Archives de catégorie : Lecture

Autoportrait de l’auteur en écrivain

Dans un essai
passionnant,
Haruki Murakami
évoque son travail
et son rapport à la
littérature

Ecrire un roman ?
Rien de plus facile
selon le célèbre écrivain japonais. « Quiconque a le désir d’écrire un
roman – roman au sens le plus général du terme – peut le faire. »
Mais
si devenir un romancier est aisé, le demeurer est une autre paire
de manches. Ainsi, de ses débuts difficiles dans son club de jazz de
Tokyo à la célébrité, Haruki Murakami propose à tous ceux qui se
rêvent en futurs écrivains quelques conseils ressemblant moins au
parfait manuel de l’écrivain qu’à une philosophie de la création.
Car la littérature est avant tout pour lui une expérience
sensorielle. Tout ce qui affecte l’esprit et le corps – et il insiste
fortement sur les bienfaits de l’exercice physique – doit stimuler la
création : la joie, le temps, l’observation, la chance et le hasard
comme cette balle de baseball qui le convainquit d’écrire. Tout
concourt à faire de vous un écrivain. Et puis, lire, lire et encore lire.

Bien entendu, on y apprend quantité de choses sur l’homme, sur
son rythme de travail ou sur la discipline qu’il s’impose. Que les
jeunes aspirants écrivains se rassurent : on peut être comme lui un
élève moyen et prétendre sérieusement au prix Nobel de
littérature. D’ailleurs Murakami demeure assez critique envers le
système éducatif japonais, trop tourné vers l’efficacité au
détriment de la liberté.

L’ouvrage est également un formidable voyage dans la littérature,
en compagnie de ses auteurs favoris : Ernest Hemingway,
Raymond Carver ou Franz Kafka bien sûr à qui il consacra un
roman. Et parfois, le lecteur a l’impression de se trouver dans un
roman de …Murakami lui-même tant la réalité semble s’échapper
vers ce monde magique, parallèle qui fait tout le charme de sa
littérature. Alors on comprend mieux qu’il mit vingt ans à se
détacher de l’utilisation, dans ses romans, de la première
personne du singulier.

Par Laurent Pfaadt

Haruki Murakami, Profession romancier,
Chez Belfond, 208 p

A noter les nouvelles parutions de plusieurs romans de Murakami :
La fin des temps, La Course au mouton sauvage, Danse, danse, danse (chez Belfond)

(Re)naissance d’une nation

Avec son nouveau roman, Joyce
Carol Oates poursuit sa
radiographie de la société
américaine. Attention chef
d’œuvre.

Un choc. Ou plutôt une
révélation, on ne saurait dire. Dès
les premières pages, le lecteur est
plongé dans une atmosphère
délétère, celle qui conduit au
meurtre d’Augustus Voorhees,
médecin pratiquant l’avortement,
par Luther Dunphy, un
fondamentaliste chrétien, sur le parking d’un centre médical.
Lentement, page après page, le récit construit dans un effet de
miroir vertigineux relate les vies de ces deux hommes racontées à
travers les voix de leurs filles respectives, Dawn et Naomi. On y
découvre l’incurie scolaire, la lente invasion du fanatisme religieux
chez l’un à grands coups de téléréalités et de prédicateurs
irresponsables, et la quête de l’utopie parfois le jusqu’au-boutisme
de l’autre.

En évitant tout manichéisme, le livre gagne une profondeur
rarement égalée où empathie et aversion ne s’attachent jamais
aux mêmes personnages et oscillent en permanence dans ce sillon
infranchissable creusé par des décennies de violences. Les deux
familles finissent par se rejoindre sur ces ponts façonnés par le
deuil et l’incurie d’une nation. Joyce Carol Oates démontre une
fois de plus son incroyable talent pour peindre les sentiments
humains, ces petits gestes du quotidien qui détruisent ces familles
ou ces humiliations de l’enfance qui fabriquent de futurs citoyens
frustrés. On finit par aimer les bourreaux et détester les héros.

Ce livre est aussi une réflexion sur le libre-arbitre. Libre-arbitre
sur les corps et en premier lieu sur celui des femmes. Fervent
plaidoyer pour l’avortement, il faut absolument lire et faire lire
aux enfants ces pages 218 à 223 qui listent les raisons qui
poussent une femme à avorter et qui constituent, toujours, une
tragédie personnelle.

Libre-arbitre des consciences ensuite où l’auteur expose
magistralement les débats sur la pertinence de la démocratie et
de ses corollaires, la loi et la justice, dont on mesure à travers le
personnage de Luther Dunphy, les lentes désagrégations. Car
quelle loi faut-il suivre ? Celle de Dieu inscrite dans la Bible ? Ou
celle proclamée par la Cour suprême dans son arrêt Row v. Wade
de 1973 qui donne aux femmes la possibilité d’avorter ? Les deux
protagonistes y répondront de manière antagoniste et leur
opposition trouvera son épilogue sur ce parking. L’absence de
manichéisme dans ce roman tient aussi au fait que la société
américaine a produit cette confusion. Car c’est même constitution
qui autorise à la fois l’avortement et la détention d’armes à feu,
cette même constitution qui justifie la loi du talion en appliquant
la peine de mort. C’est cette même société qui conduit ses
membres les plus pauvres dans les couloirs de mort après les avoir
privé d’une instruction nécessaire à l’exercice de leur libre-arbitre
et à leur survie.

Présent dans la deuxième sélection du Médicis étranger, Joyce
Carol Oates signe une fois de plus un livre qui fera, à n’en point
douter, date. Livre après livre, depuis plus d’un demi-siècle, elle
est, d’une certaine manière, devenue une sorte de médecin de
l’Amérique, diagnostiquant, analysant les maux qui traversent ce
pays. Avec un livre des martyrs américains, elle ajoute une pierre
supplémentaire à cet édifice monumental. Mais en cette époque
trumpienne où les fake news et les contre-vérités sont devenus
les normes à suivre, il est légitime de se poser la question
suivante:le public est-il encore en capacité d’entendre ce médecin
lui assurant que si rien n’est fait, le cancer aura raison de lui ?  Car
il ferait bien de lire Joyce Carol Oates sauf s’il croit que la
littérature n’est qu’homéopathie. Au risque d’accoucher d’un
monstre.

Par Laurent Pfaadt

Joyce Carol Oates, Un livre de martyrs américains,
Philippe Rey, 859 p.

A lire également le Cahier que les éditions de l’Herne consacre à Joyce Carol Oates et qui contient neuf nouvelles inédites, 328 p.

Semiosis

La vie sur terre est devenue
impossible. Cinquante colons
embarquent donc à bord d’une
navette pendant 158 ans
direction la planète Pax, cette
nouvelle terre promise. Bien
décidés à ne pas reproduire les
erreurs de leurs ancêtres, les
colons ont fait de la paix et du
respect de l’environnement les
vertus cardinales de leur
nouvelle philosophie. La fureur
de la terre a laissé la place à la
contemplation de Pax. La confiance plutôt que la lutte.

Dans ce premier roman en tout point réussi, Sue Burke nous
embarque littéralement dans une histoire s’étalant sur un siècle et
plusieurs générations qui voit les humains domestiquer Pax mais
surtout respecter et composer avec cette flore recélant une forme
de vie intelligente à l’image du Stevland, ce bambou intelligent.
Dans cette ode à la nature – l’auteur reprend intelligemment les
derniers travaux sur la communication des arbres – Sue Burke
nous rappelle cruellement notre incurie contemporaine. Mais
surtout, elle force le lecteur à plus d’humilité. Non nous ne
sommes pas les maîtres de l’univers. Et oui, nous pouvons être
domestiqués. Dans cette humilité réside peut-être la clé de nos
maux actuels. En imaginant par le biais de la fiction l’avenir de la
race humaine, Semiosis n’est pas juste un roman, c’est une utopie.

Par Laurent Pfaadt

Sue Burke, Semiosis,
Chez Albin Michel Imaginaire, 440 p.

La Bible

Premier roman de l’écrivain
hongrois publié en 1967 et devenu
un classique en Allemagne et en
Hongrie, La Bible conte l’histoire
d’un enfant de cette nouvelle
aristocratie rouge tourmentant
une jeune servante paysanne.
Mais, dans ce monde d’hier
dominé par les communistes, le
jeune héros n’est que l’archétype
de cette nouvelle oligarchie
drapée dans sa supériorité de
classe et méprisant les symboles
de l’ancien monde dont cette
bible. La jeune servante n’est au fond que le réceptacle de cet
apprentissage du mépris dans lequel viennent résonner ceux de la
virilité et de la mesquinerie.

L’auteur montre avec subtilité que le rapport au pouvoir et son
emprise sur les êtres ne meure jamais. Seuls changent les
oripeaux de ce dernier où le globe de l’ancienne monarchie a été
remplacé par l’orange communiste. La Bible est également un
hymne magnifique aux humbles gens, fidèle à des valeurs
humaines en dépit de leur pauvreté, cette même pauvreté que les
communistes promettaient de faire disparaître. Et écrire cela dans
la Hongrie de 1967 était proprement révolutionnaire.

Par Laurent Pfaadt

Peter Nadas, La Bible,
Chez Phébus, 128 p.

Retour à Lemberg

British Book Award du meilleur
livre de l’année dans la catégorie
non-fiction, traduit dans le monde
entier, le livre de l’avocat Philippe
Sands croise les destins de trois
hommes : les juristes Raphael
Lemkin et Hersch Lauterpacht qui
ont contribué à l’élaboration des
concepts de génocide et de crime
contre l’humanité et Leon
Buchholz, son grand-père. Ils ont
pour point commun de venir tous
les trois de Lemberg ou Lvov, cette
ville qui, entre l’empire austro-
hongrois et l’Ukraine, changea maintes fois de noms et fut l’un des
théâtres de la Shoah.

Derrière ces trois hommes, se dessine la figure de Hans Frank,
responsable de la mort des familles de ces derniers et de trois
millions de juifs. L’enquête de Philippe Sands, sorte de requiem de
l’humanité mené au son de la Passion selon saint Matthieu, va
mener l’auteur au contact des rescapés de la Shoah mais
également sur ce chemin qui conduisit Lemkin et Lauterpacht à
faire juger Hans Frank, meurtrier des familles de Buchholz et
Lauterpacht, à Nuremberg. C’est un livre sur la mémoire. Un livre
sur le droit. A Lemberg, la petite histoire rejoint la grande. Cela
donne un livre magnifique, à la fois tragique et plein d’espoir.

Par Laurent Pfaadt

Philippe Sands, Retour à Lemberg,
Livre de poche, 768 p.

Les veilleurs de Sangomar

Révélée avec Le ventre de
l’Atlantique
en 2003, Fatou
Diome dépeint dans son
nouveau roman le deuil d’une
jeune femme, Coumba, vivant au
large de la côté sénégalaise.
Coumba a perdu son mari Bouba
lors du naufrage du Joola, en
2002. Dans ces pages, la voix de
Fatou Diome retrouve ces
accents de conteuse africaine
hors pair faits d’images, de
métaphores et d’onomatopées
contagieuses. A la manière d’un
barde, l’auteure nous embarque sur ce Styx africain vers
Sangomar en compagnie de Coumba, cette Eurydice partie
retrouver son Orphée.

Mais surtout, elle nous entraîne dans cette peine qui, tel un
fantôme, plane au-dessus de Coumba et qui, jour après jour,
fabrique ces spectres et ces souvenirs qui ne cessent de hanter
ceux qui sont restés. Dans ce quotidien devenu torture
perpétuelle, Fatou Diome y glorifie la beauté de la vie et l’amour
des êtres qui nous sont chers.

Par Laurent Pfaadt

Fatou Diome, Les veilleurs de Sangomar,
Chez Albin Michel, 336 p.

L’Age d’or

Finaliste du dernier prix Renaudot,
L’Age d’or de Diane Mazloum
raconte à travers plusieurs
personnages, ce temps
d’insouciance, d’inconscience d’une
nation assise à sur un volcan. Ici la
quête de liberté est permanente.
Elle imprègne les corps et irrigue
les veines d’une nation opprimée.
Princes et reines se rêvent en héros
d’une nation sans savoir que le feu
couve sous leurs pieds. L’abîme
qu’ils ont ouvert finira par les
engloutir.

Ali Hassan, Georgina, Roland et les autres sont les personnages
principaux du roman délicat de Diane Mazloum. A leurs manières,
tantôt puériles, tantôt romantiques, dans la lutte comme dans
l’amour qui finiront par se mêler, ils relatent le destin funeste d’un
Liban lentement gangréné par la violence et la guerre. Comme
une chanson de Fairuz, on passe du rire aux larmes donnant à la
lecture un rythme très agréable. Et au Liban, il y a toujours, même
au cœur de la tragédie, matière à rire et à espérer semble nous
dire l’auteur.

Par Laurent Pfaadt

Diane Mazloum , L’Age d’or,
Livre de poche, 288 p

Bitna, sous le ciel de Séoul

Une jeune étudiante de Séoul sans
le sou, Bitna, est engagée pour
raconter des histoires à Salomé,
paralysée, et lui permettre de
connaître par procuration, ce
monde qui se refuse à elle. Le récit
de J.M.G. Le Clézio transcende ainsi
une thématique récurrente pour en
faire un conte assez savoureux. Une
fois de plus, la sensibilité de la
plume du Prix Nobel 2008 fait des
merveilles et transforme ce roman
en une expérience unique.

Grâce à ses histoires, Bitna métamorphose ses mots en oiseaux
qui peuplent le ciel de Séoul, se jouent des corps, des époques et
des frontières et relient les hommes entre eux. Le Clézio montre
une fois de plus que le pouvoir de l’imaginaire, de l’oralité, à
l’image du fleuve Han qui serpente dans Séoul, demeurera
immortel et invincible. Paré de ce bouclier, l’être humain ne sera
jamais désarmé.

Par Laurent Pfaadt

J.M.G. Le Clézio, Bitna, sous le ciel de Séoul,
Livre de poche, 192 p

De l’ardeur

Décembre 2013. Razan Zaitouneh,
avocate, militante des droits de
l’homme et figure de la dissidence
syrienne, disparaît avec trois de ses
compagnons. L’écrivaine Justine
Augier reconstitue, dans ce livre
bouleversant qui lui valut le prix
Renaudot de l’essai en 2017, le
portrait de cette femme intrépide,
passionnée, et à travers elle, le
miroir brisé de la révolution
syrienne. Pareilles à ces larmes
échappées des yeux bleus de
Razan, les villes de Homs, de
Damas, de Deraa et de Kobané servent de décors aux colères, aux
tristesses et aux nuits sans sommeil de Razan.

De l’ardeur est l’histoire d’un sacrifice, celui d’une femme pour ses
amis, pour son pays mais surtout pour la liberté et contre l’oubli.
Aujourd’hui, une paix sanglante et cynique a transformé la Syrie
en un vaste cimetière où se côtoient vivants et morts et où tout
espoir a été réduit à néant. Razan Zaitouneh personnifia cet
espoir. Grâce à ce livre, plus qu’une lueur, c’est un soleil que l’on
rencontre. Les livres sont là pour ne jamais oublier. Razan et les
autres.

Par Laurent Pfaadt

Justine Augier, De l’ardeur,
Chez Actes Sud, Babel, 320 p

Vers l’infini et au-delà

Le nouveau roman de Kim Stanley
Robinson part à la conquête de
planètes au-delà du système
solaire. Toujours aussi fascinant.

Mars a été terraformée, non sans
peine. Puis est venu, en 2312, le
système solaire. Mais l’humanité,
lancée dans une course
technologique sans fin et mue par
un désir toujours plus grand de
colonisation, d’exploration, est
allée au-delà.

L’ouvrage suit les péripéties de Freya, partie avec ses parents vers
Aurora, cette lune d’une planète extrasolaire située dans le
système de Tau Ceti. Avec sa mère, Devi, ingénieur en chef du
vaisseau et leader de ces 2532 colons, et dont le destin finira par
se confondre avec celui de sa fille  – Devi, malade, ne verra jamais
Aurora – Freya accompagne le lecteur tout au long de cette
expédition partie depuis cent soixante-neuf années puis durant
l’installation de ces colons repartis de zéro dans ce nouveau
monde. Sorte de mémoire de l’ancien monde, Freya va alors
s’imposer comme le leader de cette nouvelle humanité. Non sans
mal.

Car Freya n’est pas sa mère. Moins brillante que cette dernière,
elle n’en demeure pas moins plus humaine. Mais l’humanisme est
ici, dans ce vaisseau, une faiblesse, un retard mental. En tout cas
pour sa mère. La technicité a été érigée au rang de valeur
suprême, de principe de gouvernement comme en témoigne les
conversations passionnantes de Devi avec l’IA du vaisseau. Le
voyage a imposé une discipline justifiant la confiscation des
libertés. Le succès de l’expédition fut à ce prix. Une fois de plus,
derrière la prose de Robinson, se cache la proportion humaine non
seulement à créer des régimes liberticides mais à les adapter à
n’importe quel environnement. Avec en miroir, la propension de
l’homme à combattre les injustices qu’il a généré.

Avec Aurora, Kim Stanley Robinson poursuit son œuvre
d’anticipation, celle qui nous laisse entrevoir d’ici à un demi-
millénaire – un battement de cils à l’échelle de l’histoire – notre
futur. Il fait le pari que non seulement, nous découvrirons d’autres
formes de vie – les dernières découvertes d’eau sur la planète
extrasolaire K2-18b constituent un preuve supplémentaire – mais
surtout que nous irons à la conquête de ces galaxies et ces terres
qui, aujourd’hui, nous semblent totalement inatteignables.
L’œuvre de Robinson peut apparaître de prime abord abstraite et
la vision de l’écrivain fortement teintée de cette volonté anglo-
saxonne de conquête des nouvelles frontières que l’on retrouve
dans nombre de romans et de séries, semble éculée. Il n’empêche
qu’elle interpelle sur la capacité qu’a l’être humain de s’adapter et
de se réinventer et montre que l’histoire humaine, en dépit de
toutes les prophéties auto réalisatrices, se poursuivra.

Par Laurent Pfaadt

Kim Stanley Robinson, Aurora,
Chez Bragelonne, 480 p.