Tout mon amour

Le retour des absents semble fasciner Laurent  Mauvignier,  l’auteur de cette pièce de théâtre pour le moins étrange et captivante mise en scène par Arnaud Meunier.


La scénographie nous montre l’intérieur vide et impersonnel d’une maison de campagne dans laquelle on n’a plus remis les pieds depuis longtemps, délaissée qu’elle fut pour cause de drame, réoccupée en ce jour particulier de l’enterrement du grand- père.

En effet, c’est là que dix ans auparavant a disparu Elisa, la fille de ce couple venu là par obligation et qui s’apprête à quitter les lieux. Impossible de le faire en toute hâte comme le souhaite la femme, car l’homme qui est le fils du défunt avance la nécessité de régler les affaires chez le notaire. Mécontentement évident de l’épouse et irritation manifeste de part et d’autre. Cependant que très vite surgit le vrai prétexte à rester. Lui avoue avoir fait au cimetière une rencontre surprenante en la personne d’une jeune fille qui se prétend être leur fille disparue et ça, la femme ne veut pas l’entendre et refuse l’idée même de la voir. S’ensuit une véritable scène de ménage car son mari monte sur ses grands chevaux ne comprenant pas l’attitude de sa femme et voulant la persuader de dépasser ses préjugés concernant cette fille qu’elle qualifie sans l’avoir vue de folle et d’usurpatrice.

Commence alors une sorte d’enquête pour déterminer l’identité de la jeune fille et cela dans un climat de tension extrême entre le mari et la femme.

La jeune fille a ramené dans une boîte de chaussure une robe rouge, or elle en portait une le jour de sa disparition. Pour lui c’est quasiment une preuve car au fond de lui il croit que cette fille peut être leur fille, il veut, d’ailleurs que leur fils vienne la rencontrer au grand dam de sa femme qui ne souhaite pas le retour du garçon, prétextant qu’il doit préparer ses examens. De toute façon elle ne peut concevoir la possibilité de voir resurgir l’enfant disparue comme si cela devait rouvrir une plaie sans doute pas vraiment cicatrisée, à peine en rémission. Comme si elle se protégeait de la souffrance. 

La totale incompréhension qui s’installe entre eux s’exprime par un comportement bien différent de l l’un et de l’autre. Pendant qu’elle reste figée, toujours maitresse d’elle-même, sourde aux injonctions violentes que ne cesse de lui adresser son mari, (magnifique interprétation d’ Anne Brochet), lui passe par des phases d’agitation suivies de moments d’abattement, de remémoration, de doute (Philippe Torreton  excelle de  justesse dans ses colères et son désespoit) et presque d’hallucination au cours desquelles son père apparaît et lui dit tout ce qu’il a sur le cœur concernant leur relation, lui reprochant la rareté de ses visites ou la faiblesse de son caractère. A l’évidence père et fils ne sont pas dans le même monde, au sens propre et figuré. Dans cette mise en scène le grand-père est réellement incarné avec son langage direct et cru de vieux paysan par Jean-François Lapallus qui campe un personnage truculent qui prête à rire et allège ainsi l’atmosphère

Bientôt, la jeune fille fait une  entrée timide dans la maison, encouragée par le père. Prestation également impressionnante de la comédienne Ambre Febvre qui montre une possible Elisa dont le corps manifestement a été malmené, mal nourri, et en est presque déformé, elle en fait une sorte de sauvageonne apeurée mais qui cherche une reconnaissance à travers des paroles plus ou moins incohérentes qui évoquent une probable séquestration rendant plausible sa réapparition.

L’arrivée du fils (Romain Fauroux) ravive la douleur de la mère qui, sans retenue, lui avoue qu’elle a détesté le voir grandir car cela ne pouvait que souligner l’absence de sa sœur à ses côtés, qu’elle a eu horreur aussi qu’on lui dise de reporter sur lui tout son amour puisqu’elle n’avait plus que lui.

Le garçon qui a rencontré la jeune fille pense qu’elle est peut-être bien sa sœur. La mère très secouée par cette situation que chacun cherche à clarifier à sa façon s’est quelque peu rapprochée d’elle mais reste dans le doute. C’est, alors que le dénouement semble se rapprocher, que la fille s’enfuit, laissant l’énigme irrésolue.

Une histoire qui nous aura tenu en haleine de bout en bout.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 11 avril au TNS

En salle jusqu’au 15 avril

La vie en bleu

A l’occasion d’une exposition passionnante, l’hôtel de Caumont d’Aix-en-Provence revenait sur l’œuvre du peintre Yves Klein


Le bleu est à Yves Klein (1928-1962), ce que le noir fut à Pierre Soulages (1919-2022). Une marque de fabrique, un esthétique immédiatement reconnaissable dans le monde entier. Le bleu lumineux et profond qu’il a fait breveter, le fameux IKB (International Klein Blue) qui orne ses toiles monumentales demeure encore aujourd’hui admiré dans les plus grands musées du monde. Et pourtant, plus de soixante après sa mort à seulement trente-quatre ans, on connaît assez peu l’homme derrière la couleur. 

C’est cette dimension personnelle, plus intime qu’a voulu explorer l’hôtel de Caumont, ancien hôtel particulier devenu centre d’art en 2015 afin d’offrir aux spectateurs des éléments de compréhension de l’artiste. Et derrière le côté spectaculaire, éclatant de l’œuvre de Klein, l’exposition s’aventure sur des chemins qui éclairent une vie certes trop courte mais fascinante.

Revenant ainsi sur les origines familiales de l’artiste et son cercle d’amis, sur son lieu de travail et sa relation avec ses modèles, l’exposition exposa avec brio les conditions matérielles de son travail, les réflexions intellectuelles de l’artiste, sa dimension spirituelle, ainsi que l’humour souvent sous-jacent au sérieux de sa démarche.

Bien évidemment, l’exposition réalisée en collaboration avec les Archives Klein, n’a pas fait l’impasse sur les œuvres les plus célèbres de l’artiste comme ces Monochromes toujours aussi incroyables de puissance picturale et les Sculptures éponges, les peintures dorées Monogolds, ou encore les Anthropométries réalisées à la Galerie Internationale d’art contemporain, le 9 mars 1960 avec des modèles peints. Mais à côté de ces chefs d’œuvre, le visiteur découvrit aussi des œuvres moins connues du grand public, ainsi que des archives inédites et des objets uniques issus de son fonds d’atelier permettant de cerner ce peintre mort trop tôt mais qui, indubitablement, en cet anniversaire du cinquantenaire de la disparition de Pablo Picasso, a rejoint ce dernier au panthéon des génies de la peinture.

Par Laurent Pfaadt

A découvrir la prochaine exposition de l’hôtel de Caumont, Max Ernst, Mondes magiques, mondes libérés, du 4 mai au 8 octobre 2023 sur http://www.caumont-centredart.com/fr

L’aigle s’est évadé

Ben MacIntyre, auteur de L’espion et le traître, nous emmène dans le château de Colditz pour un nouveau récit passionnant

Avant de commencer la lecture de ce livre, on imagine Clint Eastwood ou Richard Burton déguisés en officiers de la Wehrmacht et s’introduisant dans cette forteresse pour libérer quelques hauts gradés. Car avec Ben MacIntyre, auteur de L’espion et le traître et Agent Sonya, le lecteur doit s’attendre, en entrant dans ce château, à un nouveau récit enlevé et plein d’action.


Il faut dire que l’endroit, une forteresse perchée au sommet d’une montagne de Saxe dominant la rivière Mule, est un véritable décor de cinéma. D’ailleurs il a été en 1972-1974, l’objet d’une série télévisée. Dans cet endroit battu par les vents ont été regroupés des prisonniers de marque, des officiers anglais, français, néerlandais, polonais, yougoslaves, américains parmi lesquels le neveu de Churchill ou Desmond Wilkinson Llewelyn, jeune lieutenant britannique qui, après-guerre deviendra l’éternel pince-sans-rire Q de la saga James Bond. Parmi eux, des Français particulièrement surveillés. « Le contingent français en expansion comprenait des personnalités indomptables, des hommes considérés comme irréductibles qu’on n’aurait pas pu garder dans un camp normal » écrit ainsi Ben MacIntyre. Des hommes dont l’évasion est devenue un art, un but ultime qu’il faut briser, mater.

Loin de parvenir à cet objectif, les Allemands et en premier lieu le responsable de la sécurité, le Leutnant Reinhold Eggers, vont au contraire stimuler leur imagination. Et Ben MacIntyre de nous narrer toutes ces incroyables tentatives comme tirées d’un film : on creuse des tunnels, on se déguise en officiers allemands. Un fuyard ainsi costumé se permet même de rabrouer, dans un allemand sans accent, un simple soldat qui a refusé de le saluer !

Il ressort ainsi de l’ouvrage de Ben MacIntyre, un côté irréel, presque factice et caricatural de Colditz, de ses occupants et de ses geôliers, tant les comportements des protagonistes du livre paraissent en décalage avec ce qui se passe de l’autre côté de l’Europe où la Wehrmacht est engagée dans les pires opérations d’extermination de l’histoire. A Colditz, les Allemands sont presque sympathiques de tant de mansuétude à l’égard de leurs prisonniers, presque ridicules. Ici, c’est un peu la guerre en goguette comme lorsqu’un pilote tchèque de la RAF, playboy à ses heures, fait engager comme assistante du dentiste du château, une magnifique créature rencontrée lors d’une évasion.

Mais derrière ce décor d’opérette se déploie une stratégie mûrement réfléchie. Celle de briser la volonté de ces as de l’évasion en les enfermant dans un ennui mortifère. A Colditz on ne fait rien, on passe son temps à se tourner les pouces et on déprime. Alors, on lit – un célèbre éditeur envoie même à nos illustres détenus des colis remplis de livres – on débat dans des clubs, on joue aux cartes et on boit du thé. Mais pas question de débattre avec n’importe qui et Ben MacIntyre montre également la stratification de cette société où la notion de frères d’armes ne vaut que pour certains.

Bientôt l’angoisse de la fin de la guerre parvient jusqu’à Colditz. De grotesques, les Allemands deviennent impitoyables car depuis le 20 juillet 1944, les SS ont accentué leur emprise sur le régime. On ne sait plus s’il vaut mieux quitter le château au péril de sa vie ou, au contraire, y rester au risque de devenir des otages convoités ou des victimes prestigieuses. Le livre change alors d’atmosphère et devient haletant. « Les nerfs sont sur le fil du rasoir » dit l’un d’eux. Et derrière les portes de la forteresse où se fomentent de nouvelles évasions se dressent les oreilles de notre brillant écrivain pour nous relater les dernières aventures d’un livre définitivement fascinant.

Par Laurent Pfaadt

Ben MacIntyre, Colditz, la forteresse d’Hitler
Alisio, 448 p.

The Unreleased Masters

Ces fameux enregistrements de la célèbre soprano américaine disparue le 30 septembre 2019 ont agité pendant longtemps le petit monde de la musique classique. Les fans commençaient à se demander s’ils les écouteraient un jour. Car Jessye Norman, perfectionniste tatillonne, a longtemps refusé d’autoriser ces merveilleux bijoux.


Les trois CDs qui composent ce coffret sont chacun, à leur manière, indispensables. Il y a ce Wagner qu’elle n’appréciait pas en tant que personne, elle qui possédait des convictions humanistes chevillées au corps, mais dont la voix de bronze était taillée pour les opéras du génie allemand. Ils furent nombreux à lui proposer d’alléchants contrats pour interpréter Tristan et Isolde, ce « fruit défendu » qu’elle s’est toujours refusé à goûter. En compagnie de Kurt Masur et du Gewandhaus de Leipzig, l’expérience fut amère puisque les relations entre eux restèrent marquées par des tensions. Mais l’amertume de cet unique enregistrement studio donne cependant une dimension de puissance incarnée et libérée de toute divination. Jessye Norman y est profondément bouleversante. 

Dans cet autre CD en compagnie du Boston Symphony orchestra et de son emblématique chef japonais, Seiji Osawa, elle campe des reines qui laissent transparaître une incroyable fragilité. Si la Phaedra de Britten est péremptoire, sa Cléopâtre est d’une beauté à couper le souffle. Jessye Norman donne ici la pleine mesure de son timbre unique et exceptionnel, plein de solennité. Et par la magie de la voix, elle devient le personnage qu’elle incarne. 

L’apothéose de ces enregistrements est atteinte avec les quatre dernier Lieder de Strauss sous la conduite d’un James Levine à la tête des Berliner Philharmoniker au sommet de leur art qui semblent ne faire qu’un avec la soprano dans cet enregistrement de mai 1989. Trois grands orchestres dirigés par trois grands chefs au service de l’une des plus belles voix de cette fin de 20e siècle. Une voix désormais gravée un peu plus dans la légende grâce à ces trois merveilleux disques.

Par Laurent Pfaadt

Jessye Norman, The Unreleased Masters, 3 CDs, Decca

La Reine des Amazones

Alors qu’il se rend à Thessalonique à l’invitation d’un ami pour y disputer une course de chars, Alix, toujours accompagné de son fidèle Enak, se retrouve à devoir affronter lors de cette épreuve une femme, l’intrépide Délia, appelée par ses partisanes, la reine des amazones. Dans le même temps, la province dirigée par un gouverneur lubrique et corrompu, est secouée par une série de disparitions de jeunes femmes dont la fille de son ami Hémon.


Il n’en faut pas moins pour que notre héros se lance dans une nouvelle enquête. Dans cet album, le 41e de la série, la scénariste Valérie Mangin à qui l’on doit Alix Senator, transpose habilement le phénomène #Metoo dans la Rome antique pour l’infuser avec le mythe des amazones. En installant ce personnage voulant bâtir une société féministe libérée du patriarcat romain, les auteurs parviennent astucieusement à évoquer un phénomène de société actuel via l’histoire et la mythologie. Chrys Millien qui fait ici ses premiers pas dans l’univers de Jacques Martin, réussit parfaitement, à coups de quadriges et de batailles, son baptême du feu. Sa reine des amazones, à la fois altière et intrépide est, avec ce côté brune mystérieuse assumé, très réussie. Quelques cases sont également appelées à demeurer dans les mémoires comme celle du suicide du coupable dans les dernières pages de l’album.

Une fois de plus, animé de son légendaire sens de la justice, notre héros va mener à bien son indéfectible quête de vérité afin de révéler le double jeu des protagonistes dans cette nouvelle aventure qui devrait toujours autant ravir les lecteurs de 7 à 77 ans.

Par Laurent Pfaadt

J. Martin, V. Mangin, C. Millien, Alix, La Reine des Amazones
Chez Casterman, 48 p.

8 jours en mai

Le 30 avril 1945, il est 15h30 lorsque retentit un coup de feu dans le bunker de la chancellerie du Reich. Adolf Hitler, Führer de tous les Allemands, responsable de la seconde guerre mondiale et de la Shoah, vient de se suicider. Dehors, les Soviétiques sont aux portes de l’épicentre du Troisième Reich. A 18h35, un télégramme de Martin Bormann, numéro 2 du régime arrive chez l’amiral Karl Dönitz l’informant de sa nomination en tant que président du Reich. 


Karl Dönitz

Ce fameux Reich de mille n’a alors plus que huit jours à vivre. Jusqu’à la capitulation sans condition de la Wehrmacht, le 8 mai à Reims s’ensuivent d’interminables manœuvres pour sauver ce qu’il reste de l’Allemagne et de sa puissance. C’est ce que raconte à merveille Volker Ullrich dans cet essai passionnant de bout en bout et qui se lit d’une traite. Une sorte de page-turner historique où tout est véridique.

L’auteur raconte l’agonie d’une bête blessée à mort qui tente, par tous les moyens et tous les stratagèmes, de survivre. Mais dans le même temps, en se fondant sur une multitude de sources notamment les journaux et les carnets intimes de nombreux acteurs, il survole, tel un aigle dans le ciel européen, l’ensemble de la situation pour suivre tantôt ces SS aux abois qui ignorent que leur Führer est mort et tuant leurs dernières victimes dans les marches de la mort, tantôt la progression des armées alliés, remportant ces inutiles batailles sanglantes où périssent quantité d’adolescents fanatisés par cet autre aigle qui, quatre ans pus tôt, avait mis l’Europe à genoux.

« A la fin de la journée du 30 avril, l’incertitude était donc totale sur la tournure qu’allaient prendre les évènements » écrit ainsi Ullrich. Les sentiments qui prédominent alors à la tête de la Wehrmacht et dans la SS sont emprunts de sidération et d’incrédulité. Goering a été écarté quelques jours auparavant et Himmler qui a tenté de négocier une paix séparée à l’ouest, doit se conformer au choix d’Hitler de nommer Dönitz. L’entrevue entre les deux hommes est d’ailleurs fascinante, Dönitz conservant un pistolet à portée de main au cas où…L’amiral installe son quartier général à Flensbourg, près de la frontière danoise et nomme le comte Schwerin von Krosigk comme chef d’un gouvernement provisoire où l’on retrouve les généraux Keitel et Jodl ainsi que le ministre de l’Armement, Albert Speer. 

Ne se limitant pas à la simple énumération des faits, l’historien allemand entre dans la psyché des acteurs pour nous dévoiler les ressorts de comportements parfois irréels. Car, comme lors de la bataille des Ardennes, quelques mois plus tôt, les dirigeants du Reich tentent de jouer un dernier va-tout, politique celui-là. Ils s’activent pour fracturer le camp allié en voulant signer la paix à l’ouest afin de mieux continuer le combat à l’Est contre l’URSS. Les tractations relatées avec brio par l’auteur resteront vaines mais l’aveuglement de Dönitz causa la mort inutile de nombreux Allemands voire même l’encouragea lorsqu’il décida d’exécuter les jeunes soldats qui avaient fait preuve de plus de clairvoyance que leurs chefs. Et dans le même temps, le lecteur assiste, médusé mais également, il faut le dire, fasciné, au délitement de la société national-socialiste. Il a fallu dix ans pour l’édifier. Huit jours suffirent pour qu’elle s’effondre à l’image d’un Joseph Goebbels, ce chancelier de 24 heures qui se suicide avec femme et enfants.

En alliant une prodigieuse érudition qui entre dans les moindres détails comme celle du suicide d’Hitler et de la crémation de son cadavre, presque heure par heure, à un rythme narratif qui fait penser aux historiens anglo-saxons, entre vision panoramique et arrêts sur images, Volker Ullrich réussit le double pari de nous donner à comprendre ces quelques jours d’incertitudes marquant la jonction entre la fin d’une Allemagne et le début d’une autre en même que de composer une fresque sur laquelle de futurs écrivains trouveront matière à un récit tout aussi exceptionnel. Assurément l’un des meilleurs livres d’histoire de cette année 2023.

Par Laurent Pfaadt

Volker Ullrich, 8 jours en mai, L’effondrement du IIIe Reich, traduit de l’allemand par Denis-Armand Canal
Chez Passés composés, 352 p.

Mon absente

A la demande de Stanislas Nordey ,Pascal Rambert  a écrit , mis en scène et scénographié  une pièce  pour les  actrices et acteurs associés du TNS.


C’est en pensant que l’une d’elle, Véronique Nordey n’était plus et pour des raisons personnelles qu’il a eu l’idée de travailler sur la disparition et d’intituler sa pièce « mon absente » ramenant ainsi   ce problème existentiel auprès de chacun de nous.

Au pied du catafalque entouré de fleurs sur lequel repose le cercueil en bois clair, lui aussi chargé de fleurs, les enfants de la défunte, de la maman, vont venir parler de ce qu’ils ont en tête et sur le cœur à son sujet.

Comme il sait si bien le faire, Pascal Rambert   nous place devant des situations concrètes et nous fait entendre des paroles personnalisées qui expriment sans concession la complexité des rapports humains, les bouleversements et contradictions qui traversent toute personne confrontée à la mort d’un être proche.

Une quasi-obscurité règne sur le plateau, une musique douce et lointaine l’envahit (lumière, Yves Godin, musique, Alexandre Meyer). De l’ombre surgissent les personnages qui gardent leur prénom de comédien (c’est habituel chez Pascal Rambert). Le premier, c’est Laurent (Laurent Sauvage), grande silhouette en costume blanc (costumes Anaïs Romand) qui situe ses souvenirs dans le vaste appartement de 250 mètres carrés, précise-t-il, du boulevard Haussmann où sa mère l’a élevé, sans argent et sans amour comme ses frères et sœurs qu’elle considérait, dit-il, comme des chiots. « Je n’ai rien reçu » va-t-il répétant, poursuivant ses allées et venues autour du cercueil. C’est ça qu’il a à dire, ne s’interrompant que pour répondre à son amoureuse qui l’appelle sur son portable.

 Aimé, moins aimé, préféré, chacun y va de ses souvenirs, s’adressant à cette maman plus préoccupée de se renfermer dans son bureau pour écrire que de s’occuper des enfants. Une mère écrivain égocentrique qui nous fait penser à Marguerite Duras et à sa propre mère désargentée et peu affectueuse à ses dires.

Une cérémonie des adieux personnalisée où l’un et l’autre finissent parfois par se croiser au risque d’une confrontation car souvenirs et points de vue sont loin d’être en accord. Ce sera le cas pour Laurent et Claude (Claude Duparfait), les deux ainés qui ont parfois reçu des coups de leur mère. Claude, très excité, affirmant que Laurent était le préféré.

Surviennent bientôt, les autres fils, Stan qui a entretenu une relation compliquée avec sa mère (Stanislas Nordey) ,Houedo (Houedo Dieu- Donné Parfait Dossa) qui veut devenir écrivain, et Vincent (Vincent Dissez) le benjamin habillé en femme, qui déclare son amour à sa mère,  et  décide de danser nu  pour elle, lui révélant qu’il le fait chaque soir pour ceux qui le regardent en buvant du champagne.

 Du côté des filles les situations sont moins problématiques, Audrey (Audrey Bonnet) la fille de l’absente a été aimée et s’est occupée de sa mère. Quant aux petites -filles, Océane (Océane Caïraty), elles l’ont aimée voire admirée, leur problème est plutôt la relation avec leur père en particulier pour Claire (Claire Toubin) la fille de Claude que son père rejette car elle vit en couple avec une femme Ysanis (Ysanis Padonou).

Cette réunion autour de leur mère rassemble aussi des personnes « rapportées » comme Mata(Mata Gabin) , la belle-mère de Houedo, sa fille Melody (Melody Pini) qui  témoignent  de leurs souvenirs de la morte.

Leurs témoignages contradictoires sont dits avec beaucoup de conviction, parfois violemment, avec cette émotion et sensibilité de mise dans de tels circonstances et que révèlent ces paroles pertinentes :  le terme de « Maman », abondamment répété, « où sont les pères ? », « les parents sont abjects », « nous étions libres », « je n’ai rien compris », « tu l’as fait mourir »…

Ainsi, en ce moment des adieux, se dessine le portrait d’une femme de caractère vis-à-vis de laquelle ses six enfants disent chacun à leur façon qu’ils l’ont aimée mais qu’ils auraient souhaité qu’elle soit autre.

Peut-être une situation plus courante qu’on ne pense et souvent inavouable ici soulignée sans vergogne.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du  28 mars

Jeu de masques

Intuition, friction, papillon

Atelier du Groupe 47 de l’Ecole du TNS

Le masque nous interpelle car il fait jaillir devant nous de drôles de personnages, aux visages comme immobilisés d’où nous parviennent par deux petits trous ronds des regards intenses qui nous observent, qu’il nous est impossible de déchiffrer et qui créent notre malaise. Alors on s’interroge, la personne masquée l’est-elle de son plein gré, par jeu ou par nécessité ou par quelque obligation qu’elle s’est créée. Est-ce une personne ou un personnage qui évolue devant nous ? Un être hybride en quelque sorte.


C’est cette capacité de transformation qui est en cause puisqu’il s’agit d’un atelier de l’école et qu’on y montre une sorte de casting.

En effet, un observateur, examinateur (Marc Proulx, responsable de la formation corporelle et jeu masqué), se tient en dehors du plateau, assis tranquillement sur une chaise et encourage des « candidats » à venir montrer leur prestation, à sortir de l’ombre, à surgir du rideau derrière lequel on les entend se préparer avec fébrilité. 

Une jeune fille se présente enfin avec un problème qui semble l’obséder « être dans le temps » ses gestes traduisent son inquiétude et elle multiplie ses gesticulations.

 Chez tous nous allons retrouver ce besoin de souligner par un travail corporel le message qu’ils veulent faire passer, les masques les privant des expressions du visage, les gestes se font plus amples, plus maniérés, plus répétitifs, plus expressionnistes ce qui exige une vraie maîtrise pour éviter de tomber dans le caricatural. Savoir jouer aux limites du burlesque, c’est ce dont les jeunes comédiens élèves du groupe 47 ont su faire preuve.

Ils nous ont emmenés dans un ailleurs déroutant mais dans lequel ils semblent mener leur affaire puisque chacun vient faire la démonstration de sa capacité de jeu et tel apparait, en habit blanc , comme un Pierrot, petit chapeau brun sur la tête et nous explique qu’il est le «  propriétaire du théâtre », qu’il a payé les gens pour venir, il peut l’affirmer en toute bonne foi car, ici, on improvise et on  peut se permettre semble-t-il de dire des propos non tenus d’être des vérités absolues. Cependant son partenaire de jeu tape frénétiquement des pieds pour lui adjoindre de taire pareilles aberrations. 

« On vous attend » dit le coach sollicitant calmement l’apparition des candidats, alors une fille en robe blanche, pleurant à moitié, manifestement exaspérée et avec force gestes, viendra dire qu’elle ne peut travailler, que personne ne l’aime, qu’on veut prendre son rôle, que pourtant nous étions ses fans…

Il sera question de devenir femme de ménage ou pour un autre de distribuer des tracts, autant de propositions de jeu menées avec détermination.

Ainsi, sous les lourds rideaux et draps blancs qui soudainement s’affaissent et se relèvent et servent de décor (scénographie  et costumes Sarah Barzic lumière Arthur Mandô), Yanis Bouferrache, Felipe Fonseca Nobre, Vincent Pacaud, Naïscha Randrianasolo, Thomas Stachorsky font défiler ces différents personnages masqués, comme mus par une  recherche d’identité , se jouant  de l’énigmatique intérêt qu’ils ne manquent pas de susciter chez le spectateur durant cette convaincante prestation .

Marie-Françoise Grislin

 Représentation du 28 mars au TNS