Tous les articles par hebdoscope

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Sur un échiquier sanglant

Khomeiny © Abbas Magnum

Un brillant essai revient sur la
première guerre du Golfe qui
opposa l’Iran à l’Irak.

Le jeu d’échecs est né au Moyen-
Orient, entre la Perse et la
Mésopotamie. Les héritiers de ces
civilisations allaient durant les
années 80 se livrer à un duel
qu’auraient certainement apprécié
Bobby Fischer ou Gary Kasparov.
Car le conflit qui opposa l’Iran de
l’ayatollah Khomeiny à l’Irak de
Saddam Hussein entre 1980 et 1988 se traduisit par une telle
complexité, qu’il demeure encore aujourd’hui, près de trente ans
après sa conclusion, incompréhensible voire méconnu.

C’est dire le tour de force de Pierre Razoux, directeur de recherche
à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM), qui
parvient à rendre ce conflit saisissable. Il faut dire que si l’opposition
entre un Iran religieux et un Irak laïc apparaît de premier abord fort
simple, la guerre entre les deux nations recouvrent une multiplicité
d’acteurs et d’enjeux que l’auteur parvient à expliquer grâce à un
travail qui l’a conduit à arpenter ce Moyen-Orient si compliqué
pendant dix ans pour y collecter sources inédites aussi bien
iraniennes qu’irakiennes (les fameuses bandes audio de Saddam
Hussein, récupérées après la chute de Bagdad en 2003) et
entretiens d’acteurs de premier plan.

L’ayatollah Khomeiny, sorte de Lénine religieux, parvenu au pouvoir
en 1979 à la suite d’une révolution sans effusion immédiate de sang
et après avoir, à l’instar du chef des bolcheviks, poussé du pied une
monarchie d’un autre âge, comprit très vite tout l’intérêt que
pouvait représenter une guerre pour consolider le nouveau régime.
Les nouveaux ennemis furent alors tout trouvés : l’Irak sunnite et
athée qu’il désigna en ranimant la lutte ancestrale entre chiites et
sunnites et l’Occident notamment les Etats-Unis qualifiés de Grand
Satan et leurs alliés dont la France, soutiens de l’Irak.

Cela n’empêcha les Etats-Unis, officiellement favorables à l’Irak, de
s’entendre avec la nouvelle république islamique en leur vendant
des armes. Ce double jeu américain allait trouver son paroxysme
avec l’Irangate car l’argent iranien servit à financer leur lutte contre
les mouvements de gauche en Amérique centrale. D’ailleurs Pierre
Razoux montre intelligemment que les cinq membres du conseil de
sécurité des Nations-Unies trouvèrent dans cette guerre où des
enfants-soldats iraniens furent massacrés par milliers, de
formidables contrats d’armement.

Sur les champs de bataille, les combats ressemblèrent à une
immense boucherie. Sorte de synthèse de l’ensemble des guerres du
20e siècle avec ses tranchées, ses armes chimiques notamment à
Halabja en 1988, ses blindés chargeant l’ennemi ou sa guerre
électronique et ses missiles balistiques, le dernier conflit armé de la
guerre froide ne connut pas de vainqueur. Cette guerre ressembla
finalement à une immense bataille de Verdun sans gain stratégique
ou géographique majeur qui finit par épuiser les deux belligérants.

Au fil des pages, on croise quelques-uns des acteurs du Proche-
Orient actuel, Hassan Rohani, l’actuel président de la république
islamique d’Iran ou Mir Hossein Moussavi, premier ministre de
Khomeiny devenu vingt ans plus tard, le héros de la révolution de
2009. On comprend alors mieux que la guerre Iran-Irak constitua la
matrice des enjeux qui régissent aujourd’hui le Moyen-Orient en
installant par exemple l’Arabie saoudite comme un acteur politique
de premier plan. Au-delà de la leçon d’histoire, ce livre permet bel et
bien de comprendre les crises et les guerres qui secouent le Moyen-
Orient et par ricochets la planète depuis une vingtaine d’année, du
Liban à la Syrie en passant par l’Irak, ainsi que les convulsions de la
société iranienne. Pierre Razoux nous aide ainsi à comprendre
comment avancent sur cet échiquier les pièces des différentes nations, pièces qui ne cessent de laisser leurs traces de sang.

Pierre Razoux, La guerre Iran-Irak (1980-1988)
coll. Tempus, Perrin, 896 p.

Laurent Pfaadt

Dans la tête de John Adams

Berliner Philharmoniker
Philharmonie
John Adams © Kai Bienert

Magnifique
rétrospective du
compositeur
américain par les
Berliner
Philharmoniker

John Adams est
certainement l’un
des plus grands
compositeurs
vivants. Grâce à ce
voyage dans l’univers musical du génie
américain, testament de la résidence du compositeur à Berlin en
2016-2017, ce coffret grave pour l’histoire, la rencontre entre les
Berliner Philharmoniker et le compositeur.

On y découvre ainsi les différents univers musicaux que traversa
John Adams et qui sculptèrent son œuvre et son travail de
composition. Ainsi, Harmonielehre, composée en 1985, s’il est un
hommage à Arnold Schönberg, inscrit Adams dans le minimalisme
de ces années en le rapprochant clairement d’un Philip Glass ou d’un
Steve Reich, et plonge l’auditeur dans un véritable tourbillon sonore.

La courte pièce Short ride in a fast machine est plus explosive,
presque spatiale. Quant à City Noir, cette symphonie-hommage à
Darius Milhaud, avec sa forte dominante des bois et des cuivres –
une constante chez Adams – elle apparaît sous la baguette experte
de Gustavo Dudamel, comme un monstre musical qui, cependant, ne
rechigne pas à danser sous la férule du saxophone alto de Timothy
McAllister. Avec cette direction où le chef vénézuélien transforme
les Berliner en Simon Bolivar Orchestra, John Adams marche ici sur
les traces d’un Leonard Bernstein qui aimait tant mêler esthétiques
musicaux hétéroclites. Il faut dire que Dudamel connaît
particulièrement bien son affaire pour avoir créé l’œuvre en 2009.
L’oratorio The Gospel According to the Other Mary, nouvel exemple de
mélange des genres réussi, complète le coffret.

La grande réussite de cette rétrospective tient beaucoup à la
plasticité du Berliner Philharmoniker qui est parvenu, sous la
houlette de chefs tels que Gustavo Dudamel et surtout Sir Simon
Rattle, à s’ouvrir définitivement à la musique contemporaine et à
sortir de sa rigidité légendaire. Ici, on mesure ainsi toute sa plasticité
sonore qui lui permet de donner corps aux œuvres de John Adams.
Mettant en exergue certains instruments phares du compositeur
comme la trompette ou la clarinette dans City Noir par exemple,
l’orchestre n’écrase jamais l’œuvre de son poids romantique. Ce
dernier sait également utiliser son formidable son pour exalter la
brillance de la musique d’Adams grâce à des percussions et des
cuivres alertes notamment dans Harmonielehre. Il faut dire que les
chefs convoqués pour l’occasion et sensibles à la musique du
maestro, veillent. Le maestro lui-même n’hésite pas à prendre la
baguette pour diriger son deuxième concerto pour violon,
Shéhérazade 2, en compagnie de Leila Josefowicz dans une version
nettement plus mordante que la version gravée sur le disque et
dirigée par un autre adepte de la musique du compositeur
américain, David Robertson.

Cette justesse dans l’interprétation permet ainsi de tirer toute la
quintessence du message philosophique de chacune des œuvres du
compositeur. Ce voyage dans la psyché humaine prend ainsi, en
voguant dans la tête de John Adams, une dimension ontologique. Et
on parvient brièvement à toucher du doigt son génie.

John Adams Edition, Berliner Philharmoniker,
dir. John Adams, Kirill Petrenko, Sir Simon Rattle,
Gustavo Dudamel, Alan Gilbert,
Berliner Philharmoniker label, 2017

Laurent Pfaadt

Il était une voix

Sandor Marai © Delius Dessinateur – Radio France

L’un des plus beaux romans de
Sandor Marai enfin disponible

Il a fallu attendre près de trente
ans après la mort de Sandor Marai
pour que les lecteurs français
puissent enfin découvrir ce texte
considéré par beaucoup comme
l’un de ses chefs d’œuvres. Pour
tous ceux qui aiment Marai, il a
toujours manqué ce livre, cette
pierre refermant le mausolée.
Voilà enfin cette injustice réparée.
Dans ce texte, l’écrivain hongrois
rend hommage à l’une des figures
les plus illustres des lettres hongroises, Gyula Krudy, mort en 1933
et que l’on peut considérer à juste titre comme l’un des pères en
littérature de Marai. Auteur d’une œuvre conséquente, Krudy a
laissé plusieurs romans notamment Sindbad ou la nostalgie. Sindbad,
ce marin héros des Mille et Une Nuits est d’ailleurs le nom que porte
Krudy dans le roman de Marai.

Krudy ne fut pourtant pas un voyageur au sens où on l’entend
habituellement puisque l’écrivain ne quitta quasiment jamais sa
Hongrie natale. Krudy/Sindbad est plutôt ce voyageur nostalgique
errant dans cette nouvelle Hongrie, cet écrivain qui voit son pays
changer, se transformer et d’une certaine manière, s’avilir. Durant
cette journée, ce dernier jour à Budapest qui donne son titre au
roman et le renvoie à son illustre modèle, l’Ulysse de Joyce, Marai, à
travers la figure de Krudy, convoque en cette année 1940 cette
Hongrie des temps illustres.

En devenant ainsi Sindbad, Krudy se mue en personnage
romanesque qui part sur les traces de cette époque révolue, celle où
l’on prenait son temps, où l’on célébrait l’oisiveté, où les hommes ne
couraient pas après l’argent, où la littérature n’était pas fabriquée. A
travers son héros, Marai glorifie les hommes et les femmes de cette
terre ancestrale, ses paysages, ses odeurs, sa gastronomie, les altos
des tsiganes et ces cafés comme le London où l’on venait « pour
supporter la vie »
plus que pour boire un café. On a souvent
l’impression de lire Zweig ou Schnitzler tant la prose de Marai est
belle, comme lorsqu’il se plaît à décrire le travail de Krudy qui «
écrivait parce que la voix se mettait à parler, qu’elle lui murmurait toute
sorte de choses à l’oreille, le genre de vérités qui, même sur leur lit de
mort, réveillent et font gémir les hommes qui les entendent ».
Il faut dire
que cette beauté est rendue possible grâce à l’excellente traduction
de Catherine Fay, également traductrice de Krudy.

Au fil des pages, Marai nous livre ainsi une formidable description de
ce que doit être un écrivain, à la fois conteur des choses du
quotidien et vigie civilisationnelle. L’auteur décrit merveilleusement
bien la solitude de l’écrivain ou son détachement nécessaire,
estimant à juste titre que les « écrivains, comme les lévriers ne courent
bien que s’ils sont affamés et malheureux. »

Au final, dans cette vaste épopée intérieure, les deux écrivains
finissent par se confondre pour ne former qu’un seul et même
personnage : Sindbad emmenant avec lui sa nostalgie, celle d’un
Krudy assis à la table de l’hôtel London et observant ces hommes,
désespérés, venant se suicider, mais également celle d’un Marai
constatant le suicide d’une nation.

Laurent Pfaadt

Sandor Marai, Dernier jour à Budapest,
Albin Michel, 256 p.

Dans les griffes de Staline

Comment Staline s’est débarrassé des derniers Russes blancs

L’histoire est digne d’un roman d’espionnage. Pendant que Staline
traquait son principal ennemi, Trotski et qu’en Espagne, des espions
étaient chargés d’éliminer la faction trotskiste des Républicains
alors en guerre contre les fascistes, la chasse impitoyable des
ennemis de l’URSS se focalisait sur une autre cible : les Blancs, ces
héritiers d’une Russie tsariste, farouchement opposés aux
bolcheviks et qui, après avoir été vaincus militairement, conservait
en France une certaine influence sous la forme du ROVS, l’union
générale des combattants russes.

Pourquoi donc s’acharner contre ce regroupement d’officiers fidèles
à un régime qui n’existait plus ? Parce que le ROVS constituait en
1930 « une organisation puissante » et représentait « un ennemi
redouté par le pouvoir soviétique ; son chef devenait de facto une cible
privilégiée de ses services secrets »
écrit ainsi Nicolas Ross, l’auteur de
cet ouvrage remarquable. L’organisation est alors dirigée par le
général Koutiepov, ancien commandant des troupes tsaristes
engagées contre les bolcheviks exilé à Paris depuis 1924.
L’organisation anticommuniste qui fédère diverses associations
militaires ayant pour points communs leur rejet du bolchevisme,
leur nationalisme et leur fidélité aux valeurs religieuses et
culturelles traditionnelles compte alors près de 40 000 membres.
Mais le 26 janvier 1930, Koutiepov est enlevé par des agents des
services secrets soviétiques et meurt quelques jours plus tard. C’est
le point de départ du livre de Nicolas Ross.

Son remplaçant est le général Evgueny Miller. Même s’il s’est lui-
aussi illustré par ses hauts faits d’armes pendant la guerre civile, le
prestige de Miller est cependant moindre que celui de son
prédécesseur. Il prend alors soin de s’entourer d’hommes de
confiance mais qui ont été, en fait, infiltrés par Moscou. Le livre de
Nicolas Ross fourmille ainsi de détails sur ces hommes qui gravitent
autour de Miller et jouent en permanence un double jeu. Car
l’objectif de Staline est clair : mettre à la tête de ce contre-pouvoir,
des hommes fidèles à l’URSS, notamment le général Skobline qui
assure la direction des opérations extérieures de l’organisation,
sorte de Kim Philby avant l’heure. Durant sept ans, Miller allait
tomber lentement dans le piège tendu par Moscou. Par
l’intermédiaire de Skobline, Staline poussa le chef du ROVS à
soutenir l’Allemagne nazie et excita les dissensions au sein de
l’organisation. Et dans le même temps, Miller poursuivit les activités
déstabilisatrices du ROVS en URSS et cibla les personnalités du
régime, comme Trotski, que le ROVS tenta en vain d’abattre à l’été
1933.

Le piège se referma le 22 septembre 1937. Evgueny Miller est
kidnappé par des hommes à la solde de Moscou. Le récit de Ross
devient alors haletant. On suit page après page, l’enlèvement du
général conduit en URSS et l’enquête menée par la justice et la
police françaises. Dans la capitale soviétique, les purges font rage.
Staline, qui a décapité la hiérarchie militaire, veut utiliser Miller pour
accabler le maréchal Toukhatchevki, le grand héros de la révolution
d’Octobre mais également faire du chef du ROVS un traître à la
solde de l’Allemagne. Torturé, Miller est exécuté le 11 mai 1939.
Trois mois plus tard, par une tragique ironie de l’histoire, l’URSS et
l’Allemagne nazie scellent un pacte de non-agression.

Tout est ainsi réuni pour faire de cette affaire géopolitique dans une
Paris secouée par les ligues et le Front Populaire, une véritable
histoire d’espionnage, merveilleusement racontée par Nicolas Ross.
Sauf qu’ici tout est véridique.

Nicolas Ross, De Koutiepov à Miller : le combat des Russes blancs (1930-1940),
Editions des Syrtes, 2017

Laurent Pfaadt

Rêve d’automne au TAPS

Dans cette pièce de l’auteur norvégien John Fosse tout se joue dans
la retenue, dans la demi-obscurité ce qui convient parfaitement à ce
cimetière, lieu insolite pour des rencontres

C’est là pourtant qu’ils se retrouvent ces personnages sur lesquels le
temps semble jouer pour qu’ils se reconnaissent, s’affrontent, se
désespèrent, s’aiment, se quittent.

On peut ici dire adieu à la vie ou la saisir à pleins bras. On peut se
gaver de nostalgie, renouer les fils rompus, se sentir heureux des
retrouvailles  et vivre dans la crainte de leur issue.

C’est une pièce sensible de celles que sans doute le metteur en
scène Olivier Chapelet aiment travailler car elle touche à des
problèmes existentiels et va ainsi à la rencontre de tous deux qui
éprouvent le besoin que le théâtre leur apprenne quelque chose sur
eux-mêmes.

Un homme est seul à déambuler dans un cimetière quand survient
une jeune femme. Hasard  ou choix du destin, il se trouve qu’ils se
connaissent, se reconnaissent car ils se sont aimés jadis. C’est une
rencontre inattendue mais vite teintée d’émotions et de gravité.

D’emblée on apprécie le jeu retenu de Fred Cacheux. Il est cet
homme mutique qui semble gêné par ces retrouvailles avec cette
femme qui cherche à lui faire retrouver les souvenirs  de leur
rencontre passée, de leurs sentiments d’alors. Là aussi on tombe
sous le charme de la comédienne Aude Koegler qui interprète ce
rôle avec naturel, sincérité, spontanéité.

Le metteur en scène a réussi une distribution exemplaire.

Bientôt apparaît le couple des parents de l’homme, une mère
angoissée jouée par Françoise Lervy que tente de rassurer  son mari,
ici un Jean Lorrain qui se prête si bien au jeu que la vérité de leur
relation et de leurs préoccupations nous bouleverse. En effet, qui n’a
pas connu chez les parents âgés l’inquiétude pour leur enfant
pourtant devenu adulte et cet agacement mêlé de tendresse que
cela déclenche entre eux!

Ils sont là pour l’enterrement de la grand-mère. Leur fils viendra-t-il
y assister? Quelle est cette jeune femme qui  l’accompagne quand
enfin il arrive? Pourquoi ne le voient-ils pas plus souvent?

Des questionnements, des non-dits qui pèsent, les mots viennent
difficilement, les silences s’installent. On échange des regards, on
soupire, on s’étreint…

Plus tard quand il sera installé avec cette femme retrouvée, seront
évoqués son premier mariage avec Gry ( Blanche Giraud-
Beauregardt ) son enfant et son attitude abandonnique à leur égard.

C’est sa mort qui les rassemblera tous finalement.

Une histoire simple en apparence mais si chargée du poids de la vie
qu’elle nous a saisis et bouleversés dans cette mise en scène
dépouillée de tout artifice qui met si bien en valeur le jeu sensible et
pertinent des cinq comédiens judicieusement retenus pour cette
interprétation.

Le texte traduit par Terje Sinding est édité par L’Arche.

Marie-Françoise Grislin

Les racines du cristal

© R. Letscher – musée Lalique

Inaugurée le 30
novembre dernier,
l’exposition Happy
cristal au Musée
Lalique à Wingen-sur-
Moder propose tout
au long du mois de
décembre de féériques
mises en scène où le
cristal rencontre la
forêt des origines en
une heureuse continuité naturelle entre faune, flore et femme…

La forêt est dans le musée – elle l’environne et l’habite…

Cette année, le cristal s’aère et se ressource en une promenade
inspirée vers ses origines sylvestres – car sans forêt des Vosges du
Nord, il n’y aurait pas eu de belle histoire verrière à conter dans les
palais et les chaumières… La matière délicatement ouvragée a jailli
du feu alimenté par ce bois, les traditions s’y sont soufflées là, autour
du lieu où René Lalique (1860-1945)  a établi sa maison et sa
verrerie en 1921 – là où il a créé ses mélodies « de couleur et de
ligne ».

Toute sa vie, le maître verrier et joaillier est resté fidèle aux motifs
inspirés de la nature de son enfance pour élaborer ses créations qui
séduisent d’emblée les élites artistiques, économiques et
intellectuelles de son temps, de Sarah Bernhardt (1844-1923) à
l’industriel parfumeur François Coty (1874-1934), avec qui il a noué
à partir de 1907 une fructueuse association – il a conçu pour lui
notamment les flacons de parfum l’Effleurt et de l’Ambre antique.

Pièce emblématique de sa création, le vase Bacchantes (1927) est
magnifiquement réinterprété en Révélation bacchantes à l’orée de
cette exposition hivernale et lumineuse à souhait – et la promenade
initiatique progresse du froid de la nature hivernale vers ce qui se
réchauffe, comme dans la gueule du four …

De la magie des cristaux de neige tourbillonnant dans la matrice
originelle jusqu’ aux derniers raffinements du maître verrier, ainsi
s’accomplit le cycle de la vie du cristal en fête…

Michel Loetscher

Happy cristal
Entrée libre du 1er décembre au 7 janvier
Sauf les 25 décembre et 1er janvier
Musée Lalique à Wingen-sur-Moder
www.musee-lalique.com

Drôle de tête

Le musée Würth propose une
réflexion autour de la figure
humaine

Avec près de 17 000 œuvres
et une quinzaine de lieux
d’exposition, la collection
Würth recèle en permanence
des trésors cachés que l’on
découvre au gré des
expositions. Et lorsque l’on
annonce une réflexion autour
de la figure humaine, il est
aisé de soupirer. Mais en
pénétrant dans l’exposition, on retient plutôt son souffle devant
Marc Quinn, Andy Warhol, Arnulf Rainer ou A.R. Penck.

Mais alors quelle est cette figure humaine ? Celle de l’Antiquité
que se plait à reproduire un Rainer Fetting (Mike Hill, 1986) ?
Celle de la Renaissance, fidèle reproduction de l’image divine
comme le suggère Elisabeth Wagner (Maria, 2008) dans son
hommage à Jean Fouquet ? Celle de l’abstraction avec Mondrian
ou Penck et qu’Aurelie Nemours porta à son paroxysme ? Ou bien
celle, déconstruite, standardisée du 21e siècle par Martin
Liebscher (Redaktion, 2002) où elle devient l’allégorie d’une
société qui transforme tout en marchandise ?

Dans ce kaléidoscope polymorphe, il convient de faire le tri, ce
que parvient à réaliser l’exposition en convoquant les artistes de
ces quelques 130 peintures, sculptures et installations pour
expliquer l’évolution et l’implication de chaque courant dans une
thématique artistique aussi vieille que l’art lui-même.

Déconstruisons d’abord nos idéaux de beauté et nos
représentations civilisationnelles où imperfection et perfection
doivent être traitées à égalité. Réglant cette question épineuse,
attaquons-nous à notre propre représentation en analysant, à
travers le mythe de Narcisse, l’autoportrait, dans une profonde
plongée introspective conduit magistralement par le Black Light
Self Portrait (1986) d’Andy Warhol. Puis vient le temps de
banaliser le nu féminin et cette pureté virginale grâce à ces
artistes iconoclastes, à l’instar de Marc Quinn et de sa Vénus
d’Hoxton portant pantalon baggy et sandales. Le grand mérite de
Quinn mais aussi d’Harding Meyer est ainsi d’arracher la femme à
cette beauté qui l’emprisonne et la relègue pour en faire un être
humain, à égalité avec l’homme. D’ailleurs, il n’est pas anodin que
Quinn ait caché le visage de son modèle pour se concentrer sur sa
banalité vestimentaire et sa fonction procréatrice. Ainsi, il restitue
la féminité dans sa fonction physiologique et non en tant
qu’attribut sexuel.

Puis vient le moment où la figure humaine finit par exploser et
devenir multiple. Sous l’effet des nouvelles technologies et du
progrès, il n’y a plus de modèle mais des modèles. Entièrement
libérés de toutes contraintes techniques et de toute morale. Le
jugement est facile mais réducteur. Et l’art devient ainsi la grille de
lecture d’un monde en mouvement, qui change à chaque minute et
modifie la représentation de la figure humaine.

A la fin de l’exposition, l’esprit du visiteur a été réduit, à raison, en
bouillie. Parvenu devant l’interrogatif garçon à l’envers de Georg
Baselitz (Knaben I, 1998), le visiteur comprend alors que cette
exposition a fait plus que renverser ses certitudes sur la figure
humaine. Que cette dernière n’est jamais figée, qu’elle est en
constante mutation. Une séance chez le psy  aurait eu moins
d’effets…

De la tête aux pieds, la figure humaine
dans la collection Würth, Musée Würth, Erstein
jusqu’au 7 janvier 2018.

Laurent Pfaadt

Dans l’enfer de la guerre, hier et aujourd’hui

Plusieurs romans
rappellent que la
guerre reste une
source inépuisable
d’inspiration

Les plus grandes
tragédies donnent
souvent naissance
à des romans
immortels et les guerres ne font pas exception à cette règle. Il n’y a
qu’à lire Orages d’acier d’Ernst Jünger, les Nus et les Morts de
Norman Mailer ou Vie et Destin de Vassili Grossman pour s’en
convaincre. Des écrivains sont nés au contact du feu. Ils ont
ramené avec eux des brûlures qui consumèrent leurs consciences,
leurs âmes. Certains excellèrent à dépeindre le quotidien des
hommes projetés dans le brasier de la guerre, et à se faire le
porte-parole de ces êtres ordinaires confrontés à des situations
extraordinaires, de ces pères de famille, ces maris qui ne
s’attendaient pas à devoir défier l’Histoire.

Et de Stalingrad aux montagnes d’Afghanistan, l’automne littéraire
a été, de ce point de vue, riche en découvertes. Il y eut d’abord
l’extraordinaire roman d’Heinrich Gerlach, Eclairs lointains dont la
qualité tient autant de son contenu que de son périple. Gerlach fut
un officier de Wehrmacht au sein de cette VIe armée commandée
par le maréchal Paulus qui se retrouva encerclée à Stalingrad.
Auprès de ses hommes, Gerlach dépeint à merveille cette
idéologie qui lentement se mue en résignation, cette survie que
l’on tire de l’adoration du Führer et surtout l’inutilité d’une tâche,
d’une quête que l’on sait perdue et qui, pourtant, paradoxalement,
vous permet de rester en vie. Stalingrad comme d’autres batailles
fut un immense piège, aussi bien stratégique que moral et qui,
lentement, se referma sur ceux qui menèrent et subirent cette
bataille. En lisant ces pages pleines de boue, de glace, de larmes et
de sang, on a parfois l’impression de se contempler dans le miroir
de Vie et destin de Vassili Grossman. On se dit que Gerlach est là,
qu’il n’est qu’un figurant dans les scènes d’état-major de la
Wehrmacht de l’écrivain russe, qu’il n’est qu’une ombre dans ces
colonnes de prisonniers qui marchent vers leurs funestes destins.
Mais Gerlach eut la chance de survivre et d’être libéré. Et il en tira
Eclairs lointains.

Le roman est une nouvelle preuve que l’on écrit non pas pour soi
mais pour l’humanité. Sorte de testament destiné à ressurgir,
l’odyssée d’un homme devient alors celle d’un livre, preuve que les
grandes œuvres, les grands livres dépassent toujours leurs
créateurs. Une fois de plus, la destinée d’Eclairs lointains ressemble
à celle de Vie et Destin. L’ouvrage de Grossman, confisqué par le
KGB en 1961 dormit sur une étagère poussiéreuse de la
Loubianka pendant plus de vingt ans, non loin certainement de ces
Eclairs lointains. Car confisqué en 1949, Gerlach avait publié son
récit après sa libération en reconstituant ses souvenirs avant que
le manuscrit original de cette épopée ne nous parvienne au début
des années 2010, près de vingt ans après la mort de son auteur.

Ces « bombes de nos ennemis » telles que les appelaient Mikhaïl
Souslov, le n°2 du régime soviétique, ont fini par exploser et leurs
éclairs lointains retentirent et retentissent encore sur l’ensemble
de la planète notamment dans cet Afghanistan qui tient lieu de
décor au grand roman du danois Carsten Jensen.

Une idéologie a succédé à une autre mais la matrice reste la même : quels effets produisent la guerre sur les hommes qui la mènent et
la subissent ? A cette question Carsten Jensen, dans ce roman
magistral qui devrait être adapté au cinéma y répond à travers un
prisme littéraire composé des différents visages et personnages
de cette brigade danoise envoyée dans la province du Helmand en
Afghanistan pour y défendre la liberté. Mais quelle liberté ? Celle
de cet Occident qui fait la guerre et se compromet ? Peut-être. En
tout cas, au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans ce livre comme
dans une grotte obscure de ces montagnes immortelles en
compagnie de Schroder, d’Hannah, d’Andreas ou Ove, nos
conceptions du bien et du mal vacillent, s’altèrent en même temps
que la psychologie de nos héros. La guerre est un immense chaos,
physique et mental. Comme chez Gerlach, il absorbe les plus
courageux, les idéalistes et les salauds. A l’image de Schroder, elle
débarrasse les hommes de leur morale, de leurs valeurs, elle les
dévêtit de leur manteau civilisationnel, de leurs idéaux. Mais
comment pourrait-il en être autrement lorsqu’à soixante-dix ans
d’intervalle l’officier de la Wehrmacht dont on refuse la reddition
et le soldat danois qui se fait bombarder par ses alliés américains
s’interrogent sur le bien-fondé de leurs missions ?

Et quand la violence se fait habitude, elle devient drogue. Devenu
accros, les soldats se l’inoculent soit pour survivre face à cette
Histoire qui les broie, soit pour en jouir comme Schroder,
étonnant sosie danois du Kurtz de Conrad. Une fois de plus
l’ombre de Grossman n’est pas loin. Alors la trahison devient un
jeu, le massacre un passe-temps. Et c’est ce jeu que le lecteur est
invité à suivre dans ce roman. C’est peut-être ce qui rend
fascinant les romans de guerre car ils installent le lecteur à la
place de Dieu, contemplant ces créatures pathétiques et en même
temps touchantes. Car finalement peu importe l’époque, à
Stalingrad ou dans cette province afghane, les romans de guerre
révèlent les hommes dans leur plus simple nudité. Hier et
aujourd’hui, Gerlach et Jensen l’ont parfaitement compris.

Laurent Pfaadt

Heinrich Gerlach, Eclairs lointains, Percée à Stalingrad,
Anne Carrière, 633p. 2017

Carsten Jensen, La première pierre,
Phébus, 764p. 2017

Goerner illumine Würth

Nelson Goerner © Benoit Linder

Le pianiste
argentin clôturait
la deuxième
édition du festival
piano au musée
Würth.

Écouter Nelson
Goerner constitue
toujours une
expérience unique
car à l’image de ces
grands pianistes qui traversent notre planète et s’arrêtent parfois
près de nous, aucune interprétation ne se ressemble.

Le petit auditorium du musée Würth d’Erstein ne s’était
certainement pas préparé à une telle expérience. Pourtant le
pianiste roumain Herbert Schuch avait semblé, avec ses variations
Diabelli, donner le ton : celui de la recherche du juste sentiment
humain, où l’introspection dispute à l’expression. Son hommage au
grand Beethoven dont il remporta le concours éponyme à Vienne
tint beaucoup de la révérence. Ces miniatures relevèrent d’un
minutieux travail de marqueteur, assemblant lentement avec
assurance, gravité et émotion, les pièces de la grande fresque de
ce compositeur qui, parvenu au soir de sa vie, se tourne vers Bach,
l’autre grand maître de la variation. A ce titre, Schuh fut parfait.
Métronome dans une main et mélancolie dans l’autre, il sut
épouser les tempêtes pianistiques de son idole tout en s’amusant
avec. On eut parfois l’impression de revenir dans ces salons
viennois où le génie de Bonn se produisit.

Cependant, rien ne présageait le choc Goerner. Ni les disques au
demeurant excellents, ni cette réputation qui le précède. Veines
palpitantes et masque romantique de circonstance, Goerner vint
au festival avec le grand répertoire. D’abord Schubert qu’il
sublima avec son touché prodigieux parvenant à retranscrire à
merveille les passages tourmentés dans cet océan de tranquillité.
Puis Brahms et ce monument que constituent les Variations
Paganini que Goerner édifia dans un granit noir où les marteaux
du piano taillèrent dans ce roc qui, au fur et à mesure de
l’interprétation, devint si friable qu’il explosa.

À n’en point douter, le noir lui sied à merveille puisqu’aux
commandes de son vaisseau musical, Goerner embarqua alors,
dès les premiers accords, les spectateurs pour un voyage sur ce
Styx que constitue la musique de Fréderic Chopin. Ses nocturnes
furent autant d’étapes enfiévrées et ténébreuses où le pianiste sut
parfaitement mettre en exergue les différentes variations de
rythmes tandis que les liaisons furent subtilement amenées. La
troisième sonate paracheva ce monument sonore. Le presto finale
s’apparenta à une conversation entre le soliste et le diable et à
entendre Goerner, on comprit que le diable n’eut pas le dernier
mot, ou plutôt la dernière note. Les spectateurs se souviendront
encore longtemps de ce concert qui marquera certainement la
jeune histoire d’un festival désormais appelé à durer.

Laurent Pfaadt

Irving Penn se fait tirer le portrait

Irving Penn (Spanish Hat by Tatiana du Pessix copyright The Irving Penn Foundation)

Première grande
rétrospective
française du célèbre
photographe de
mode

A l’occasion du
centenaire de sa
naissance, le Grand
Palais a décidé de
célébrer le grand
photographe de
Vogue. Organisé
conjointement avec
le Metropolitan
Museum of Art de New York et la Fondation Irving Penn, Paris
rend ainsi l’hommage mérité à ce photographe majeur du 20e
siècle qui contribua, comme tant d’autres, à faire de Paris, la
capitale mondiale des arts.

Et la période d’Irving Penn à Paris n’échappe pas au cliché de
l’artiste travaillant dans un atelier miteux, sans eau ni électricité.
L’histoire aurait pu d’ailleurs tenir lieu de scénario d’un film d’un
Woody Allen qu’il photographia au demeurant. Et pour cause, au
lendemain d’une guerre qu’il couvrit en Italie et en Inde (et dont
l’exposition se fait l’écho) après avoir intégré en 1943 grâce à
Alexander Liberman, le magazine Vogue, Irving Penn s’installe à
Paris, rue de Vaugirard. Là, il tombe immédiatement amoureux de
cette lumière nacrée qui se dégage du lieu. Après New York où ses
portraits firent de lui, un photographe incontournable, Penn
poursuivit à Paris sa révolution photographique en compagnie de
celle qui devint sa muse, Lisa Fonssagrives, comme en témoigne
l’extraordinaire Spanish Hat by Tatiana du Plessix (Dovima) mais
également en magnifiant des anonymes devenus les symboles
d’un art de vivre parisien. Ainsi, les papes de la haute couture
(Versace, Miyake, St Laurent), les grands artistes (Le Corbusier,
Dali, Duchamp), écrivains (Auden, Wolfe, Mc Cullers, Capote dont
il immortalisa le visage en 1965), les grandes stars du cinéma
(Arthur Penn, son frère, Ingmar Bergman, Alfred Hitchcock)
forment ainsi dans cette exposition une galerie de portraits
convoqués pour cet hommage grandiose.

Car, on pourra nous dire ce que l’on veut, Irving Penn n’est jamais
aussi génial que lorsqu’il met le noir et le blanc au service de son
art. La couleur amoindrit son génie, c’est évident. Elle le rend
commun. Avec le noir et le blanc et ses décors minimalistes
(simple tapis, fond uniforme ou angle de mur) ou son cadrage
serré comme dans ce portrait de Picasso où le peintre apparaît
comme un démiurge, Irving Penn transcende son modèle et d’une
certaine, le met à nu psychologiquement. L’exposition entre
d’ailleurs astucieusement dans la fabrication de ses portraits.
Penn recevait simplement ses modèles. Il les mettait à l’aise,
discutant avec eux autour d’un café afin qu’ils se libèrent. Cela
donna une Marlène Dietrich angoissée, un Jean Cocteau dont la
pose marmoréenne se fissure dans le regard ou un Francis Bacon
sur le point d’être submergé par la folie. Car à y regarder de plus
près, il y a assurément du Picasso dans les photos de Penn quand
on songe à ce même Jean Cocteau dont la pose rappelle une figure
de proue de navire ou ce Peter Ustinov à l’attitude étrangement
cubiste.

Et lorsque Vogue l’enverra à quatre coins du monde, du Dahomey
à la Nouvelle-Guinée en passant par le Maroc ou Cuzco, avec son
studio portatif, la magie opéra de la meme manière sur les cultures
et leurs représentants. Même s’il est vrai qu’on a parfois
l’impression de se trouver devant des photos coloniales, il
n’empêche que face à cette Woman with three leaves (1971) prise
au Maroc et dont le visage est entièrement caché par un grand
voile noir, on ne peut s’empêcher de penser au manteau de l’ange
bleu. Des anonymes du monde entier aux plus grandes stars, l’art
d’Irving Penn va au-delà du simple cliché et pénètre comme le
redoutait certaines civilisations l’âme du modèle, d’une culture.
Pour la rendre encore plus majestueuse.

Irving Penn, Grand Palais jusqu’au 29 janvier 2018

Laurent Pfaadt

A découvrir le fantastique catalogue de l’exposition :
Irving Penn : le centenaire, RMn-Grand Palais,
372 p, 367 ill, 2017