Etrange récit que celui d’Okoalu. Celui où quatre enfants, seuls rescapés d’un crash aérien se retrouvent sur une île déserte ou en tout cas, le lecteur le croit-il. Chaque enfant porte en lui une histoire, au pire traumatisante, au mieux complexe. Ici, dans le dénuement le plus total, celle-ci va refaire surface. Pour le meilleur comme pour le pire. Car chacun est façonné par une éducation, un passé qui tantôt transcende, tantôt détruit dans des circonstances exceptionnelles, dans cette civilisation revenue à son état primaire. Lorsque surtout toutes les règles sont bannies, lorsque la société n’existe plus.
Il y a bien entendu les joies enfantines que Véronique Sales recrée à merveille avec une langue qui transforme le récit en expérience sensible. Les bruits et les odeurs exhalent des pages du roman si bien qu’on sent presque l’humidité se répandre entre nos doigts. Mais les joies cèdent vite la place aux peurs d’enfants et l’écrivain, avec subtilité, entre alors dans la psyché des personnages, plus dense que la jungle environnante. L’ensauvagement des personnages va alors de pair avec cette inquiétude lancinante d’une nature qui semble prendre possession des êtres. Le récit gagne en ampleur entraînant le lecteur dans une insécurité à la fois malsaine et jouissive. Il ne quitte Okoalu qu’en poussant un ouf de soulagement.
Par Laurent Pfaadt
Véronique Sales, Okoalu Aux éditions Vendémiaire, 276 p.
Leïla Sebbar a construit son œuvre littéraire autour de l’exil. Son dernier ouvrage, Lettre à mon père, finaliste du prix Médicis essai 2021, clôt ainsi sa trilogie autobiographique commencée avec Je ne parle pas la langue de mon père et L’arabe comme un chant secret. A l’occasion du Festival international de géographie de Saint-Dié-des-Vosges, Hebdoscope a rencontré Leïla Sebbar.
Pourquoi avoir attendu si longtemps pour
écrire ce livre ?
Je crois qu’il était nécessaire d’avoir écrit beaucoup de livres pour arriver à celui-ci. Il a fallu que j’écrive précédemment Je ne parle pas la langue de mon père et l’arabe comme un chant secret. Parce qu’ils représentent des étapes, des séquences, des épisodes que je ne pouvais pas sauter. Je n’ai pu écrire Je ne parle pas la langue de mon père après la mort de mon père en 2003. Je ne l’aurais pas écrit de son vivant. Ma mère l’a bien compris quand elle l’a lu puisqu’elle m’a dit : « tu n’aurais pas dû écrire ce livre ». Je pense que pour elle, mon père n’aurait pas été satisfait. Ainsi quand je rencontre des jeunes gens qui veulent écrire, je leur dis « surtout n’en parlez pas ». Je n’aurais pas écrit si j’avais pensé d’abord aux membres de ma famille.
Ces silences vous ont-ils construit ou plutôt vous ont-ils déconstruit ?
J’ai pensé, pendant un certain temps, qu’on m’avait meurtri et j’ai compris que c’est parce ces silences existaient que j’ai écrit. J’ai écrit à cause du silence de la langue de mon père. Si je parle de l’exil et j’en parle beaucoup, c’est parce que je suis en exil de la langue arabe. Sans cela, je n’aurais pas écrit.
Comment analysez-vous ces silences ? La
pudeur ? La culture ? L’exil ?
J’ai mis du temps à les comprendre. J’ai interrogé mon père qui ne m’a jamais répondu. J’ai interrogé ces silences en réfléchissant et en écrivant. Je pense que c’est la situation coloniale qui a constitué les raisons des silences de mon père. Il a vécu dans une contradiction. Il était instituteur, directeur d’école puis inspecteur dans la langue française c’est-à-dire la langue du colonisateur même si c’était la belle langue de sa femme. Mais l’amour ne suffit pas à recouvrir ces souffrances. Et il a gardé le silence pour préserver ses enfants, issus d’un mariage mixte qui était mal vu des deux côtés, et était considéré comme une monstruosité, comme contre-nature.
Par Laurent Pfaadt
A lire :
Lettre à mon père, Bleu
autour, coll. D’un lieu l’autre, 200 p.
Leïla Sebbar & Isabelle Eberhardt, Nouvelles, Bleu autour, coll. D’un lieu l’autre ,192 p.
Après avoir publié l’intégrale des quatre volumes du Buru Quartet de Pramoedya Ananta Toer, les éditions Zulma rééditent en version poche ce chef d’œuvre de la littérature non pas indonésienne mais mondiale.
Le Buru Quartet, c’est l’histoire de Minke, ce jeune indigène indonésien entré dans la propriété des Mellema, industriels néerlandais, comme on entre sans le faire exprès dans l’Histoire avec un grand H de ces Indes néerlandaises de la fin du 19e siècle. Intelligent, ayant fait des études, Minke est promis à un avenir de bupati, sorte de préfet. Dans cet incroyable destin qui commence comme un roman d’apprentissage et se poursuit sous la forme d’une fresque politique où les destins de quelques-uns percutèrent celui d’une nation en devenir, notre héros trouva sur sa route Ontosoroh, sorte de féministe avant l’heure et amazone des temps modernes.
La beauté de cette fresque qui déploie une galerie de personnages si attachants, du peintre français Jean Marais, ancien mercenaire ayant adopté la fille de son ennemie à Mei, cette activiste chinoise dans une empreinte sur la terre en passant par Surati qui se mutila pour préserver sa liberté, tient également à l‘absence de manichéisme. Certes, les rôles de chacun sont codifiés mais cette société coloniale laisse parfois quelques interstices de liberté qui sont autant d’espoirs dans lesquels nos héros se glissèrent au fur et à mesure du temps. De ces interstices, ils en firent des failles d’où allait couler le fleuve de la liberté comme un barrage fissuré prêt à exploser.
La réflexion sur la langue comme instrument de domination mais également comme arme d’émancipation traverse de part en part le Buru Quartet. Minke, devenu journaliste et écrivain à ses heures, commença par écrire en néerlandais. Mais dans cette conscience politique que l’on voit naître et croître tout au long de ces pages, il n’eut de cesse d’être tiraillé entre ces lumières européennes qui cachent ces ombres où sont rejetées tous les dominés et les ténèbres d’une vie de luttes au bout desquelles brille la lueur de ce mince espoir de liberté. A travers la langue et les mots qu’utilise Minke, le lecteur est témoin de ce combat intérieur sans cesse renouvelé.
Enfermé dans un bagne sur l’île de Buru pendant près de quatorze ans pour son appartenance communiste et son opposition au dictateur Suharto, Pramoedya Ananta Toer que l’on surnomma affectueusement Pram raconta pendant des années l’histoire de Minke à ses codétenus avant de la coucher sur le papier. Ode à la liberté en même temps que manifeste contre les asservissements de toutes sortes et confiance absolue dans la capacité de l’être humain à transcender sa nature profonde, le Buru Quartet est aujourd’hui devenu l’un des monuments de la littérature mondiale, traduit dans le monde entier. Les grandes œuvres littéraires naissent souvent des tragédies du monde. Il n’y a qu’à citer Alexandre Soljenitsyne, Primo Levi ou Imre Kertesz. Certes. Mais mon Dieu que c’est beau.
Par Laurent Pfaadt
Pramoedya Ananta Toer, Buru Quartet, 4 volumes, Aux Editions Zulma (poche)
Un coffret rend hommage au violoniste et chef d’orchestre
letton Gidon Kremer
Que dire de Gidon Kemer si ce n’est qu’il est, comme l’a affirmé en 1975 Herbert von Karajan « le plus grand violoniste du monde » à une époque où vivaient Yehudi Menuhin ou Leonid Kagan. Ce mot de l’un des plus grands chefs d’orchestre du 20e siècle que l’on retrouve dans ce merveilleux coffret à la tête des Berliner Philharmoniker, pour un superbe concerto de Brahms où Kremer fait rayonner le faux Gudagnini de son grand-père, traduit l’importance de Gidon Kremer non pas dans l’histoire du violon mais dans l’histoire de la musique tout court, en digne successeur des Joseph Joachim et Henri Vieuxtemps.
Lauréat du concours Tchaïkovski en 1970 et ayant suivi les cours du grand Oïstrakh, Gidon Kremer s’imposa très vite sur les scènes européennes, notamment en Allemagne et en Autriche. Ce coffret qui réunit ses enregistrements chez Erato, Teldec et EMI Classics fait bien évidemment la part belle aux grandes œuvres du répertoire concertant (Beethoven, Brahms, Schumann ou Sibelius) en compagnie des plus grands orchestres et chefs (Riccardo Muti, Christoph Eschenbach, Sir Simone Rattle, Nikolaus Harnoncourt avec un magnifique Beethoven où Kremer impose son incroyable cadence). Le génie de Kremer se mesure, s’apprécie à chaque CD, à chaque morceau. L’auditeur est ainsi frappé par sa capacité à interpréter avec la même maestria une musique de film de Nino Rota, une sonate de Schumann et les étranges et dissonants concertos d’Alfred Schnittke.
A ce titre, ce coffret montre à quel point Kremer a très tôt été un ardent promoteur de la musique contemporaine. Interprète de Philip Glass, d’Arvo Pärt dont il est l’un des proches, d’Astor Piazzolla, de Peteris Vasks , de Giya Kancheli ou de Sofia Gubaidulina, le violoniste letton a surtout entretenu une relation particulière avec le compositeur russe Alfred Schnittke qui lui dédia son quatrième concerto. Cette musique où l’on peut « ressentir la respiration, la vulnérabilité et la vie intérieure profondément tordue d’un artiste à l’individualité forte » a très vite fasciné Kremer.
Et pour encourager cette musique parfois difficile d’accès au regard des « tubes » beethovéniens ou mozartiens, Gidon Kremer créa, il y a vingt-cinq ans – et ce coffret est aussi l’occasion d’un anniversaire – la Kremerata Baltica, formation de chambre qu’il dirige encore aujourd’hui sur les scènes du monde entier et réunissant des musiciens baltes. L’auditeur sera particulièrement attentif à Distant Light (Tala Gaisma) de Peteris Vasks, concerto pour violon et orchestre de chambre que Kremer écrivit à la demande du compositeur
Les diverses œuvres réunies sont aussi l’occasion d’entendre les compagnons de route de Gidon Kremer depuis près d’un demi-siècle : les pianistes Martha Argerich avec qui donna le magnifique récital de Berlin en 2006, Vadim Sakharov et Oleg Maisenberg particulièrement magique dans une très belle interprétation de la deuxième sonate pour violon et piano de Bartok et enfin l’altiste Yuri Bashmet avec qui il partage la passion de Schnittke, notamment dans le Concerto for Three. Façon de dire qu’avec Kremer la musique reste toujours une histoire de passion.
Par Laurent Pfaadt
Gidon Kremer, The Warner Collection, Complete Teldec, Emi Classics et Erato Recordings, 21 CD Chez Warner Classics