Voyages au bout de la nuit

Alexandre Saintin retrace dans un livre passionnant, le parcours de ces intellectuels séduits par le nazisme

C’est peu l’arbre ou plutôt les arbres qui cachent la forêt. Car évoquer la collaboration intellectuelle, et l’admiration littéraire envers le régime nazi se résument bien souvent à quelques noms : Louis-Ferdinand Céline, Pierre Drieu La Rochelle et Robert Brasillach auxquels on adjoint parfois Jacques Benoist-Méchin, Ramon Fernandez et Lucien Rebatet. Des hommes qui, par haine, idéologie ou opportunisme ont cru dans le régime nazi.

Pour comprendre cet engouement qui conféra parfois à de la fascination, Alexandre Saintin a lui-même entrepris ce voyage historico-littéraire. Il en a ramené un ouvrage à tous points de vue passionnant, une galerie de portraits qui, au-delà des convertis et des antisémites, se veut plus clair-obscur qu’il n’y paraît sans pour autant atténuer les responsabilités individuelles et collectives. En scrutant les récits de voyages et les productions de ces intellectuels – pour la plupart hommes de lettres, journalistes, professeurs d’université – avant et pendant la guerre, l’historien a voulu comprendre.

Comprendre tout d’abord que l’Allemagne d’Adolf Hitler engagea dès son arrivée au pouvoir la bataille des idées qui remporta des succès notoires à grands coups de voyages outre-Rhin. Ces derniers serviront ainsi à tisser des liens, créer des réseaux pro-allemands comme le groupe Collaboration qui regroupa par exemple Abel Bonnard, Pierre Drieu La Rochelle ou Pierre Benoit, et deviendront faciles à mobiliser lorsque viendra le temps de la guerre et du régime de Vichy. Mais alors comment expliquer cette attirance ? Là encore le livre offre de brillantes réponses qui dessinent un spectre composite et non unique de ce vertige : volonté de détruire la « Gueuse », la République qui séduisit nombre de maurrassiens, recherche d’un pacifisme naïf pour ces hommes de bonne volonté tel Jules Romains ou antisémites notoires, héritiers de l’antidreyfusisme notamment au sein des journaux Candide et Je suis partout. La plupart d’entre eux finirent par se rejoindre dans l’aveuglement collectif de la collaboration.

L’autre grand mérite du livre est d’élargir la focale et, dans un chapitre passionnant, il s’attache à évoquer le voyage en terre du Troisième Reich de ceux qui, clairvoyants, alertèrent l’opinion sur les dangers du régime d’Adolf Hitler en regroupant surtout communistes, socialistes et chrétiens. Mais reconnaît l’auteur : « face à ce ralliement de cœur ou de raison des intellectuels allemands au régime nazi, rencontrer un homologue faisant profession de s’opposer à ce dernier fut sans étonnement une gageure pour les voyageurs français ».

Après la guerre vint l’épuration. L’ordonnance du 26 août 1944 créa l’indignité nationale, un crime qui frappa ceux qui avait collaboré avec l’occupant. Il concerna près de 50 000 personnes dont Louis-Ferdinand Céline, Lucien Rebatet qui fut condamné à mort puis gracié ou Charles Maurras exclu de l’Académie française tout comme Abel Bonnard dont le successeur se nomma…Jules Romains. Une manière de dire que l’histoire n’est pas linéaire et toujours complexe. Comme un tableau clair-obscur dans lequel entre magnifiquement le livre d’Alexandre Saintin.

Par Laurent Pfaadt

Alexandre Saintin, Le vertige nazi,
Passés composés, 320 p.

In absentia

Un livre comme un miroir. Celui de l’extermination de masse. Celui dont le reflet dévoile ce que l’homme a de plus terrible. Celui également, aux reflets déformants, qui révèle ce que nous ne voulons pas être, celui qui fait de nous ce que nous ne sommes pas mais que les autres voient.

Dans le nouveau roman de Raphaël Jerusalmy, auteur de Sauver Mozart (2012) et de La Confrérie des chasseurs de livres (2013), deux hommes se font face, se répondent et finissent par se croiser, un bref instant. Tous les deux tentent de survivre dans l’enfer des camps. Au Struthof, Pierre Delmain, écrivain devenu assistant du médecin nazi Auguste Hirt qui pratique d’horribles expériences médicales, « aide » les victimes à mourir sans souffrances en les étranglant. Il a développé une telle dextérité que les bourreaux viennent l’observer. A Paris, Saül Bernstein, dit Paul, collectionneur d’art a longtemps oublié qu’il était juif. Il était au-dessus de tout cela. Jusqu’à ce que la guerre vienne lui rappeler qu’il n’était que cela.

« La bête féroce que tu es allé chercher au fond de toi, tu la caresses. Tu lui chuchotes des paroles douces que la proie croit lui être destinées, alors que c’est à la tourmente qui se déchaîne en toi que tu t’adresses » pense ainsi Pierre Delmain, qui déshumanisé, croise alors Paul. Ce dernier se sait condamné mais refuse de devenir une bête. Il deviendra une expérience pour un médecin fou. Mais pour Pierre, demeurera ce sourire au fond des ténèbres qui viendra le hanter longtemps.

Par Laurent Pfaadt

Raphaël Jerusalmy, In absentia
ChezActes Sud, 176 p.

L’écrivain des batailles

Arturo-Reverte raconte la guerre en ex-Yougoslavie qu’il couvrit comme journaliste

Bien avant d’être l’écrivain à succès traduit dans le monde entier, créateur du capitaine Alatriste et de l’espion franquiste Falco, Arturo Perez-Reverte fut un journaliste. En 1992-1993, il couvrit la guerre en ex-Yougoslavie. Lorsqu’il arrive dans les Balkans en guerre, il a 41 ans et déjà une expérience de près de vingt ans de reporter de guerre au Liban, en Angola ou en Amérique centrale notamment. Territoire comanche s’ouvre ainsi sur le pont de Bijelo Polje : « A genoux dans le fossé, Marquez fit le point sur le nez du cadavre avant d’ouvrir en plan général. Il avait l’œil droit collé au viseur de la Betacam, et le gauche à demi fermé dans les spirales de fumée de la cigarette tenue d’un côté de la bouche ».

Dans ce récit publié en 1994 et traduit pour la première fois, le futur écrivain est déjà là. La mise en scène narrative, un récit en mouvement, une prose fluide. Le lecteur cligne des yeux comme Marquez et Barlès, le journaliste qui l’accompagne et regarde à nouveau la couverture. Oui, il s’agit bien de mémoires de guerre de l’auteur, à travers Barlès, ce personnage qui rappelle celui du Peintre des batailles. Le récit arpente ainsi les sentiers de la guerre, sur le front, ce « territoire comanche » où la vie ne tient qu’à un fil, ce no man’s land que décrivit si bien Ernst Jünger, en compagnie de ses collègues. Les portraits qu’il dresse de ces combattants de l’information sont fascinants, des plus connus comme Orianna Fallaci ou Corinne Dufka, « ces femmes qui en ont une sacrée paire », aux plus anonymes comme Marie la Portugaise, endormie nue sur un lit de fortune, ou ce milanais du Corriere della Sierra « si énorme que le gilet pare-balles ressemblait sur lui à un soutien-gorge blindé ».

Il y a indiscutablement du Hemingway dans ces pages, celui qui mêle dans un récit tant de situations et de personnages incohérents pour former un tout. Celui qui réunit dans une pièce éventrée par des obus de mortier, des histoires improbables pour tisser la tapisserie de l’humanité avec ce mélange de fatalité et de hasard résumé dans ces trois façons d’être tué : 1 – « c’est quand votre numéro sort, comme à la loterie »; 2 – quand l’expérience vous manque; 3 – la loi des probabilités.

Une fois de plus servi par la très belle traduction de Gabriel Iaculli qui a pris avec succès la suite de François Maspero, le livre se lit d’un trait. Un brin désabusé sur la réalité du monde, Barlès lance ainsi à des étudiants en journalisme voulant partir sur les champs de bataille du monde : « Les méthodes les plus sales ont été mises en pratique avec la passivité complice d’une Europe incapable de donner à temps du poing sur la table pour freiner la barbarie ». C’était il y a trente ans en ex-Yougoslavie et non hier.

Par Laurent Pfaadt

Arturo Perez-Reverte, Territoire comanche, traduit de l’espagnol par Gabriel Iaculli
Les Belles Lettres, Mémoires de guerre, 120 p.

Ogre

Un film d’Arnaud Malherbe

Présenté en compétition du 29ᵉ Festival International du Film Fantastique de Gérardmer, Ogre était le seul film de genre français en lice. Au coeur d’une sélection de 10 titres Ogre faisait figure d’outsider, mais proposait des éléments prometteurs.

Juste avant la première projection du film à l’Espace Lac, le réalisateur était monté sur la scène le présenter à un public enthousiaste. Il avait ironisé sur le fait de passer juste après l’hommage rendu au célèbre réalisateur anglais Edgar Wright, bien connu des amateurs de genre (cf. Shaun of the Dead, Hot Fuzz, Scott Pilgrim, Last Night in Soho). Arnaud Malherbe avait partagé son émotion à se retrouver à Gérardmer, 14 années après y avoir été récompensé par le Grand prix du court métrage pour Dans leur peau (une intrigante histoire dans laquelle Fred Testot excellait). Après quelques mots sur les comédiens principaux il laissait la place à son œuvre.

Chloé et Jules, son fils de 8 ans, sont venus s’installer dans un petit village du Morvan. La jeune femme sera la nouvelle institutrice, elle est donc chaleureusement accueillie par les villageois qui se sentent oubliés de tous. Les médias, les pouvoirs publics les ont progressivement abandonnés, le village s’est vidé, et depuis quelques temps une bête sauvage rôde, massacrant le bétail. Les paysans sont en colère, et le fils de l’un d’entre eux a récemment disparu.

Très vite, le côté fantastique s’immisce dans l’histoire. La surdité de Jules est un élément qu’Arnaud Malherbe utilisera à bon escient, l’enfant choisissant parfois de ne pas porter ses prothèses auditives. Cela donnera lieu à des moments de pure frayeur, amplifiée par la proximité de la bête qui décime les troupeaux. Chloé va prendre ses marques et vite s’intégrer à son nouvel environnement. Elle tombera sous le charme du médecin du village, Mathieu.

Celui-ci est mystérieux, à la fois enjoué et inquiétant. La caméra joue de son ambiguïté, et très vite Jules décide de s’en méfier. À tel point que l’enfant se convainc facilement qu’il cache un sombre secret, une double identité. Pour lui cela ne fait aucun doute, Mathieu a beau avoir séduit sa mère, il n’en est pas moins un monstre sanguinaire quand la nuit tombe. Jules est persuadé que l’affable praticien se transforme en loup-garou la nuit venue, et parcourt la contrée pour égorger les bêtes isolées.

Avec Ogre, le metteur en scène propose une immersion dans l’imaginaire riche propre à l’enfance. Tous les fantasmes y sont permis. Il s’appuie sur son décor principal, un petit village isolé de tous, à la fois petit coin de paradis pour certains et cauchemar éveillé pour d’autres, pour donner une impression étrange, celle d’un enfermement à ciel ouvert. Les lieux sont propices au calme, à la liberté et pourtant, une ombre plane. La musique est discrète, elle sait appuyer les moments forts du récit. Le metteur en scène prend soin de bien développer ses personnages, tout en évitant les scènes inutiles. Les trois comédiens principaux sont parfaits. Ana Girardot dans le rôle de Chloé, Giovanni Pucci dans celui de Jules, et enfin Samuel Jouy dans celui de l’énigmatique Mathieu, qu’on ne parvient jamais à déchiffrer totalement.

Les explications se font rares, Arnaud Malherbe a choisi de laisser planer le doute sur son ogre. Lorsque celui-ci se montre finalement, il nous apparaît comme une figure tragique et terrifiante, dont on ne saura pas si elle est réelle, ou simplement le fruit de l’imagination de Jules.

Ogre est un film de genre attachant, empreint de poésie. Peut-être un peu trop tendre pour les amateurs de genre rassemblés à Gérardmer, ce qui explique qu’il soit reparti sans récompense. Il faut dire que cette année, la concurrence était rude dans les Vosges. La sortie en salle devrait permettre au film d’avoir la couverture qu’il mérite, et de trouver son public…

Jérôme Magne