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Interview de l’écrivain Mahi Binebine

« Cette histoire
illustre le degré
d’avilissement et de
perte de dignité de
certains pour garder
leur place au soleil. »

Paru au printemps
dernier, le Fou du roi
de l’écrivain marocain Mahi Binebine est un peu comme ces gâteaux
marocains, à la fois sucrés, fondants mais dont les amandes grincent
sous les dents. Sorte de conte des Mille et Une nuits moderne où
comédie et tragédie jouent une partie sans cesse renouvelée de
cache-cache, l’ouvrage est en lice pour le Renaudot 2017. Dans
cette histoire qui raconte la vie de son père, à la fois poète, bouffon
et responsable du sommeil du roi Hassan II, Mahi Binebine y dévoile
une partie de lui-même. Il a répondu à nos questions.

Ce qui frappe en premier lieu lorsqu’on lit votre ouvrage est le
règne de l’arbitraire.

Les années de plomb au Maroc ne sont pas une fiction. Nous avons
été terrorisés, nous avons vécus l’arbitraire, l’injustice, le népotisme.
Les rafles, les disparitions étaient monnaie courante. Et vous savez
quoi – je le vois en présentant ce roman un peu partout – Hassan II
fascinent encore les Marocains. A sa mort, les gens maltraités des
décennies durant l’ont pleuré sincèrement. Le syndrome de
Stockholm dans toute sa splendeur.

Quand vous écrivez : « entrer au palais royal (…) c’est un pacte
qu’on signe avec le diable », comment l’interpréter ?

Car une fois baigné dans cette lumière diabolique, on ne peut plus
s’en passer. La disgrâce est le pire châtiment que l’on puisse infliger
aux hommes du sérail. Une fois punis, écartés de cette lumière, ils
perdent leur identité, ils se font piétiner par tout le monde et ne
sont plus rien. Cette histoire illustre le degré d’avilissement et de
perte de dignité de certains pour garder leur place au soleil.

Votre procédé narratif est très personnel puisque vous vous
mettez dans la peau de votre père qui raconte son histoire. Il y a
notamment des scènes concernant les rapports entre votre père
et votre mère au sujet de votre frère. Comment avez-vous vécu
cette expérience ?

Dans ce roman j’ai donné la parole à mon père. Je lui ai permis de
s’expliquer, de raconter ses propres blessures. Pendant vingt-cinq
ans, un demi-frère a filmé mon père. Il déposait sa caméra sur le
poste de télévision et l’enregistrait racontant sa journée avec le roi.
J’ai visionnée en partie ces enregistrements grouillant d’anecdotes,
authentiques ou inventées par mon père. Les conteurs sont souvent
des menteurs, c’est bien connu. La même histoire revenait sous des
versions extrêmement différentes. J’en choisissais la plus
croustillante et la déclarais vérité vraie. Tout est donc réalité, en
étant fiction absolue.

Quelle a été la réception de l’ouvrage ? Par la famille royale ? Par la
vôtre ?

Mon roman a été bien accueilli. Des articles dans toute la presse, le
journal de vingt-heures de la deuxième chaîne nationale. Au temps
d’internet et des réseaux sociaux, la censure n’a plus de sens. Cela
dit, la fable de Lafontaine « le scorpion et la grenouille » a la peau
dure dans notre beau pays.

Quant à ma famille, les avis sont partagés. Certains ont déploré un
étalage de notre intimité, d’autres ont aimé le texte. Cependant,
étant un vieux routier, je sais que l’on ne peut pas plaire à tout le
monde.

Laurent Pfaadt

Mahi Binebine,
le Fou du roi, Stock,
176 pages, 2017

Des armes d’instruction massive

Daraya © LCC Daraya/Facebook

Quand quelques
hommes
maintiennent en vie
l’humanité.
L’incroyable
aventure de la
bibliothèque de
Daraya.

Le 15 octobre 2015 à Istanbul, la journaliste du Figaro Delphine
Minoui, prix Albert Londres 2006 pour ses reportages en Irak et en
Iran tombe sur des images d’une bibliothèque dévastée en Syrie.
Dans le quartier de Daraya, banlieue rebelle de Damas que le
régime s’évertue par les bombes-barils et la famine à réduire au
silence, des étudiants opposent une autre résistance : celle des
mots. Derrière son ordinateur, la journaliste entre alors en contact
avec ces hommes qui tentent, au péril de leurs vies, de maintenir un
semblant d’humanité à travers…les livres.

L’ouvrage raconte cette formidable épopée depuis ce jour où Ahmad
Moudjahed, étudiant en génie civil, découvre dans les ruines d’une
maison bombardée, une immense bibliothèque. Ahmad le confesse
volontiers, « il n’a jamais été un grand lecteur. Pour lui les livres ont le
goût du mensonge et de la propagande ».
Mais il se rend vite compte
que ces livres représentent bien plus que de simples feuilles de
papier imprimés. C’est la vie, l’âme d’une Syrie méprisée, écrasée,
quasi-anéantie qui gît ici. En somme l’humanité tout entière. En
compagnie de quelques compagnons, d’ Uztez, « le Professeur »,
vétéran de la révolution de la révolution de 2003, d’Omar l’Ibn
Khaldoun de la bibliothèque, ce combattant de l’Armée syrienne
devenu professeur de science politique, de Shadi, le photographe de
la bande, ces hommes vont non seulement s’employer à sauvegarder
ce patrimoine de la destruction mais également de le transmettre
aux habitants de Daraya, venus dans cette bibliothèque comme
dans une catacombe. Maisons, bureaux, mosquées sont inspectées
et leurs livres, répertoriés et sauvegardés, viennent rejoindre ce
sanctuaire.

La prose concise, tranchante de Delphine Minoui qui n’hésite pas à
renvoyer les échos des bombardements de Daraya vers Istanbul ou
Paris transforme cette aventure en épopée. Ses mots nous
emmènent dans les rues détruites de cette banlieue affamée et
gazée jusque dans cette bibliothèque où les livres de
développement personnel côtoient Paulo Coelho, J.M. Coetzee,
Antoine de St Exupéry ou Mahmoud Darwich.

En lisant les pages magnifiques de Delphine Minoui, on a
l’impression d’un sentiment de déjà-vu, d’avoir déjà entendu ces
mots. Et pour cause ils ont l’écho de ceux de ces hommes et de ces
femmes qui, de Sarajevo à Tombouctou en passant par Mossoul ont
décidé depuis ces forteresses de papier de sauver l’humanité d’elle-
même parfois au détriment de leurs propres vies.

La leçon de courage que nous offrent Ahmad, Uztez, Shadi, Hussam
et Omar montre qu’il subsistera toujours des hommes pour faire
briller une lumière d’espoir au milieu des ténèbres. « Si nous lisons
c’est avant tout pour rester humain »
dit l’un des héros du livre. Qu’ils
en soient remerciés car, grâce à eux, les enfants de tous ces pays en
guerre pourront continuer à écouter les contes que quelqu’un, dans
une bibliothèque, leur racontera en dépit des bombes de toutes
sortes qui tentent de les réduire au silence.

Laurent Pfaadt

Delphine Minoui,
Les passeurs de livres de Daraya, Une bibliothèque secrète en Syrie,
160 p. Seuil, 2017.

Interview d’Anouar Brahem

« La signification de la musique va au-delà de la simple signification des mots »

Brahem © Marco Borggreve

Le tunisien Anouar
Brahem est
certainement l’un
des plus grands
interprètes du oud
au monde. Album
après album,
composition après
composition, il trace
une œuvre singulière qu’il fait varier au gré de ses rencontres musicales. Son nouvel
album, Blue Maqams constitue une nouvelle incursion dans l’univers
du jazz. De passage à Paris, nous l’avons rencontré.

D’où vient ce titre, Blue Maqams ?

J’ai pensé à plein de choses différentes. Maqams sont les modes, les
schèmes musicaux. C’est juste un titre qui n’explique pas la musique
de l’album. Blue renvoie à la couleur bleue, apaisante, couleur de
l’infini, du ciel et de la mer. Ce disque m’a semblé plus apaisé que le
précédent. En donnant un titre à l’album ou à mes morceaux, je
cherche à donner à l’auditeur une clef pour ouvrir sa propre
imagination car chacun perçoit la musique selon sa propre
sensibilité. Ce qui me parait important c’est de permettre à
l’auditeur de fabriquer grâce à la musique ses propres images. Mon
intention n’est pas d’expliquer, de conditionner.

Mais même inconsciemment, vous orientez tout de même
l’auditeur même s’il est libre de fabriquer son imaginaire

Oui vous avez raison. Quand on donne un titre, il renvoie à une
signification. Mais moi, j’aime l’idée qu’il ne renvoie pas à quelque
chose de figé. Quand je donne le titre Persepolis’s Mirage, je suis
certain que la quasi-totalité de ceux qui écoutent n’ont jamais été là-
bas. Dans Persépolis, il y a certes l’image de la cité antique mais il y a
aussi la sonorité particulière du mot. Et le mirage peut être réel ou
irréel. Ce qui est intéressant pour moi c’est que les titres ouvrent
plus de questions que de réponses.

Parlez-moi de votre travail de composition

Au départ, je laisse les idées venir d’elles-mêmes. Il ne s’agit que
d’idées musicales qui viennent de bribes d’improvisation, de petites
ou de longues esquisses. Mais je n’y colle pas d’images prédéfinies.
Sur cet album, il y a trois pièces qui viennent d’une improvisation.
Puis de celle-ci je tire quelque chose sur laquelle je travaille, qui se
construit, que j’élabore, que je développe, qui prend une structure.
Donc les choix que je fais sont d’abord musicaux, artistiques,
esthétiques. Je sais où je ne veux pas aller mais je ne sais pas où je
vais. Après, la pièce acquiert sa propre autonomie et dicte le choix
des interprètes. Puis, elle ne prend sa forme définitive que
lorsqu’elle est interprétée.

Vous percevez-vous comme un poète musical ?

Quand je travaille, j’ai tendance à rechercher une forme de
dépouillement, à tendre vers un univers qui se rapproche de
l’univers poétique. Et dans la création, la musique est un espace de
liberté pour moi. Cependant, ce serait prétentieux de ma part de
dire que je propose mes musiques comme des poèmes. L’idée
musicale est avant tout abstraite et j’ai le sentiment qu’il ne faut pas
en faire trop. Cela donne le sentiment d’une fragilité dans laquelle
réside le mystère et que je dois préserver. La signification de la
musique va au-delà de la simple signification des mots. C’est tout
l’intérêt de la musique.

Laurent Pfaadt

Anouar Brahem,
Blue Maqams, ECM, 2017

Une Philharmonie entre traditions et modernité

La programmation 2017-2018 de la Philharmonie du Luxembourg
offrira encore de belles surprises

Chaque année, c’est la même chose. On ouvre avec avidité le
programme de la Philharmonie du Luxembourg et on se dit qu’on
n’aura pas assez de temps pour tout voir. Alors il faut
malheureusement faire des choix. D’autant plus qu’il y en aura pour
tous les goûts. Cela commencera avec un empereur et se terminera
avec un roi. Daniel Barenboim et Evgueny Kissin qui tous les deux
viendront célébrer au piano le génie de Beethoven, respectivement
le 6 novembre 2017 et le 26 juin 2017. Des pianistes, il en sera bien
évidemment question. Krystian  Zimerman en premier lieu dont
l’instrument nous emmènera sur les traces de Léonard Bernstein
mais également Katia Buniatishvili (18/01) et Rudolf Buchbinder
(01/06) pour un voyage dans la Mitteleuropa en compagnie
respectivement de Liszt et de Brahms, dans le train de l’orchestre
philharmonique du Luxembourg et de son chef Gustavo Gimeno qui,
saison après saison, confirment leurs qualités. Les violonistes ne
seront pas reste puisqu’il faudra compter avec quelques-uns des
meilleurs archets du monde avec la magnifique Viktoria Mullova
dans Brahms (24/01), le génial Leonidas Kavados (11/12), Frank
Peter Zimmermann (12/01), Christian Tetzlaff (13/06) ou Baiba
Skride (24/01). Parmi cette effusion de cordes, il serait injuste
d’oublier l’alto d’Antoine Tamestit qui viendra nous faire découvrir
le concerto de Jorg Widmann (12/03), certainement l’un des
compositeurs vivants les plus talentueux ou le violoncelle de Sol
Gabetta dans un concert de musique de chambre où la deuxième
sonate de Brahms (10/01) restera certainement dans toutes les
mémoires. Enfin pour ceux qui préfèreraient les illustres baguettes,
ils auront l’embarras du choix avec Mariss Jansons (22/11), Yannick
Nézet-Séguin (25/05), Riccardo Chailly (27/01), Riccardo Muti
(26/05), Bernard Haitink (19/11) ou Sir Simon Rattle qui viendra
présenter avec son nouvel orchestre, le symphonique de Londres,
un cycle consacré aux trois œuvres posthumes de Gustav Mahler
(19/12 ; 23 et 24/04).

Passé ces tempêtes sonores, un peu de calme sera le bienvenu. La
magnifique pianiste japonaise Mitsuko Utchida (12/11 et 29/01)
célèbrera Schubert tandis que la violoniste Anne-Sophie Mutter
(30/05), la soprano Anna Prohaska, artiste en résidence de la
Philharmonie, et le pianiste russe Grigori Sokolov (25/11)
marqueront incontestablement cette saison.

Ce voyage musical ne serait pas complet sans ses traditionnelles
escapades autour du monde. La venue de Gilberto Gil le 7 janvier
2018 constituera à n’en point douter l’un des points d’orgue de cette
saison. Mais nombreuses seront également les occasions de
découvrir des instruments moins connus et de s’émerveiller autour
de traditions musicales différentes. Aux échos du oud de Dhafer
Youssef répondront la trompette de Wynton Marsalis (24/02), les
rythmes maliens de Fatoumata Diawara (23/03) et le cor des Alpes
de Carlo Torlontano (07/05). Enfin, l’accordéon de Ksenija Sidorova
dans Prophecy for accordion and orchestra (2007) du compositeur
estonien Erkki-Sven Tüür en compagnie de l’orchestre
philharmonique du Luxembourg dirigé par Paavo Jarvi, ne devra
être manqué sous aucun prétexte. Cette soirée du 20 avril prochain
résumera à elle-seule cette volonté de la Philharmonie d’allier en
permanence traditions et modernité. Pour notre plus grand plaisir.

Laurent Pfaadt

Gimeno © Marco Borggreve

https://www.philharmonie.lu/fr/

Dans l’œil du cyclone afghan

Curry © Steve Mc Curry

Magnifique monographie du
photographe Steve McCurry
.

Il arrive qu’une photographie
change une vie. Celle du modèle
mais également celle du
photographe. Il arrive également
que ce dernier soit identifié à cette
photo, à cette seule et unique
photo. Ce fut le cas de Steve
McCurry qui ne se doutait pas,
lorsqu’il vit la jeune Sharbat Gula,
celle que l’on allait surnommer
l’Afghane aux yeux verts, en 1984 au Pakistan, que sa vie allait être
irrémédiablement changée. La Une du National Geographic fit le
tour du monde et valut à Steve McCurry plusieurs prix et une
notoriété qui ne s’est pas démentie. Mais c’est oublier que Steve
McCurry fut avant cela un inlassable amoureux de cet Afghanistan
qu’il arpente depuis près de quarante ans et dont il contribua à
diffuser la beauté à travers ses nombreuses rencontres et
reportages que l’on retrouve dans ce fantastique ouvrage.

Pour rendre hommage au travail du photographe de l’agence
Magnum, les éditions Taschen lui consacrent une monographie
assez impressionnante. Ses reportages photos sur les
moudjahidines alors en lutte contre l’Armée Rouge lui valurent le
Word Press Photo en 1984, le Nobel de la photographie dont il
remporta, fait exceptionnel, quatre récompenses. De ces clichés en
noir et blanc qui relèvent presque de l’ethnographie aux couleurs
éclatantes de cette burqa jaune ou de ce paysage baigné de lumière
d’Herat comme sorti du désert des Tartares, les photos de Steve
McCurry donnent à voir un pays et des hommes qui ont subi
l’histoire sans jamais se laisser dominer.

Dans les portraits de McCurry, les enfants sont magnifiés, les
hommes témoignent d’une vaillance ancestrale et les femmes
dévoilent une beauté sans âge. Il y a ces vertes  prairies qui se
reflètent dans les iris de Sharbat Gula et ces enfants serrant contre
leur poitrine des armes comme s’il s’agissait d’extensions de leur
corps. Sharbat Gula est bien là mais elle n’est que la générale d’une
armée d’enfants aux regards d’une puissance incroyable, à l’image
de cette autre jeune fille aux yeux bleus, cette Madone afghane
photographiée comme Sharbat Gula, à Peshawar, dix-huit ans plus
tard.

L’œil de ce Capa d’Afghanistan offre le témoignage d’une société
méconnue et en même temps magnifique. On y mesure les
stigmates de l’obscurantisme notamment sur les femmes et les
blessures des idéologies imposées. Mais derrière tout cela
demeurent les caractéristiques d’une société multiple où cohabitent
depuis des siècles des centaines d’ethnies, le chiisme et le sunnisme
et où la liberté et la vengeance se transmettent tels de précieux
héritages. Steve McCurry n’omet rien de la guerre, ses souffrances,
ses blessures, ses destructions. Mais à l’image de cet enfant soldat
blessé dans la province de Baghlan dont seul l’œil gauche demeure
ouvert et brille de ce courage féroce que l’invasion n’a jamais éteint,
on découvre ce feu inextinguible qui habite ces êtres. A d’autres
moments, devant ces paysages secs et abrupts ou face à cet homme
barbu portant des lunettes rondes rencontré en 1981, on a
l’impression de lire les Cavaliers de Kessel.

A travers l’œil du photographe, on lit dans ces visages l’âme de
l’Afghanistan, celle d’un peuple qui ne s’est jamais laissé dompter,
celle d’un peuple dont la contrée se situa jadis à la croisée des
savoirs et dont quelques bribes subsistent ironiquement, malgré
l’obscurantisme, à l’image de cette photo prise dans la province de
Baghlan en 2002 où des hommes en tenues traditionnelles se
réunissent sous une photo du…World Trade Center. C’est ce qui
s’appelle à un clin d’œil.

Laurent Pfaadt

Steve Mc Curry, Afghanistan, Taschen, 2017.
Toutes les publications Taschen sont sur
www.taschen.com

Le musée qui fait son récital

Deuxième édition de Piano au Musée Würth

Voilà un festival qui devrait constituer l’un des rendez-vous musicaux
incontournables de la région. Une fois de plus, le musée Würth alliera
l’art à la musique. Il sera possible, en plus d’admirer jusqu’au 8 janvier
2018 les trésors de l’exposition « la tête aux pieds », d’écouter Chopin,
Brahms, Schubert ou Beethoven sous les doigts de musiciens
d’exception. 

Avec Philippe Bianconi ou le génial Nelson Goerner qui clôturera
cette deuxième édition, le piano résonnera en maître. Le virtuose
argentin qui compte parmi les meilleurs interprètes de Chopin ou
de Liszt – et pour cause, il remporta le premier concours Liszt de
Buenos Aires en 1986 – régalera les spectateurs des deux
premières nocturnes et de la troisième sonate de Chopin qu’il a
d’ailleurs gravé sur le disque (EMI). De Chopin, il en sera
également question avec la pianiste polonaise, Ewa Osinska, qui
aura une fois de plus à cœur de faire résonner les accords du plus
français des compositeurs polonais et accompagnera les
spectateurs sur des chemins de traverse notamment ceux d’un
autre compositeur polonais, le génial Karol Szymanowski.
D’autres compositeurs seront à redécouvrir : Nicolaï Medtner ses
doigts de l’Ukrainien Vadym Kholodenko, vainqueur du concours
Van Cliburn en 2013 ou Alban Berg dont l’œuvre pour piano reste
largement méconnue et que

Vincent Larderet

dans son récital
d’inauguration s’emploiera à
nous faire aimer. Pour ceux
qui souhaitent des « tubes », il
faudra venir écouter la
sonate des adieux d’Ana
Kipiani, un jeune talent à
suivre, les variations Diabelli
par Herbert Schuch qui
rendra hommage au grand
Beethoven ou les Préludes de
Debussy d’un Philippe
Bianconi qui nous emmènera,
à n’en point douter, sur les
traces du légendaire Arturo
Benedetti Michelangeli.

Des escapades dans la musique de chambre et le jazz seront
possibles durant ces neuf jours. Le violoncelle de Marc Coppey,
ancien du quatuor Ysaye, le violon de Nicolas Dautricourt et le
piano de Vincent Larderet emmèneront les spectateurs se
contempler dans les miroirs de Ravel. Marc Coppey rejoindra
ensuite le pianiste Peter Laul pour les troisième, quatrième et
cinquième sonates de Beethoven. Enfin préparez-vous à pénétrer
dans l’un des univers jazzy les plus originaux avec les musiciens du
Colin Vallon trio qui, avec les titres de leur dernier album, Danse
(ECM records), ne manqueront de vous émouvoir et de vous
déstabiliser. Avec de surcroît des tarifs plus qu’attractifs, il serait
donc dommage de passer à côté de cette parenthèse enchantée.

Laurent Pfaadt

Piano au musée Würth, 10-19 novembre 2017.
Toutes les informations à retrouver sur :
http://www.musee-wurth.fr/wp/index.php/festival-piano-au-musee/

Les voies souterraines du racisme

Whitehead © Sunny Shokrae for The New York Times

Avec sa parabole
sur le racisme,
Colson
Whitehead réalise
un chef d’œuvre. 

En choisissant le
livre de Colson
Whitehead pour
ses lectures
estivales, Barack
Obama l’a
consacré tant en
écrivain majeur
des lettres américaines qu’en figure de proue d’une littérature
engagée. Auréolé du National Book Award et du Prix Pullitzer,
Underground Railroad est plus qu’un simple livre. C’est un
monument. Car en s’attaquant à la thématique de l’esclavage aux
Etats-Unis qu’a sublimé Toni Morrison dans Beloved, Colson
Whitehead dut y réfléchir à deux fois. C’est d’ailleurs ce qu’il fit. Et
même plusieurs fois. Mais l’auteur remarqué de l’Illusionniste
(1999) attendit la maturité littéraire pour s’attaquer à cet Everest
de la littérature nord-américaine. Et il décida non pas de gravir
cette montagne périlleuse mais de la franchir en passant… dessous !

Car l’Underground Railroad, ce « chemin de fer clandestin» est le
nom donné à ce réseau de passeurs, ces « justes » avant l’heure
qui permirent à de nombreux esclaves de quitter leurs Etats pour
accéder à la liberté. Et l’auteur, nourri de la contre-culture
américaine des années 90 et 2000, a fabriqué autour de cette
notion un véritable chemin de fer souterrain qui allait emmener
l’héroïne du roman, une jeune femme de quinze ans, Cora, de la
Géorgie jusqu’aux Etats du Nord.

Ce voyage qui s’apparente parfois à ceux de Gulliver dans un style
littéraire qu’il conviendrait à présent de qualifier de « colsonien »
va mener notre jeune esclave dans des Etats aussi divers que les
deux Caroline, l’Oregon ou l’Indiana. Colson Whitehead ne lésine
pas sur les descriptions parfois insoutenables, mâtinant ainsi son
récit d’un subtil mélange de fantastique et de réalisme. Si l’on
ajoute à cela quelques personnages proprement stupéfiants
comme par exemple Rigdeway, le chasseur d’esclaves, le roman de
Colson Whitehead se range d’ores et déjà parmi les ovnis
littéraires nord-américains appelés à devenir cultes, à l’instar de
l’Infinie Comédie de David Foster Wallace ou du Festin Nu de
William Burroughs.

A travers les différentes étapes du roman se dessine surtout
l’histoire mouvementée de la condition des noirs aux Etats-Unis.
Colson Whitehead utilise à dessein un vocabulaire qui n’est pas
sans rappeler celui de la Shoah dont il assume le parallèle. Le
meurtre et l’humiliation y sont communs mais surtout sa
comparaison permet de comprendre que dans les deux cas, la
Shoah et l’esclavage ont façonné l’Europe et les Etats-Unis. Mais
si la première a dépassé ses tragédies dans la construction
européenne, les seconds restent prisonniers de leurs démons si
l’on en croit les récents évènements du Missouri et de
Charlottesville. Et il serait hasardeux de croire que les fantômes
qui peuplent le roman de Colson Whitehead s’abstiennent de
traverser l’océan atlantique. S’ils ne l’ont pas déjà fait…

Laurent Pfaadt

Colson Whitehead, Underground Railroad,
Albin Michel, 2017

mon amie Adèle

Sarah Pinborough, mon amie Adèle, Préludes, 416 pages, 2017

Voilà un livre qui devrait vous
causer, pour le meilleur comme
pour le pire, pas mal de nuits
blanches. Car, avec son intrigue,
l’histoire de ce page-turner donne
le sentiment qu’elle peut tous
nous arriver. Résumons la
situation : Louise, assistante
médicale tombe amoureuse de
son patron. Pour l’instant rien
d’exceptionnel. Sauf qu’il a une
femme, Adèle qui devient vite l’amie de Louise. Et comme dans
tout bon thriller, ceux que l’on croit connaître semblent
nettement plus complexes. C’est peu dire.

Et c’est bien ce qui arrive dans ce roman où les visages n’auront de
cesse de changer de masques si ce n’est les masques eux-mêmes
qui changeront de visages. Au final, on ne sait plus qui il faut
croire tant l’intrigue est rondement menée et surtout, le final se
révèle stupéfiant et pour ainsi dire d’une cruauté
particulièrement bien élaborée. Sarah Pinborough parvient dans
ce roman à disséquer avec bonheur toute la perversité de l’être
humain et sa capacité à inventer de terribles stratagèmes pour
parvenir à ses fins. Humain, trop humain aurait dit Friedrich
Nietzsche. Il ne se doutait pas combien il avait raison.

Laurent Pfaadt

Le camion au TNS

C’est peut-être une façon d’aller plus loin ou plus au fond de la
provocation que de faire du théâtre à partir d’un film dont
l’existence n’est que parlée.

C’est le pari réussi d’une jeune metteure en scène Marine de
Missolz qui présente au TNS cette pièce « Le camion » une
adaptation en quelque sorte du film éponyme de Marguerite
Duras sorti en 1977 et qui fit plus ou moins scandale car il
bouleversait les codes de la mise en scène cinématographique.
Etait-ce bien un film ? se demandait-on alors. Est-il devenu
théâtre ? Le questionnement reste largement ouvert.

Sur le plateau il y a bien trois comédiens dont deux représentent
les protagonistes du film, rappelons-les, Marguerite Duras, elle-
même et Gérard Depardieu qui, assis autour d’une table lisent le
scénario d’un film possible intitulé « Le camion ». Elle lit, décrit ce
qui pourrait exister : un camion, une femme qui monte dans la
cabine, se met à parler, à chanter parfois.

Lui essaie de suivre, pose quelques questions : « qui est-elle cette
dame ? comment ça va finir ?

Elle lui demande de  » voir  » ce qu’elle imagine. Il affirme que  » oui  »
il voit. Parfois il pose des questions pertinentes, ajoute des
remarques. Avec circonspection il entre dans son propos.
L’imaginaire prend forme et se déroule comme ce camion qui
longe des paysages de terres et de banlieues.

Ce film qui évoquait la possibilité d’un film nous avait fascinés car,
avant-gardiste, poétique, drôle. Ce film on le reçoit comme un
conte, fascinés que nous sommes par le pouvoir suggestif de la
parole.

La mise en scène de Marine de Missolz ne déroge pas à cela. Sur le
plateau le pouvoir des mots, les images qu’ils engendrent sont
portés par Laurent Sauvage dont la voix, la qualité d’élocution, le
rythme, le ton qu’il sait donner à ses paroles sont d’une étonnante
sensibilité, d’une grande sensualité, tout en retenue et
délicatesse. Il tient le rôle de Marguerite Duras. Il se tient face à
nous. Il évoque, suggère, réfléchit, hésite. A ses côtés, celui qui
écoute, c’est Hervé Guilloteau dans un rôle de composition qui en
fait ce personnage intrigué par ce qu’on lui raconte et qui,
manifestement, se concentre pour suivre le déroulé de cette
histoire d’une rencontre insolite entre le chauffeur du camion et
la  » dame « . Il montre un certain embarras, hoche la tête, se gratte
le crâne, s’éponge le front mais acquiesce et dit qu’il  » voit « .

Face à nous, ils nous font entrer dans le jeu de l’imaginaire.

En effet l’interprétation est fidèle à la magie du conditionnel, ce
temps de la langue qui permet le jeu de tous les possibles, celui
qui permet aux enfants de mettre en place des scénarii où ils sont
créateurs réalisateurs et acteurs

Comme dans le film, un écran placé à gauche du plateau laisse
défiler des paysages gris et sans âme.

Pour ne pas rester figés face au public les comédiens se rendent
parfois près d’une petite table qui évoque, bien sûr celle autour de
laquelle se tenaient Marguerite Duras et Gérard Depardieu
Parfois ils entament une chorégraphie à laquelle participe le
troisième comédien, Olivier Dupuy, inventé par la metteure en
scène et censé représenter le deuxième chauffeur, celui qui dort
dans le film. Il devient, ici un témoin muet qui va et vient auprès
des deux autres. Il est comme  » l’oreille « ,  » la pensée « …

Reviennent en boucle les remarques sur l’enfermement dans la
cabine et le regard que tous deux portent sur la route. Le discours
parfois décousu de la femme aborde les questions politiques par
le truchement de ses souvenirs de militante qui a cru à la
révolution par le prolétariat mais qui dit-elle à déchanter en
constatant la collusion entre le capitalisme et le socialisme.

Elle parle aussi d’un enfant nommé Abraham, celui de sa fille.

Est enfin évoquée la probabilité que cette femme se soit
échappée de l’asile situé non loin de là, une personne étrange que
la pièce de théâtre comme le film nous rend paradoxalement
proche et mystérieuse, pour le moins fascinante.

Marie-Françoise Grislin

Nézet-Séguin transcende Mendelssohn

Nézet-Séguin © nézet-séguin 2016

Le chef
d’orchestre
canadien signe
une magnifique
intégrale des
symphonies de
Félix
Mendelssohn

Il est des compositeurs dont l’œuvre est à la fois un testament et
un manifeste. Tel fut le cas des symphonies de Felix Mendelssohn
(1809-1847) qui dirigea en son temps le Gewandhaus de Leipzig
et reste le compositeur qui effectua le pont entre le classicisme et
le romantisme. C’est le sentiment qui ressort de l’écoute de cette
intégrale. Après John Eliot Gardiner qui vient d’achever la sienne
sous le label de l’orchestre symphonique de Londres, voilà venu le
témoignage discographique de Yannick Nézet-Séguin, directeur
en autres du Metropolitan Opera. Et il a eu l’intelligence, pour ne
pas dire l’audace, de confier cette tâche à un orchestre de
chambre, le Chamber Orchestra of Europe, dont l’excellence avait
ravi Abbado, Harnoncourt ou Haitink.

Enregistrées à la Philharmonie de Paris en février 2016, ces
symphonies témoignent d’une vivacité et d’une énergie assez
incroyables. La cinquième est à la fois douce (grâce à une
magnifique flûte) et épique, l’Ecossaise avec ses cordes incisives,
affûtées et ses magnifiques bois sonne tel une tempête déferlant
depuis la Mer du Nord. Ces mêmes cordes deviennent
langoureuses, très « Trauerische », parfois mystiques dans la
seconde symphonie. A chaque interprétation, on sent le travail du
chef, patient, obstiné, n’hésitant pas pousser l’orchestre dans ses
derniers retranchements sans pour autant le brutaliser. Il
commande mais n’impose pas.  Le son est parfois poli à l’extrême
comme dans la première symphonie. Mais il n’est en que plus
brillant, plus éclatant, plus sauvage dans la troisième. De cette
lumière jaillissent des reflets tantôt dorés dans la quatrième avec
son second mouvement plein de couleurs, tantôt de bronze avec
cette cinquième solennelle.

Nézet-Séguin se mue aussi en guide qui nous entraîne dans une
véritable histoire de la musique classique où l’on perçoit aisément
toutes les influences qui imprégnèrent l’œuvre de Felix
Mendelssohn. De Bach dans la deuxième symphonie-cantate
certainement la moins connue de toutes et bien servie par le
RIAS-Kammerchor, probablement le meilleur chœur en activité et
les voix de Daniel Behle et Karina Gauvin, à Mozart ou Haydn
dans la première, à Berlioz dans l’Italienne ou à Beethoven dans la
cinquième. Le Chamber Orchestra of Europe est là derrière son
maître, libérant son incroyable énergie. On le sent prêt à suivre
Yannick Nézet-Séguin n’importe où. Cela tombe bien car les voici
au panthéon discographique.

Laurent Pfaadt

Mendelssohn : symphonies 1-5, Chamber Orchestra of Europe,
RIAS-Kammerchor, Daniel Behle, Karina Gauvin
dir. Yannick Nézet-Séguin,

Deutsche Grammophon, 2017