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CD du mois d’avril

Mahler 4, Orchestre philharmonique du Luxembourg,
Miah Persson dir. Gustavo Gimeno
Pentatone

Lentement mais sûrement, l’Orchestre philharmonique du
Luxembourg poursuit son ascension dans les hautes sphères
musicales européennes comme en témoigne ce nouveau disque
consacré à la quatrième symphonie de Mahler. Celle-ci est ici
interprétée avec une ferveur communicative mais également avec
une certaine maturité qui fait plaisir à entendre. La brillance de
l’orchestration mahlérienne n’est jamais aveuglante et
l’interprétation ne verse jamais dans la démonstration.

Le chef et son orchestre évitent ainsi parfaitement le piège d’une
succession d’effets sonores dans cette symphonie surreprésentée
par les bois et les cuivres. Au contraire, les équilibres sonores sont
respectés et la musique gagne en fraîcheur. Dans le troisième
mouvement, le souffle mahlérien oscille merveilleusement entre
murmure et plainte. Et même si la voix de Miah Persson dans ce
quatrième mouvement qui clôt la symphonie est assez éloignée du
chant d’enfant voulu par Mahler, l’ensemble est incontestablement
une réussite.

Anne Nivat, un continent derrière Poutine ?

A l’heure où le président russe
Vladimir Poutine a été réélu pour
un nouveau mandat, Anne Nivat,
spécialiste de la Russie, a parcouru
le pays le plus étendu de la planète,
de Saint-Pétersbourg à
Vladivostok en passant par
Irkoutsk ou Petrouchovo pour
savoir ce qu’en pensent les Russes.
Le récit qu’elle livre, combiné à un
documentaire diffusé sur France 5
le 18 mars dernier, est riche
d’enseignements et se résument à
peu près à cela : « les Russes sont
habitués à dramatiser : ils accusent les plus hautes instances, puis
haussent les épaules ».
Et tous, bon gré mal gré, se satisfont de
Poutine.

Après la fin de l’URSS et les humiliations subies par l’Occident, les
Russes qui se succèdent au fil des pages veulent être rassurés et se
sentir respectés. Et Vladimir Poutine leur apporte cela : une fierté
retrouvée et une stabilité même si cette dernière est toute relative
dans un pays où 1% de la population détient 75% des richesses et où
le dépeuplement et le déclassement sont des fléaux permanents.
Qu’il s’agisse de cet oligarque d’Irkoutsk qui voit Poutine en rempart
contre l’invasion chinoise ou de ce couple de Birobidjian, Lioudmila
et Serguei, notables ayant tout perdu lors de la crise de 2008, ils
restent lucides sur le régime mais le tolèrent. Jusqu’à quand ?

Par Laurent Pfaadt

Chez Seuil, 192p

Rastignac à Venise

Tintoret
© Philadelphia Museum of Art

A l’occasion du cinq
centième anniversaire de sa
naissance, le musée du
Luxembourg revient sur les
jeunes années du Tintoret.

Il fut un jeune loup de la
peinture, celui qui, en
peignant portraits et scènes
religieuses, aurait pu dire :
« Venise me voilà ! ». Et
pourtant, rien ne fut aisé
pour Jacopo Robusti dit
Tintoretto, fils de ce
teinturier qui, d’une certaine
manière, traça son destin. Car naître en 1518 alors que la
Renaissance voit briller ses derniers feux et que le Baroque n’est pas
encore né, et gravir les échelons de la vie picturale vénitienne à
l’ombre du grand Titien étaient plutôt prompts à vous condamner à
l’oubli. Mais c’était mal connaître le jeune Jacopo. Très influencé par
le Titien, il s’éleva à l’ombre de ce dernier comme en témoigne ses
personnages de dos et ses coloris vert, rose et orangé tirés par
exemple de l’Adoration des mages du musée du Prado et qui renvoient
immédiatement au géniteur de l’Aretin. Mais le Tintoret y ajouta
cette audace, cette impertinence propre à la jeunesse comme avec
cet Adam du Péché originel (1551-1552) où le premier homme
apparaît la nuque hâlée c’est-à-dire dévêtu et non nu, ou dans cet autoportrait de 1547 qui ouvre l’exposition et où on découvre un
jeune homme sûr de lui, prêt à tout. Et son ambition ne connut pas
de limites. Le Tintoret usa de tous les moyens pour parvenir à ses
fins : réseaux d’influences, stratégies commerciales et esthétiques. «
S’il continua à faire parler de lui, c’est qu’il l’avait voulu et calculé : avec
ses fresques murales des débuts, couvrant souvent à peine ses frais, à des
croisées de chemins stratégiquement efficaces (…) ou avec ses « joker »
dans les célèbres églises du diocèse, il fit sensation et se fit un nom, n’en
déplût à ceux qui l’enviaient »
écrit ainsi Erasmus Weddigen, l’un des
grands spécialistes du Tintoret. Ce dernier n’hésita d’ailleurs pas à condamner à l’oubli certains talents prometteurs qu’il tua dans l’œuf,
celui-là même avec lequel il confectionnait ses pigments, tels
Giovanni Galizzi à qui l’exposition rend justice. Vaincu, ce dernier se
résolut à plagier le maître. Triste destin.

Il n’empêche que tout cela ne fut possible sans le génie. Et du génie,
le Tintoret en avait à revendre comme en témoigne ses fabuleuses
toiles de la conversion de Saint Paul (1538-1539) pleine de bruit et de
fureur ou de l’enlèvement du corps de Saint Marc (1545) avec son sens
incroyable de la mise en scène. L’exposition s’aventure d’ailleurs
astucieusement dans la fabrication de l’œuvre du maître en
montrant son utilisation répétée de dessins de tête comme par
exemple celle d’Alvise Mocenigo ou ce partage d’un même modèle
avec d’autres peintres (Paris Bordone).

Devenu populaire et riche, il mène grand train. Toute la bonne
société vénitienne se presse chez le Tintoret pour avoir « son »
portrait. Cela donne les magnifiques Andrea Calmo, d’une
incroyable modernité expressionniste ou l’homme à la barbe blanche
(1545). Mais Tintoret, conscient de peintre sa légende, ne se livre
pas à la facilité. Bien au contraire. Sa conception picturale de la
femme, pleine d’empathie, éclate sur la toile. Il n’y a qu’à voir
l’incroyable puissance du Péché originel et de cette Eve qui capte
littéralement le regard. Près d’un demi-siècle avant le Caravage,
l’égalitarisme qu’il défendit en traitant sur le même plan princesses
et prostitués le rend profondément avant-gardiste.

En 1555, date à laquelle l’exposition prend fin, Le Tintoret, trente-
sept ans, est parvenu au faîte de sa gloire. Il ne lui restait plus qu’à
conquérir l’immortalité même si, comme cette exposition le montre
magnifiquement, Rastignac en avait déjà poussé la porte.

Par Laurent Pfaadt

Tintoret, naissance d’un génie,
Au Musée du Luxembourg, jusqu’au 1er juillet 2018

Le goulag de l’archipel

Toer
© Hogupplost pressbild

A l’occasion de la sortie du
troisième tome de son Buru
Quartet, retour sur la grande
œuvre de Pramoedya Ananta
Toer

Le Buru Quartet, c’est
l’histoire de Minke, ce jeune
indigène indonésien entré
dans la propriété des Mellema,
industriels néerlandais,
comme on entre sans le faire
exprès dans l’Histoire avec un
grand H de ces Indes
néerlandaises de la fin du 19e
siècle. Intelligent, ayant fait des études, Minke est promis à un avenir
de bupati, sorte de préfet. Dans cet incroyable destin qui commence
comme un roman d’apprentissage et se poursuit sous la forme d’une
fresque politique où les destins de quelques-uns percutèrent celui
d’une nation en devenir, notre héros trouva sur sa route Ontosoroh,
sorte de féministe avant l’heure et amazone des temps modernes
vendue à Robert Mellema, l’homme fort de la région, par un père en
quête de reconnaissance sociale et prêt à tout pour s’élever. La
lâcheté du père n’aura d’égal que le courage de la fille, opposant ainsi
ceux qui composent, se compromettent avec le système colonial et
ceux qui veulent le changer, le briser.

La beauté de cette fresque qui déploie une galerie de personnages si
attachants, du peintre français Jean Marais, ancien mercenaire
ayant adopté la fille de son ennemie à Mei, cette activiste chinoise
dans une empreinte sur la terre en passant par Surati qui se mutila
pour préserver sa liberté, tient également à l‘absence de
manichéisme. Certes, les rôles de chacun sont codifiés mais cette
société coloniale laisse parfois quelques interstices de liberté qui
sont autant d’espoirs dans lesquels nos héros se glissèrent au fur et
à mesure du temps. De ces interstices, ils en firent des failles d’où
allait couler le fleuve de la liberté comme un barrage fissuré prêt à
exploser. Ontosoroh profita ainsi de la bonté de son maître et mari
pour acquérir non pas un statut social et familial qui lui fut refusé
par la loi mais une prédominance domestique. Malgré cela, Minke et
Ontosoroh perdirent tout mais se relevèrent. Toer nous montre
ainsi dans ces figures majestueuses la capacité de l’être humain à
pouvoir se reconstruire encore et encore même après avoir subi les
pires cruautés, les jalousies les plus iniques.

La réflexion sur la langue comme instrument de domination mais
également comme arme d’émancipation traverse de part en part le
Buru Quartet. Minke, devenu journaliste et écrivain à ses heures,
commença par écrire en néerlandais. Mais dans cette conscience
politique que l’on voit naître et croître tout au long de ces pages, il
n’eut de cesse d’être tiraillé entre ces lumières européennes qui
cachent ces ombres où sont rejetées tous les dominés et les
ténèbres d’une vie de luttes au bout desquelles brille la lueur de ce
mince espoir de liberté. A travers la langue et les mots qu’utilise
Minke, le lecteur est témoin de ce combat intérieur sans cesse
renouvelé. Ayant commencé par publier des nouvelles en
néerlandais, Minke allait fonder un journal indépendant en malais,
utilisant ainsi les chaînes de l’ennemi pour mieux s’en libérer.

Enfermé dans un bagne sur l’île de Buru pendant près de quatorze
ans pour son appartenance communiste et son opposition au
dictateur Suharto, Pramoedya Ananta Toer que l’on surnomma
affectueusement Pram raconta pendant des années l’histoire de
Minke à ses codétenus avant de la coucher sur le papier. Ode à la
liberté en même temps que manifeste contre les asservissements de
toutes sortes et confiance absolue dans la capacité de l’être humain
à transcender sa nature profonde, le Buru Quartet est aujourd’hui
devenu l’un des monuments de la littérature mondiale, traduit dans
le monde entier et aujourd’hui accessible au public français grâce à
Zulma et à son éditrice, Laure Leroy. Les grandes œuvres littéraires
naissent souvent des tragédies du monde. Il n’y a qu’à citer
Alexandre Soljenitsyne, Primo Levi ou Imre Kertesz. Certes. Mais
mon Dieu que c’est beau.

Par Laurent Pfaadt

Pramoedya Ananta Toer,
Une empreinte sur la terre, Zulma, 2018. 

A lire également les deux premiers tomes du Buru Quartet,
le Monde des hommes et Enfant de toutes les nations,
également disponible aux éditions Zulma.

Descentes aux enfers

Canty
© Tom Bauer missoulian

Quand un accident
dans une mine met à
nu une société. Du
grand Kevin Canty 

En cette année 1972,
les Etats-Unis sont
au faîte de leur
puissance. Richard
Nixon n’a jamais été
aussi populaire et
l’économie
américaine grâce à l’extraction minière est florissante. Les mineurs
travaillent durs mais sont bien payés. Les samedis soir, tous se
retrouvent au bar et la révolution sexuelle bat son plein. Dans cette
région de l’Idaho, on pourrait croire que tout va bien. Et pourtant. A
l’image de ces hommes qui sentent la gerbe et de ces femmes qui
exhalent le shampoing bon marché, les descentes dans les
profondeurs ne sont pas qu’un métier, il s’agit d’un état d’esprit. Elles
sont permanentes nous dit Kevin Canty. C’est devenu un mode de
vie.

Les héros du nouveau roman de l’écrivain américain que l’on
compare déjà à Richard Ford ou à Ernest Hemingway sont jeunes
mais ils donnent l’impression d’avoir déjà vécu. Mariages ratés,
dépendance à l’alcool, stérilité ou règlements de comptes, ils sont
nombreux tels Ann ou David à vouloir autre chose, à souhaiter une
autre vie. Mais ce rêve s’arrête bien souvent à l’entrée de cette
maudite mine qui avale les hommes, sorte d’abîme mental dont on
ne sort jamais. Car passé ce bref espoir, la mine se rappelle à eux.
Même lorsqu’on n’y travaille pas. Encore et encore. Car derrière ces
montagnes, ils sont persuadés qu’il n’y a rien pour eux.

Il va falloir un accident où périrent 91 mineurs pour que tout cela
vole en éclat, pour que cette prison mentale ne s’effondre. « Tout a
commencé à changer – son père ivre mort comme jamais David ne l’a vu –
mais après ce moment, rien ne sera plus jamais pareil. Il y aura un avant
et un après »
écrit ainsi l’auteur. Avec ses phrases courtes,
tranchantes comme des lames de rasoirs, Kevin Canty nous dépeint
cette microsociété qui se fracture, se désagrège. On pourrait croire

à une caricature si on n’avait pas l’impression qu’elle nous ait
tellement familière d’avoir déjà vu telle bagarre pour un honneur
que l’on brandit quand on a plus rien ou tel ivrogne agressif parce
que sans perspectives. Dans cette déchéance collective où l’auteur
brosse quelques tableaux d’une incroyable beauté littéraire comme
ces scènes poignantes de l’incertitude qui précède l’annonce de la
mort des mineurs, il est aisé de conclure qu’il n’y a rien à faire, que la
fatalité a définitivement gagné.

Cependant, l’incroyable puissance du livre tient au message de
Canty. Il n’y a de salut que pour ceux qui traversent le purgatoire.
Qu’il faut endurer la perte, la douleur pour parvenir au bonheur et à
la liberté. David, Ann et Lyle l’apprendront à leurs dépens. Pour cela,
il leur faudra passer de l’autre côté des montagnes. Une vraie leçon
d’humanité.

Par Laurent Pfaadt

Kevin Canty,
De l’autre côté des montagnes,
chez Albin Michel, 272p.

Refaire civilisation

Mars © REUTERS/NASA/JPL-Caltech/Handout

Nouvelle publication
de la trilogie
martienne
désormais culte de
Kim Stanley
Robinson

La question qui
anime chaque
lecteur lorsqu’il
parcourt un roman
de science-fiction a fortiori quand il s’agit de hard science, ce
courant littéraire développé par Arthur Clarke ou Stephen Baxter
qui s’appuie sur des évolutions technologiques et des formes
sociétales pour élaborer un avenir potentiellement crédible, est
celle-ci : et si c’était possible ?

Et il faut dire qu’avec la trilogie martienne de Kim Stanley Robinson
qui a obtenu les principaux prix littéraires (Hugo, Nebula, Locus),
série désormais culte de la littérature de science-fiction, cette
question ne manque pas d’interpeller. Des colons rassemblés dans le
vaisseau Ares, les Cent Premiers emmenés par John Boon, sorte de
Neil Armstrong de Mars, se sont installés vers 2020 sur la planète
Mars et l’ont exploré pour y implanter une nouvelle civilisation, pour
la coloniser afin de soulager la Terre de sa surpopulation. D’emblée,
on reconnait chez Kim Stanley Robinson ce tropisme américain pour
la conquête de terres vierges, inexplorées, cette nouvelle frontière à
conquérir.

La trilogie martienne c’est à nouveau la bataille entre les Anciens et
les Modernes, entre ceux, les Rouges qui souhaitent garder Mars
telle qu’elle fut à l’origine et emmenés par Ann Clayborne et les
tenants de ce nouveau progrès qui souhaitent la moderniser, la «
terraformer » en y implantant forêts, mers, végétaux et animaux. La
lutte entre écologistes sectaires et libéraux modernisateurs à
outrance est ici à peine voilée avec cependant cette petite subtilité :
ceux qui rendent la planète plus verte sont ces apôtres de ce nouvel
libéralisme. A travers ce combat sans cesse renouvelé, Kim Stanley
Robinson explore également les phénomènes de pouvoir et de
domination en montrant que les humains retomberaient vite dans
leurs vices et leurs erreurs passées. Car si les humains ont réussi à
maîtriser et à dompter la vie extraterrestre, ils n’en demeurent pas
moins des humains, ces animaux politiques comme le rappelait à
juste titre Aristote. Les luttes idéologiques sont permanentes
conduisant à deux révolutions, celle de 2127 réussissant à obtenir
l’indépendance de Mars là où celle de 2061 avait échoué.
Entretemps, la Résistance réfugiée dans l’underground a élaboré
des systèmes économiques et politiques alternatifs qu’elle sut faire
fructifier au moment de la réconciliation.

Dans le même temps, la Terre continue pour ainsi dire de tourner
mais subit les fléaux déjà à l’œuvre de nos jours : dérèglement
climatique provoquant montées des eaux et surpopulation
entraînant notamment une troisième guerre mondiale. Le
néolibéralisme représenté par les transnationales, ces nouvelles
formes monstrueuses de multinationales, est arrivé à ses fins car en
plus d’avoir le pouvoir économique, il dispose du pouvoir politique et
entend bien exploiter Mars comme une colonie, en tout cas jusqu’à
la révolution de 2127. Mais bientôt Mars ne suffit plus. D’autres
planètes commencent à être colonisées. Qui a dit que l’histoire était
un éternel recommencement ? Certainement pas Kim Stanley
Robinson.

Par Laurent Pfaadt

Kim Stanley Robinson,
La trilogie martienne (Mars la rouge, Mars la verte, Mars la bleue),
Presses de la cité, 656 p, 894 p, 845 p, 2018

Entretien avec Gouzel Iakhina

« C’est un roman
qui parle des gens,
au-delà de leur
origine »

Révélation de la
scène littéraire russe
avec son premier
roman magistral,
Gouzel Iakhina, scénariste, nous offre une plongée saisissante dans
l’époque relativement méconnue de la dékoulakisation qui suivit
l’arrivée de Staline au pouvoir. Avec ce roman, Gouzel Iakhina renoue
également avec la grande fresque épique russe. A l’occasion de sa
venue au salon du livre de Paris dont la Russie est l’invitée d’honneur,
elle se confie.

Pourquoi avez-vous choisi cette période plutôt oubliée de l’URSS ?

Le début de l’ère soviétique – les trente premières années de la
jeune Russie soviétique – me semble une période de
bouleversements particulièrement intéressante. Mon pays est
passé par de graves traumatismes; ces traumatismes se sont
succédés sans répit, sans qu’on ait le temps de s’arrêter pour les
interpréter ou les étudier. Il y a eu d’abord la guerre civile, qui a
laissé le pays dévasté, en proie à la famine, puis les purges
staliniennes. Dans le même temps, cette époque a été marquée
par un élan inouï de la pensée, une incroyable énergie créatrice,
un enthousiasme inégalé. C’est là, dans les années 1920-1930,
qu’on trouve la clé de tout ce qui s’est passé ensuite dans le pays,
au milieu et à la fin du XXe siècle.

Zouleikha rappelle un peu la Sosha d’Isaac Bashevis Singer avec son
innocence, sa pureté et son coté enfantin ? Racontez-nous la genèse
de ce personnage.

Je voulais écrire sur un personnage qui effectue un voyage mental
du passé au présent, dont l’esprit se transforme. Elle passe du
paganisme à la modernité. C’est pourquoi, dès le début, j’avais en
tête ce personnage de femme-enfant profondément ancrée dans
un monde archaïque, dans une sorte de Moyen Âge, et qui, petit à
petit, s’extirpe de ce Moyen Âge, acquiert de l’expérience, apprend
à être libre et à aimer. La succession d’événements tragiques
qu’elle va subir change profondément sa personnalité et l’amène
paradoxalement à trouver une liberté intérieure.

Le personnage du commandant Ignatov est également très
intéressant. Il est à la fois bourreau et victime. Résume-t-il
l’ambivalence de ce régime, de cette époque ?

Ignatov est pris dans un étau entre deux exigences
contradictoires. Il accompagne les koulaks en Sibérie puis devient
commandant de leur village. D’un côté, il doit les surveiller, les
contraindre à effectuer des normes de travail, les tuer en cas
d’évasion. D’un autre côté, il doit prendre soin d’eux, obtenir pour
eux de la nourriture et des médicaments, et plus tard, en Sibérie,
chasser pour les nourrir. Ainsi, petit à petit, il apprend à les voir
comme des gens. Et sa transformation, ce passage d’un
communiste convaincu, aveuglé par son idéologie, à un homme qui
pense par lui-même et éprouve de la compassion, est l’une des
lignes et l’un des thèmes principaux du roman.

Ignatov est un produit du système. Mais c’est justement ce
système qui finira par le briser, qui l’exile d’abord loin de sa ville
d’origine, de ses amis, l’empêche de choisir sa voie, puis ruinera sa
santé et lui refusera le moindre statut social. Broyé par le système,
il préfère le quitter et rejoindre le camp des exilés. De nombreux
destins ont été brisés de cette façon, l’ancien bourreau devenant à
son tour victime. De manière générale, la frontière entre
bourreaux et victimes était floue: dans certains cas, c’est la
victime qui devenait bourreau. On le voit, dans mon roman, avec
l’ancien truand Gorelov: contrairement à Ignatov, il ne s’oppose
pas au système, mais adopte volontiers ses règles et finit par être
élevé au rang de gardien des exilés.

Dans ce livre on comprend qu’il existe toujours une petite lumière
dans les ténèbres, une vie au milieu de la mort. Comme la scène de la
découverte de la grossesse de Zouleikha dans ces trains de la mort. 

Je voulais, d’un côté, raconter les difficultés de la lutte pour la
survie dans la taïga sibérienne, avec toute l’horreur de cette vie en
exil, et d’un autre, montrer que, même au sein de cette horreur,
peut se cacher la semence d’un bonheur prêt à éclore. Car, pour
Zouleikha, ce « voyage en enfer » finit par se transformer en «
chemin vers une nouvelle vie ». Le village d’exilés décrit dans le
roman est comme une arche de Noé. Paysans, condamnés de droit
commun, intellectuels, musulmans, chrétiens, païens et athées
sont tous obligés de s’entraider pour survivre. Et, en dépit de tout,
ils survivront. Et Zouleikha survivra avec eux, ainsi que son fils
nouveau-né. Au fond, c’est un roman qui parle des gens, au-delà de
leur origine. Du fait que, lorsqu’on se trouve à la frontière entre la
vie et la mort, toutes les caractéristiques sociales disparaissent:
les préjugés ethniques et religieux, les différences de classe – et il
ne reste plus que des êtres humains. Dans le livre, on voit que la
vie est plus forte que la mort.

Le roman est aussi une formidable plongée dans la société tatare de
cette époque à la fois animiste et islamique. Comment la qualifieriez-
vous ?

Je n’avais pas pour objectif de décrire la société tatare. Bien sûr,
on peut dire que la première partie du roman présente un
environnement tatar, avec une couleur locale, des mots, un
quotidien et une mythologie tatars. Mais dès que Zouleikha quitte
son village, ces caractéristiques commencent à s’effacer.

Au début du roman, Zouleikha vit dans un monde archaïque,
presque comme au Moyen Âge, entourée de gens qui ne l’aiment
pas; elle est brimée, ravalée au rang d’esclave; en vérité, elle ne
peut «dialoguer» qu’avec les esprits du foyer et de la nature. À la
fin du livre, elle habite dans un petit village multiculturel; elle a
rencontré un homme qu’elle aime, donné naissance à un fils, parle
une autre langue, se nourrit et gagne sa vie toute seule, en
chassant. Cette métamorphose ne se fait pas en un jour, mais
pendant les seize ans qui sont le temps du roman. Son chemin, de
son village à la lointaine Sibérie, est aussi un cheminement mental
du passé au présent. C’est sur cette opposition que je voulais
travailler: le passage d’un monde archaïque à la modernité.

Votre roman dit-il, après d’autres, quelque chose de l’âme russe, si
mélancolique et torturée ?

Je voulais raconter une histoire qui fonctionnerait sur deux niveaux:
d’un côté, c’est un roman historique, qui parle d’évènements
concrets survenus dans les années 1930 en URSS, la
dékoulakisation et la déportation des koulaks. Mais c’est aussi une
sorte de mythe, qui parle de thèmes et de questions universels, et
cette histoire aurait pu arriver à des gens de n’importe quelle origine
ou nationalité.

Traduction : Maud Mabillard

Gouzel Iakhina, Zouleikha ouvre les yeux,
Chez Editions Noir sur Blanc, 2017, 468 p.

Laurent Pfaadt

Les légendes sont de retour

Stravinsky © Getty Images

Deuxième volume de la formidable série de concerts de la BBC

Ceux qui adorent les surprises,
surtout musicales, ne
devraient pas être déçus. Le
premier coffret des BBC
Legends nous avait enchanté
et il faut dire que ce second
volume est à la hauteur de son
prédécesseur. Car réécouter
ces légendes de la musique du
20e siècle a quelque chose
d’intemporel et de proprement
stupéfiant car l’auditeur redécouvre dans ce piano, avec ce violon et
cette baguette, des œuvres, des accords qu’il croyait connaître et qu’il
finit par redécouvrir comme si le compositeur venait de les achever la
veille.

Les BBC Legends sont d’abord une formidable série d’archives et
une incroyable machine musicale à remonter le temps. En
écoutant la symphonie Haffner de Mozart dirigé par Toscanini en
1935, on a un peu l’impression de se retrouver dans ces années,
l’oreille collée au transistor en attendant comme des milliers
d’autres auditeurs, le concert à venir.

Trésors inépuisables, les concerts de musique classique
enregistrés par la BBC représentaient un passage obligé pour
chaque grand artiste qu’il soit compositeur, chef d’orchestre ou
soliste de renom. Ce deuxième coffret se fait ainsi une nouvelle
fois l’écho de ces légendes. On ne boude pas son plaisir en
écoutant Igor Stravinsky diriger son Agon plein de fougue ou
William Walton, son concerto pour violoncelle accompagné de
l’archet bondissant du grand Pierre Fournier au festival
d’Edimbourg en 1959. Et lorsque retentit les notes de la sonate
pour piano et violon de Haydn par Benjamin Britten et Yehudi
Menuhin, on touche au sublime.

Il y là aussi les géniaux créateurs d’œuvres désormais
incontournables de la musique : le concerto pour violon de
Chostakovitch avec David Oïstrakh, accompagné pour l’occasion
d’un autre grand connaisseur de la musique du génie soviétique, le
chef Guennadi Rojdestvenski, déjà présent dans le premier
volume et que Prokofiev surnommait « super-génie ». De
Prokofiev, il en est d’ailleurs question avec Richter, main de fer dans un gant de velours, dans une huitième sonate de Prokofiev
absolument prodigieuse.

Tous ces mythes ne sauraient éclipser certains artistes que
l’histoire de la musique a trop tôt oublié comme la pianiste
britannique Myre Hess et son toucher si délicat dans le concerto
de Schumann, qui montre, s’il faut encore le prouver, que l’on peut
transmettre des émotions et révéler son incroyable talent sans
martyriser l’instrument.

Entre le caractère épique d’un Thomas Beecham dans Sibelius, la
sensibilité d’Arthur Rubinstein dans les Impromptus de Schubert
ou l’empreinte indélébile d’un Carlo Maria Giulini à la tête du
Philharmonia Orchestra dans Brahms, ce deuxième coffret des
légendes de la BBC égale assurément le premier volume et
constitue un pur moment de bonheur. Le dernier disque écouté,
on se demande déjà : à quand le troisième ?

BBC Legends: Great Recordings from the Archive,
Vol. 2, Ica Classics, 2018

Laurent Pfaadt

Salon du livre de Paris

A chacun son classique

livres © Sanaa Rachiq

A l’occasion du salon
du livre de Paris (16-
18 mars 2018)
consacré à la Russie,
plusieurs lecteurs, connus ou non, nous
livrent leur coup de
cœur russe.

 

 

Vassili Grossman, Vie et destin

« Vassili Grossman est un des plus formidables correspondants de
guerre. Journaliste combattant pour la vérité, son courage était
aussi et surtout politique. Son ouvrage, interdit par le pouvoir
soviétique est un acte d’accusation contre la censure, contre le
totalitarisme. »
Charles Enderlin, journaliste et écrivain 

Léon Tolstoï, Anna Karenine

« La richesse de l’écriture de Tolstoï est multiple : il y a la beauté du
verbe, celle d’une société théâtralisée, d’une représentation de la
vie humaine, et finalement la richesse d’une Russie qui regorge de
pouvoir et de gloire. Anna Karenine sonde l’âme ; ce n’est pas une
histoire d’amour mais celle d’une passion incomprise qui dévore
les Hommes et les rend vulnérables. »
Magaly Tancray,  libraire au Furet du nord

Fiodor Dostoïevski, Les Frères Karamazov

« J’ai lu ce livre à l’âge de 15 ans, c’est à mes yeux l’un des plus
grands romans jamais écrits. Il a sans doute déterminé dans une
large mesure ma façon d’appréhender la vie. Y sont abordées ou
plutôt incarnées, sous une forme littéraire, donc avec tous leurs
paradoxes, de façon plus subtile et moins théorique que dans des
traités philosophiques, les questions fondamentales : le bien et le
mal, le sens de la souffrance, la responsabilité, la liberté. On ne
trouve pas dans ce roman de réponses, mais il a ouvert pour moi
des portes qui ne se sont jamais refermées. Le désir de le lire dans
l’original est une des raisons pour lesquelles j’ai appris le russe. »
Sophie Benech,  traductrice du russe

Mikhaïl Boulgakov, le Maître et Marguerite 

« Je garde encore le souvenir émerveillé de ma découverte de ce
livre. Je l’ai lu par hasard, sans personne pour me conseiller,  et j’ai
eu pour la première fois, dans ma vie de jeune lecteur adulte, la
sensation de tenir entre mes mains un chef d’œuvre et de
comprendre en quoi il l’était. J’ai commencé, à partir de ce
moment, à aimer les auteurs autant que leurs livres. »
Gérald Aubert, écrivain

Fiodor Dostoïevski, l’Idiot 

« L’idiot est un roman que j’ai lu il y a longtemps et que j’ai relu
récemment tant il m’avait profondément impressionné. Mychkine
est une figure christique : sa foi en l’Amour est infinie, mais il va
tenter en vain de sauver les âmes de celles qu’il aime avant de
sombrer de nouveau dans la folie. On se souvient de ce roman
riche en rebondissements et en personnages complexes et
consumés par leurs passions comme d’un rêve intense. »
Nathalie Baravian, attachée de presse

à lire ou à relire, une sélection
(non exhaustive) d’Hebdoscope :
Ludmila Oulitskaïa, le chapiteau vert, Gallimard, 2014

Le grand roman de la dissidence à travers les destins de trois amis d’enfance.

Valran Chalamov, les récits de la Kolyma, Verdier, 2003

Récit poignant et plus personnel du système concentrationnaire soviétique

Svetlana Alexievitch, la supplication, J’ai lu, 2004

La tragédie nucléaire de Tchernobyl racontée par ses acteurs. Prix Nobel de littérature 2015

Marina Tsvetaeva, Poésie lyrique (1924-1941), éditions des Syrtes, 2015

Les vers de l’une des plus grandes poétesses russes, décédée en 1942.

Laurent Pfaadt

Une symphonie blanche

Les Vaincus raconte
l’histoire d’une
ancienne famille
noble sous Staline.
Retour sur un
classique oublié.

Ils sont ceux qui ont
été défaits. Ceux que
l’histoire a choisi d’oublier, en dépit de la folie sanguinaire de leurs
adversaires et vainqueurs. Certes, ils ne défendaient pas la liberté ni
l’égalité entre les peuples mais plutôt une autocratie d’un autre âge.
Cependant, l’histoire, aidée de ses séides, a décidé de les punir. Mais
pas la littérature. Grace à elle, les vaincus, les méprisés, quels qu’ils
soient, trouvent toujours leur juste place.

L’écriture des vaincus a-t-elle obéi à cet impératif ? Ne pas oublier
ceux qui ont soutenu le tsar jusqu’au bout, jusqu’à la tombe, jusqu’à
l’exil ? C’est ce qu’a certainement pensé Irina Golovkina petite-fille
de Nikolaï Rimski-Korsakov, compositeur de la suite symphonique
Shéhérazade en écrivant ce roman fleuve. De princesse, il en est
d’ailleurs question même si les Vaincus sont tout sauf un conte de
fées. Cette fresque qui, non sans égaler le grand Tolstoï, rappelle
dans sa composition et dans ses personnages, le génie de Guerre et
Paix
. Car, on ne peut éviter de faire le parallèle entre les Rostov et
les Bolkonsky et ces Bologovski et ces Dachkov, un siècle plus tard
comme si, d’une certaine manière, ils en étaient les descendants.

La révolution bolchevique est terrible. Elle broie ses ennemis et
notamment ceux de la première heure dont les Bogolovski que l’on
suit entre 1929 et 1937. Leurs combats et leurs calvaires y sont
admirablement relatés dans ce qui ressemble à une symphonie
pathétique. Comme tant d’autres, ils auraient pu choisir l’exil. Mais
ils se sentaient russes avant tout et vont, comme tous ces
personnages de romans russes qui ont puisé leur existence littéraire
dans les ténèbres de l’âme russe, souffrir.

Chaque chapitre agit comme un Nocturne de Chopin, alternant
moments de joie et périodes de désespoir, où la beauté de la nature
côtoie les séances de tortures d’Oleg Dachov, qui a combattu dans
les armées blanches et périra sous le fer soviétique. Pas d’avenir
pour les ennemis du peuple. On les tolère. On leur permet de vivre,
de survivre. Les doigts d’Assia, la petite-fille de Natalia Bogolovskaia,
comtesse déchue, courent sur le clavier de l’appartement familial et
dessine un récit qui ondule, se perd, se retrouve. Les notes de la
jeune fille qui souhaitait tant danser et vibrer au son de la poésie
scandent un récit qui verra sa famille humiliée, martyrisée,
déportée, bannie. Mais c’est à une autre danse qu’Assia fut conviée
tout au long de sa vie, celle avec les loups rouges, ceux d’un régime
qui lui brisera symboliquement ces doigts qui rêvaient de liberté.

Tout au long de ces quelques mille et une pages transparaît ainsi
l’essence même de la condition humaine mais également la fin d’une
forme de monde d’hier russe écrasé par ce totalitarisme qui
prétendait libérer l’humanité. Et à travers le récit de ces
personnages, on constate qu’au lieu de les émanciper, il les a, au
contraire, asservis. Malgré la souffrance et la mort, malgré le
déclassement et le bannissement, les héros surent conserver leurs
principes et leurs racines, ces éléments indestructibles qu’ils
utilisèrent tantôt comme un bouclier, tantôt comme un glaive et leur
permirent pour certaines, de survivre.

Irina Golovkina, les Vaincus,
éditions des Syrtes, 1096 p.

Laurent Pfaadt