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Saison 2022-2023 au TJP-CDN

Pour sa dernière saison au TJP-CDN Renaud Herbin ne déroge pas au grand principe qu’il a mis en œuvre lors de son arrivée dans cette mémorable institution il y a 11 ans, à savoir la liaison Corps-objet-image. La programmation est, comme il se doit, prometteuse avec pas moins de vingt-deux spectacles qui s’adressent à tous, certains même aux très jeunes. Elle débutera par deux créations de Renaud Herbin « A qui mieux mieux » à voir dès 3 ans, interprété par Bruno Amnar, qui évoque avec des kilos de laine la venue au monde d’un petit être qui va découvrir la réalité de la vie et par sa sensibilité s’ouvrir à tout ce qui peut l’émerveiller.


Puis ce sera la reprise de « Par les bords » avec le danseur Côme Fradet qui exprime comment un être désemparé, fragilisé par les aléas de la vie, par le déracinement qui lui fut imposé, essaie puis réussit à se redresser, à trouver un équilibre pour se reconstruire (spectacle inspiré par la situation des Afghans obligés de fuir leur pays). Ces deux spectacles sont produits par le TJP-CDN et
« L’Etendue », compagnie implantée à Strasbourg que vient de créer Renaud Herbin pour poursuivre son activité de création telle qu’il la conçoit « à la croisée de l’écriture chorégraphique et de la poésie ».

Nous retrouverons des artistes déjà venus au TJP-CDN comme Pierre Meunier, ce « réenchanteur du monde » qui propose avec sa fidèle compagne Marguerite Bordat un oratorio inspiré de l’œuvre de Gaston Bachelard, des textes accompagnés par la violoncelliste Noémie Boutin et la pianiste Jeanne Bleuse.

Le performeur, scénographe et metteur en scène David Séchaud présente avec Paul Schirck « Indomptable » qui mêle bricolage, électro-magnétisme, dérision, magie et poésie.

Julika Mayer revient dans trois spectacles dont « Ding » à voir dès 2 ans où elle crée l’étonnement avec une simple couverture de survie découpée et manipulée avec un sèche-cheveux.

Dans « La cérémonie du poids » avec Rafi Martin elle met en jeu le corps confronté aux arts martiaux et dans « Résonancias »   les deux artistes accompagnés du musicien Fernando Munizaga nous invitent à prendre en considération le monde qui nous entoure.

Damien Bouvet explore en compagnie de trois musiciens les aventures d’un prince transformé en oiseau. Mettant en jeu son corps et sa voix, il arrive à jouer tous les personnages de ce conte à voir dès 3 ans.

Retour aussi de la plasticienne Christelle Hunot avec « Panoramique no1 Eloge du blanc » (à voir dès la naissance) où, manipulant des draps blancs, elle crée un univers sensible et une réflexion sur le temps.

Marion Collé, fildefériste et poétesse crée pour cinq acrobates « Traverser les murs opaques » pour montrer qu’on peut danser sur un fil tendu et lutter contre l’impuissance.

 Quant à Miet Warlop , elle ramène ses personnages bricolés dans leur maison de carton

 dans « After all Springville. Disasters and amusement parks », un spectacle burlesque, drôle, avec un scénario catastrophe comme elle les aime.

D’autres spectacles nous attendent, en particulier “Gadoue“ qui n’avait pu passer aux Giboulées. Dans ans ce corps-à corps avec la matière, Nathan Israël fait  l’éloge du jeu et de la patouille.

Jeu aussi avec les objets dans « Traits » où à l’aide d’une roue Cyr Coline Garcia réalise une œuvre picturale.

De nombreux effets Ivon Delpratto de proposer au public de curieuses images parfois tronquées et à reconstruire.

De  multiples objets serviront à Laurent Meunier dans « La construction » à créer un spectacle qui tient de l’art brut, une performance de micro-cirque en lien avec le public pour créer surprise et dérision avec de petits riens.

Public acteur aussi dans « Déplacer les montagnes » (dès 6mois) de Fanny Bouffort qui offre à manipuler des objets en bois en forme de runes scandinaves.

La participation du public est requise aussi dans « Le feu de l’action » par Mickael Chouquet et Balthazar Daninos deux chercheurs loufoques qui essaient de comprendre les pathologies de l’action.

Spectacles plus existentiels « Le renard de l’histoire » d’Antoine Cegarra nous parle de la mémoire, des disparitions, du passé et de l’avenir avec de nombreux effets lumineux et sonores qui évoquent des présences spectrales.

 A la limite du monde humain et animal on trouvera « L’odeur du gel » d’Emily Evans le rêve du Grand Nord peuplé d’étranges créatures.

« Les Multigrouillaes » présente un monde fantastique d’insectes accroché à sa loupiote, en totale dépendance du minerai lumineux qui l’alimente  et dont le manque crée l’obligation de se métamorphoser.

La plupart des spectacles offrent la possibilité de rencontres avec les artistes ou de s’inscrire dans des chantiers de façon à mieux comprendre les gestes artistiques et de devenir soi-même créatif.

 Renaud Herbin a fait du TJP-CDN, un lieu de création et de coproduction, un lieu d’accueil qui attache une grande importance aux multiples rencontres entre le public et les artistes. Il laisse une maison en parfait état de marche.

Marie-Françoise Grislin

Prophète ou Cassandre ?

George Orwell & La vie ordinaire de Stéphane Leménorel

Dès les Trente Glorieuses, d’éminents lanceurs d’alertes avaient prédit la plupart des désastres qui compromettent « la possibilité d’avoir encore un monde » (p. 62). La biologiste Rachel Carson et son Silent Spring (1962) ou l’agronome René Dumont, le philosophe Günter Anders, des écrivains aussi : Romain Gary avec Les racines du ciel (Goncourt 1956)… Mais avant eux, dès les années trente, Georges Orwell (1903–1950) dénonçait le mythe du progrès et prônait la décroissance.
Dans la collection dirigée par Serge Latouche « Précurseur·ses de la décroissance » chez
le passager clandestin, Stéphane Leménorel nous présente (souvent avec de jolies formules) les analyses et les idées que développait l’auteur britannique incluant des extraits d’œuvres moins connues que 1984.


« George Orwell a construit sa pensée au contact des réalités concrètes, n’ayant pas hésité à s’immerger dans la misère la plus sordide pour comprendre ce monde de l’intérieur. » (p. 12)
Et cela par-delà le genre. Le roman Une histoire birmane (1935) s’inspire des cinq années passées dans la police impériale britannique (je servais dans la police, c’est-à-dire que j’étais au cœur de la machinerie du despotisme [1]). Avec des récits inspirés de son expérience personnelle, Dans la dèche à Paris et à Londres (1933) évoque sa vie parmi les pauvres des deux capitales. Avec des chroniques de témoin privilégié, Hommage à la Catalogne (1938) relate sa participation à la guerre d’Espagne auprès des Républicains et le traumatisme de l’impitoyable liquidation des autres mouvances communistes par les staliniens. Et aussi des reportages commandités : les conditions de vie des mineurs avec Le Quai de Wigan (1937) ou comme correspondant de guerre en Europe (1945).

« Si c’est en Espagne qu’il a fait la rencontre, décisive, du mensonge politique organisé, il le retrouve également en Angleterre. » (p. 20)
Ses critiques du stalinisme se heurtent à la russophilie aveugle des intellectuels de gauche. Ces controverses avivent sa farouche méfiance envers la sphère politique dont il déconstruit les discours en pointant l’usage pervers des mots : La politique et la langue anglaise (1946). Comment ne pas penser à LTI, la langue du IIIe Reich de Victor Klemperer (1947) ? Et effectivement dans sa dystopie 1984 (son dernier livre), Orwell érigera la novlangue en vecteur essentiel de la tyrannie.

« La machine est le modèle le plus abouti de la rationalité économique. Elle correspond au projet d’une modernité viciée » (p. 41)
Avec à terme, la transformation de l’homme en automate comme le regrette Orwell ou en machine comme le développe Günter Anders dans L’obsolescence de l’homme (1956). En prolongement Stéphane Leménorel suggère le travestissement de ce futur « camp de concentration technologique universel » par les accessoires de La société du spectacle (Guy Debord, 1967).

« L’empire de la nature, pour impitoyable qu’il soit, est bien moins violent que l’empire des hommes, et bien moins encore que celui des machines. » (p. 57)
Dans sa réflexion, Orwell souhaite avant tout ouvrir des horizons à défaut d’apporter des réponses définitives et toutes faites – il les détestait ! – avec l’envie de réenchanter le monde. La décroissance n’est pas un retour à l’âge de pierre et il s’y adonne dans l’île de Jura en Écosse où il s’est retiré loin de la modernité et des métropoles.

Orwell : une pensée claire, exigeante et visionnaire. Malheureusement… car dans son œuvre, « il est rare d’y trouver une inquiétude dont l’avenir n’ait pas montré la justesse » (p. 111).

Par Luc Maechel

Stéphane Leménorel, George Orwell & La vie ordinaire
le passager clandestin, collection « Précurseur·ses de la décroissance »,
124 p., 10 €


[1] Le Quai de Wigan (1937)

#Rentrée littéraire

Le Débutant

Ce roman signé de l’un des prodiges des lettres russes avec quelques autres auteurs publiés par la magnifique maison d’édition suisse Noir sur Blanc et qui vient d’obtenir le prix Transfuge du meilleur roman étranger 2022, nous fait pénétrer dans le lieu le plus secret d’URSS, le fameux laboratoire des poisons, cet endroit qui n’a ni nom et ne se trouve sur aucune carte.


Là-bas, on y fabrique les armes qui serviront à éliminer les ennemis du régime, les traîtres mais également à prouver la supériorité et la toute puissance de l’Union soviétique. Seulement voilà, nous dit l’auteur, cette puissance n’existe pas, n’existe plus. Elle est devenue un leurre. Si bien que les chimistes soviétiques, ceux qui mettent au point ces poisons, sont partis à l’Ouest avec leurs désillusions et surtout leurs créatures comme dans le cas de Kalitine et de son Débutant, un poison d’une efficacité redoutable qui tua jusqu’à la propre femme de Kalitine.

Alors on ne sait trop pourquoi le régime a envoyé un commando à l’Ouest. Pour tuer le traître ? Certainement. Pour récupérer le Débutant ? Probablement pas. Ou pour maintenir vivace cette illusion de grandeur ? Intervient alors la prose incroyable de Lebedev. Comme dans les hommes d’août (Verdier), il excelle à dépeindre ces sentiments qui traversent une URSS devenue une étoile morte, ceux de ces hommes mus par une idéologie qui a cessé d’exister et qui errent dans cet empire devenu un cimetière privé de sens où rodent cadavres et spectres. Lebedev place ainsi le lecteur au-dessus de ce théâtre d’ombres observant ces hommes comme Kalitine et son chasseur, le lieutenant-colonel Cherchniov, qui tentent en vain de jouer une macabre comédie devenue vaine. Que leurs missions n’ont finalement servi à rien. Que leurs vies ont été des impostures.

La langue de Lebedev s’infiltre ainsi dans les méandres de leurs cerveaux où bien et mal se confondent. Avec ce nouveau roman incroyable, l’auteur démontre ainsi une fois de plus qu’il est un écrivain dont l’extraordinaire talent réside avant tout dans cette faculté à dépeindre la torture mentale qu’infligea les sociétés totalitaires – ici en l’occurence celle du communisme – à ses propres partisans, à ses propres agents devenus, du jour au lendemain, orphelins et perdus dans un monde qui n’est plus le leur, qui ne fut jamais le leur. Il rejoint en cela ces grandes voix qui, chacune à leur manière, traduisent le désarroi de ces populations plongées sans ménagement dans cette époque post-communiste qui continue malgré tout d’instiller partout en Europe, le poison d’une puissance perdue. Ne reste plus que la peur. Mais celle-ci ne fonctionne plus.

Par Laurent Pfaadt

Sergueï Lebedev, Le Débutant
Aux éditions Noir sur Blanc, 224 p.

#Rentrée littéraire

Palimpseste

Voilà un livre qui fait froid dans le dos. L’auteur de Niels et d’Opus 77 (publiés chez Vivianne Hamy), revient en cette rentrée littéraire avec ce roman dystopique situé dans une France gouvernée par une présidente d’extrême droite – il ne le dit pas clairement mais tout le laisse à penser – qui a remodelé la mémoire collective à grands coups d’historiens révisionnistes et a anesthésié la population grâce à une société du divertissement et de la violence.


Les livres sont devenus dangereux et ont été consignés dans une Grande Bibliothèque auprès de laquelle doit être construit le Conservatoire de la mémoire. Autant dire les tours jumelles de cette prison de la connaissance. « Conçue comme un lieu de persistance de la mémoire, la Grande Bibliothèque, entre les mains expertes du pouvoir, est aujourd’hui l’ultime moyen de s’assurer que toute vérité demeure enfouie à jamais » écrit Alexis Ragougneau.

Dans cette société que ses bâtisseurs veulent contrôler se niche cependant un petit grain de sable nommé Simon Kaas. Ses parents, tel Janus, ont à la fois servi le régime et tenté de le combattre. Simon, lui, est devenu l’un des agents du régime, chargé de fabriquer une réalité alternative et de combattre toute vélléité de rébellion contre l’ordre établi en utilisant l’arme atomique de cette révolution technologique : les réseaux sociaux. Pourtant, en secret, Simon, qui a accès à tous les livres, n’est obsédé que par l’un d’entre eux : celui que son père, Serge Vartanian, a écrit sur le camp de Saliers, non loin d’Arles en Camargue où durant la seconde guerre mondiale, plusieurs centaines de nomades (Tziganes, Bohémiens, Gitans…) ont été internés. Celui avec lequel son père tenta de ressusciter une vérité bannie, oubliée et qu’il paya au prix fort.

Il y a indubitablement du Guy Montag de Fahrenheit 451 dans Simon Kaas. Tous les deux représentent ces petits rouages d’un système qu’ils vont gripper, ces porteurs de minuscules flammes de la vérité qui finissent par se transformer en brasier géant ravageant tout sur leur passage. Dans le même temps, cette Grande Bibliothèque, personnage monumental, inquiétant du livre donne à ce dernier un air de Nom de la Rose des 21-22 siècles avec cette connaissance inaccessible, ces personnages énigmatiques ou l’encre rouge de l’Aurora qui n’est pas sans rappeler le poison du vénérable Jorge.

Le style de l’auteur alternant passages dans le temps, points de vue alternatifs et assertions de définitions transforme le récit en voyage à travers le temps et les pages d’une encyclopédie. Sans s’en rendre compte, le lecteur reste prisonnier de cette bibliothèque, cet univers-monde qui se referme lentement sur lui. Et avec une légère touche d’anticipation, Alexis Ragougneau parvient à distiller ce qu’il faut d’angoisse sans verser dans la science-fiction.

Palimpseste résonne enfin avec force dans cette actualité russe où un historien, Iouri Dmitriev, a été condamné à plusieurs peines de prison pour des motifs fallacieux alors qu’il ressuscitait, à Sandormokh en Carélie, les fosses des crimes de la grande terreur soviétique. En refermant ce livre qui devrait, à coup sûr, marquer cette rentrée littéraire, on ne peut que se demander où se niche la dystopie tant ce qu’Alexis Ragougneau nous raconte paraît si proche…

Par Laurent Pfaadt

Alexis Ragougneau, Palimpseste,
Viviane Hamy Editions, 320 p.

Hamlet Diptych

Bussang 2022 : Hamlet & Hamlet-Machine

©Jean Louis Fernandez

Chahuté par les restrictions, l’été 2020 avait dû se limiter au beau (et court) moment du texte de Stig Dagerman, aussi l’association gestionnaire du théâtre avait décidé de reporter à 2022 le projet de Simon Deletang d’« offrir un chemin jusqu’à Hamlet-Machine » avec la pièce de Shakespeare programmé l’après-midi.
Dans sa proposition, les deux pièces sont liées – même décor, même distribution, même énergie – et mises en dialogue par petites touches. Elles sont très rarement jouées dans la continuité et en France c’est une première.


passacaille

Quatre cubes blancs à cour, autant à jardin dressent vers le fond et sa porte coulissante une perspective épurée. Le rideau à l’avant-scène la découvre, la voile au besoin pour un jeu ou un changement de scène : l’un ou l’autre cube glisse et quelquefois un ou plusieurs crânes s’imposent en volumineux obstacles aux trajectoires des personnages (en avertissement aussi). Cette économie visuelle focalise la tragédie sur les corps. Vêtus de robes de clergyman noires, ils surgissent des travées du décor en un énergique ballet de va-et-vient, tendus et affairés tels des businessmen surbookés. Ils se croisent beaucoup, s’accrochent quelquefois impulsant un pas de deux, de trois… La découverte vers la forêt amplifie la chorégraphie en appogiatures baroques ritualisées et mortifères : les enterrements, les duels. L’espace devient le lieu d’une mécanique de la mort qui s’éploie en majesté selon l’ensorcelante partition visuelle et sonore (musiques finement choisies !) élaborée par le metteur en scène.

De ces marionnettes jouets de leurs ambitions et/ou de leurs désirs, se détache l’Hamlet envoûté de Loïc Corbery (le seul à être en pantalon). Un être en suspension dans cet univers en apparence si net et qui semble savoir où il va (ce que proclament les corps et les discours). Lui doute, est désuni entre la vengeance réclamée par l’ombre de son père, son amour ambigu pour Ophélie, les complots de cour… Tour à tour distant, complice, emporté ou se confiant au public, il promène son intériorité tourmentée dans ce monde d’intrigants et déploie avec une palette fine, délicate et virtuose une incarnation fascinante et d’une rare subtilité.

Avec sa robe carmin, Ophélie hante Elseneur comme une blessure. Elle aussi vacille mais pas du même côté qu’Hamlet et, incapables de se trouver, ils seront dévorés par la machine de mort.
En contrepoint d’Hamlet, Jean-Claude Luçon en figure harassée d’imprécateur d’outre-tombe ne cesse de réactiver la malédiction… jusqu’à en contaminer son propre fils.

L’arrière-fond de guerre se limite aux drapeaux noirs et rouges brandis comme lors des préludes de bataille chez Kurosawa (Kagemusha, Ran), ils resurgiront dans Hamlet-Machine notamment durant lesmanifestations. Quatre rôles masculins sont distribués à des femmes et l’ensemble de la troupe – professionnels, amateurs confondus – affiche une belle unité et un ardent engagement jusqu’aux saluts.

scherzo

Et justement les saluts d’Hamlet ouvrent la pièce de 1977 installant Shakespeare en vaste prologue de celle d’Heiner Müller.
À l’avant-scène, Simon Deletang se fait conteur, dit son admiration, invoque la filiation d’Artaud – son Théâtre et la peste –, commente l’enregistrement historique du texte allemand avec la voix de l’auteur (entre autres) qui sera diffusé.
Derrière lui, les machinistes complètent à vue le décor. Un panneau doré sur deux des cubes, des chaises pour tout le monde : la petite bourgeoisie a pris le pouvoir et ne transige pas avec son confort. Régulièrement les cubes obstruent la perspective, cassent l’espace auparavant si ordonnancé et, en quatre siècles, les crânes ont perdu leurs dents…

Entrent les personnages, ils se sont individualisés – jeans, chemises ou sweats, tenues de sport… Mais leur diversité est laminée : chez Heiner Müller, le collectif remplace les individualités et la parole circule librement entre des actants interchangeables. Hamlet y proclame même son indifférence au rôle (en écho à ses choix d’interprétation dans le Shakespeare). Dans la mise en scène de Bussang, il libère même Ophélie de ses bandages vers la fin. D’ailleurs le dramaturge ne s’embarrasse guère des conflits de la tragédie, il règle plutôt ses comptes avec l’Europe, la modernité, l’oppression, l’injustice, le pouvoir…

La mort n’est plus nette et tranchante comme un uppercut, elle est plus sournoise, plus diluée (cancer du sein, Ophélie finit en fauteuil roulant…). Refoulée ?
Mais conjurer la barbarie reste toujours extraordinairement difficile. On s’y essaye par la révolution ou par l’étourdissement : le glamour avec ce slow final sous une boule disco… en forme de crâne. Car la barbarie perdure sous une autre forme : Fernsehn Der tägliche Ekel Ekel (Télévision L’abomination quotidienne Abomination) ou Heil Coca-Cola (Tableau 4), etc. Règne désormais « ce pouvoir surexposé du vide et de l’indifférence transformés en marchandise » comme le suggère Didi-Huberman [1].
En regard… l’abyssal désarroi face au néant, celui d’Hamlet, celui de Shakespeare. Le nôtre ?

représentations du jeudi 18 août 2022

Par Luc Maechel

Théâtre du Peuple — Maurice Pottecher
88540 Bussang
Tél. : 03 29 61 62 47
www.theatredupeuple.com
du jeudi au dimanche jusqu’au 3.09.2022
(respectivement 3h30 avec l’entracte & 1h15)


[1] Survivance des lucioles (2008)

La désindustrialisation de la France 1995-2015

Alors que se profile déjà une rentrée économique compliquée, l’essai de Nicolas Dufourcq mérite assurément une lecture attentive afin de comprendre l’état industriel de la France. Le directeur général de la BPI (Banque Publique d’Investissement) revient dans ce livre alliant pédagogie et expertise sur ces vingt années où la France a opéré des mutations industrielles majeures.


La désindustrialisation est ainsi devenue, depuis près de quarante ans, un argument servant à traduire le déclin économique de la France. Il recèle tout à la fois des sentiments de déclassement, d’inéluctabilité et d’impuissance politique. Rien de tel donc que la lecture de cet ouvrage qui se veut à la fois leçon économique, politique et sociétale. En revenant ainsi sur les grandes étapes de ce phénomène qui ne toucha pas que la France, l’auteur met ainsi en exergue certains moments-clés comme la mise en place des 35 heures, l’adoption de l’euro ou le phénomène des délocalisations pour entrer dans le fond des sujets en convoquant notamment de grands témoins. Par la même occasion, il déconstruit quelques idées reçues véhiculées par une classe politique qui vit dans ce même phénomène toute la démagogie qu’elle pouvait en retirer. Ainsi François Villeroy de Galhau passé par les cabinets de Pierre Bérégovoy et Dominique Strauss-Kahn, aujourd’hui gouverneur de la Banque de France, estime que « le problème, c’est que nos choix économico-politiques ultérieurs n’ont pas été cohérents mais il serait faux de dire que l’euro porte la responsabilité là-dessus » à propos de la monnaie unique, principale accusée de la désindustrialisation de notre pays dans la bouche d’une partie de la classe politique.

La grande plus-value de l’ouvrage réside assurément dans ces témoignages que l’auteur a recueillis et qui viennent donner du poids à la théorie. Politiques, entrepreneurs, syndicalistes, banquiers et fonctionnaires exposent ainsi leurs visions de la désindustrialisation. La parole donnée aux entrepreneurs est particulièrement instructive puisque l’auteur ne s’est pas contentée d’interroger les grands patrons mais est également allé voir des entrepreneurs locaux tel Bruno Lacroix, de Lacroix Emballages dans l’agroalimentaire qui estime que les 35 heures ont porté atteinte à la valeur du travail dans notre pays, valeur aujourd’hui déconsidérée. Les patrons, s’ils condamnent le manque de clairvoyance et d’anticipation de responsables politiques plus soucieux de la justification de leurs actions, font également preuve d’une autocritique assez remarquable.

Alors la partie est-elle perdue ? « Une chose est claire : on ne reconstruira pas ce qui a disparu. On inventera autre chose » écrit Nicolas Dufourcq en évoquant quelques pistes comme la French-Tech ou la transition structurelle liée à la décarbonisation et à la digitalisation de notre économie. Ce livre est donc autant un essai historique qu’un ouvrage de prospective. « Il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et la France sera sauvée ! » disait Danton. Aujourd’hui plus que jamais, cette maxime est d’actualité. Et ce livre devrait, collectivement, nous y aider.

Par Laurent Pfaadt

Nicolas Dufourcq, La désindustrialisation de la France 1995-2015
Aux éditions Odile Jacob, 384 p

archéo-fiction du bonheur

« Lydia Jacob Story » de Raymond E. Waydelich

L’Espace muséal Re-Naissance situé au rez-de-chaussée de l’hôtel de ville de Ferrette, un bâtiment de la Renaissance rhénane daté de 1572, a été inauguré après travaux en octobre dernier par le comte en titre : S.A.S. le Prince Albert II de Monaco. Ce dialogue entre grande et petite histoire se poursuit sous l’égide de l’association Trésors de Ferrette avec le concours de la galerie Courant d’Art (Mulhouse) pour cette Lydia Jacob Story visible jusqu’au 2 octobre. L’exposition est une immersion dans ce futur passé (ou l’inverse…) reconstitué par l’artiste alsacien grâce à une cinquantaine de pièces dont les plus récentes ont été réalisées lors des dernières époques confinées. Une collision temporelle comme les apprécie Raymond E. Waydelich !


Depuis la découverte en 1973 sur un marché aux puces de Strasbourg du carnet de notes (daté de 1890) de Lydia Jacob, cette cousette de Neudorf accompagne Raymond E. Waydelich. Il fabrique les traces, les documents, les hommages, les reliquaires d’une biographie téléportée vers le futur pour mieux évoquer notre présent. Dès 1978 à la Biennale de Venise où il représente la France, il expose « L’homme de Frédehof, 2720 après J.-C. », un environnement qu’il dédie à Lydia Jacob. En 1981, avec des pages annotées, des dessins, peintures, objets, installations, la vie rêvée de Lydia Jacob prend corps au Musée Zoologique de la Ville de Strasbourg.

Le potentiel de ce passé enfoui qui soudain resurgit, il le découvre enfant dans un article du journal de Spirou sur Schliemann (inventeur de Troie). Naîtra une fascination qui ne le lâchera plus et qu’il nourrira : sur les sites archéologiques romains en Algérie durant son service militaire au service photographique des armées (1961), au début des années soixante-dix à Tabarka (Tunisie), à Éphèse, Aphrodisias, Milet, Hiérapolis (Turquie) et surtout en Crète en 1984 avec le choc des figures noires sur les vases minoens.

Dans son travail, il creuse ce sillon du glissement temporel, de cette archéo-fiction qui confronte un futur rétrospectif et un passé prospectif. Une veine qu’il décline en 1983 à Fribourg-en-Brisgau avec le site de Grubierf en 3500 après J.‑C., en 1994 à Villefranche-sur-Saône avec L’Île d’Orsi, 3720 après J.‑C., en 1995 à Strasbourg avec Mutarotnegra[1], 3790 après J.‑C. et ce Caveau du futur enfoui sous la place du Château, en 2010-2011 avec les Fouilles récentes de Mutarotnegra à Réthymon, puis au musée archéologique de Strasbourg.

Pour autant Raymond E. Waydelich n’est pas un artiste du passé, il réussit à faire le grand écart entre l’art pariétal (la récurrence de ces silhouettes aux bras levés) et cet esprit de happening un brin provoquant à la Joseph Beuys n’oubliant jamais son humour pince-sans-rire. D’ailleurs plutôt qu’artiste peintre, il se revendique « marchand de bonheur ! »

R.E. Waydelich / Memory painting « Life is but a dream »  
technique mixte, 2006 © Luc Maechel

Au-delà des figures, des dispositifs, ce qui l’intéresse ce sont ces traces estompées par le passage du temps qui muent quelquefois, mais demeurent malgré tout, têtues, obstinées et nous aiguillonnent, nous rappellent qu’il n’y a pas de génération spontanée, que tout est ancré : les craquelures évoquant les huiles anciennes des Memories painting, le délavé des monotypes „Pompéi”, les feuillets des comptes rendus du comité Coop du siècle dernier support de ses encres de Chine de 2020. Entre hommage et rappel que le passé ne s’efface pas d’un trait de plume, ces télescopages suggestifs imposent l’immuable dans une époque mouvante, évanescente, fragile.

En suivant le fil chronologique de ses œuvres, la figure humaine s’estompe. Restent les mots proférés en phylactères par son bestiaire anthropomorphisé comme dans les cartoons dont il raffole : I love you, Hoplà, I have a dream, Good morning, Live is a hot dream… et des destinations Kreta, Namibia, Alsatia avec les flèches nécessaires pour s’y retrouver dans notre monde déboussolé.

Toutes ces pièces – dessins, peintures, gravures, sculptures, céramiques, collages en 2D et 3D… – imposent un univers singulier aisément reconnaissable illustrant des situations inattendues quelquefois croquignolesques avec des créatures au sourire carnassier. Seuls les volatiles – cigognes, oies, coq… – n’ont pas (encore) de dents. Des prédateurs aux quenottes acérées qui tendent leur gueule béante vers des saucissons et autres charcuteries : et si la Schmierwurscht n’était pas seulement cet aliment convoité et « fabuleux », mais comme il le proclame cet « oxygène » si nécessaire dans une société devenue étouffante ? Évoquant les rhinos, les éléphants croqués en Namibie, il lâche : « Et on les tue aussi, on les liquide, on liquide la terre entière, c’est dingue ! » (entretien de mai 2021).

Raymond E. Waydelich ?
Marchand de bonheur certainement, mais la générosité n’empêche pas la lucidité.

Par Luc Maechel

Espace Muséal Re-Naissance – Hôtel de ville
du 14 juillet au 2 octobre 2022
ven, sam, dim & jours fériés de 14h à 17h
entrée libre
38 rue du Château – 68480 Ferrette
http://www.tresorsdeferrette.fr/

* des vidéos avec Raymond E. Waydelich sont aussi en libre accès sur place


[1] anagramme d’Argentoratum, nom romain de Strasbourg

Photo : R.E. Waydelich à Ferrette en juillet 2022 avec un crucifix réalisé en 1999 © Luc Maechel

Combinats,le regard d’un photographe sur les immenses usines de l’Oural

En URSS, le mot combinat signifie « unité industrielle regroupant plusieurs industries connexes ». Terre des plans quinquennaux et de la lutte pour la domination industrielle planétaire, la Russie est aujourd’hui le lieu de ces cimetières d’un rêve passé, rouillé. Le livre magnifique alliant les photos de Maurice Schobinger et le texte de l’écrivain et géographe Cédric Gras, prix Albert Londres 2020, avance dans les plaines insondables de l’Oural en montrant tout cela. 

Les photos de ces immenses usines, sciemment privées de toute légende, laisse le lecteur voyager dans ces cathédrales profanes et d’acier. Tantôt rayonnant de ces forges fabriquant l’or d’une renaissance, tantôt mausolées de rêves de grandeur, véritables bêtes endormies qui, semble-t-il, n’attendent qu’une étincelle pour se réveiller, ce livre propose à la fois une exploration du passé mais également une immersion dans le présent. Le lecteur se demande en permanence, aujourd’hui plus encore, si la puissance qui se dégage de ces immenses combinats, est celle d’un musée ou bien celle d’une force ressuscitée, à l’écoute de la « rumeur du monde » comme le rappelle Maurice Schobinger.

Sur ces terres de l’Oural, le lecteur croise également les ombres de ces esclaves des goulags qui ont contribué à l’édification de ce patrimoine maudit et du premier d’entre eux, Varlam Chalamov, affecté à la construction du combinat chimique de Berezniki. Leurs souvenirs peuplent ces paysages grandioses et défigurés où cohabitent mains de l’homme et de Dieu. Et dans la fumée de quelques hauts fourneaux qui se confond avec les brumes sibériennes, les photos de Maurice Schobinger et le texte de Cédric Gras nous entraînent dans un monde entre rêve et réalité, entre cauchemar et espoir.

Par Laurent Pfaadt

Maurice Schobinger, Cédric Gras, Combinats, le regard d’un photographe sur les immenses usines de l’Oural
Aux éditions Noir sur Blanc, 160 p.

Le Fantôme d’Odessa

Alors que les bombes continuent de pleuvoir sur la mythique ville d’Odessa, Camille de Toledo, auteur majeur de la scène littéraire française dont le livre Thésée, sa vie nouvelle (Verdier, 2020), s’est hissé jusqu’en finale du prix Goncourt, nous emmène en compagnie du dessinateur Alexander Pavlenko à la rencontre d’Isaac Babel, poète et écrivain russe exécuté par Staline en 1940.  

Après Theodor Herzl, le duo évoque une nouvelle figure luttant, cette fois-ci dans le système totalitaire soviétique, contre cet antisémitisme qui allait ravager l’Europe. Isaac Babel travaillait à l’adaptation de son livre sur Bénia Krik, le Robin des bois de la révolution bolchévique. Mais très vite, l’idéologie stalinienne l’obligea à remanier son œuvre. 

Conçu comme un véritable film, le scénario de ce très beau roman graphique ainsi que le dessin qui alterne noir et blanc et couleurs, tiennent immédiatement le lecteur en haleine. Avec ses allers-retours entre passé et présent, le livre expose parfaitement le piège dans lequel le régime enferma Babel. Il passe avec fluidité et rythme entre fiction et réalité, entre la vie de Bénia Krik et le destin de Babel. Un grand moment de lecture.

Par Laurent Pfaadt

Camille de Toledo, Alexander Pavlenko, Le Fantôme d’Odessa
Chez Denoël Graphic, 224 p.

John Nelson

Les 7 et 8 juin derniers, la saison de l’OPS s’est achevée avec un évènement musical d’importance : l’enregistrement public de la symphonie dramatique d’Hector Berlioz, Roméo et Juliette. Un concert de qualité superlative et dont on se souviendra d’autant mieux qu’il a fait l’objet, au cours des deux soirées, d’un enregistrement par la firme Warner. Le chef américain John Nelson aura ainsi ajouté une pierre de plus à son projet discographique d’une intégrale Berlioz, entamée il y a quatre ans à Strasbourg avec Les Troyens, suivi de La Damnation de Faust ; deux enregistrements ayant l’un et l’autre, suscité commentaires élogieux et reçu d’innombrables distinctions. On ne prend pas de gros risques en annonçant un probable accueil du même type pour ce Roméo et Juliette d’exception.


Je ne manquerai pas, lors de la publication de l’enregistrement au printemps prochain, de me livrer à une analyse en détail de l’interprétation. Mais globalement, celle entendue le mardi 7 juin laisse sur une étonnante impression de fraîcheur et de jeunesse, particulièrement remarquable quand elle est insufflée par un chef octogénaire, doté au demeurant d’une verve et d’une vitalité peu communes. Sous sa houlette, l’orchestre d’une centaine de musiciens fait preuve d’une souplesse et d’une spontanéité de jeu qui, tous pupitres confondus, le place au niveau des meilleurs. La distribution vocale, elle aussi, est au sommet : on se réjouit de retrouver la mezzo Joyce Didonato, ici dans le rôle de Juliette. Quant au ténor Cyrille Dubois, il offre sa voix lumineuse à un Roméo fervent et passionné. Pour le Père Laurence, le chant, le phrasé et la diction de la basse Christopher Maltmann surclassent tout ce que j’ai pu entendre, dans ce rôle, jusqu’ici. Enfin les Coro Gulbenkian de Lisbonne (déjà remarqués dans La Damnation) et le Chœur de l’Opéra du Rhin, excellemment préparés par leurs chefs respectifs (parfois présents sur scène), auront rayonné par la qualité de leur chant et leur puissance vocale. Conçus dans le cadre de l’enregistrement, les déplacements scéniques des deux chœurs, tantôt au fond de la scène pour le petit chœur du début, puis de chaque côté et à mi-hauteur des rangées de fauteuil dans la seconde partie, enfin dans les premiers gradins devant l’orchestre lors de la scène finale auront ajouté à l’ambiance sonore et à l’atmosphère théâtrale. Son enthousiasme à maîtriser de tels dispositifs jointe à la puissance de son inspiration aura valu à John Nelson une ovation interminable, de la salle bien sûr, mais aussi de l’ensemble des musiciens sur scène.

Par Michel Le Gris

Photo © Nicolas Roses