Gorbatchev et Eltsine sur les décombres
de cet empire devenu un astre mort. Avec une plume pleine d’action
et de rythme, le lecteur s’assoit alors dans cette loge de l’histoire et
contemple ces hommes incertains jouer l’URSS à la roulette russe.
Nos héros arpentent chacun à leur manière, dans les vapeurs
d’alcool pour Iouri, dans les brumes de visions mystiques pour
Anton, les couloirs obscurs d’une comédie du pouvoir en compagnie
d’une galerie de personnages absolument fascinants qui animent
cette saga passionnante.

Irina Flige, Sandormokh : Le livre noir d’un lieu de mémoire
traduit du russe par Nicolas Werth
Les Belles Lettres, 2021, 168 p.

Ce livre magistral retrace l’enquête et les travaux de l’historienne
Irina Flige, de son mari ainsi que de Iouri Dmitriev, historien des
goulags aujourd’hui en prison sur un charnier de la Grande Terreur
stalinienne à Sandormokh en Carélie (nord-ouest de la Russie). Mais
celui-ci est devenu un tombeau qui s’est refermé sur l’histoire et sur
ceux qui tentèrent d’en révéler l’existence. Sandormokh montre ainsi
combien il est difficile de faire la lumière, aujourd’hui, sur la vérité
historique d’un passé ressuscité. Véritable manifeste sur le travail de
mémoire nécessaire à toute société pour avancer et aux familles des
victimes pour faire leur deuil, ce livre est aussi un cri lancé contre les
mensonges historiques, le travestissement de l’histoire et cet oubli
dans lequel on tente de précipiter l’association Memorial ainsi que
ses responsables, présents et passés, lorsqu’ils s’approchent trop
près de la vérité.

Svetlana Alexievitch, La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement
traduit du russe par Sophie Benech
Chez Actes Sud, 2013, 544 p.

Comment ne pas évoquer le livre de la prix Nobel de littérature
2015, prix Médicis essai 2013 et meilleur livre de l’année pour le
magazine Lire. Dans ce brillant essai à tous points de vue, l’auteur
est allé à la rencontre de ces Russes qui, en un clin d’œil, ont changé
de monde, d’époque, de paradigme. Comme à son habitude, Svetlana
Alexevitch a agrégé des morceaux de vie pour composer une
nouvelle symphonie magistrale après Les Cercueils de zinc et La
Supplication. A la manière de celles de Chostakovitch, avec ses
mouvements tantôt lents, tantôts rapides, son œuvre est à la fois
grandiose, tragique, brutale et attachante. Et celle de l’homme
rouge, avec sa dimension crépusculaire confine au génie.

Alexeï Ivanov, Le dernier afghan
traduit du russe par Raphaëlle Pache
Editions Rivages noir, 2021, 640 p.

Enfin le roman noir offre souvent la possibilité de comprendre, à
travers le destin d’un personnage, les mutations à l’œuvre dans une
société et surtout la tragédie de l’histoire. Celui de Guerman,
« l’Allemand », ancien soldat de la guerre d’Afghanistan, vétéran
d’une armée qui n’existe plus devenu mercenaire du crime organisé
est assez emblématique. A travers le braquage qu’il organise à son
profit se lit celui d’une URSS par des hommes sans foi ni loi. Son
destin est à l’image de cette désillusion : celle d’un avenir porteur
d’espoir qui ne profite qu’à quelques-uns. Celle où la fin de l’histoire
a signifié avant tout la fin de sa propre histoire.

Par Laurent Pfaadt

L’esclavage, tout un monde

L’histoire de l’esclavage racontée sous toutes ses formes, de la
préhistoire à nos jours. Magistral

C’est certainement l’un des essais les plus importants de ces dix
dernières années. Qui fait et fera date. S’inscrivant dans cette
tendance historiographique d’une histoire mondiale comparée, cet
ouvrage dirigé par Paulin Ismard et agrégeant plus de cinquante
spécialistes venant d’horizons et de continents divers (historiens, archéologues, anthropologues, juristes, politistes, etc.) est
proprement stupéfiant. Il dessine une histoire de l’exploitation de
l’homme par l’homme depuis les origines – le chapitre de la
préhistoire qui s’appuie sur l’analyse de tombes mêlant serviteurs
tués avec leurs maîtres est l’un des plus fascinants – jusqu’à nos
jours et sous des formes diverses. Placée sous le signe du
comparatisme, la fonction de ces contributions, comme le rappellent
les trois coordinateurs de l’ouvrage, Benedetta Rossi, Cécile Vidal et
Paulin Ismard : « n’est pas de dessiner des types d’idéaux mais d’élaborer
des instruments à même d’éclairer réciproquement chacune des sociétés
étudiées ».

Le lecteur arpente ainsi l’espace et le temps à la rencontre de ces
différentes formes d’esclavage, de l’Antiquité où l’esclavage joua un
rôle social fondamental comme élément clé de la vie quotidienne au
Congo belge et à ses terribles exactions et au Minas Gerais du Brésil
en passant bien évidemment par la conquête des Amériques où les
auteurs insistent non pas sur un esclavage mais sur des esclavages,
la Corée du Sud et l’esclavage militaire en terre d’Islam avec
notamment les Mamelouks. Cette mise en perspective permet
également de comprendre les matrices qui permirent la mutation de
l’esclavage, à la fois historiquement et localement. Ainsi dans son
article passionnant consacré à Saint Augustin, Kyle Harper,
professeur à l’université d’Oklahoma, affirme que « le christianisme,
dans sa grande majorité, acceptait l’institution esclavagiste ». A partir de
là, l’ouvrage jette des passerelles avec la conquête espagnole du
Nouveau monde et le concept de race au XIXe siècle pour justifier
une règle de base : celle d’une infériorité de l’esclave.

D’autres exemples viennent alimenter cette histoire mondiale et
l’ouvrage ne fait bien évidemment pas l’impasse sur la traite
transatlantique sans pour autant lui conférer une place
prépondérante qui nuirait au propos. A ce titre, remettre à juste
place cet esclavage permet une déconstruction salutaire de notre
vision européocentriste d’un esclavage fondé sur la seule
exploitation économique, tout en rappelant à juste titre que
l’esclavage fut souvent réglementé et sa violence institutionnalisée.
Quelques découvertes expliquées par des spécialistes peu ou pas
traduits en France comme cet esclavage dans l’Alsace du Nord au IXe
siècle facilitent l’entrée dans la complexité du phénomène, ici
l’occurrence le passage historique de l’esclavage au servage.

Cette histoire comparée n’en oublie pas d’avancer des éléments
d’analyse pour notre époque en décrivant dans quelques contributions précieuses, les nouvelles formes d’esclavages
modernes, entre travail forcé et trafics d’êtres humains. Ainsi sont
évoqués les chantiers de la future coupe du monde de football au
Qatar et la réduction en esclavage des Yézidis par l’Etat islamique.
Dans sa contribution, Joël Quick, politiste sud-africain, estime ainsi
que l’esclavage est aujourd’hui plus diffus et plus difficile à cerner
car : « les systèmes complexes qui règlementaient et protégeaient
autrefois l’esclavage en tant qu’institution ont presque tous été
démantelés, même si  leur héritage perdure au sein des sociétés (…) Cette
transformation est lourde de conséquences pour toute entreprise de
définition de l’esclavage dans le monde contemporain ».

Preuve que malheureusement, cette histoire comparée nécessitera
très vite une mise à jour…

Par Laurent Pfaadt

Les Mondes de l’esclavage – Une histoire comparée sous la direction de Paulin Ismard
Le Seuil, 1168 p.

Franc-tireur et partisan

Deux ouvrages remettent en lumière la figure oubliée du dirigeant communiste et écrivain Jean Kanapa

Bilan globalement positif, soutien à l’intervention soviétique en
Afghanistan, l’attitude de Georges Marchais, secrétaire général du
PCF, restera définitivement ancrée dans un passé stalinien révolu,
figée dans une idéologie d’un autre âge. Pourtant, il en aurait pu être
autrement grâce notamment à Jean Kanapa, son conseiller pour les
affaires étrangères et membre du bureau politique du PCF. Gérard
Streiff, ancien collaborateur de Jean Kanapa et journaliste à
l’Humanité, nous relate ainsi dans un ouvrage passionnant la vie de
ce dirigeant communiste et écrivain accompli, les éditions La
Déviation publiant d’ailleurs l’un de ses romans, la Crise, petit bijou
sentimentalo-politique, paru en 1962.

Cette passion des lettres traça d’ailleurs le fil rouge d’une vie, de son
entrée comme rédacteur en chef de la revue communiste La Nouvelle Critique à ses rapports de politique étrangère qui influencèrent les
grandes lignes idéologiques d’un parti en mutation et en firent un
interlocuteur de choix de la très pointue Foreign Affairs, la revue
américaine de politique étrangère.

Mais d’autres fils rouges, ceux qui séparèrent le PCF de son grand
frère soviétique, constituèrent les grands repères, les frontières de
ce fils d’un banquier juif qui pourtant approuva en 1953, la
répression stalinienne et antisémite des blouses blanches. Devenu
très vite un proche de plusieurs secrétaires généraux et notamment
de Marchais qui le surnomma son « éminence grise », Jean Kanapa
demeura longtemps, dans les cercles politiques français, un stalinien
pur et dur, participant notamment à la chute de Laurent Casanova
après avoir été son « estafette idéologique ». Gérard Streiff décortique
intelligemment l’évolution de cet homme qui souhaita réellement
sortir le communisme français de son impasse idéologique sans pour
autant y parvenir. L’évolution de Kanapa, ce puzzle idéologique
reconstitué par l’auteur est fascinant à suivre. Trop nombreux furent
les hommes du PCF à s’enfermer dans une attitude monolithique
intangible. Avec ce livre et ce travail bénéficiant du recul historique
nécessaire, l’auteur remet un peu d’objectivité et nous permet
d’appréhender à sa juste valeur ces individualités comme Kanapa
qui tentèrent de fissurer le granit communiste.

Ainsi les critiques de Kanapa vis-à-vis d’une URSS enfermée dans la
glaciation mortifère du brejnévisme, son activisme en faveur de
l’eurocommunisme ou la transformation du PCF en parti de
gouvernement attestent de cette indéfectible volonté politique qui
acheva presque de convaincre un Georges Marchais attentif à
l’évolution du parti, mais que la mort de Kanapa stoppa nette.
D’ailleurs, la figure de l’ancien secrétaire général apparaît, dans ce
livre, plus nuancée que l’image que lui, en premier lieu, ainsi que ses
opposants, ont bien voulu donner.

A travers Jean Kanapa, le récit de Gérard Streiff nourri d’entretiens
avec de hauts responsables du parti nous raconte ainsi cette période
charnière de l’histoire, celle d’une époque où le PCF était le premier
parti de France avant d’être supplanté par le PS d’un Mitterrand
lancé dans son inexorable ascension et où le monde était divisé
entre deux superpuissances, les Etats-Unis à l’égard desquels
Kanapa prônait le pragmatisme et cette URSS, cette étoile morte
qu’il qualifia au seuil de la mort, de « gâchis ».

Par Laurent Pfaadt

Gérard Streiff, Le Puzzle Kanapa,
La Déviation, 280 p.

Jean Kanapa, La Crise,
La Déviation, 120 p.

Infographie de la Révolution française

C’est un peu le dessous des cartes historiques, celles qui traduisent
les mouvements de fonds, les grands bouleversements mais
également celles qui dévoilent les ambitions des uns et des autres.

Même les plus avertis se passionneront pour ce livre. Elaboré par
Jean-Clément Martin, éminent spécialiste de la Révolution française
– on lui doit une biographie de référence de Robespierre (Perrin,
2015) – et aidé du data designer Julien Peltier, ce livre fort
didactique permet d’embrasser la totalité de la Révolution française
d’un seul coup d’œil, de la replacer sur le temps long et non plus sur
quelques évènements isolés comme la mort du roi ou la Terreur.

Diagrammes, schémas, courtes biographies à l’appui, l’auteur nous
explique ainsi l’émergence du phénomène révolutionnaire, l’un des
éléments majeurs des siècles passés des histoires de France, de
l’Europe et du monde ainsi que ses développements. On y trouve
une foule de données – comme ces 17 000 guillotinés – mais
également les portraits des principaux acteurs, des plus connus
(Danton, Robespierre) à quelques figures singulières telles Jean-
Baptiste Carrier, actif à Nantes pendant la Terreur ou Stanislas-
Marie Maillard, le « grand juge de l’Abbaye ». L’ouvrage passe
aisément des colonies et de l’esclavage à la disparition des femmes
de la sphère politique que la Révolution française ambitionnait
pourtant d’émanciper et à la guerre intérieure et extérieure, et
permet ainsi de comprendre les enjeux complexes et multidimensionnels de cette révolution.

Tous les enfants de la République pensent que la Révolution
française s’est achevée avec la mort de Robespierre sur l’échafaud le 9 Thermidor 1794. Or, l’ouvrage montre qu’il n’en fut rien et
décrypte brillamment la contre-révolution, phénomène marginalisé
dans l’historiographie française qui conduisit pourtant à la réaction
autoritaire du Directoire, du Consulat et finalement à l’Empire. C’est
véritablement l’une des grandes réussites de ce type d’ouvrage, celle
d’éclairer ces périodes charnières, ici en l’occurrence les années
1795-1799. Jean-Clément Martin explique ainsi parfaitement
l’évolution du terme de contre-révolutionnaire. D’opposant à la
Révolution au début de cette dernière, il est ensuite devenu un
terme générique pour qualifier tous les ennemis de la Révolution
avant de désigner les tenants d’un retour à une monarchie
inégalitaire. Grâce à lui, nous comprenons un peu mieux ces cartes
que jouèrent avec maestria les Talleyrand, Fouché et bien
évidemment Bonaparte.

Par Laurent Pfaadt

Jean-Clément Martin, Julien Peltier, Infographie de la Révolution française,
Aux éditions Passés composés, 128 p.

75 ans ? By Jove !

A l’occasion de la sortie du nouvel album de Blake et Mortimer, retour sur les 75 ans de l’un des duos les plus célèbres de la bande-dessinée

Une fois de plus les Espadons vont devoir décider du sort du monde.
75 ans, presque jour pour jour après la première publication du
Secret de l’espadon, le 26 septembre 1946, première aventure du duo
désormais mondialement célèbre, ressort cette suite concoctée par
les héritiers d’Edgar P. Jacobs. « Au terme des 142 planches du Secret
de l’Espadon, la signature d’Edgar P. Jacobs s’est taillé une portion de
légende auprès des jeunes Belges qui, chaque jeudi, se plongent avec
délices dans la lecture de leur journal » écrivent Benoît Mouchart et François Rivière, les biographes de Jacobs. Parmi ces jeunes
lecteurs, l’un d’eux, Jean Van Hamme, ne savait pas encore qu’il allait
être le successeur de Jacobs : « J’étais fasciné par le dessin d’Edgar P.
Jacobs, par le Golden Rocket et par l’Aile Rouge. Je n’avais jamais lu une
histoire aussi réaliste ! »

Après le succès du Secret de l’Espadon, Edgar P. Jacobs enchaîna avec
des albums devenus cultes comme les deux tomes du Mystère de la
grande pyramide (1954-1955), la Marque jaune (1956) ou S.O.S.
Météores (1958-1959), suscitant jusqu’à la jalousie du grand Hergé.
« Les deux hommes s’appréciaient à l’évidence, mais ils entretenaient de
curieux rapports entre fascination et répulsion » lit-on toujours dans la
biographie de Benoît Mouchart et François Rivière. Il faut dire
qu’après avoir travaillé sur plusieurs albums de Tintin notamment le
Sceptre d’Ottokar et apparaissant même dans les Cigares du pharaon,
Jacobs s’était émancipé d’Hergé.

Pourtant, Jacobs ne se voyait pas auteur de bande-dessinées mais
plutôt…chanteur d’opéra. Pour autant, c’est un véritable opéra de
papier – titre de son autobiographie – qu’il composa, un opéra
comportant une dizaine d’actes. Ses personnages, Philippe Mortimer
et Francis Blake forment aujourd’hui l’un des duos les plus célèbres
de la littérature mondiale. Un duo complémentaire entre un
professeur peu académique et un militaire dandy parvenu à la tête
du MI-5, le service de renseignement britannique, dans ce dernier opus. A ce duo se rajoute une pléiade de seconds rôles magnifiques,
à commencer par le colonel Olrik, mercenaire au service des forces
du mal devenu par la suite un allié de Mortimer ou Jonathan
Septimus, archétype du savant fou méprisé et désireux de détruire le monde pour se venger. Ces personnages inventés par Edgar P.
Jacobs nous accompagnent ainsi depuis 75 ans et cette fascination
n’a jamais faibli. D’Hubert Védrine, ancien ministre des affaires
étrangères, auteur d’une biographie non autorisée d’Olrik à Pierre
Lungheretti, directeur général de la cité internationale de la bande-
dessinée et de l’image, ils sont des millions à travers le monde à
attendre chaque nouvelle aventure. Jusqu’à ne plus savoir où se
trouve la frontière entre mythe et réalité. Mais a-t-elle vraiment
existé car Jacobs comme Hergé s’inspirait de la réalité pour
construire leurs héros ? Est-ce après sa rencontre avec Olrik au
théâtre de la Monnaie à Bruxelles en janvier 1938 comme le
rappellent Hubert et Laurent Védrine, que Jacobs signa ce pacte
avec Blake et Mortimer ? Assurément.

La mort de Jacobs en 1987 après un dernier album décevant
(L’Affaire du collier) n’a, à l’instar de celles de Goscinny et d’Uderzo,
pas tari l’engouement pour Blake et Mortimer, signe que nos deux
héros, orphelins de leur créateur, ont continué leur vie malgré le
refus de Jacobs. Le deuil a duré près de dix ans avant que Blake et
Mortimer ne réapparaissent en 1996 dans l’Affaire Francis Blake sous
les traits de Ted Benoit accompagné de Jean Van Hamme, autre
légende de la bande-dessinée, créateur notamment de Thorgal, XIII
et Largo Winch, et qui signe d’ailleurs le scénario de ce 28e opus.
Suivront parmi les albums les plus remarqués, l’Etrange rendez-vous
(2001), la Malédiction des Trente deniers (2009-2010) ou La Vallée des
Immortels (2018-2019) avec une équipe d’une demi-douzaine de
scénaristes et de dessinateurs parmi lesquels Jean Dufaux qui
resuscita Septimus (L’onde Septimus, Le cri du Moloch), Peter van
Dongen et Teun Berserik à l’œuvre dans La Vallée des Immortels et le
Dernier Espadon, et André Julliard pour ne citer qu’eux.

Alors oui, on a décrié Jacobs pour ses gros pavés explicatifs et les
plus jeunes se plaignent parfois qu’« il y a trop de choses à lire » (dixit
un certain Elias, dix ans). Les puristes de la ligne claire peuvent
également arguer qu’il s’est légèrement dévié du dogme avec ses
ombres portées, il n’empêche : le goût de l’aventure et ces histoires
patinées de science-fiction et d’espionnage achèvent
immédiatement de conquérir les plus réticents. Et Le dernier Espadon
ne devrait certainement pas faire exception. A 75 ans, c’est de
formidables jeunes hommes qui s’apprêtent, une fois de plus, à
sauver le monde.

Par Laurent Pfaadt

A lire :

Jean Van Hamme, Teun Berserik, Peter Van Dongen, Blake & Mortimer – Tome 28 – Le Dernier Espadon, Dargaud, 64 p.

Benoît Mouchart et François Rivière, Edgar P. Jacobs: Un pacte avec Blake et Mortimer, les Impressions nouvelles, 400 p.

Hubert Védrine, Laurent Védrine, Olrik, la biographie non autorisée, Fayard-Pluriel, 240 p.

Le dernier afghan

Avec Le dernier afghan, embarquez non pas dans un train mais dans le
fourgon des convoyeurs de fonds d’un centre commercial de
Batouïev. Les Afghans sont un réseau d’anciens militaires
soviétiques de la guerre d’Afghanistan revenus à la vie civile. Entre
eux existe une fraternité comme l’explique un ancien commandant
devenu parrain de la pègre : « Un flic afghan couvrira tes arrières. Un
bandit afghan ne s’en prendra pas à toi ». L’un des convoyeurs, un
ancien afghan, Guerman dit « l’Allemand » va pourtant briser cette
fraternité en dérobant le butin et filer dans la nature. S’ensuit alors
une chasse à l’homme absolument palpitante car pour Guerman, il
n’y a que deux possibilités : la disparition ou la mort.

A travers ce récit où se mêlent violence et désillusions, Alexei Ivanov
dresse le portrait d’une Russie rongée par le crime organisé et la
corruption, une Russie où le plomb dont on faisait les cercueils pour
les morts d’Afghanistan sert désormais à armer les vivants. C’est une
gangrène que nous dépeint l’auteur, celle d’un homme revenu de la
guerre, celle d’une mémoire bafouée, celle enfin d’un monde passé
du communisme au capitalisme sans lois où les anciennes structures
étatiques ont servi de fondations aux futures mafias. Les frontières
entre l’ordre et le désordre n’existent plus. Et les héros sont fatigués.

Par Laurent Pfaadt

Alexeï Ivanov, Le dernier afghan, traduit du russe par Raphaëlle Pache
Rivages noir, 640 p.

Le Metropol

Qui dit train, dit hôtel. Et celui dans lequel l’écrivain allemand, Eugen
Ruge, auteur du somptueux Quand la lumière décline (Les Escales,
2012) nous emmène, est un peu particulier. Il s’agit du Metropol, cet
hôtel moscovite qui accueillit sous Staline, étrangers se rendant en
URSS et caciques du régime. Il devint ainsi une sorte de prison dorée
avec ses menus et grands plaisirs. Dans l’une des chambres donnant
vue sur la sinistre Loubianka, prison où les opposants étaient
exécutés, vivent Charlotte et son mari Wilhelm, espion du NKVD,
qui ont fui l’Allemagne nazie.

L’action du livre se déroule durant les grandes purges staliniennes,
entre 1936 et 1938. Et Charlotte n’est autre que l’avatar de la
propre grand-mère de l’auteur. Dans ce huis clos oppressant où le
Metropol est, à l’instar de l’Overlook de Shining, un personnage à lui
seul, les êtres disparaissent, absorbés, écrasés par la machine de
terreur soviétique dont le grand inquisiteur, Vassili Vassilievich
Ulrich, vit un étage au-dessus de Charlotte. Et devant les sièges
restés vides lors des repas, l’angoisse saisit bientôt cette dernière. Et si elle et Wilhelm étaient les prochains ? Staline ne devrait-il pas être
au courant de ce qui se passe ici ? Car bien évidemment, il n’est pas
au courant…A travers cette fiction qui emprunte des éléments
autobiographiques, Eugen Ruge dépeint l’aveuglement idéologique
d’hommes et de femmes adhérant à un régime totalitaire ainsi que la
terrible mécanique intellectuelle de fabrication des coupables.

Par Laurent Pfaadt

Eugen Ruge, Le Metropol
Aux éditions Actes Sud/Jacqueline Chambon, 352 p
.

Années de guerre

Après cette étape roumaine, notre train progresse un peu plus vers l’Est, en pleine seconde guerre mondiale avec l’un des plus grands
écrivains du 20e siècle, Vassili Grossman. En 1993 paraissait une
première version des articles qu’il publia entre 1942 et 1945 comme
correspondant de guerre pour L’Etoile rouge (Krasnaia Zvezda). Le
futur auteur de Pour une juste cause et de Vie et Destin n’a pas encore
rompu avec le régime soviétique et certains passages obligés
doivent encore satisfaire au régime. La version éditée cette année
débarrasse l’œuvre de ses oripeaux idéologiques et l’éditeur a fait
appel à Mathias Enard, prix Goncourt 2015, pour remettre la
littérature au centre du récit et « lire, à travers l’exemple de Grossman,
en filigrane, la tragédie que furent les vies, littéraires et personnelles, de
nombreux écrivains soviétiques, sous la pression du régime. »

La puissance des mots de Grossman, ainsi libérée, explose
littéralement. Dans ces articles où le reportage côtoie la fiction se lit déjà le futur Vie et Destin, l’auteur évoque la bataille de Stalingrad, le
camp de Treblinka « auprès duquel l’enfer de Dante n’est qu’un jeu
inoffensif et futile de Satan » ou le fameux tireur d’élite soviétique,
Vassili Zaïtsev dont il contribua à façonner la légende. L’histoire à
hauteur d’homme donc par ce géant de la littérature du 20e siècle.
La littérature sculptée par l’histoire avec comme artiste, ce génie.

Par Laurent Pfaadt

Vassili Grossman, Années de guerre, préface de Mathias Enard,
Autrement, 336 p.

Le livre des nombres

Le train vient de s’arrêter au milieu de la campagne transylvanienne.
En pleine Roumanie. Les voyageurs se pressent aux fenêtres et
voient des paysans. Mais les démons qui les assaillent sont bien pires
que les vampires. Il s’agit des affres du 20e siècle qui vont, dans ce
roman magistral, s’acharner sur les quatre générations de cette
famille de gens simples. A travers l’histoire de cette saga qui
traverse tout le siècle dernier, la romancière roumaine Florina Ilis a
bâti, à travers la voix de son narrateur et des différents
interlocuteurs qui s’y agrègent, un véritable puzzle mémoriel. Avec
une langue puissante, elle suit une sorte de quête visant à lutter
contre l’oubli, celui du temps qui efface tout et qui plonge les êtres
dans les marécages de l’histoire jusqu’à disparaître, que leurs vies
furent tragiques, heureuses ou les deux à la fois. Creusant la
mémoire et le passé comme on déterre sans le savoir les restes d’un
cadavre, le lecteur avance avec elle, entre excitation de ressusciter
quelque chose et crainte que cette découverte ne vienne causer plus
de  dégâts. Mais le lecteur, conduit par Florina Ilis, avance malgré
tout car au final, pour ces paysans comme pour nous, le pire est
d’ignorer son passé. Car sans lui, pas de futur. Alors est-on passé à
côté d’un chef d’œuvre ? Assurément oui.

Par Laurent Pfaadt

Florina Ilis, Le livre des nombres, traduit du roumain par Marily le Nir
Aux éditions des Syrtes, 522 p.