« Une aventure humaine, intellectuelle et entrepreneuriale »

Nicolas Gras-Payen est éditeur. Passé par les éditions Tallandier puis Perrin dont il devint en 2012, le directeur littéraire, il fonde en 2019, la maison d’édition Passés composés consacrée à l’histoire. Il est également directeur du « pôle Histoire » de Belin Editeur depuis 2018. Pour Hebdoscope, il revient sur cette aventure éditoriale.

Voilà quatre ans que Passés composés existe. Quel bilan en tirez-vous ?

Je crois que nous pouvons être satisfait du chemin parcouru, tant par la qualité des autrices et auteurs qui nous ont fait confiance que par le soutien des libraires et des médias. Notre proposition éditoriale a rencontré un bel écho et je crois que nous avons su fédérer autour d’une ambition intellectuelle cohérente appuyée sur une logique commerciale efficace.

La maison d’édition a-t-elle trouvé sa place parmi les lecteurs ?

Oui, incontestablement. C’est bien sûr visible par la réception de nos best-sellers, de Barbarossa à l’Infographie de la Rome Antique ou de la Révolution, en passant par les biographies de Louis XIV ou Gengis Khan. Mais, tout aussi important, les lectrices et lecteurs d’histoire nous ont aussi fait confiance pour des livres plus complexes commercialement parlant mais absolument nécessaire à la vitalité de l’histoire.

Vous avez fait le choix de sujets parfois pointus, spécialisés et confiés à des historiens inconnus, en publiant leur sujet de recherche. Passés composés s’est-elle également donnée pour mission de révéler de jeunes talents, les historiens de demain ?

En réalité c’est incontournable selon nous pour deux raisons finalement assez évidentes. D’une part ce sont les jeunes auteurs qui portent la modernité des sujets par les questions qu’ils posent. Ne pas être à leur écoute nous condamnerait à republier en permanence sur les mêmes sujets avec les mêmes approches. D’autre part, il existe de formidables talents parmi la nouvelle génération d’historiennes et d’historiens qui seront les auteurs connus de demain. Mais si personne ne leur fait confiance pour se lancer, comment émergeraient-ils ? Néanmoins nous tentons de garder un équilibre entre les générations, les historiens plus matures ont bien sûr un savoir-faire et une réflexion dont l’histoire ne peut se passer.

Dans le même temps, vous publiez des ouvrages un peu plus
« grand public » ou sur des sujets moins convenus comme les impôts ou la pilule…

Tout à fait, c’est la logique que je viens d’évoquer. Elle correspond d’ailleurs aux différents publics de l’histoire, certains lecteurs entrant dans un livre en ayant déjà de larges connaissances quand d’autres sont dans une démarche de découverte. Bien sûr, l’histoire étant un monde, il y a aura toujours des thèmes à découvrir d’où notre attention à l’originalité des sujets.

Si vous ne deviez garder qu’un seul souvenir de ces quatre années…

Un seul me paraît bien difficile, cette aventure étant humaine, intellectuelle et entrepreneuriale, nous avons connu bien des joies depuis 4 ans.

Par Laurent Pfaadt

Mendelssohn

Le quatuor Van Kuijk, célébré dans le monde entier, achève son intégrale des quatuors de Mendelssohn. Ce deuxième opus est indiscutablement dans la même veine que le premier et témoigne d’une remarquable maestria musicale, faîte de force et de sensibilité.


Si l’opus 44 n°2 est profondément vivifiant grâce à un rythme exaltant et une énergie assez incroyable où les musiciens ne font qu’un, le 3e est remarquable d’intelligence musicale. Mais le point d’orgue de ce disque réside indiscutablement dans cet opus 80 qui ouvre cet enregistrement, cette jeune fille à la mort mendelssohnienne composée d’une traite durant l’été 1847, cet été où Felix perdit sa sœur Fanny. Une œuvre en forme de cri de désespoir scandé par les archers en forme de chœur antique, emportant tout sur son passage dans cette tragédie musicale. L’apothéose d’une intégrale appelée à faire date. 

Par Laurent Pfaadt

Mendelssohn, Complete String Quartets vol.2, Quatuor Van Kuijk,
Outhere

Dernières nouvelles de Yougoslavie

Dans ce siècle de déchirements et de sang que fut le 20e, l’ex Yougoslavie produisit, dans le sillage d’Ivo Andric, quelques grandes voix littéraires


Lorsqu’on évoque les lettres yougoslaves, un nom vient immédiatement à l’esprit : Ivo Andric, le maître, auteur de l’inoubliable Pont sur la Drina, prix Nobel de littérature en 1961 dont paraît ces jours-ci La chronique de Belgrade. En partie inédites, ses huit nouvelles offrent un voyage incroyable dans une Belgrade entre le début du 20e siècle et la fin de la seconde guerre mondiale, entre scènes de guerre et récits cocasses. Tout le génie d’Andric est là : dans cette capacité incroyable à dépeindre une époque et un pays à travers des personnages différents, ces « petites gens » comme il les appelle. Il y a indiscutablement quelque chose des Gens de Dublin de Joyce dans ces nouvelles, en ce sens qu’elles dévoilent, de la longue nouvelle Zeko en passant par Steven Karajan ou les femmes qui jalonnent ces récits, la vision d’une société à travers des personnages aux caractères si différents. Une société qui avance vers la guerre et tente de conserver malgré tout une humanité face à la barbarie. Si La chronique de Belgrade est une ode à ses habitants, la ville, de la Save qui se jette dans le Danube à la place Terazije et ses pendus en passant par la maison de rue Toltojeva, est elle-même un personnage à part entière qui se transforme, se métamorphose, s’enlaidit ou au contraire, se pare de ses plus beaux atours. 

A sa mort en 1975, Andric laissa un certain nombre d’héritiers littéraires. Son nom devint un prix récompensant un auteur de langue serbe qui fut attribué à Danilo Kis en 1983, traçant ainsi une sorte de filiation entre non seulement ce dernier et Andric mais également avec James Joyce. Pourtant, Danilo Kis demeure aujourd’hui oublié. Dans Extrait de naissance, titre de la biographie que lui consacre Mark Thompson, journaliste britannique qui a couvert les guerres d’ex-Yougoslavie, l’auteur du Sablier reprend vie. Évoquant sa vie notamment en France où il arriva dès 1962, d’abord à Strasbourg puis à Paris ainsi que son œuvre, Mark Thompson a construit un objet littéraire unique, récompensé par le prix suisse Jan Michalski de littérature (2015) et échappant aux cadres de la biographie pour décrire un écrivain tout aussi unique qui « aimait dire qu’il s’était entraîné à être écrivain bien avant d’en devenir un » et pour qui Le pont sur la Drina était le livre absolu. 

Cette première vision littéraire de l’écrivain serbe offre également à travers la lecture de son œuvre une profonde réflexion sur les deux grands totalitarismes qui secouèrent le 20e siècle. Le nazisme notamment pour celui qui allait immortaliser la Shoah dans cet inoubliable roman qui, longtemps, fut inédit, Psaume 44, l’un de ses premiers écrits avec ce bébé de deux mois dont les pleurs, au moment de passer les barbelés avec sa mère et de gagner la liberté signent à la fois un cri d’espoir et une condamnation à mort.  Le 22 février dernier, Kis aurait célébré ses 88 ans. Avec le slovène Boris Pahor, longtemps doyen des écrivains et disparu l’an dernier et Claudio Magris, son cadet de quelques années, Kis fut certainement l’un des plus illustres représentants d’une Mitteleuropa désormais bien lointaine, admiré de nombreux écrivains parmi lesquels Milan Kundera ou Susan Sontag et dont le nom fut évoqué pour le Nobel. 

De la tragédie au rire, il n’y a qu’un pas que franchit allègrement l’écrivain croate Ante Tomic dans Qu’est-ce qu’un homme sans moustache ? comédie absolument savoureuse qui s’attarde sur la vie de Don Stipan, curé alcoolique repenti, personnage comme échappé des rues du Belgrade d’Andric ou de l’univers d’un Emil Kusturica. Après Kresimir Aspic dans Miracle à la combe aux aspics (éditions Noir sur Blanc, 2021), Ante Tomic s’attache une nouvelle fois à un personnage excentrique, ce curé pas comme les autres autour duquel gravitent d’autres personnages tout aussi loufoques, ces hommes et ces femmes de ces contrées balkaniques qu’il décrit avec une langue aussi délicieuse qu’un agneau rôti. Ici le rire constitue autant un ravissement littéraire qu’une arme pour conjurer les souvenirs toujours vivaces d’une autre guerre.

Les frontières du rire ne furent malheureusement pas, en ex-Yougoslavie, les seules à être franchies. Et les braises de ce nationalisme encore ardent qui vint à bout de ce pays crée en 1918, ne permettent toujours pas aux plaies de la guerre d’être cicatrisées. Il faut pour cela le baume de ces nouvelles voix de papier, comme celle de Faruk Serhic, jeune auteur bosniaque qui a décidé d’entrer avec son livre, Le livre de l’Una, prix de littérature européenne, dans ces mêmes variations funestes de la Bosnie que peignit en son temps Ivo Andric. Le héros de Serhic, un vétéran bosniaque de la guerre d’ex Yougoslavie qu’aurait pu rencontrer Mark Thompson dans ce livre absolument magnifique, choisit l’hypnose pour combattre les fantômes de la guerre et exorciser ses traumatismes. A la manière de l’Una, cette rivière qui s’écoule et au bord de laquelle il aimait, enfant, pêcher, notre héros remonte le courant de sa vie. L’Una de Serhic comme la Save d’Andric sont ces rivières d’ex-Yougoslavie qui charrient les corps, les souvenirs et les destins. Elles sont aussi ces chemins de mémoire faits de sédiments sanglants et de bulles de rire avec leurs cours paisibles et leurs furieuses cataractes.

« Une grande tendresse unit Ivo Andric aux hommes, mais il ne recule pas devant la description de l’horreur et de la violence, ni devant ce qui, à ses yeux, apporte surtout la preuve de la réalité du mal dans la vie. Il ouvre, en quelque sorte, la chronique du monde à une page inconnue et s’adresse à nous du plus profond de l’âme tourmentée des peuples slaves du sud » avait dit Anders Osterling en remettant le prix Nobel à Ivo Andric. C’est ce que l’on ressent assurément à la lecture du Livre de l’Una.

Par Laurent Pfaddt

Ivo Andric, La chronique de Belgrade, traduit du serbe par Alain Cappon,
éditions des Syrtes, 192 p.
Mark Thompson, Extrait de naissance, l’histoire de Danilo Kis, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Pascale Delpech,

éditions Noir sur Blanc, 608 p.

Ante Tomić, Qu’est-ce qu’un homme sans moustache ? traduit du croate par Marko Despot, éditions Noir sur Blanc,
éditions Noir sur Blanc, 208 p.

Faruk Serhic, Le Livre de l’Una, traduit du bosnien par Olivier Lannuzel,
Agullo Editions, 256 p.

Adrénaline à Adelaïde

Dimanche 2 avril 2023 se tiendra une nouvelle édition du Grand Prix d’Australie, étape désormais incontournable et régulière du championnat du monde de Formule 1, au même titre que Monza, Spa Francorchamps ou Suzuka. Des millions de spectateurs et téléspectateurs verront s’affronter les Ferrari, McLaren ou Williams et sitôt la course achevée ou pour se préparer à ce nouveau choc de bolides, plongeront dans l’album Paddock de Philippe et Jean Graton, nouvelle aventure de Michel Vaillant ayant pour décor le Grand Prix d’Australie qui se tenait alors encore dans la ville d’Adelaïde.


Nous sommes donc le 13 novembre 1994. Le titre doit se jouer entre Damon Hill, Michael Schumacher et un certain…Michel Vaillant bien évidemment. Le décès d’Ayrton Senna quelques mois plutôt et dont Jean Graton rend hommage à la fin de son album, remplacé par Nigel Mansell qui reprend du service à 41 ans a rebattu les cartes y compris au sein de l’équipe Williams Renault. Mais cette dernière est secouée par un nouveau drame : le carburant destiné à ses F1 a été déversé tandis que des parieurs spéculent sur la participation de leur champion. Dans le même temps, la Benetton de Schumacher est victime d’un sabotage à la glue. Les regards se tournent alors vers l’écurie Vaillante Elf qui semble profiter de la situation. D’ailleurs, Tim, le jeune apprenti de Michel Vaillant est très vite accusé. Il n’en faut pas moins pour mettre la pression sur notre héros à quelques heures du départ tandis que Françoise, l’épouse de Michel, mène l’enquête et affronte tous les dangers et les serpents qui règnent dans le paddock. 

Comme à chaque fois, Jean Graton aidé de son fils Philippe qui s’est immergé dans l’écurie Williams pour écrire ce 58e album de la série paru en 1995, n’a pas son pareil pour mêler suspense criminel et tension sur la piste. Car bientôt arrive ce 35e tour qui allait rester dans toutes les mémoires, celui de l’accrochage entre la Williams de Damon Hill et la Benetton de Michael Schumacher et allait valoir à ce dernier son premier titre de champion du monde. 

Le lecteur côtoie ainsi pour son plus grand bonheur personnages de fiction et grands noms de la F1. Ensemble, ils construisent une magnifique aventure dans ce qui reste l’un des meilleurs albums de la série consacré à la F1 et que vous n’êtes pas près d’oublier.

Par Laurent Pfaadt

Philippe et Jean Graton, Paddock, Michel Vaillant, Graton,
48 p. 1995