Camille Saint-Saëns

La célébration du centenaire de la mort de Camille Saint-Saëns offre,
comme à chaque anniversaire, l’occasion de réécouter sa musique
symphonique et concertante à travers un foisonnement
d’enregistrements. Parmi ce dernier se distingue incontestablement
le disque de l’orchestre de la Philharmonie Südwestfalen, orchestre
philharmonique de Westphalie du sud dirigé par son chef, Nabil
Shehata.

Puisant dans son ADN romantique, l’orchestre offre ainsi une
première symphonie de belle facture, célébrant avec brio les motifs
éclatants de l’œuvre. La Bacchanale est, quant à elle, interprétée
avec tout l’orientalisme musical requis. La violoncelliste Astrig
Siranossian, compère de Nabil Shehata au sein du West-Divan
Orchestra de Daniel Barenboïm, n’a ainsi qu’à se glisser dans l’écrin
musical façonné par le chef et son orchestre pour nous interpréter
un très beau concerto qui mérite d’être redécouvert et surtout,
d’être rangé, grâce à cette interprétation assez inspirée, aux côtés
des plus grands. Celle qu’on a découvert dans les concertos de
Khatchatourian et Penderecki, dans un disque célébré par la
critique, confirme ainsi avec Saint-Saëns son incroyable talent. Avec son jeu subtil et tout en couleurs, elle imprime sur ce concerto une
marque indélébile qui la classe désormais au rang des interprètes de
référence de l’œuvre.

Par Laurent Pfaadt

Saint-Saëns, Cello concerto, Bacchanale, Symphonie n°1, Astrig Siranossian, Philharmonie Südwestfalen,
Alpha Classics, Outhere

Eichmann à Buenos Aires

Dès le livre refermé, il a fallu revoir son portrait en uniforme SS, le
regarder et constater ce « mauvais assemblage des deux parties de son
visage » ainsi que « la petite cicatrice sous son œil gauche, en plus du
tremblement dont il souffrait dans la même zone lorsqu’il s’énervait ».
Comme pour être certain de voir Eichmann et non Klement.

Impossible de lâcher ce livre avant la fin tellement il nous happé.
D’Adolf Eichmann, on connaissait essentiellement le début, sa
naissance dans l’histoire de l’humanité en tant qu’organisateur de la
solution finale et la fin, son procès à Jérusalem. Comme l’a dit
Hannah Arendt, il a personnifié la banalité du mal. Mais à quoi
ressemblait ce mal lorsqu’il s’est, à nouveau, banalisé ? C’est tout le
propos du roman d’Ariel Magnus, auteur d’un Eichmann à Buenos
Aires de feu ou plutôt de cendres, celles d’un nazisme encore tiède
que des hommes tels que Ricardo Klement – le nom d’emprunt
d’Eichmann – se sont plu à entretenir dans une capitale argentine
dirigée par un Juan Peron complaisant avec les anciens séides du
Troisième Reich.

Là-bas, Eichmann se cache, y compris de ces enfants. Il rumine sa
frustration et rêve de reconnaissance, littéraire, à défaut de celle de
son Führer. Ariel Magnus excelle lorsqu’il décrit le morne quotidien
d’un homme enfermé dans une sorte de schizophrénie : Klement
cultive son oubli quand Eichmann ne désire qu’édifier sa légende,
légende que seuls ses ennemis lui reconnaissent. Alors oui, il y a les
effluves assez pathétiques du nazisme suranné d’un homme
enfermé dans son antisémitisme et qui rêve de le dissoudre dans sa
germanité intime. Son machiavélisme est pathétique à souhait. Mais
l’incroyable talent littéraire de l’auteur réside dans cette précision
presque métronomique à décrire l’obsession bureaucratique d’un
homme, d’un fonctionnaire fier d’avoir réussi à bureaucratiser le plus
grand crime de l’histoire. Peu importe la mort d’une personne ou
d’un million, la satisfaction se trouve avant tout dans la mise en place
du process. Les pages de Magnus glacent le sang car elle montre que
n’importe qui, y compris le plus banal des fonctionnaires, peut se
transformer en un criminel de masse. Si Eichmann est un être hors
du temps, Klement peut être chacun d’entre nous.

Par Laurent Pfaadt

Ariel Magnus, Eichmann à Buenos Aires,
traduit de l’espagnol par Margot Nguyen Béraud,
Aux éditions de l’Observatoire, 208 p.

Les Enfants de la Volga

Les fleuves portent en eux le destin des hommes. Ils l’attirent, le
bercent, l’orientent et le noient dans leurs lits. La Volga, dans ses
remous tumultueux, décida ainsi de l’histoire de Jakob Bach et de
ces milliers d’Allemands venus s’installer au XVIIIe siècle, sous le
règne de la tsarine Catherine II, sur les bords du fleuve russe.

Jakob Bach, maître d’école dans le village de Gnadenthal près de
Saratov, ne se doutait pas qu’il allait traverser ce fleuve rouge, rouge
comme celui des bolchevicks, comme celui du sang de l’histoire en
acceptant l’invitation à dispenser des leçons à Klara, la fille d’un
certain Grimm. De cette rencontre allait naître une histoire d’amour
et une fille, Anntche.

Présent dans les sélections des prix Médicis et Femina étranger, Les
Enfants de la Volga confirme l’incroyable talent littéraire de Gouzel
Iakhina après son magistral Zouleikha ouvre les yeux (Noir sur Blanc,
2018) traduit dans près de trente langues. Ce nouveau livre
absolument magnifique, véritable barque littéraire embarquée sur
ce fleuve où se croisent les dérives d’une jeune nation et les
naufrages de leurs habitants, navigue en permanence entre rêves et
cauchemars. Les rêves avec le réalisme magique d’une histoire
façonnée par l’auteur comme dans cette scène où Bach se rend dans
la ferme du père de Klara au milieu d’un décor surnaturel. Les
frontières entre conte et réalité s’estompent ainsi à chaque fois que
les personnages traversent le fleuve et quittent leur monde. Sur
l’autre rive, ils y rencontrent fanatisme et désolation.

Des rêves mais aussi des cauchemars avec le viol et la mort de Klara,
cette « vierge des glaces » devenue muse du fleuve et de Jakob. Face à
cette nature bafouée, ce dernier choisit la réclusion verbale, seule
échappatoire à la violence du monde et des hommes. Mais il était
écrit dans ce livre que l’espoir serait amené par des enfants. Celui de
Jakob et de Klara, Anntche. Puis cet orphelin, Vasska, comme porté
par le fleuve. Les enfants de la Volga.

Comme dans son livre précédent, Gouzel Iakhina dessine avec ses
mots, des paysages grandioses tout droit sortis d’un film. On
traverse le fleuve comme on change de monde, comme on passe du
rêve au cauchemar. C’est dans le miroir des eaux tumultueuses de la
Volga que Iakhina a choisi de tremper sa plume mystique et de
dévier, pour Jacob, Anntche et Vasska, le cours de ce fleuve et de
leurs destins que nous n’oublierons pas de sitôt.

Par Laurent Pfaadt

Gouzel Iakhina, Les Enfants de la Volga,
traduit du russe par Maud Mabillard,
Aux éditions Noir sur Blanc, 512 p.

Le péché de chair

Une formidable exposition explore l’influence du peintre russe Chaïm Soutine sur Willem de Kooning

De Kooning : Woman II, MOMA, New York

On ne va pas bouder notre plaisir, loin de là. Mais retrouver en
Europe quelques œuvres de l’un des maîtres américains de
l’expressionisme abstrait, Willem de Kooning, vaut assurément le
détour. Surtout pour comprendre ses influences en partie
européennes. Si onze ans séparent Chaïm Soutine de Willem de
Kooning, les deux hommes ne sont jamais rencontrés, physiquement
en tout cas. Artistiquement, il fallut l’intervention d’un mécène,
Albert Barnes, pour que l’art de l’un des plus grands peintres de la
deuxième partie du 20e siècle soit irrémédiablement transformé.

D’ailleurs, la fondation Barnes de Philadelphie qui co-organise cette
exposition et l’accueillit entre mars et août 2021, a prêté une grande
partie des chefs-d’œuvre du peintre russe. C’est en 1923 qu’Albert figuration et abstraction que l’on mesure aisément dans l’Homme au
manteau vert (1925) du Metropolitan Museum par exemple allait
marquer, après la seconde guerre mondiale, la naissance de
l’american painting.

Willem de Kooning ne subit pas immédiatement l’influence de
Soutine mais plutôt celles d’Ingres et de Picasso. Ses œuvres des
années 40 présentes dans l’exposition comme la Queen of hearts de
Washington ou les premières Woman témoignent encore de la
mainmise intellectuelle du génie espagnol. De Kooning dut attendre
la grande rétrospective Soutine au MOMA en 1950 qu’il vit
certainement mais surtout sa visite à la fondation Barnes en 1952,
au lendemain de la mort du collectionneur d’art, pour ressentir un véritable électrochoc devant Soutine. L’artiste américain fut
littéralement subjugué par son travail sur la chair. Quelques années
auparavant, lors d’une conférence, Willem de Kooning ne disait pas
autre chose : « La chair est la raison pour laquelle la peinture à l’huile a
été inventée ». Le pouvoir expressif de l’imaginaire de Soutine, sa
dimension primitive portée à son paroxysme dans des chefs
d’œuvres tels que Le Bœuf écorché du musée de Grenoble ou Le Bœuf
et tête de veau (musée de l’Orangerie, vers 1925) pénétrèrent l’art de
Willem de Kooning pour ne plus jamais en ressortir. Soutine
déclencha ainsi chez le peintre américain une tempête picturale qui
généra quelques chefs-d’œuvre majeurs de l’expressionisme abstrait
tels que la Woman II (1952) du Museum of Modern Art qui hypnotise
littéralement le visiteur avec ce visage si expressif et ces grands
yeux bleutés, ou cette extraordinaire Marilyn Monroe (1954)
absolument prodigieuse.

Certes l’art de Willem de Kooning poursuivit sa propre évolution
mais l’influence de Soutine ne disparut jamais. Malgré un pinceau
plus vif, plus tranché, les paysages peints par Soutine en 1920-1921
(Paysage à Céret ou La Route montante venue de la fondation Barnes)
continuèrent à se glisser dans les œuvres tardives du peintre
américain comme des séquelles inconscientes et indélébiles
matérialisées dans ces roses vifs qui semblent mettre la chair à nu
dans Amityville (1971) ou ces bleus marqués dans Whose Name Was
Writ in Water (1975) du Guggenheim Museum.

L’inscription de la femme dans le paysage avec l’inédite Woman in a
garden de 1971 venue d’une collection particulière, se lit ainsi en
miroir avec la Femme entrant dans l’eau (1931). Ces deux œuvres
rattachent Soutine et de Kooning à Rembrandt. Façon de dire que la
peinture, comme l’histoire, existe par elle-même et choisit peut-être
les peintres dans lesquels elle souhaite s’incarner.

Par Laurent Pfaadt

Chaïm Soutine / Willem de Kooning. La peinture incarnée,
Musée de l’Orangerie, Paris,
jusqu’au 10 janvier 2022.

A lire le catalogue Chaïm Soutine / Willem de Kooning. La peinture incarnée, Coédition Musées d’Orsay et de l’Orangerie / Hazan,
232 p.

un écrivain dans son temps

A l’occasion du bicentenaire de sa naissance, force est de constater
que Fiodor Dostoïevski ne suscite malheureusement pas
l’engouement relatif à l’importance qu’il a eu sur la littérature
mondiale. Car, il faut bien le reconnaître, aujourd’hui Les Frères
Karamazov, Crime et châtiment ou l’Idiot font partie du patrimoine
littéraire de l’humanité. Ses personnages comme Razkolnikov ou
Fiodor Karamazov incarnent même à eux seuls certains
comportements humains.

On ne compte plus les écrivains qui ont été inspirés par le génial
russe : de Faulkner à Murakami en passant par Garcia Marquez,
Orhan Pamuk ou James Joyce qui a dit de lui qu’il « est l’homme qui,
plus que tout autre, a créé la prose moderne, et l’a portée jusqu’à son
intensité actuelle ».

Raison de plus pour se plonger dans sa vie et son œuvre dans ce qui
constitue certainement la biographie la plus aboutie de l’auteur des
Possédés. Signée de Joseph Frank (1918-2013), professeur à
Princeton, elle explore toutes les dimensions de l’homme et de
l’écrivain : son évolution idéologique, sa « conversion » au bagne, son
rapport à Dieu ou au milieu littéraire russe – sa relation avec Ivan
Tourgueniev est absolument fascinante – permettant ainsi de
comprendre sa psychologie et de facto, celle de ses personnages.

Dans cette version abrégée d’une édition en cinq volumes parue
initialement dans les années 1970, Joseph Frank estime, dans une
préface inédite de 2010, que « le génie de Dostoïevski réside dans sa
capacité à inventer des situations dans lesquelles les idées dominent le comportement de ses personnages sans que celui-ci devienne
allégorique ». Cette biographie nous permet donc de découvrir
l’auteur derrière ses livres et de le suivre presque quotidiennement.
On comprend ainsi à la lecture de ce livre pourquoi Dostoïevski a
tant fasciné par exemple Ernest Hemingway car tous deux avaient
comme sources d’inspiration ces expériences qui ébranlent la
condition humaine : la guerre pour Hemingway, le bagne sibérien
pour Dostoïevski dont il en tira le sublime Souvenirs de la maison des
morts en 1862 et préfigure, d’une certaine manière, l’œuvre de
Soljenitsyne. Un siècle sépare Une journée d’Ivan Denissovitch de
Souvenirs de la maison des morts mais tous deux ont forgé leurs
œuvres dans les tréfonds de l’âme humaine qu’ils ont découvert, disséqué et immortalisé dans des livres qui parlent de l’être au sens
ontologique. Tous deux se rejoignent également dans la vision qu’ils
eurent de l’évolution de leur pays.

Joseph Frank replace également Dostoïevski dans les débats
politiques de son temps pour expliquer les matrices littéraires de ses
œuvres. Le lecteur saute ainsi de livre en livre avec, il le faut le dire,
une fascination à chaque fois renouvelée. Ainsi de Crime et châtiment
lorsque l’auteur nous explique comment Dostoïevski passa de la
première à la troisième personne, permettant ainsi à l’œuvre de
gagner cette intemporalité. La densité de l’ouvrage – cinq volumes
compressés – ne nuit pas à la lecture ni à la compréhension, bien au
contraire. Et à la manière d’un prisme lumineux, il fait converger
toutes les dimensions, personnelles et littéraires de cet écrivain de
génie pour offrir un monument littéraire qui va bien au-delà de la
simple biographie.

Par Laurent Pfaadt

Joseph Frank, Dostoïevski, un écrivain dans son temps,
traduction de l’anglais par Jean-Pierre Ricard
Aux Edition des Syrtes, 984 p.