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Berlin mon garçon

L’épidémie de Covid 19 nous en avait privé mais cette fois-ci la pièce est bel et bien là, au TNS et nous nous en réjouissons.

C’est une pièce qui interpelle aussi bien par son contenu que par sa forme. De l’auteur, Marie Ndiaye, artiste associée au TNS nous avions pu voir « Hilda » en octobre 2021 et « Les Serpents » en avril 2022 qui, toutes deux nous avaient impressionnés par les situations humaines, bouleversantes qu’elles révélaient.


Il en est de même avec « Berlin mon garçon » qui répond à une commande de Stanislas Nordey à propos du terrorisme et nous conte l’histoire d’un adolescent qui quitte soudainement sa famille pour aller vivre à Berlin mais ne donne aucune nouvelle de lui et reste injoignable.

C’est l’histoire de cette mère, Marina, qui n’y tenant plus décide de se rendre à Berlin pour le retrouver et le ramener avec elle à Chinon où, avec son mari, Lenny, elle tient une librairie.

Son arrivée à Berlin lui réserve quelques surprises, celle de découvrir une ville surprenante, décevante, pour ainsi dire maléfique à ses yeux, alors que nous voyons projetés sur l’écran en fond de scène un défilé de magnifiques points de vue, en noir et blanc, sur l’architecture du Berlin reconstruit après la guerre (scénographie Emmanuel Clolus)

Surprise aussi celle d’être attendue à son arrivée par son futur logeur, un certain Rüdiger, enfin d’apprendre, par celui-ci, que, d’après les nouvelles lois en vigueur, il sera présent dans le logement qu’elle a retenu chez lui dans le Corbusierhaus, ce grand ensemble d’immeubles, imitation de la Cité radieuse de Le Corbusier à Marseille.

Elle est là, dans cet espace gris et vide, petite femme bien droite dans son manteau orange, (costumière Anaïs Romand) exposant son point de vue sur Berlin, ville de liberté, de plaisirs qui aurait attiré son fils et annonçant la quête qu’elle entend y mener. Lui, Rüdiger, se rapprochant d’elle, confie le tourment que lui cause cette cohabitation imposée par les récentes directives de location, sans oublier ces choucas, oiseaux noirs, nombreux et bruyants qui volent au-dessus de l’immeuble et risquent d’importuner son hôte. Mais, ces considérations sont formulées comme un discours intérieur qu’il destine à lui seul, de même pour son autoportrait où il se dit
« homme gentil et serviable ». Cette forme de discours indirect avec souvent l’emploi de l’imparfait est pour le moins originale et sera de mise à maintes reprises au cours des rencontres que cette aventure va susciter. Une cohabitation des discours, en quelque sorte, une forme de distanciation pertinente puisqu’elle correspond aux mondes parallèles dans lesquels vivent les protagonistes. Ainsi, présentement, elle, obsédée par la recherche de son fils ne parlant que de cela et lui, rompant avec la discrétion qu’il voulait s’imposer, décidant de l’aider.

Bientôt, nous serons dans  un autre lieu mais auparavant, c’est le noir sur le plateau et la projection d’ un dessin animé représentant Pinocchio avec des oreilles d’âne, allusion évidente à la désobéissance des enfants qui se laissent facilement séduire par de fallacieuses promesses (vidéo Jérémie Bernaert).

Nous sommes maintenant à Chinon. Autour du plateau, des livres ont été disposés C’est la librairie tenue par Marina et Lenny un lieu de culture dont Lenny est fier et non une « boutique » comme sa mère, Esther se complaît à le dire, il le lui signale violemment lors de sa visite. Leur rencontre est houleuse. Elle est venue le voir pour parler de son petit-fils dont l’absence l’inquiète et de ce silence que son fils maintient à ce propos, silence qu’elle juge dommageable car elle craint le pire concernant le jeune homme. Elle le met en demeure de prendre ses responsabilités et d’aller lui aussi le chercher. Femme autoritaire, elle prétend pénétrer dans les pensées de son fils et lui-même avouera « ma mère parle en moi ».

Après un nouvel intermède où l’on revoit un Pinocchio aux oreilles d’âne encore plus longues, on retrouve dans son appartement Marina qui reçoit Charlotte, la dernière compagne du fils dont elle est sans nouvelle. Rudiger assiste à leur entretien, chargé de traduire les propos de Charlotte et coup de théâtre, voilà qu’il prend en charge la situation et donne à entendre ce qu’il pense rassurant pour Marina et qui est l’inverse de ce que raconte la jeune fille dont le visage apparaît en gros plan sur l’écran et témoigne de son angoisse, des craintes qui l’habitent concernant les projets du garçon, capable, si ce n’est déjà fait, d’accomplir l’irréparable. Elle évoque cela, mais Rüdiger traduit à Marina que le garçon va bien et qu’il est parti à Munich. Elle fait semblant de l’admettre malgré les doutes qui subsistent en elle en voyant le visage affligé de Charlotte.

Quand nous retournerons dans la libraire ce sera pour entendre Esther adjurer Lenny de partir à Berlin avec ce viatique qu’elle répète tournée vers le public « va mon enfant et ne commets pas de faute ». C’est sa morale, celle, pense-t-elle, que les parents n’ont pas inculquée à leur fils.

Lenny ira à Berlin, prêt à fouiller la ville, affirme-t-il pour le retrouver et changer ses tristes habits contre « la chemise à fleurs » qu’il lui destine. Mais Marina qui se souvient que Lenny a été « glacé »  pense-t-elle, avec son fils et lui a souvent parlé durement, lui demande de rentrer à Chinon, puisque, d’après ce qu’on lui a dit, le garçon  est parti vivre sa vie à Munich.

Quant à elle, elle renonce à aller à Munich et réconciliée avec Berlin, de s’y installer, délivrée de sa culpabilité. 

Le texte de et Marie Ndiaye aborde la grande question de l’éducation des enfants, de la façon dont on les aime et de la culpabilité que l’on peut éprouver lorsque ceux-ci prennent un chemin qui les amène au bord du gouffre. Comme elle le fait dire par le personnage de Charlotte ; « demandez-lui ce qu’il a vécu d’effroyable à Chinon pour transporter jusqu’à Berlin un cœur si haineux ». Il met aussi en exergue le mystère de chaque être, la liberté individuelle, l’émancipation dont Marina donne l’exemple et la solidarité dont fait preuve Rüdiger à son égard.

Tout cela exprimé dans une langue superbement travaillée et dans un style qui privilégie le discours intérieur, les adresses imaginées à l’interlocuteur présent ou non, la parole qui devient narrative, formes dont nous sommes amenés à faire usage dans certaines circonstances.

La mise en scène pertinente de Stanislas Nordey donne toute sa place au texte et au jeu des comédiens particulièrement bien choisis pour cette délicate interprétation.

Hélène Alexandridis  campe une Marina, femme à la fois fragile et forte, angoissée par le départ inopiné de son fils,  mais déterminée, volontaire, capable de se métamorphoser pour s’en sortir, toujours debout,  la comédienne assume la partition complexe que son rôle lui réserve à côté de Claude Duparfait qui, lui, est le logeur un peu complexé mais attentif, sachant dépasser sa maladresse pour se faire menteur, sauveur.

Laurent Sauvage se présente, à l’opposé,  comme un Lenny , volontiers fier et hâbleur, parlant fort et facilement accusateur, révélant une certaine dépendance vis-à-vis d’Esther, sa mère, dont le rôle tenu par Annie Mercier impressionne car la comédienne  à la voix rauque sait  se montrer envahissante et péremptoire, captant l’attention du public pour donner ses conseils de bonne éducatrice.

Dea Liane fait une Charlotte désemparée, avertisseuse de la catastrophe qui guette le garçon, son ex- petit ami et qui, sans hésitation, remet en cause sa vie d’avant à Chinon où une cliente de la librairie jouée par Sophie Mihran dit avoir vu changer le garçon au cours de son adolescence.

Une pièce qui ne manque pas de questionner notre sens de la responsabilité soumis aux aléas du mystère de l’être humain.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 9 novembre

A l’affiche jusqu’au 19 novembre au TNS 

Iphigénie

C’est un spectacle qui nous a étreints. Nous en sommes sortis bouleversés, admiratifs, sans doute parce qu’il évoque la tragédie par excellence qu’est l’histoire de cette héroïne de l’Antiquité qu’est Iphigénie, surtout parce que la réécriture qu’en fait Tiago Rodrigues nous plonge dans des abîmes de réflexion et que la mise en scène d’Anne Théron est d’une rigueur et d’une justesse saisissantes.


Dans un décor très épuré constitué d’un ensemble de gros blocs gris s’apparentant à des ilots, avec en fond de plateau, sur un large écran, des images de la mer et de l’horizon, (Scénographie et costumes Barbara Kraft) là, viennent à se rencontrer les protagonistes bien connus de cette histoire écrite par Euripide et reprise mainte et mainte fois. Tous, strictement vêtus de noir, voici réunis à Aulis, le roi des Grecs, Agamemnon, son frère Ménélas, Ulysse et Achille. La flotte grecque devrait être en partance pour Troie afin de libérer Hélène, la femme de Ménélas enlevée par Pâris mais il n’y a pas de vent et seul un sacrifice peut le faire réapparaître. Il a été décidé qu’il s’agirait d’Iphigénie la fille d’Agamemnon. Prétextant un mariage avec Achille il demande à sa femme Clytemnestre d’amener la jeune fille à Aulis.

Comment ont-ils vécu cette horreur, cet inéluctable sacrifice d’Iphigénie, comment ont-ils pu le rendre nécessaire et acceptable ?

C’est ce cheminement dans leur mémoire qui est l’objet de leur rencontre telle que la met en place dans son texte Tiago Rodrigues et telle que nous la voyons représentée ici par Anne Théron. Et c’est là tout le génie créatif de l’auteur d’avoir fait surgir ces personnages que sont « le chœur » interprété par deux jeunes femmes, Julie Moreau et la danseuse, Fanny Avram auquel s’adjoint le vieillard, Philippe Morier-Genoud et qui ne vont avoir de cesse d’exiger pour chacun qu’il se souvienne de ce jour d’avant où tout était encore possible. Le chœur détient la mémoire, poussent les protagonistes à rectifier ce qu’ils imaginent avoir dit ou fait en les confrontant à leurs contradictions. Cela crée une forte tension dramatique car les silences, l’embarras, les dénégations pèsent lourd. Agamemnon se croit obligé de sacrifier sa fille alors qu’il se dit brisé et il le fait, prétend-il, pour l’honneur des Grecs. Ulysse comme Ménélas restent impitoyables et ne parlent que de « l’inévitable ». Des figures résistantes apparaissent, Achille qui brandit son épée, les femmes du chœur qui disent leur colère et surtout Clytemnestre qui tentera de contrer la décision de son mari en tenant des propos d’une grande fermeté, d’une vraie humanité, en lui proposant de tout abandonner ce qu’il dit ne pouvoir envisager. Son argumentation montre l’importance du libre-arbitre que va bientôt revendiquer Iphigénie quand, sur le point d’être sacrifiée, elle se réapproprie sa mort, refusant que, comme le veut l’histoire, cette mort soit « pour les Grecs » et réclamant qu’on l’oublie. 

Les comédiens sont tous magnifiques, Vincent Dissez un Agamemnon hésitant et tourmenté, Mireille Herbstmeyer, une voix féministe calme et implacable, Alex Descas , un Ménélas exigeant et revendicatif, Joào Cravo Cardoso, un Achille plein de fougue, Richard Sammut un Ulysse sans état d’âme et Carolina  Amaral une Iphigénie troublante.

Leurs agissements sur le plateau se font toujours d’une manière pertinente, leur gestuelle  traduisant le malaise et l’angoisse qui les habitent s’apparente à une chorégraphie que le chorégraphe Thierry Thieù Niang a contribué à mettre en place.

Marie-Françoise Grislin

Représentation  du 13 octobre au TNS

En salle jusqu’au 22 octobre

Texte édité par Les Solitaires

The Silence

Une grande amitié et une vraie complicité ont sans doute présidé à la naissance de ce spectacle dans lequel avec audace, impétuosité, conviction et grande sensibilité, Stanislas Nordey porte sur le plateau du TNS un texte de Falk Richter, auteur associé au TNS, évoquant principalement les non-dits au sein des familles et le silence qui nous est trop souvent imposé sur les problèmes qui menacent notre société et l’avenir même de l’humanité.


Sur un mode incantatoire le spectacle s’ouvre en faisant répéter la formule « dans ma famille on n’a jamais parlé de… » au comédien qui arpente le plateau puis se met à l’écart pour suivre le film réalisé par Lion Bischof et qui rapporte l’entretien de Falk avec sa mère. Il a attendu la mort de son père pour revenir la voir après une longue absence démarrée lors de son coming out il y a trente ans. Il veut qu’elle lui parle de son enfance mais c’est surtout la sienne qu’elle relate, se gardant de parler du nazisme comme si elle n’avait pas été consciente de ce qu’il représentait. Mais Falk qui connaît certains éléments de l’histoire ne cesse de demander des précisions, des explications. Elle résiste. Lui sait que son père fut un homme violent, mobilisé à dix-huit ans, poursuivi toute sa vie par des cauchemars dus à la guerre, homme influent marié, qui a une liaison avec la mère de Falk, une jeune fille alors, avec laquelle il a deux enfants, situation qu’il dissimule à son épouse et sur laquelle pèse le silence. De cela il n’en a jamais été question. 

Falk veut que sa mère parle de la manière dont ont été élevés ses enfants. Lui a des souvenirs qu’il veut confronter aux siens mais elle dit ne pas se rappeler et ne cesse de répéter qu’ils étaient une famille heureuse et que les enfants ne manquaient de rien. Elle ira jusqu’à dire, sans état d’âme, que si elle interceptait son courrier et lisait ses lettres c’était pour éviter qu’il ait de mauvaises fréquentations et tourne mal. Elle avouera, en guise d’excuse pour la non-compréhension de l’homosexualité de son fils, qu’elle n’a reçu aucune éducation à la sexualité et que c’est son mari qui l’a initiée. Quant à celui-ci, à ce propos, il s’est montré d’une extrême violence, projetant son fils contre le mur, et ne reviendra jamais sur cet acte, même sur son lit de mort.

Autant de souvenirs contradictoires qui montrent à quel point la mémoire joue un rôle dans la construction de notre identité. Sur son homosexualité, Falk reviendra en évoquant cet autre coup qui lui fut porté par un inconnu en pleine rue quand il avait dix-huit ans. Encore une fois, comme lors de la rouste de son père « personne ne m’a aidé » précise-t-il.

Après cette partie très autobiographique le spectacle s’engage dans un mode plus fictionnel.

Le comédien devient un jeune Falk qui s’apprête à voyager, sac au dos et se remémore sa relation amoureuse avec un certain Constantin.

On revient alors à la mort du père qui déclenche l’envie de renouer avec cet ami d’enfance, Constantin et il s’ensuit une série de coups de téléphone pour le supplier de venir et d’accomplir les actes qu’ils se sont interdits de faire dans leur jeunesse bridée par les préjugés.

Enfin dans la dernière partie du spectacle, Falk Richter élargit son propos en abordant les questions sur lesquelles nous butons actuellement, celle de la souffrance animale, de la disparition des espèces, du dérèglement climatique, pour montrer l’hypocrisie des informations médiatisées   sur ces sujets et les non-dits qui en masquent la gravité , rappelant l’obligation de «  désapprendre les comportements destructeurs et apprendre l’empathie et l’action collective », la nécessité de se débarrasser du patriarcat, du racisme, de l’homophobie.

Le spectacle se terminera sur l’évocation du requin du Groenland dont nous parle, Stanislas Nordey déambulant entre les obstacles épars sur scène, coiffé d’une chapka et vêtu d’une combinaison en fourrure à l’image d’un anthropologue à la recherche du dernier spécimen vivant.

Ce spectacle, mis en scène par Falk Richter, lui-même, repose sur la prestation de Stanislas Nordey qui a su se prêter au jeu d’être et ne pas être Falk Richter et de mettre en valeur ce texte traduit par Anne Monfort « le plus personnel que j’ai jamais livré au public » reconnaît l’auteur dont, par ailleurs, nous avons pu voir représenter au TNS « Je suis Fassbinder » en 2016 et « I am Europe » en 2019 où déjà il faisait montre d’un engagement non dissimulé.

Un texte et un spectacle qui sonnent comme un avertissement à ne pas laisser  s’installer un silence qui dissimulerait le retour aux pires idéologies.

Marie-Françoise Grislin

Au TNS, représentation du 6 octobre

Noir sur Blanc

Conçue et mise en scène par Heiner Goebbels,  c’est une œuvre originale mais pas récente puisqu’il l’a  créée en 1996  en s’ inspirant d’un texte  d’Edgar Allan Poe « Shadow » que lui avait conseillé Heiner Muller où il est question  d’un groupe de survivants qui résiste à la peste qui sévit au dehors grâce à une solide porte d’airain. Mais les choses se compliquent, d’abord désorganisés, il faudra être ensemble pour faire face. Il s’agit donc d’une parabole sur la nécessité du collectif.


Après une entrée dispersée, les musiciens s’installent, dos tourné au public sur les rangées de bancs alignées sur le plateau. Bientôt, certains dressent une grande plaque métallique, à côté de la grosse caisse et voilà que d’autres se mettent à y envoyer des balles de tennis ce qui déclenchent de bien sonores tambourinages. Alors tous se mettent à jouer avec conviction. Les dix-huit musiciens de l’Ensemble Modern n’en sont pas à leur coup d’essai puisqu’ils ont été là dès sa création. Pendant que les musiciens sans se départir de leurs instruments vont et viennent, escaladant parfois les bancs, s’éclipsant, pour revenir sans autre forme de procès, un lecteur redira à plusieurs reprises ces mots extraits de « L’ombre » de Poe : « Vous qui me lisez, vous êtes encore parmi les vivants mais moi qui écris je serai depuis  longtemps parti pour la région des ombres ». Après divers moments où chacun semble poursuivre son projet, tous se retrouveront pour aller jusqu’à jouer en fanfare.

La musique est bel et bien théâtralisée, les musiciens n’hésitant pas à participer à la mise en place de certains éléments du décor.

Le spectacle est plein de surprises et nous laisse parfois interloqués mais on s’abandonne au plaisir de voir et d’entendre des interprètes aussi créatifs, autant comédiens que musiciens.

Marie-Françoise Grislin 

Musica 23 septembre au Maillon

La femme au marteau

Voici quelques réflexions à brûle-pourpoint inspirées par ce concert suite à des échanges avec de fidèles spectateurs de Musica. Certains se demandant si nous étions là pour Silvia Costa, sa mise en scène et sa scénographie ou pour la musique de Galina Ustvolskaya, cette élève de Dimitri Chostakovitch que nous connaissons peu, musique ici interprétée et révélée d’une manière fulgurante par le pianiste Marino Formenti.


En effet, la scénographie de Silvia Costa occupe une place importante dans ce spectacle très visuel. Ce n’est pas pour rien qu’elle a été l’assistante de Romeo Castellucci, comme lui, plasticienne, issue des Arts visuels, avec un goût pour les beaux objets, les attitudes plutôt mortifères ou hystériques, une nette tendance à l’esthétisme.

C’est son univers qu’elle apporte sur le plateau avec ces lits simples ou raffinés, ces canapés agrémentés de coussins pour des hôtes de passage au destin inconnu. Un mobilier souvent déplacé. Seul élément constant, le piano, encore est-il bousculé et prié de faire place à l’objet qui arrive.

 Sans doute cela est-il à l’image de la vie mouvementée de la compositrice qui, après avoir rompu avec son maître a su mener ses propres recherches et créer une musique très personnelle.

Les six sonates qu’elle a écrites entre 1947 et 1988 sont l’objet de ce concert et nous avons été emportés par cette musique tellement particulière et expressive, bouillonnante, sans concession, exprimant la violence, les drames avec parfois ce répit, ce calme nécessaires à qui veut reprendre haleine. Mario Formenti en donne une interprétation impressionnante. Avec une énergie, une conviction à toute épreuve, dans un jeu tellement physique que le pianiste semble faire corps avec son instrument, il rend à la compositrice russe un puissant et légitime hommage.

 Marie-Françoise Grislin

Musica au Maillon le 27septembre

TNS et MUSICA

Donnez-moi une raison de vous croire

C’est le spectacle qui doit marquer l’entrée dans la vie professionnelle du groupe 46 de l’école tu TNS et l’on en ressort saisi par sa totale pertinence.


Il résulte d’un magnifique travail de groupe qui a débuté par une belle concertation entre le musicien et en l’occurrence metteur en scène Mathieu Bauer et la jeune dramaturge Marion Stenton qui propose un texte largement inspiré de leurs recherches et nombreuses lectures, entre autres, de Kafka avec son texte sur l’Amérique en passant par des études économiques de chercheurs actuels comme Alain Supiot et David Graeber auteur de « Bureaucratie, l’utopie des règles »(chez Actes Sud).

Avant même de pénétrer dans la salle de spectacle, nous voici détenteur d’un tract qui annonce avec force détails alléchants que « Le Grand Théâtre d’Oklahoma » embauche et appelle les candidats ce jour pour la première et dernière fois. Chaque entrée de spectateur est saluée par une charmante réceptionniste installée côté cour qui vous rappelle « n’oubliez pas la photo » et vous prie aimablement de vous installer. Nous  voici donc traités en candidats ! toutefois cette opération réitérée l’épuise, elle soupire et l’idée de tout abandonner pour se livrer à sa passion qui est le chant lui revient régulièrement.

Cette première scène est un beau prélude pour la suite qui voit arriver les prétendus candidats, remplis d’espoir et pour qui commence une attente dans laquelle tout paraît dénué d’efficacité. C’est bien le monde kafkaïen tel qu’on le conçoit fait d’étrangeté et d’absurdité. Chacun se retrouve livré à ses obsessions, ses désirs difficiles à avouer, sa peur d’être encore une fois incompris, exclus, prêt du coup à accepter une proposition qui n’a rien à voir avec ce qu’il croit pouvoir faire comme c’est le cas pour celui embauché comme portier et n’en revient pas de cette proposition qu’il accepte malgré tout.

Le ras- le- bol s’installe chez nombre d’entre eux qui errent d’un bureau à l’autre remplissant encore une fois les formulaires obligatoires. Leurs allées et venues, leur dispersion, leur regroupement constitue parfois une sorte de ballet (regard chorégraphique de Thierry Thieù Niang).

 Des personnalités se dessinent avec leurs tics de langage créant un comique de répétition qui rend plus léger cette approche des situations en soi pénibles mais dont le burlesque finit par dominer. Il y a celui qui parlera de suicide en en proposant différents moyens, celui qui ne cesse de dire qu’il peut rester debout… celle dont le frère a détruit tous ses papiers…Quant à la cheffe, elle descend de son bureau situé dans les hauteurs, toujours joviale et sûre d’elle pour tenir les discours réconfortants et affirmer que cette entreprise ne questionne que pour trouver les meilleures réponses.

On pourrait dire que chacun s’accroche à sa partition à l’instar des musiciens qui ont installé leur petit orchestre à cour, participant, accompagnant ces déambulations d’une musique bien rythmée, composée par Sylvain Cartigny à la guitare et aux claviers, à laquelle s’ajoutent  des reprises d’airs connus et populaires, Mathieu Bauer n’étant pas en reste à la batterie et à la trompette pour relancer des actions farfelues sans oublier que la musique électro-acoustique de Jean Philippe Gross participe grandement à cette ponctuation de la narration.

Avec conviction, détermination, jouant de leur corps, de leur voix les comédiens nous ont fait une belle démonstration de leur capacité à nous plonger dans  ce monde redoutable du travail  qui abandonne plus de gens sur le bord de la route  qu’il  n’en recueille quoiqu’il en dise. Et le chant choral qu’ils entonnent pour clore la pièce qui dit « non » à la question « les choses ont-elles changé ? » démontre à quel point l’avenir est sombre et combien le choix de leur travail est d’une grande justesse.

Avec Carla Audebaud, Yann Del Puppo, Quentin Ehret, Kadir Ersoy, Gulliver Hecq, Simon Jacquard, Emilie Lehuraux, Aurore Levy, Pauline Vallé, Cindy Vincent, Sefa Yeboah
Les musiciens, Sylvain Cartigny, Mathieu Bauer, Jessica Maneveau, Antoine Hespel, Ninon Le Chevalier, Thomas Cany, Foucault De Malet.
Scénographie, Clara Hubert, Ninon Le Chevalier, Dimitri Lenin
Lumière, Zoé Robert
Son, Foucault De Malet
Régie lumière, Thomas Cany
Régie son, Margault Willkomm
Régie générale, Jessica Maneveau

Représentation du 23 Septembre

Par Marie-Françoise Grislin

Maillon nouvelle saison

Le dynamisme et la curiosité sont toujours de mise pour cette nouvelle saison au Maillon où l’on présente 31 spectacles dont 5 premières françaises et 3 créations avec des artistes et des compagnies venus de différents pays qui, tous, témoignent de leur attention à notre monde où tout change et se fragilise.


La saison est structurée autour de quelques grands moments qui permettent d’approfondir les questions abordées dans les spectacles.

Ainsi en est-il pour « Paysage » qui offre 10 jours à « L’Amicale » pour présenter en novembre 6 spectacles. « L’Amicale » est une sorte de coopérative d’artistes qui mutualise leurs projets et les conditions de leur réalisation. Un de leurs grands principes étant, aux dires d’Alain Defoort,  un des fondateurs de L’Amicale, « 100% sérieux, 100% déconne, mais en même temps », c’est dire que  ces six spectacles ne manqueront ni d’humour, ni d’occasion de réflexion .

Autre moment fort, celui intitulé »Focus » avec « Espaces d’exil »  qui nous permettra  de rencontrer des artistes afghans réfugiés et aidés par le milieu culturel alsacien  et d’assister à deux pièces de théâtre, « En transit » de l’iranien Amir Reza Koohestani d’après le roman « Transit » d’Anna Seghers et « Les forteresses » de Gurshad Shaheman, d’origine iranienne qui met en scène des récits de vie

Le troisième temps fort en mars « Tu fais quoi dans la vie ? » est constitué de 5 spectacles qui abordent les problèmes du travail aujourd’hui. Il permet de retrouver le collectif Rimini Protokoll et Stefan Kaegi dans « Société en chantier ». Les autres spectacles nous feront réfléchir sur les vertus du progrès (« L’âge d’or » et « Sinfonie des Fortschritts ») nos choix d’emploi du temps (« Quarantine, 12 last songs »), l’argent (« Une histoire de l’argent racontée aux enfants et à leurs parents »).

Au cours de ces moments le Maillon proposera des formes interactives et immersives de participation au public car il tient à modifier le rapport scène-salle.

Le Maillon présente certains spectacles avec d’autres structures :

  • Avec Musica « Schwarz auf Weiss » de Heiner Goebbels avec l’Ensemble Modern et « La femme au marteau » de Silvia Costa.
  • Avec Pôle-sud, de la danse « New creation » de Bruno Beltrao et le Grupo de Rua (déconstruction ludique des danses hip-hop).

« I am 60 » de la chorégraphe chinoise Wen Hui qui mêle dans sa performance traces du passé des années trente en Chine et signes du présent.

Wakatt de Serge Aimé Coulibaly et le trio Magic Malik spectacle engagé qui interroge la peur de l’Autre. 

Carcass  du chorégraphe portugais  Marco da Silva Feirreira pose le problème de l’identité

  • Avec le TJP-CDN « Traverser les murs opaques » performance qui tient du cirque et de la poésie et « After all Springville » de Miet  Warlop, une interrogation ludique sur la vie des objets.

Le Maillon nous convie aussi à des spectacles de cirque comme « Tina », « Zugzwang »et « Le Cycle de l’absurde » de Raphaëlle Boitel .

Le Théâtre n’est pas en reste avec : »Das neue leben (unplugged) dans lequel le metteur en scène allemand Christopher Rüping évoque « La vita nuova » première œuvre attribuée à Dante.

« Oorlog (guerre) en première française du théâtre Artémis qui parle de la guerre de façon drôle et profonde.

« Los anos » du metteur en scène Mariano Pensotti  qui rapproche deux périodes de la vie  à travers une sorte de documentaire.

« Hôtel Proust » de Mathias Moritz nous fait revivre en 1995 et pose la question de savoir si depuis on a avancé 

« Plutôt vomir que faillir » de Rébecca Chaillon évoque l’adolescence.

 « Entre chien et loup » de Christiane Jatahy interroge les relations de pouvoir entre les gens. Spectacle d’après le film « Dogville »de Lars von Trier qui fait la part belle au cinéma et au théâtre inspiré par les réalités sociales et politiques du Brésil.

Théâtre musical « Madrigals » de Benjamin Abel Meirhaeghe sorte d’opéra inspiré des Madrigali guerrieri et amorosi de Claudio Monteverdi

N’oublions pas pour la danse cette première française « In C » de Shasha Waltz et Guests composée à partir de l’œuvre de Terry Riley.

« Danse macabre » de Martin Zimmermann qui mêle danse, théâtre et cirque dans une tragicomédie dans un décor audacieux.

« Poufs aux sentiments » où l’on retrouve Clédat et Petitpierre qui font danser leurs interprètes avec d’incroyables costumes et perruques surdimensionnées .

Autant de propositions qui ne peuvent qu’enthousiasmer le fidèle public du Maillon et donner à tous envie de les partager.

Marie-Françoise Grislin

Saison 2022-2023 au TJP-CDN

Pour sa dernière saison au TJP-CDN Renaud Herbin ne déroge pas au grand principe qu’il a mis en œuvre lors de son arrivée dans cette mémorable institution il y a 11 ans, à savoir la liaison Corps-objet-image. La programmation est, comme il se doit, prometteuse avec pas moins de vingt-deux spectacles qui s’adressent à tous, certains même aux très jeunes. Elle débutera par deux créations de Renaud Herbin « A qui mieux mieux » à voir dès 3 ans, interprété par Bruno Amnar, qui évoque avec des kilos de laine la venue au monde d’un petit être qui va découvrir la réalité de la vie et par sa sensibilité s’ouvrir à tout ce qui peut l’émerveiller.


Puis ce sera la reprise de « Par les bords » avec le danseur Côme Fradet qui exprime comment un être désemparé, fragilisé par les aléas de la vie, par le déracinement qui lui fut imposé, essaie puis réussit à se redresser, à trouver un équilibre pour se reconstruire (spectacle inspiré par la situation des Afghans obligés de fuir leur pays). Ces deux spectacles sont produits par le TJP-CDN et
« L’Etendue », compagnie implantée à Strasbourg que vient de créer Renaud Herbin pour poursuivre son activité de création telle qu’il la conçoit « à la croisée de l’écriture chorégraphique et de la poésie ».

Nous retrouverons des artistes déjà venus au TJP-CDN comme Pierre Meunier, ce « réenchanteur du monde » qui propose avec sa fidèle compagne Marguerite Bordat un oratorio inspiré de l’œuvre de Gaston Bachelard, des textes accompagnés par la violoncelliste Noémie Boutin et la pianiste Jeanne Bleuse.

Le performeur, scénographe et metteur en scène David Séchaud présente avec Paul Schirck « Indomptable » qui mêle bricolage, électro-magnétisme, dérision, magie et poésie.

Julika Mayer revient dans trois spectacles dont « Ding » à voir dès 2 ans où elle crée l’étonnement avec une simple couverture de survie découpée et manipulée avec un sèche-cheveux.

Dans « La cérémonie du poids » avec Rafi Martin elle met en jeu le corps confronté aux arts martiaux et dans « Résonancias »   les deux artistes accompagnés du musicien Fernando Munizaga nous invitent à prendre en considération le monde qui nous entoure.

Damien Bouvet explore en compagnie de trois musiciens les aventures d’un prince transformé en oiseau. Mettant en jeu son corps et sa voix, il arrive à jouer tous les personnages de ce conte à voir dès 3 ans.

Retour aussi de la plasticienne Christelle Hunot avec « Panoramique no1 Eloge du blanc » (à voir dès la naissance) où, manipulant des draps blancs, elle crée un univers sensible et une réflexion sur le temps.

Marion Collé, fildefériste et poétesse crée pour cinq acrobates « Traverser les murs opaques » pour montrer qu’on peut danser sur un fil tendu et lutter contre l’impuissance.

 Quant à Miet Warlop , elle ramène ses personnages bricolés dans leur maison de carton

 dans « After all Springville. Disasters and amusement parks », un spectacle burlesque, drôle, avec un scénario catastrophe comme elle les aime.

D’autres spectacles nous attendent, en particulier “Gadoue“ qui n’avait pu passer aux Giboulées. Dans ans ce corps-à corps avec la matière, Nathan Israël fait  l’éloge du jeu et de la patouille.

Jeu aussi avec les objets dans « Traits » où à l’aide d’une roue Cyr Coline Garcia réalise une œuvre picturale.

De nombreux effets Ivon Delpratto de proposer au public de curieuses images parfois tronquées et à reconstruire.

De  multiples objets serviront à Laurent Meunier dans « La construction » à créer un spectacle qui tient de l’art brut, une performance de micro-cirque en lien avec le public pour créer surprise et dérision avec de petits riens.

Public acteur aussi dans « Déplacer les montagnes » (dès 6mois) de Fanny Bouffort qui offre à manipuler des objets en bois en forme de runes scandinaves.

La participation du public est requise aussi dans « Le feu de l’action » par Mickael Chouquet et Balthazar Daninos deux chercheurs loufoques qui essaient de comprendre les pathologies de l’action.

Spectacles plus existentiels « Le renard de l’histoire » d’Antoine Cegarra nous parle de la mémoire, des disparitions, du passé et de l’avenir avec de nombreux effets lumineux et sonores qui évoquent des présences spectrales.

 A la limite du monde humain et animal on trouvera « L’odeur du gel » d’Emily Evans le rêve du Grand Nord peuplé d’étranges créatures.

« Les Multigrouillaes » présente un monde fantastique d’insectes accroché à sa loupiote, en totale dépendance du minerai lumineux qui l’alimente  et dont le manque crée l’obligation de se métamorphoser.

La plupart des spectacles offrent la possibilité de rencontres avec les artistes ou de s’inscrire dans des chantiers de façon à mieux comprendre les gestes artistiques et de devenir soi-même créatif.

 Renaud Herbin a fait du TJP-CDN, un lieu de création et de coproduction, un lieu d’accueil qui attache une grande importance aux multiples rencontres entre le public et les artistes. Il laisse une maison en parfait état de marche.

Marie-Françoise Grislin

Hamlet Diptych

Bussang 2022 : Hamlet & Hamlet-Machine

©Jean Louis Fernandez

Chahuté par les restrictions, l’été 2020 avait dû se limiter au beau (et court) moment du texte de Stig Dagerman, aussi l’association gestionnaire du théâtre avait décidé de reporter à 2022 le projet de Simon Deletang d’« offrir un chemin jusqu’à Hamlet-Machine » avec la pièce de Shakespeare programmé l’après-midi.
Dans sa proposition, les deux pièces sont liées – même décor, même distribution, même énergie – et mises en dialogue par petites touches. Elles sont très rarement jouées dans la continuité et en France c’est une première.


passacaille

Quatre cubes blancs à cour, autant à jardin dressent vers le fond et sa porte coulissante une perspective épurée. Le rideau à l’avant-scène la découvre, la voile au besoin pour un jeu ou un changement de scène : l’un ou l’autre cube glisse et quelquefois un ou plusieurs crânes s’imposent en volumineux obstacles aux trajectoires des personnages (en avertissement aussi). Cette économie visuelle focalise la tragédie sur les corps. Vêtus de robes de clergyman noires, ils surgissent des travées du décor en un énergique ballet de va-et-vient, tendus et affairés tels des businessmen surbookés. Ils se croisent beaucoup, s’accrochent quelquefois impulsant un pas de deux, de trois… La découverte vers la forêt amplifie la chorégraphie en appogiatures baroques ritualisées et mortifères : les enterrements, les duels. L’espace devient le lieu d’une mécanique de la mort qui s’éploie en majesté selon l’ensorcelante partition visuelle et sonore (musiques finement choisies !) élaborée par le metteur en scène.

De ces marionnettes jouets de leurs ambitions et/ou de leurs désirs, se détache l’Hamlet envoûté de Loïc Corbery (le seul à être en pantalon). Un être en suspension dans cet univers en apparence si net et qui semble savoir où il va (ce que proclament les corps et les discours). Lui doute, est désuni entre la vengeance réclamée par l’ombre de son père, son amour ambigu pour Ophélie, les complots de cour… Tour à tour distant, complice, emporté ou se confiant au public, il promène son intériorité tourmentée dans ce monde d’intrigants et déploie avec une palette fine, délicate et virtuose une incarnation fascinante et d’une rare subtilité.

Avec sa robe carmin, Ophélie hante Elseneur comme une blessure. Elle aussi vacille mais pas du même côté qu’Hamlet et, incapables de se trouver, ils seront dévorés par la machine de mort.
En contrepoint d’Hamlet, Jean-Claude Luçon en figure harassée d’imprécateur d’outre-tombe ne cesse de réactiver la malédiction… jusqu’à en contaminer son propre fils.

L’arrière-fond de guerre se limite aux drapeaux noirs et rouges brandis comme lors des préludes de bataille chez Kurosawa (Kagemusha, Ran), ils resurgiront dans Hamlet-Machine notamment durant lesmanifestations. Quatre rôles masculins sont distribués à des femmes et l’ensemble de la troupe – professionnels, amateurs confondus – affiche une belle unité et un ardent engagement jusqu’aux saluts.

scherzo

Et justement les saluts d’Hamlet ouvrent la pièce de 1977 installant Shakespeare en vaste prologue de celle d’Heiner Müller.
À l’avant-scène, Simon Deletang se fait conteur, dit son admiration, invoque la filiation d’Artaud – son Théâtre et la peste –, commente l’enregistrement historique du texte allemand avec la voix de l’auteur (entre autres) qui sera diffusé.
Derrière lui, les machinistes complètent à vue le décor. Un panneau doré sur deux des cubes, des chaises pour tout le monde : la petite bourgeoisie a pris le pouvoir et ne transige pas avec son confort. Régulièrement les cubes obstruent la perspective, cassent l’espace auparavant si ordonnancé et, en quatre siècles, les crânes ont perdu leurs dents…

Entrent les personnages, ils se sont individualisés – jeans, chemises ou sweats, tenues de sport… Mais leur diversité est laminée : chez Heiner Müller, le collectif remplace les individualités et la parole circule librement entre des actants interchangeables. Hamlet y proclame même son indifférence au rôle (en écho à ses choix d’interprétation dans le Shakespeare). Dans la mise en scène de Bussang, il libère même Ophélie de ses bandages vers la fin. D’ailleurs le dramaturge ne s’embarrasse guère des conflits de la tragédie, il règle plutôt ses comptes avec l’Europe, la modernité, l’oppression, l’injustice, le pouvoir…

La mort n’est plus nette et tranchante comme un uppercut, elle est plus sournoise, plus diluée (cancer du sein, Ophélie finit en fauteuil roulant…). Refoulée ?
Mais conjurer la barbarie reste toujours extraordinairement difficile. On s’y essaye par la révolution ou par l’étourdissement : le glamour avec ce slow final sous une boule disco… en forme de crâne. Car la barbarie perdure sous une autre forme : Fernsehn Der tägliche Ekel Ekel (Télévision L’abomination quotidienne Abomination) ou Heil Coca-Cola (Tableau 4), etc. Règne désormais « ce pouvoir surexposé du vide et de l’indifférence transformés en marchandise » comme le suggère Didi-Huberman [1].
En regard… l’abyssal désarroi face au néant, celui d’Hamlet, celui de Shakespeare. Le nôtre ?

représentations du jeudi 18 août 2022

Par Luc Maechel

Théâtre du Peuple — Maurice Pottecher
88540 Bussang
Tél. : 03 29 61 62 47
www.theatredupeuple.com
du jeudi au dimanche jusqu’au 3.09.2022
(respectivement 3h30 avec l’entracte & 1h15)


[1] Survivance des lucioles (2008)

Ils nous ont oubliés  » La Plâtrière « 

C’est un de ses premiers écrits mais sa plume acerbe est déjà à l’œuvre dans ce texte de Thomas Bernhard publié en 1970 que Séverine Chavrier adapte après avoir travaillé sur d’autres textes de cet auteur, entre autres « Déjeuner chez Wittgenstein » adapté en 2016 sous le titre « Nous sommes repus mais pas repentis ».

Dans ce roman, « La Plâtrière » Thomas Bernhard raconte l’histoire sordide d’un couple qui se solde par ce que l’on nomme aujourd’hui « un féminicide » suivi du suicide du mari.

Quand la représentation commence on assiste à la découverte des cadavres par des vagabonds étranges personnages masqués qui boivent le vin trouvé dans la cave tout en se plaignant de l’odeur pestilentielle, bientôt décidés à prévenir la police et à quitter les lieux pour ne pas être accusés.

Suite à cette scène assez grotesque, on va revenir sur l’histoire désolante des dernières années de ce couple.

Lui, Konrad, est en mal de son grand œuvre un traité sur l’ouïe qui rassemblerait ses observations, ses hypothèses, ses recherches, un véritable travail scientifique qui se veut unique mais dont il n’a pas encore écrit la première ligne.

Et pour cause, ne doit-il s’occuper de son épouse invalide, d’une extrême exigence qui le traite comme un valet à son service.

Pourtant, le couple a fait l’acquisition d’une ancienne fabrique, une plâtrière, isolée dans la forêt, l’endroit calme propice au travail intellectuel auquel veut s’adonner Konrad. Mais il arrive que des curieux viennent à passer ou des ouvriers pour quelques travaux indispensables, sans oublier les chasseurs qui se déploient parfois très près de la maison et font retentir leurs coups de fusil. Autant dire que tout cela est perturbant et empêche Konrad de se mettre à l’ouvrage. Alors, déçu, il soupire s’énerve et remet à plus tard, dans l’attente du moment favorable qui, bien sûr ne se présente qu’avec une perturbation à la clé. Tout cela ne peut aboutir qu’à une catastrophe. Elle arrive le soir de Noël quand Konrad tue sa femme et se donne la mort.

C’est le traitement de cette histoire qui se révèle original et intrigant dans cette mise en scène de Séverine Chavrier. Elle y convoque une scénographie pertinente qui rend compte de l’isolement de la maison en dressant, côté cour, quelques sapins squelettiques à proximité desquels s’élève une sorte de mirador pour guetter les possibles intrus.

Quant à l’intérieur, il nous sera révélé par des prises de vue, filmées par vidéo et projetées sur les trois écrans prévus à cet effet. Nous découvrons ainsi les lieux de chacun, la chambre de madame Konrad encombrée d’objets divers dont plusieurs statuettes de la vierge Marie, son énorme fauteuil roulant qu’elle ne quitte que rarement et ses innombrables paquets de cigarettes dans lesquels elle ne cesse de puiser. Autre lieu, tout autant en désordre le « bureau » de Konrad, au sous- sol où s’accumulent les papiers censés représentés les notes prises pour sa thèse et qui ne font que souligner son incapacité à clarifier ses idées.

C’est là, dans ce lieu insalubre que visitent inopinément les pigeons ou les corneilles (dressage des oiseaux, Tristan Plot) que vont et viennent les personnages, elle, le houspillant sans cesse, pour avoir son repas, lui, accourant, mécontent de ne pouvoir « travailler » mais la persécutant par d’absurdes exercices de langage. Leur comportement obsessionnel, répétitif finit par les rendre comiques.

Les comédiens s’impliquent avec conviction dans ces rôles de composition. Laurent Papot joue à merveille le looser toujours agité qui s’attendrit sur lui-même au point de le rendre touchant et Marijke Pinoy sait se montrer intransigeante, dominatrice et nostalgique d’un passé aisé et heureux. Le personnage de l’aide-soignante inventé par Séverine Chavrier et interprété par Camille Voglaire , fait ressortir par le bon sens dont elle est habitée, par son inquiétude aussi la « folie »  de ses employeurs, le grotesque des situations dans lesquelles ils se complaisent.

De plus la mise en scène joue sur un paradoxe celui du son, ici traité en live et avec maestria par le percussionniste Florian Satche qui n’hésite pas à pousser son jeu jusqu’à la saturation alors que l’on a appris combien il importune Konrad qui ne peut créer que dans le silence alors que toutes ses prétentions de recherche concernent l’ouïe.

Pièce visuelle et musicale, surprenante par la richesse des images et un intrépide langage sonore qui rend compte à sa manière de la complexité de l’œuvre de Thomas Bernhard qui sait habilement glisser l’humour dans le sordide.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 3 juin au TNS

Jusqu’au 11 juin