Stravinsky Ballets

Nul doute que s’il avait entendu ces ballets, il se serait levé et d’un grand éclat de voix, il aurait crié un « Bravo ! » retentissant et aurait serré le chef, Sir Simon Rattle, dans ses bras. Assurément, Serge de Diaghilev, le grand promoteur des ballets de Stravinsky, aurait été enthousiasmé par cette interprétation du London Symphony Orchestra.

L’Oiseau de feu est épique, Petrushka bucolique et le Sacre du printemps sauvage à souhait. Sir Simon Rattle connaît particulièrement bien son orchestre pour l’emmener dans l’univers du compositeur russe, en respectant scrupuleusement les équilibres sonores. Il y distille une puissance et une explosivité créatrices qui servent l’interprétation en inscrivant ces grandes œuvres du répertoire dans une fidélité à la tradition musicale russe où l’on retrouve des réminiscences de Moussorgski ou de Rimski-Korsakov.  Des interprétations qui tiennent assurément lieu de références.

Par Laurent Pfaadt

Stravinsky Ballets, London Symphony Orchestra, dir. Sir Simon Battle, LSO Live

le Rêveur d’apocalypses

Il ne se doutait certainement pas, même dans ses rêves les plus fous qu’il deviendrait, à son tour, un personnage de bande-dessinée. Et pourtant, des rêves fous, il en a eu : attaque nucléaire, voyage dans le temps, troisième guerre mondiale, manipulation mondiale, etc…De véritables rêves d’apocalypses mis au service de lecteurs de plus en plus nombreux et qui continuent, aujourd’hui encore, plus de 70 ans après leur création en 1946, à suivre les aventures de Blake et Mortimer, ses héros intrépides qu’il offrit au patrimoine mondial de l’humanité.

Le temps de ce très beau livre, le professeur et le capitaine lui ont cédé leurs places sur les planches de Philippe Wurm, auteur à qui l’on doit notamment les séries Maigret et les Rochester et dont le trait rappelle celui de son illustre maître, et qui s’est adjoint pour l’occasion les services d’un François Rivière qu’on ne présente décidément plus.

Traçant une biographie appuyée sur des faits authentiques et sur quelques libertés, les deux auteurs déroulent sous nos yeux, la vie d’Edgar P. Jacobs, de sa jeunesse à la gloire, de sa vocation de baryton au théâtre de la Monnaie à son dernier refuge, le Bois des Pauvres en passant par les grands albums : le mystère de la grande pyramide, la marque jaune ou le piège diabolique. La bande-dessinée parcourt ainsi les rues de Bruxelles où l’on croise d’autres grands acteurs de la ligne claire, Hergé en tête bien évidemment avec qui Jacobs travailla mais également Jacques Martin ou Raymond Leblanc. Sans oublier, Jacques Melkebeke, l’ami, le frère avec qui, adolescent, il se laissa enfermer dans le musée du Cinquantenaire, matrice littéraire de ses aventures à venir. Le livre est toujours palpitant, souvent hilarant notamment dans la relation de Jacobs aux femmes comme dans cette scène avec des prostitués.

Ce roman graphique est à la fois une ode à cet âge d’or de la BD mais surtout une formidable plongée dans la création avec ces personnages qui inspirèrent Jacobs comme par exemple le professeur Jean Capart devenu l’égyptologue Grossgrabenstein et qui servit également de modèle à Hergé pour le professeur Bergamote dans les Sept boules de cristal, album sur lequel travailla Jacobs. En évoquant Jacobs, Rivière et Wurm nous ramènent à nos jeunes années et à nos rêves de civilisations perdues, de vaisseaux spatiaux et d’aventures à travers le temps mais surtout à notre propre liberté d’imaginer, à défaut d’apocalypses, un autre monde.

Par Laurent Pfaadt

François Rivière, Philippe Wurm, Edgar P. Jacobs, le Rêveur d’apocalypses
Glénat, 144 p.

Un pont entre deux rives

Publication du premier livre autobiographique de Jeanine Cummins, l’auteur d’American Dirt. Attention chef d’œuvre

Une déchirure dans le ciel sont les paroles de « Til Tuesday », cette chanson que fredonnaient Julie et Tom, ces cousins inséparables. Ainsi dès les premiers mots du livre Jeanine Cummins, le lecteur, bouleversé, entre dans une histoire qu’il n’est pas près d’oublier.

Dans ce récit autobiographique qui prend, dès les premières pages, le lecteur aux tripes, Jeanine Cummins, alias Tink, cette jeune fille de 16 ans que le hasard de la mort épargna et décida de son destin d’écrivain, revient sur ce pont de St Louis, durant cette nuit du 4 au 5 avril 1991, lorsque son frère et ses cousines Robin et Julie furent les victimes d’une barbarie ordinaire. Une nuit où tout bascula. Une nuit gravée à jamais dans la mémoire de Tom, témoin du viol et de la mort de ses cousines.

Avec son exceptionnel talent littéraire, Jeanine remonte ainsi le temps pour revenir dans cette maison familiale que le drame a ravagée. Les petits bonheurs quotidiens, l’amour que se vouait les membres de cette famille qui n’aspirait qu’à demeurer dans l’anonymat furent ainsi écrasés sous la botte du destin, comme ce pied broyant la nuque d’un Tom obligé d’assister aux viols de ses cousines. Dans ces pages, il arrive souvent que l’on pleure de douleur mais également de rage devant tant d’injustices. Ces enfants deviennent nos enfants. Nous sommes leurs parents. Leur douleur est la nôtre.

Le caractère ordinaire de leurs vies, de leurs joies nous brise le cœur devant ce destin s’acharnant sur eux, sur ces deux filles pleines de bonté et assassinées, puis sur leurs proches. Et surtout Tom, ce survivant condamné à une perpétuité psychologique après avoir échoué à sauver Julie des griffes de ses ravisseurs et des flots tumultueux du Mississippi. Perpétuité alimentée par des accusations infondées. Perpétuité d’une reconstruction impossible, entouré des spectres des disparues et dont aucun traitement même celui de l’écriture de cet ouvrage avec sa sœur, ne parvint pas à atténuer la charge.

La puissance du récit de Jeanine Cummins qui rappelle celle de l’Empreinte d’Alexandria Marzano-Lesnevitch tient à la fois à cet étrange phénomène d’appropriation d’une histoire devenue notre histoire, mais également à cette fragilité de la vie qui peut basculer en un instant dans le chaos. Ce récit constitue également une violente charge contre l’emballement médiatique prompt à fabriquer un coupable idéal à une époque où heureusement la virulence des réseaux sociaux n’existait pas. Tom aurait-il survécu de nos jours à un tel déchaînement de violence ? On peut aisément en douter.

Construire le bonheur prend plusieurs années nous dit Jeanine Cummins. La détruire est l’affaire d’un instant. C’est certainement dans cette extrême fragilité, cette fugacité que réside la beauté tragique de ce livre.

Je ne traverse plus pour te rejoindre / Je reste debout sur les rives boueuses à te faire signe / Mais sans te voir clairement écrivit Julie peu de temps avant sa mort. Une déchirure dans le ciel prouve ainsi de la plus belle des manières que la littérature doit avant tout donner une voix à ceux qui n’en n’ont pas ou qui n’en n’ont plus. Grâce à Jeanine Cummins, celles de Julie et de Robin résonneront longtemps en nous.

Par Laurent Pfaadt

Jeanine Cummins, Une déchirure dans le ciel, traduit de l’américain par Christine Auché, Philippe Rey, 368 p.

A noter la publication d’American Dirt de Jeanine Cummins aux éditions 10/18.

Bibliothèque ukrainienne, épisode 2

Plus de 50 jours après le début de la guerre, nous poursuivons notre série visant à promouvoir des ouvrages traitant de l’Ukraine ainsi que des auteurs ukrainiens afin de sensibiliser l’opinion et d’éclairer les lecteurs sur ces enjeux qui traversent le pays alors que pleuvent sur Kiev, Kharkiv, Marioupol ou Mykolaïv, les bombes russes. Rétablir la vérité historique, redire l’attachement de l’Ukraine à l’Europe, et promouvoir les lettres et la culture ukrainiennes à travers leurs écrivains, leurs artistes, tels sont les enjeux de cette bibliothèque ukrainienne.

L’autre enjeu, affirmé d’emblée dans le premier épisode de notre série, est de mobiliser un maximum de lecteurs et d’acteurs sur les dangers que courent les bibliothèques du pays, toutes les bibliothèques, qu’elles soient historiques ou non. Alerter sur la disparition d’un savoir national et sur la fin de l’accès aux livres, à la lecture mais également à la mémoire pour toute une population, tel est également l’autre enjeu de cette chronique. Continuons donc à nous mobiliser pour sauver les bibliothèques ukrainiennes avec #Saveukrainianlibrary. Ainsi, dans cet épisode, vous trouverez les photos de la destruction de la bibliothèque de Tchernihiv, près de la frontière avec le Belarus.

Ceci étant dit, promenons-nous dans cette nouvelle bibliothèque ukrainienne

Pierre Lorrain, L’Ukraine, une histoire entre deux destins, Bartillat, 670 p.

Comprendre l’Ukraine, sa résistance, son désir d’indépendance, sa vocation européenne, c’est d’abord comprendre son histoire. Grâce au livre de Pierre Lorrain, spécialiste reconnu de la Russie, cet ouvrage permet assurément d’y voir plus clair.

Complété par les premières années de la présidence Zelensky, l’ouvrage de Pierre Lorrain entre ainsi dans la complexité de ce pays, entre Europe et Russie, entre aspirations européennes et berceau de l’histoire russe. Couvrant ainsi plus de mille ans d’histoire, le livre de Pierre Lorrain témoigne d’une exceptionnelle objectivité qui permet de cerner les grands enjeux et les forces à l’œuvre dans ce conflit. Assurément une lecture salutaire en ces temps de guerre.

Jean Lopez, Kharkov 1942, Perrin, 316 p.

L’histoire de l’Ukraine contemporaine s’est édifiée dans le sang. Et Kharkov devenue aujourd’hui Kharkiiv, a malheureusement renoué avec son tragique passé. Haut-lieu de la guerre à l’Est entre Wehrmacht et Armée rouge, elle a été le théâtre de trois batailles sanglantes. Après avoir pris la ville en septembre 1941, les Allemands affrontèrent ainsi au printemps 1942, des Soviétiques bien décidés à infléchir le cours de la guerre après avoir stoppé la Wehrmacht devant Moscou, quelques mois plus tôt. Premier opus de la nouvelle collection Champ Bataille des éditions Perrin, ce récit haletant de la bataille par un Jean Lopez toujours aussi passionnant, nous fait entrer dans ce combat titanesque. Agrémenté de cartes et de témoignages de premier plan, le lecteur suit au jour le jour, dans les états-majors et sur le front, le récit de cette bataille majeure.

Niels Ackermann & Sébastien Gobert, New York, Ukraine, guide d’une ville inattendue, éditions Noir sur Blanc, 204 p.

Et si on vous disait que les Etats-Unis sont déjà présents en Ukraine, est-ce que vous nous croirez ? C’est pourtant bien le cas comme le rappelle le très beau livre de Niels Ackermann et Sébastien Gobert sur la ville de New York en Ukraine dont voici notre chronique :http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/new-york-ukraine-guide-dune-ville-inattendue/

Maria Galina, Autochtones, traduit du russe par Raphaëlle Prache, Agullo éditions, 2020

Ecrivain de science-fiction, Maria Galina nous emmène avec ce récit inquiétant dans une ex-république soviétique que l’on identifie très vite à l’ouest de l’Ukraine, à la recherche d’un obscur groupe d’artistes des années 20 qui aurait créé un opéra mythique « La mort de Pétrone » ne donnant lieu qu’à une seule représentation. Un enquêteur bien décidé à retrouver la trace de ces hommes et ces femmes commence alors à recueillir des témoignages et s’enfonce dans un abîme aux frontières du réel. Et très vite, il est confronté à d’étranges phénomènes.

D’autant plus que les autochtones, dont on ne sait s’ils sont humains ou non, semblent fortement intéressés par son enquête. D’indices en contre-vérités, le lecteur, ensorcelé par le subtil talent de conteuse de Maria Galina, avance alors dans un labyrinthe fait de détours historiques et policiers. Entre loups-garous et le Maître et Marguerite de Boulgakov, enfoncez-vous dans le blizzard littéraire fascinant de Maria Galina. Sans certitude de retour…

Interview de Maria Galina (entretien réalisé le 1er avril)

Comment allez-vous aujourd’hui ? Pouvez-vous nous décrire la situation à Odessa ?

Plus d’un mois s’est écoulé depuis le début de la guerre et, dans une certaine mesure, une routine s’est installée avec les bombardements et les sirènes annonçant les raids aériens. Odessa reste relativement calme par rapport à ce qui se passe dans l’est de l’Ukraine et dans certaines petites villes non loin de Kiev. Il y a une certaine activité marchande à Odessa – même les animaleries sont ouvertes – et il n’y a pas de pénurie alimentaire jusqu’à présent. Même le célèbre marché alimentaire Privoz est actif. Bien sûr, il y a des restrictions militaires, telles que des couvre-feux et des postes de blocage, des barricades et des contrôles…

Vous aviez prévu de venir au Festival Intergalactiques à Lyon fin avril. Est-ce toujours le cas ?

Non. Aujourd’hui, il est très difficile de quitter l’Ukraine. Tous les vols ont été bien évidemment reportés. De toute façon, je ne quitterai l’Ukraine qu’en dernier recours, s’il n’y a pas d’autre issue. J’aime la France. Elle est, à bien des égards, similaire à l’Ukraine – multiculturelle et diversifiée – mais en même temps d’un seul tenant, avec une histoire ancienne, complexe et unique.

Avez-vous des contacts avec des auteurs russes ? Comment vivent-ils la situation ?

Beaucoup de mes amis et collègues ont quitté à la hâte la Russie afin d’éviter d’être complices de ce crime. Beaucoup d’autres sont restés et vivent aujourd’hui sous la menace de poursuites s’ils protestent ouvertement contre la guerre. Mais de nombreux écrivains de science-fiction soutiennent également activement cette agression, et il m’est très difficile de comprendre quel mécanisme psychologique les habite. C’est un phénomène assez étrange, car en théorie, ceux qui imaginent le futur devraient s’appuyer sur des idéaux humanistes. Ils ont été fortement influencés par la propagande et sont eux-mêmes devenus les instruments de cette dernière. Je suis fier de ces membres de Russian Fandom qui sont restés quant à eux, inébranlables. Mais il y en a très peu hélas.

Pensez-vous que cette guerre va entraîner le développement de la littérature et de la langue ukrainienne ?

Les guerres et les cataclysmes sociaux en général, aussi cynique que cela puisse paraître, servent généralement de puissants stimulants créatifs. L’Ukraine, au cours des vingt dernières années, a fortement développé sa propre littérature y compris de science-fiction. Aujourd’hui, elle essaie de rompre avec l’héritage impérial, ce qui aurait pour conséquence de favoriser des découvertes créatives très intéressantes et inattendues. En règle générale, en tant de crise, la réponse littéraire la plus immédiate est celle de la poésie et de l’essai. Après seulement vient la prose et la fiction. L’Ukraine a aujourd’hui besoin de forger son propre mythe culturel sans lequel aucun pays ne peut exister. Et maintenant que ce mythe est créé – dans lequel les écrivains de science-fiction ukrainiens ont d’ailleurs leur propre rôle à jouer – tout est réuni pour construire un nouveau récit national.

Quant à la langue, le russe était très répandu ici avant la guerre même s’il régresse aujourd’hui. Tous les Ukrainiens sont bilingues et jusqu’à présent la langue que vous parliez n’avait pas d’importance. Certaines personnes ne réalisaient même pas quelle langue ils utilisaient pour communiquer ou pour écouter les informations. Les choses ont changé aujourd’hui.

Comment pouvons-nousaider les auteurs ukrainiens ?

Tout d’abord, il est important de réaliser que l’Ukraine se bat non seulement pour son indépendance mais également pour sa propre survie. Deuxièmement, il faut savoir que la Russie utilise tous les agents de propagande y compris les auteurs russes pour s’imposer. Il faut proposer aux auteurs ukrainiens toutes les plates-formes culturelles disponibles afin qu’ils puissent s’exprimer. Car jusqu’à présent, la culture ukrainienne est restée, pour ainsi dire, dans l’ombre. Mais c’est une culture européenne vibrante et vivante. Et j’aimerais que cette culture soit reconnue à sa juste valeur dans le monde entier.

Par Laurent Pfaadt