Vie et mort de Trotski

Plusieurs publications reviennent sur la figure du dirigeant bolchevique

La révolution bolchevique n’a pas encore déferlé sur la Russie tsariste et le monde. Nous sommes en janvier 1917 à quelques semaines de cette première secousse révolutionnaire. Aux quatre coins du monde, les artisans de cette future déflagration fourbissent leurs armes. Lénine est en Suisse tandis que Staline purge une peine de prison en Sibérie. Lev Davidovich Bronstein dit Trotski vient quant à lui d’arriver à New York. C’est ici, dans ce coin du Bronx, non loin de la Vyse Avenue que l’attend Robert Littell, l’un des plus grands écrivains de romans d’espionnage. L’homme connaît les lieux mieux que quiconque non seulement parce qu’il les a arpenté précédemment avec Alexander Til, le héros de son Requiem pour une Révolution (Points, 2016) mais surtout parce que son grand-père Léon Litzky, né aux Etats-Unis, demanda en 1919 à changer son nom en Littell afin de metre un terme à sa malheureuse identification avec le leader communiste. Merveilleux prétexte cependant pour  notre romancier, expert en personnalité double, qui s’insinue allègrement dans la conscience du futur chef de l’Armée rouge.

Trotski a effectivement séjourné à New York pendant dix semaines et deux jours au début de l’année 1917. Il y a trouvé refuge après avoir fui l’Okhrana, la police politique du tsar, et la prison sibérienne où il était détenu. Notre héros croyait avec naïveté pouvoir importer aux Etats-Unis sa révolution permanente. C’était mal connaître les Américains, plus attachés à leurs profits qu’à les partager ! Ce ne fut surtout pas du goût d’un jeune inspecteur, John Edgar Hoover, qui eut vite fait de nous mettre cet agitateur au trou pour lui soutirer quelques infos sur les projets de ces conspirateurs rouges. Avec sa verve habituelle et ce qu’il faut de rythme et d’humour – surtout quand le brave Bronstein s’écharpe avec Abraham Cahan, le directeur du Jewish Daily Forward, quotidien en yiddish ou doit se faire expliquer les subtilités de langue capitaliste – Robert Littell parvient à la fois à composer un roman picaresque et à nous plonger dans les bouleversements de cette année 1917.

Dans cette New York du début du siècle avec ses tramways hippomobiles et bercée des premiers accords de jazz, notre marxiste-léniniste croqua à pleines dents la grosse pomme et surtout celles de Fred, la jeune journaliste nymphomane du Brooklyn Daily Eagle qu’il rencontra. Au milieu des tribulations de notre coco dans le Bronx arriva alors le 8 mars ou 23 février comme vous voudrez. Le tsar vient d’abdiquer. Il est alors temps pour Trotski de rentrer car comme le rappelle Nikolaï Boukharine, son compère d’exil new-yorkais, « ce serait mal élevé d’arriver en retard pour la révolution ».

Effectivement, il arriva à l’heure et bien à l’heure pour prendre le pouvoir et le défendre à la tête d’une armée rouge qu’il conçut et dirigea. La mort de Lénine en 1923 précipita cependant le destin de Trotski. Exclu du parti puis déporté par Staline au Kazakhstan, il dut fuir l’URSS. Commença alors pour lui une période d’exils successifs, en Turquie et en France notamment puis au Mexique où il s’installa en janvier 1937. Mais Trotski ne renonça pas à exercer son magistère de la parole en critiquant le nouveau maître du Kremlin. Après plusieurs compagnons de Lénine dont Nikolaï Boukharine, Staline décida de se débarrasser définitivement de son ancien concurrent et chargea de cette tâche le NKVD de Lavrenti Béria et son maître espion Pavel Soudoplatov. « Staline exige un châtiment édifiant, brutal à la hauteur de la faute ; la mort du grand traître doit marquer les esprits » rappela l’un des agents chargés de cette mission à Ramon Mercader, l’homme choisi pour assassiner Trotski dans la très belle bande-dessinée dePatrice Perna et Stéphane Bervas.

Tout débute à Prague en juin 1978 où un homme vient de tomber d’un immeuble. Le flic chargé de l’enquête, Pavel Dvorak, doute de l’hypothèse du suicide et remonte l’histoire de Mercader à travers celle d’un manuscrit retrouvé dans l’appartement du mort. Alternant astucieusement enquête de Dvorak et vie de Mercader, le lecteur assiste à la lente infiltration de ce dernier parmi les proches de Trotski via Sylvia Ageloff et plusieurs proches de Trotski. Au fil des pages, Jacques Mornard, journaliste sportif belge alias Ramon Mercader joue habilement de ses différentes identités pour approcher l’ennemi n°1. Les deux trames du scénario sont habilement suivies et l’histoire de Mercader fort bien croquée avec ses ocres et ses rouges.

Le premier tome s’achève alors que Mercader s’apprête à pénétrer dans la maison de Trotski à Mexico. Et comme le rappelle Robert Littell, ce qui suivra s’apparentera bel et bien à une Une belle saloperie.

Par Laurent Pfaadt

Robert Littell, Bronstein dans le Bronx, traduit de l’anglais par Cécile Arnaud
Chez Flammarion, 220 p.

Patrice Perna, Stéphane Bervas, Mercader, l’assassin de Trotski T1
Glénat, 56 p.

Hebdoscope vous conseille également :

Robert Littell, Requiem pour une Révolution, traduit de l’anglais par Julien Deleuze, Points, 696 p. qui suit un jeune idéaliste, Alexander Til, confronté aux exactions ordonnées par Trotski, Lénine et Staline durant cette révolution d’Octobre qui finira, comme le dit Fred dans Bronstein dans le Bronx, par « dévorer ses enfants ». Un livre salué comme l’un des meilleurs de l’écrivain.

Robert Littell, Koba, traduit de l’anglais par Martine Leroy-Battistelli, Points, 240 p. qui raconte la relation entre un orphelin des purges staliniennes Leon et un vieillard nommé Koba, l’un des surnoms de Staline. Une rencontre énigmatique qui nous permet d’entrer dans la tête du dictateur soviétique.

Rogue Heroes

Prenez la série Band of brothers et déplacez la dans le désert d’Afrique du Nord ou en Italie. Ajoutez-y une dose de Tarantino dans Inglorious bastards pour les méthodes peu conventionnelles et les profils atypiques – un comptable, un international irlandais de rugby ou un fabricant de glaces – de notre joyeuse équipe. Le tout enrobé de la plume vivante et terriblement addictive de Ben MacIntyre telle qu’expérimentée dans L’espion et le traître ou Colditz et vous obtiendrez Rogue Heroes.


Pour la faire rapide, le livre raconte l’histoire des SAS (Special Air Service), les unités des forces spéciales de l’armée britannique fondés par David Stirling le 1er juillet 1941. Ayant eu accès au journal de guerre et aux archives secrètes des SAS, Ben MacIntyre composé un récit hallucinant qui nous emmène du désert d’El-Alamein au cœur du Reich en passant par l’Italie et la forteresse de Colditz où Stirling fut détenu après avoir été fait prisonnier en Afrique du Nord. Sauvetages de prisonniers, sabotages en tout genre, leurs exploits, devenus légendaires, allaient inspirer nombre de films et romans et servirent également de modèles à de nombreux pays. Bien, assez causé, il est temps de sauter en parachute derrière les lignes ennemies. Et seul le vertige littéraire est admis !

Par Laurent Pfaadt

Ben Macintyre, Rogue Heroes, traduit de l’anglais par Benjamin Peylet
Alisio histoire, 400 p.

Vous êtes l’amour malheureux du Führer

Présent dans la deuxième sélection du Goncourt, le nouveau roman de Jean-Noël Orengo nous emmène sur les traces d’Albert Speer, le ministre de l’armement du Troisième Reich et seul haut dignitaire nazi à avoir fait acte de contrition au procès de Nuremberg. Il fut l’architecte favori du Führer avec lequel il noua une relation, pour le meilleur comme pour le pire, privilégiée.


Dans cette vaste entreprise d’autojustification de l’ancien nazi menée de main de maître par Jean-Noël Orengo, ce dernier dépeint un Speer tentant de réécrire assez pathétiquement l’Histoire et surtout sa propre histoire. Affectant une indifférence à l’égard des juifs qu’il pense pouvoir servir d’alibi à toute complicité de crimes contre l’humanité, Albert Speer ne fut en réalité qu’un rêveur emporté par l’hubris d’un tyran. Alors oui, Orengo montre parfaitement l’assujettissement de l’art à la politique à travers la figure de l’artiste maudit. Mais Speer franchit cette frontière pour devenir un séide du régime et ses justifications se fracassèrent sur sa lâcheté mise au service d’une soif de gloire qui le conduisit dans l’infamie de la Shoah.

Si le pharaon ordonne la pyramide, c’est bien son architecte qui décide de la vie et de la mort des esclaves chargées de la construire. Toutes les justifications finissent par se briser sur les faits historiques. Ce livre est là pour le rappeler.

Par Laurent Pfaadt

Jean-Noël Orengo, « Vous êtes l’amour malheureux du Führer »
Grasset, 272 p.

Notes d’un médecin

Vikenti Veressaïev (1867-1945) fut médecin. Lorsqu’il n’opérait pas, il s’adonnait à sa seconde passion, la littérature, écrivant récits, nouvelles et poèmes. S’inscrivant dans le courant réaliste d’un Tchekhov qui salua ses œuvres et de Maxime Gorki, il s’attacha à décrire le plus fidèlement la réalité de son époque et la société russe. Dans ses Notes d’un médecin, il revient ainsi sur ses études et sur son exercice, à Saint-Pétersbourg d’une médecine prête à entrer dans une modernité qui, de l’hygiène aux vaccins, allait révolutionner les pratiques et surtout la perception de la société sur cette profession.

Dans ces pages, Vikenti Veressaïev témoigne d’un naturalisme et surtout d’un humanisme proprement stupéfiant. Attaché à toutes les formes de vie et manifestant une réelle modestie, il est à l’opposé de ces médecins qui se croient touchés par la grâce de Dieu et qui font peu de cas du corps humain et de leurs patients s’ils servent leur renommée et surtout la science. Ainsi des expériences cruelles menées sur des malades en particulier sur des prostituées atteintes de syphilis : « Le premier médecin qui s’est permis de telles tentatives aurait dû être immédiatement banni du milieu médical » écrit-il. Pas étonnant que ces Notes d’un médecin connut un succès retentissant, d’autant plus qu’elles se doublent de qualités littéraires indéniables qui rappellent les Mémoires d’un jeune médecin d’un certain Boulgakov dont il fut l’ami. Une merveilleuse découverte donc.

Par Laurent Pfaadt

Vikenti Veressaïev, Notes d’un médecin, traduit du russe par Julie Bouvard, préface de Dimitri Bortnikov, coll. La bibliothèque de Dimitri
Aux éditions Noir sur Blanc, 272 p.

Imperator, une histoire des empereurs de Rome

Les lecteurs français ont découvert Mary Beard, professeur de littérature ancienne à Cambridge puis à la Royal Academy of Arts à l’occasion de la parution de son best-seller SPQR où elle évoquait, de sa plume vivante et addictive, l’histoire de la ville de Rome. Elle revient avec ce nouveau livre proprement impérial pour nous narrer les vies de ces empereurs qui ont présidé aux destinées de cette même ville de Rome. Il serait injuste de voir dans ce livre une simple galerie de portraits allant de Jules César au dernier représentant de la dynastie des Sévères (44 avant J-C – 235 apr. J-C). Brisant ainsi le marbre qui les fige depuis plusieurs millénaires, Mary Beard se demande ce que cela signifie qu’être empereur. Ainsi, en s’attachant à leurs goûts alimentaires, leur sexualité, leur travail et leurs phobies, l’historienne humanise ces personnages, les rendant profondément attachants à un lecteur qui ne peux plus lâcher ce livre.

« Vous trouverez moins de psychopathes dans Imperator que ce à quoi les représentations cinématographiques de la Rome impériale vous ont sans doute habitués » écrit-elle à juste titre. Convoquant œuvres d’art notamment sculptures, bas-reliefs mais également historiens d’époque comme Suétone et Tacite, l’autrice puise également dans une littérature plus contemporaine (Marguerite Yourcenar ou Neil Gaiman par exemple) pour débarrasser ces empereurs de leurs oripeaux hagiographiques. Se dégagent alors des êtres tantôt stupides, tantôt brillants. Des incapables, des fous ou de réels hommes d’État. Des types normaux quoi.

Par Laurent Pfaadt

Mary Beard, Imperator, une histoire des empereurs de Rome, traduit de l’anglais par Souad Degachi et Maxime Shelledy
Aux éditions du Seuil, 528 p.

Festival de musique de Bischwiller

Pour sa troisième édition, le festival de musique de Bischwiller offrait sept concerts avec des artistes de renom, dont le Trio Wanderer ou le pianiste Laurent Cabasso. Le jeudi 17 octobre, l’Orchestre philharmonique de Strasbourg était placé sous la direction de son premier violon solo, Charlotte Juillard, dans un programme associant Bach, Haydn et Mendelssohn.


Charlotte Juillard

Le concert débute avec une grande œuvre de Jean-Sébastien Bach, le concerto pour violon et hautbois en ut mineur BWV1060. L’orchestre accueille, pour l’occasion, l’enfant du pays Marc Lachat, aujourd’hui hautbois solo au Los Angeles Philharmonic, et qui tient ici la partie soliste du concerto en compagnie de Charlotte Juillard au violon. L’orchestre aborde l’oeuvre de façon assez retenue, dans un tempo prudent car l’acoustique très mate de la salle ne pardonne rien. Le dialogue entre violon et hautbois témoigne d’une bonne entente entre les deux solistes pendant que le jeu de l’orchestre, différent des exécutions philologiques sur instruments d’époque telles qu’on les connaît aujourd’hui, penche du côté des interprétations classiques du siècle dernier, défendues alors par des chefs comme Karl Richter ou Karl Münchinger.

Grand changement d’atmosphère avec l’oeuvre suivante, le second concerto pour piano de Felix Mendelssohn écrit dans la tonalité assez sombre de ré mineur. L’orchestre s’étoffe d’une cinquantaine de musiciens avec un parterre de cordes approchant la quarantaine, ce qui épaissit peut-être un peu trop le son dans une acoustique assez rapidement saturée. L’oeuvre n’est surement pas la plus grande que Mendelssohn ait composée, mais elle n’en est pas moins parcourue d’une belle fièvre romantique, très audible sous les doigts de la pianiste Inga Kazantzeva, bien connue à Strasbourg depuis son intégrale des sonates de Beethoven en 2012. En bis avant l’entracte, la pianiste est rejointe par le hautboïste Marc Lachat et le violon de Charlotte Juillard, pour jouer en trio une transcription du lied de Mendelssohn, Im Herbst. Très beau moment de musique de chambre, sonnant particulièrement bien dans la salle.

Mendelssohn a écrit treize symphonies pour cordes entre 1821 et 1823, alors même qu’il n’avait qu’entre douze et quatorze ans ! Jolies petites œuvres de jeunesse, ce sont des exercices de style contrapuntique, dans le sillage de Carl Philipp Emmanuel Bach et même de Jean-Sébastien. Ne prétendant en rien à l’invention formelle et ignorant complètement l’extension beethovénienne de la forme symphonique, elles n’en sont pas moins fort plaisantes à l’écoute, à l’instar de la quatrième en do mineur, jouée avec une grande pureté de style lors de cette soirée du 17 octobre. Les cordes du philharmonique, réunies en petite formation, sont particulièrement belles.

La symphonie n°94 de Haydn en sol majeur est la deuxième de la série de ses douze londoniennes. Son sous-titre de ‘’Surprise’’ vient du soudain coup de timbales qui interrompt brusquement le deuxième exposé du thème principal, dans le mouvement lent andante. Avec entretempsl’évolution de l’écriture musicale et l’effet de surprise s’en trouvant quelque peu émoussé, certains interprètes parfois le revigorent, en faisant par exemple émettre un cri par tous les musiciens de l’orchestre. Charlotte Juillard a, pour sa part, ponctué la fin de ce mouvement lent d’une amusante petite improvisation au violon. On se souvient encore de l’inoubliable interprétation de la 101ème symphonie qu’elle avait obtenue de ses collègues musiciens, il y a deux ans, lors d’un concert au Palais Universitaire de Strasbourg. Cette fois encore, tout est admirable dans son approche de la 94ème : outre la pertinence des tempi, on est saisi par l’éloquence et l’évidence des phrasés, en même temps qu’emporté par une irrésistible vitalité. Les auditeurs qui ne connaissent pas l’oeuvre l’ont donc découverte dans des conditions idéales ; les mélomanes à qui elle est familière auront, comme moi-même, mesuré en quoi l’interprétation de ce soir soutient la comparaison avec les meilleures de la discographie. On espère que le premier violon du philharmonique aura l’occasion de continuer à explorer l’univers symphonique de Joseph Haydn auquel, de toute évidence, elle est si sensible.

Michel Le Gris

Bells and Spells

Dans cette grande famille d’artistes où brille en majesté le nom de Charlie Chaplin, nous demandons pour ce spectacle, Victoria sa fille et Aurélia sa petite-fille.


Présenté par le TJP CDN Strasbourg-Grand Est et le Maillon le spectacle nous invite à travers une série de séquences à nous laisser emporter par la magie au sens propre du terme, celle qui se pratique dans les cabarets ou les cirques pour surprendre, émerveiller son public.

© Richard Haughton

Présentement il y avait de quoi. « Objets inanimés avez-vous donc une âme… » On a envie de parodier la citation ou plutôt d’y répondre par l’affirmative car, dans ce décor qui peut évoquer, la salle d’attente du médecin ou un salon bourgeois ou tout autre lieu, les tables ou les chaises se meuvent sans crier gare, les cloisons sont mobiles, des vêtements surgissent des corps, des paravents en cachent ou en font surgir d’autres dont les tenues peuvent en un instant radicalement changer de coupes ou de couleurs. (Scénographie et costumes Victoria Thierrée Chaplin)

On en reste sur nos interrogations et sur notre admiration quant à l’habileté de la conception qui a présidé à cette réalisation et quant à la virtuosité que cela implique pour la faire advenir.

Apparition, dissimulation, disparition, la scène est comme un immense terrain de jeu qui ne cesse de capter notre attention. Y demeure, en bonne place, le personnage principal, une jeune, jolie et charmante jeune femme atteinte de cleptomanie, ce dérèglement comportemental qui la pousse à dérober toutes sortes d’objets, fournit le prétexte à des situations ubuesques, comme emporter un tableau, vider le contenu d’une étagère, s’affubler d’une coiffe scintillante, devoir ensuite s’accommoder de leurs exigences.

En toute élégance la voilà dans les bras d’un bel homme (Jaime Martinez) avec qui elle s’engage dans un fougueux tango imaginé et chorégraphié par Armando Santin et Victoria Thierrée Chaplin. (Conception sonore Dom Bouffard)

On suit ses voltiges, ses envolées vêtues de superbes robes qui accentuent sa grâce et nous la montrent dans des situations surréalistes comme lors de cette chevauchée fantastique où on la voit caracoler sur un échafaudage de porte-manteaux agencés en une étrange monture.

 Fidèle à l’ancêtre, le spectacle est muet et joue comme il se doit sur l’expressivité des corps, et l’intensité des regards pour nous entraîner irrésistiblement dans  le monde  de la magie, de l’émerveillement  et de la poésie.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 17 octobre au Maillon

Monsieur Aznavour

Un film de Mehdi Idir

Il nous a quittés en 2018. Il aurait eu 100 ans en mai. Un biopic dont il est à l’initiative lui est consacré et rend hommage à l’immense artiste qu’il était. Aux commandes à l’écriture et à la réalisation, en collaboration avec Mehdi Idir, Grand Corps malade. Il fallait un autre artiste d’envergure pour comprendre l’ascension du petit arménien qui essuya nombreuses critiques avant de s’imposer et qui n’eut de cesse de travailler toute sa vie. Tahar Rahim joue Aznavour : il est un Aznavour bluffant, plus vrai que nature.


Mehdi Idir avait réalisé Patients, un quasi huis-clos dans un hôpital, un film tout à fait réussi d’après le roman de Fabien Marsaud alias Grand Corps malade. Avec Monsieur Aznavour, l’ambition est au rendez-vous avec un film qui couvre la vie de l’artiste, évoquant l’exil des Arméniens (belle séquence inaugurale avec des images d’archives), l’arrivée à Paris de la famille Aznavourian, les années de guerre. Mais si la misère est là, la musique, la danse, la joie animent les rencontres. Charles grandit, sa sœur chante et Charles à son tour chante de sa voix voilée, reprenant le répertoire de Trénet avec au piano Pierre Roche (Bastien Bouillon, décidément grand acteur). De petits contrats en petits contrats, de rencontres qui vont être déterminantes comme celle d’Edith Piaf, à l’envie d’Aznavour de s’émanciper et d’imposer ses propres chansons en se séparant de Pierre Roche, le film construit son personnage. Il a 36 ans quand le succès est enfin au rendez-vous le soir du 12 décembre 1960. Il chante Je me voyais déjà, dos au public. C’est l’ovation et le film pourrait s’arrêter à ce moment-là de la vie d’Aznavour, la suite étant plus conventionnelle et connue du public.

Sa vie et ses chansons sont indissociables et si Aznavour invente des situations, il s’agissait de faire comme s’il les avait vécues. Il disait à ses collaborateurs combien était important l’emploi du « Je » et du « Tu » qui instaurent la connivence avec l’auditeur. Il cultivait l’art de la mise en scène et interprétait ses chansons en grand acteur qu’il était également. Les textes d’Aznavour sont uniques, ce que remarque vite Edith Piaf interprétée de façon très convaincante par Marie Julie Baup.Il écrira d’ailleurs pour d’autres chanteurs comme Retiens-la nuit pour Johnny Hallyday. Ses chansons sont des concentrés de vie, des histoires en elles-mêmes ; le résultat d’un travail sans relâche. C’est une question de vie ou de mort. C’est la revanche de l’enfant pauvre qui a vu ses parents malheureux, un éternel insatisfait voulant toujours plus d’argent et de reconnaissance. Aux Etats-Unis où il fait une tournée, il dira à Sinatra que son but est de gagner autant que lui sur le sol américain. Ce qu’il obtiendra des années plus tard quand sa carrière internationale fera de lui le chanteur français le plus connu à l’étranger, ayant enregistré ses chansons dans de nombreuse langues.

Le film tisse la vie personnelle d’Aznavour avec sa carrière et Tahar Rahim derrière son maquillage plutôt réussi, met son talent dans l’expression des failles et des moments de désespoir de l’artiste, derrière le beau sourire qu’on lui connaît de qui embrasse la vie. Katia, la fille d’Aznavour lui a dit sur le tournage qu’elle voyait son père ! L’émotion est au rendez-vous. Aznavour a su saisir l’air du temps qui passe, nous laissant des chansons qui traverse les décennies et qui n’ont pas pris de rides et l’on prend plaisir à les réentendre dans ce film et de réaliser qu’on les connaît toutes.

Par Elsa Nagel

Sauvez vos projets (et peut-être le monde) avec la méthode itérative

Ce créateur de spectacle, Antoine Defoort, de plus excellent interprète, mériterait, selon nous, le Nobel de l’humour s’il existait, tant il nous ravit par ses prestations aussi intelligentes que drôles. Son retour au Maillon pour trois soirées fut un vrai bonheur pour tous ceux qui ont eu déjà l’occasion de suivre et apprécier ses spectacles dont le fameux « Un faible degré d’originalité » en 2022, ici même, qui portait sur la propriété intellectuelle dans le domaine artistique.


© Antoine Defoort & Kévin Matagne & Un Robot

Toujours sous forme de causerie ou conférence, car c’est sur ce mode qu’il intervient, il va jouer à nous initier à ce qu’il appelle « la méthode itérative ».

Drôle, la façon très naturelle dans laquelle il se place et nous place, nous devenons des potaches, au mieux des étudiants, des auditeurs auxquels de manière très « pédagogique » il a des révélations à faire. Il arrive très décontracté et se présente, son tee-shirt porte le logo « Prototype » et sa casquette la mention « Je n’ai pas tous les éléments » précisant qu’elle permet grâce à un petit bouton de lancer les vidéos nécessaires à ses démonstrations.

Tout d’abord attirer notre attention sur une notion le « design », profitant de ce terme très en vogue, généralement attribué aux meubles ou objets tout juste inventés, il en fait l’étymologie et donc nous révèle qu’il vient du mot « dessin » (qui s’écrit « dessein » au 17ème siècle) et que simplement il signifie « désigner » et peut vouloir dire qu’une idée devienne forme et qu’à ce titre on peut l’attribuer à la fabrication de notre tartine du petit déjeuner. Il se plait alors à nous en détailler les étapes et c’est assez jouissif pour que cet exemple trivial, nous fasse entrer avec curiosité et amusement dans sa grande démonstration sur la méthode qu’il se propose de nous indiquer afin que nous évitions tout échec dans nos processus de création.

Usant d’un moyen qu’il prétend pertinent et dont il aime à se servir, à savoir, «  la métaphore »  il nous explique à grand renfort de schémas  projetés sur l’écran comment nous pouvons faire passer une idée d’une personne à une autre sachant qu’entre nos cerveaux existerait un espace intercérébral, comparable à l’espace intersidéral et qui nécessiterait  l’intervention de « vaisseaux» pour transporter les idées, ,les phrases, bien  sûr mais que de malentendus à prévoir, d’incompréhensions, de tensions qui obligent à analyser puis à reformuler, un chemin plein de pièges, entre conception et fabrication. Notre « conférencier » nous prend à témoin de tous ces aléas avec toujours cette rigueur dans l’exposé des problèmes et cette fantaisie qui transparaît dans leurs éventuelles solutions. Un paradoxe séduisant, captivant.

Un spectacle ludique, une ode à l’intelligence comme sait si bien le réussir le collectif L’Amicale.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 10 octobre au Maillon

Le voyage imaginaire de Mozart au Japon

Imaginez Mozart recevant une lettre de l’empereur Kokaku et l’invitant à se rendre dans l’archipel. Le célèbre compositeur embarque alors à Marseille sur un navire français et après bien des péripéties, finit par arriver à la cour impériale de Kyoto. « Nos tournées en carrosse sur les routes pavées de toute l’Europe que mon très cher père – que Dieu ait son âme auprès de lui en toute éternité – nous imposait et contre lesquelles je rouscaillais, me paraissent confortables comparées à cet enfer ! » écrit-il à sa chère Constance.Nous sommes en mars 1788. Léopold Mozart est mort moins d’une année plus tôt et fin octobre 1787, Mozart a créé à Prague son Don Giovanni dont il a emmené avec lui sa Sérénade. A la cour, après avoir revêtu un kimono et aidé de son traducteur Papa Geino qui allait lui inspirer le personnage de La Flûte enchantée, il rencontre un fameux joueur de koto, cet instrument à cordes pincées typique du Japon, sorte de harpe japonaise ayant la forme d’un dragon, un certain Mieko Miyazaki. Le génie est ensuite invité devant l’empereur à interpréter en compagnie de musiciens locaux ses deux quatuors pour piano et cordes composés en 1785 et 1786.

Mozart n’est évidemment jamais allé au Japon mais avec ce formidable CD allié à un livret savoureux, l’illusion est parfaite. La combinaison des œuvres de Mozart interprétées par le trio George Sand avec plusieurs créations contemporaines japonaises notamment le Suikinkutsu de Misato Mochizuki pour quatuor avec piano et koto et Nui, un trio avec piano de Daï Fujikura, procure un sentiment de plénitude traversée par une mélodie comme tirée d’un temple bouddhiste avant que les deux musiques finissent par se rejoindre et parler d’une même voix.

Ici l’aventure n’est pas que musicale mais également littéraire grâce au travail de Richard Collasse, grand spécialiste du Japon à qui l’on doit notamment le Dictionnaire amoureux du Japon chez Plon et qui signe quelques lettres imaginaires adressées par Mozart durant ses trois mois de séjour à Constance, Nannerl ou à « Son très cher Papa ». Un Joseph Haydn à qui Mozart relate ses aventures musicales, sa découverte du théâtre Nô mais également ses facéties sexuelles. Autant dire que ce voyage imaginaire réservera à ses auditeurs bien des surprises…

Par Laurent Pfaadt

Trio George Sand, Violaine Despeyroux et Mieko Miyazaki, lettres de Richard Collasse, Le voyage imaginaire de Mozart au Japon
EnPhases, collection Elstir