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La vie en bleu

A l’occasion d’une exposition passionnante, l’hôtel de Caumont d’Aix-en-Provence revenait sur l’œuvre du peintre Yves Klein


Le bleu est à Yves Klein (1928-1962), ce que le noir fut à Pierre Soulages (1919-2022). Une marque de fabrique, un esthétique immédiatement reconnaissable dans le monde entier. Le bleu lumineux et profond qu’il a fait breveter, le fameux IKB (International Klein Blue) qui orne ses toiles monumentales demeure encore aujourd’hui admiré dans les plus grands musées du monde. Et pourtant, plus de soixante après sa mort à seulement trente-quatre ans, on connaît assez peu l’homme derrière la couleur. 

C’est cette dimension personnelle, plus intime qu’a voulu explorer l’hôtel de Caumont, ancien hôtel particulier devenu centre d’art en 2015 afin d’offrir aux spectateurs des éléments de compréhension de l’artiste. Et derrière le côté spectaculaire, éclatant de l’œuvre de Klein, l’exposition s’aventure sur des chemins qui éclairent une vie certes trop courte mais fascinante.

Revenant ainsi sur les origines familiales de l’artiste et son cercle d’amis, sur son lieu de travail et sa relation avec ses modèles, l’exposition exposa avec brio les conditions matérielles de son travail, les réflexions intellectuelles de l’artiste, sa dimension spirituelle, ainsi que l’humour souvent sous-jacent au sérieux de sa démarche.

Bien évidemment, l’exposition réalisée en collaboration avec les Archives Klein, n’a pas fait l’impasse sur les œuvres les plus célèbres de l’artiste comme ces Monochromes toujours aussi incroyables de puissance picturale et les Sculptures éponges, les peintures dorées Monogolds, ou encore les Anthropométries réalisées à la Galerie Internationale d’art contemporain, le 9 mars 1960 avec des modèles peints. Mais à côté de ces chefs d’œuvre, le visiteur découvrit aussi des œuvres moins connues du grand public, ainsi que des archives inédites et des objets uniques issus de son fonds d’atelier permettant de cerner ce peintre mort trop tôt mais qui, indubitablement, en cet anniversaire du cinquantenaire de la disparition de Pablo Picasso, a rejoint ce dernier au panthéon des génies de la peinture.

Par Laurent Pfaadt

A découvrir la prochaine exposition de l’hôtel de Caumont, Max Ernst, Mondes magiques, mondes libérés, du 4 mai au 8 octobre 2023 sur http://www.caumont-centredart.com/fr

L’aigle s’est évadé

Ben MacIntyre, auteur de L’espion et le traître, nous emmène dans le château de Colditz pour un nouveau récit passionnant

Avant de commencer la lecture de ce livre, on imagine Clint Eastwood ou Richard Burton déguisés en officiers de la Wehrmacht et s’introduisant dans cette forteresse pour libérer quelques hauts gradés. Car avec Ben MacIntyre, auteur de L’espion et le traître et Agent Sonya, le lecteur doit s’attendre, en entrant dans ce château, à un nouveau récit enlevé et plein d’action.


Il faut dire que l’endroit, une forteresse perchée au sommet d’une montagne de Saxe dominant la rivière Mule, est un véritable décor de cinéma. D’ailleurs il a été en 1972-1974, l’objet d’une série télévisée. Dans cet endroit battu par les vents ont été regroupés des prisonniers de marque, des officiers anglais, français, néerlandais, polonais, yougoslaves, américains parmi lesquels le neveu de Churchill ou Desmond Wilkinson Llewelyn, jeune lieutenant britannique qui, après-guerre deviendra l’éternel pince-sans-rire Q de la saga James Bond. Parmi eux, des Français particulièrement surveillés. « Le contingent français en expansion comprenait des personnalités indomptables, des hommes considérés comme irréductibles qu’on n’aurait pas pu garder dans un camp normal » écrit ainsi Ben MacIntyre. Des hommes dont l’évasion est devenue un art, un but ultime qu’il faut briser, mater.

Loin de parvenir à cet objectif, les Allemands et en premier lieu le responsable de la sécurité, le Leutnant Reinhold Eggers, vont au contraire stimuler leur imagination. Et Ben MacIntyre de nous narrer toutes ces incroyables tentatives comme tirées d’un film : on creuse des tunnels, on se déguise en officiers allemands. Un fuyard ainsi costumé se permet même de rabrouer, dans un allemand sans accent, un simple soldat qui a refusé de le saluer !

Il ressort ainsi de l’ouvrage de Ben MacIntyre, un côté irréel, presque factice et caricatural de Colditz, de ses occupants et de ses geôliers, tant les comportements des protagonistes du livre paraissent en décalage avec ce qui se passe de l’autre côté de l’Europe où la Wehrmacht est engagée dans les pires opérations d’extermination de l’histoire. A Colditz, les Allemands sont presque sympathiques de tant de mansuétude à l’égard de leurs prisonniers, presque ridicules. Ici, c’est un peu la guerre en goguette comme lorsqu’un pilote tchèque de la RAF, playboy à ses heures, fait engager comme assistante du dentiste du château, une magnifique créature rencontrée lors d’une évasion.

Mais derrière ce décor d’opérette se déploie une stratégie mûrement réfléchie. Celle de briser la volonté de ces as de l’évasion en les enfermant dans un ennui mortifère. A Colditz on ne fait rien, on passe son temps à se tourner les pouces et on déprime. Alors, on lit – un célèbre éditeur envoie même à nos illustres détenus des colis remplis de livres – on débat dans des clubs, on joue aux cartes et on boit du thé. Mais pas question de débattre avec n’importe qui et Ben MacIntyre montre également la stratification de cette société où la notion de frères d’armes ne vaut que pour certains.

Bientôt l’angoisse de la fin de la guerre parvient jusqu’à Colditz. De grotesques, les Allemands deviennent impitoyables car depuis le 20 juillet 1944, les SS ont accentué leur emprise sur le régime. On ne sait plus s’il vaut mieux quitter le château au péril de sa vie ou, au contraire, y rester au risque de devenir des otages convoités ou des victimes prestigieuses. Le livre change alors d’atmosphère et devient haletant. « Les nerfs sont sur le fil du rasoir » dit l’un d’eux. Et derrière les portes de la forteresse où se fomentent de nouvelles évasions se dressent les oreilles de notre brillant écrivain pour nous relater les dernières aventures d’un livre définitivement fascinant.

Par Laurent Pfaadt

Ben MacIntyre, Colditz, la forteresse d’Hitler
Alisio, 448 p.

The Unreleased Masters

Ces fameux enregistrements de la célèbre soprano américaine disparue le 30 septembre 2019 ont agité pendant longtemps le petit monde de la musique classique. Les fans commençaient à se demander s’ils les écouteraient un jour. Car Jessye Norman, perfectionniste tatillonne, a longtemps refusé d’autoriser ces merveilleux bijoux.


Les trois CDs qui composent ce coffret sont chacun, à leur manière, indispensables. Il y a ce Wagner qu’elle n’appréciait pas en tant que personne, elle qui possédait des convictions humanistes chevillées au corps, mais dont la voix de bronze était taillée pour les opéras du génie allemand. Ils furent nombreux à lui proposer d’alléchants contrats pour interpréter Tristan et Isolde, ce « fruit défendu » qu’elle s’est toujours refusé à goûter. En compagnie de Kurt Masur et du Gewandhaus de Leipzig, l’expérience fut amère puisque les relations entre eux restèrent marquées par des tensions. Mais l’amertume de cet unique enregistrement studio donne cependant une dimension de puissance incarnée et libérée de toute divination. Jessye Norman y est profondément bouleversante. 

Dans cet autre CD en compagnie du Boston Symphony orchestra et de son emblématique chef japonais, Seiji Osawa, elle campe des reines qui laissent transparaître une incroyable fragilité. Si la Phaedra de Britten est péremptoire, sa Cléopâtre est d’une beauté à couper le souffle. Jessye Norman donne ici la pleine mesure de son timbre unique et exceptionnel, plein de solennité. Et par la magie de la voix, elle devient le personnage qu’elle incarne. 

L’apothéose de ces enregistrements est atteinte avec les quatre dernier Lieder de Strauss sous la conduite d’un James Levine à la tête des Berliner Philharmoniker au sommet de leur art qui semblent ne faire qu’un avec la soprano dans cet enregistrement de mai 1989. Trois grands orchestres dirigés par trois grands chefs au service de l’une des plus belles voix de cette fin de 20e siècle. Une voix désormais gravée un peu plus dans la légende grâce à ces trois merveilleux disques.

Par Laurent Pfaadt

Jessye Norman, The Unreleased Masters, 3 CDs, Decca

La Reine des Amazones

Alors qu’il se rend à Thessalonique à l’invitation d’un ami pour y disputer une course de chars, Alix, toujours accompagné de son fidèle Enak, se retrouve à devoir affronter lors de cette épreuve une femme, l’intrépide Délia, appelée par ses partisanes, la reine des amazones. Dans le même temps, la province dirigée par un gouverneur lubrique et corrompu, est secouée par une série de disparitions de jeunes femmes dont la fille de son ami Hémon.


Il n’en faut pas moins pour que notre héros se lance dans une nouvelle enquête. Dans cet album, le 41e de la série, la scénariste Valérie Mangin à qui l’on doit Alix Senator, transpose habilement le phénomène #Metoo dans la Rome antique pour l’infuser avec le mythe des amazones. En installant ce personnage voulant bâtir une société féministe libérée du patriarcat romain, les auteurs parviennent astucieusement à évoquer un phénomène de société actuel via l’histoire et la mythologie. Chrys Millien qui fait ici ses premiers pas dans l’univers de Jacques Martin, réussit parfaitement, à coups de quadriges et de batailles, son baptême du feu. Sa reine des amazones, à la fois altière et intrépide est, avec ce côté brune mystérieuse assumé, très réussie. Quelques cases sont également appelées à demeurer dans les mémoires comme celle du suicide du coupable dans les dernières pages de l’album.

Une fois de plus, animé de son légendaire sens de la justice, notre héros va mener à bien son indéfectible quête de vérité afin de révéler le double jeu des protagonistes dans cette nouvelle aventure qui devrait toujours autant ravir les lecteurs de 7 à 77 ans.

Par Laurent Pfaadt

J. Martin, V. Mangin, C. Millien, Alix, La Reine des Amazones
Chez Casterman, 48 p.

8 jours en mai

Le 30 avril 1945, il est 15h30 lorsque retentit un coup de feu dans le bunker de la chancellerie du Reich. Adolf Hitler, Führer de tous les Allemands, responsable de la seconde guerre mondiale et de la Shoah, vient de se suicider. Dehors, les Soviétiques sont aux portes de l’épicentre du Troisième Reich. A 18h35, un télégramme de Martin Bormann, numéro 2 du régime arrive chez l’amiral Karl Dönitz l’informant de sa nomination en tant que président du Reich. 


Karl Dönitz

Ce fameux Reich de mille n’a alors plus que huit jours à vivre. Jusqu’à la capitulation sans condition de la Wehrmacht, le 8 mai à Reims s’ensuivent d’interminables manœuvres pour sauver ce qu’il reste de l’Allemagne et de sa puissance. C’est ce que raconte à merveille Volker Ullrich dans cet essai passionnant de bout en bout et qui se lit d’une traite. Une sorte de page-turner historique où tout est véridique.

L’auteur raconte l’agonie d’une bête blessée à mort qui tente, par tous les moyens et tous les stratagèmes, de survivre. Mais dans le même temps, en se fondant sur une multitude de sources notamment les journaux et les carnets intimes de nombreux acteurs, il survole, tel un aigle dans le ciel européen, l’ensemble de la situation pour suivre tantôt ces SS aux abois qui ignorent que leur Führer est mort et tuant leurs dernières victimes dans les marches de la mort, tantôt la progression des armées alliés, remportant ces inutiles batailles sanglantes où périssent quantité d’adolescents fanatisés par cet autre aigle qui, quatre ans pus tôt, avait mis l’Europe à genoux.

« A la fin de la journée du 30 avril, l’incertitude était donc totale sur la tournure qu’allaient prendre les évènements » écrit ainsi Ullrich. Les sentiments qui prédominent alors à la tête de la Wehrmacht et dans la SS sont emprunts de sidération et d’incrédulité. Goering a été écarté quelques jours auparavant et Himmler qui a tenté de négocier une paix séparée à l’ouest, doit se conformer au choix d’Hitler de nommer Dönitz. L’entrevue entre les deux hommes est d’ailleurs fascinante, Dönitz conservant un pistolet à portée de main au cas où…L’amiral installe son quartier général à Flensbourg, près de la frontière danoise et nomme le comte Schwerin von Krosigk comme chef d’un gouvernement provisoire où l’on retrouve les généraux Keitel et Jodl ainsi que le ministre de l’Armement, Albert Speer. 

Ne se limitant pas à la simple énumération des faits, l’historien allemand entre dans la psyché des acteurs pour nous dévoiler les ressorts de comportements parfois irréels. Car, comme lors de la bataille des Ardennes, quelques mois plus tôt, les dirigeants du Reich tentent de jouer un dernier va-tout, politique celui-là. Ils s’activent pour fracturer le camp allié en voulant signer la paix à l’ouest afin de mieux continuer le combat à l’Est contre l’URSS. Les tractations relatées avec brio par l’auteur resteront vaines mais l’aveuglement de Dönitz causa la mort inutile de nombreux Allemands voire même l’encouragea lorsqu’il décida d’exécuter les jeunes soldats qui avaient fait preuve de plus de clairvoyance que leurs chefs. Et dans le même temps, le lecteur assiste, médusé mais également, il faut le dire, fasciné, au délitement de la société national-socialiste. Il a fallu dix ans pour l’édifier. Huit jours suffirent pour qu’elle s’effondre à l’image d’un Joseph Goebbels, ce chancelier de 24 heures qui se suicide avec femme et enfants.

En alliant une prodigieuse érudition qui entre dans les moindres détails comme celle du suicide d’Hitler et de la crémation de son cadavre, presque heure par heure, à un rythme narratif qui fait penser aux historiens anglo-saxons, entre vision panoramique et arrêts sur images, Volker Ullrich réussit le double pari de nous donner à comprendre ces quelques jours d’incertitudes marquant la jonction entre la fin d’une Allemagne et le début d’une autre en même que de composer une fresque sur laquelle de futurs écrivains trouveront matière à un récit tout aussi exceptionnel. Assurément l’un des meilleurs livres d’histoire de cette année 2023.

Par Laurent Pfaadt

Volker Ullrich, 8 jours en mai, L’effondrement du IIIe Reich, traduit de l’allemand par Denis-Armand Canal
Chez Passés composés, 352 p.

Mon absente

A la demande de Stanislas Nordey ,Pascal Rambert  a écrit , mis en scène et scénographié  une pièce  pour les  actrices et acteurs associés du TNS.


C’est en pensant que l’une d’elle, Véronique Nordey n’était plus et pour des raisons personnelles qu’il a eu l’idée de travailler sur la disparition et d’intituler sa pièce « mon absente » ramenant ainsi   ce problème existentiel auprès de chacun de nous.

Au pied du catafalque entouré de fleurs sur lequel repose le cercueil en bois clair, lui aussi chargé de fleurs, les enfants de la défunte, de la maman, vont venir parler de ce qu’ils ont en tête et sur le cœur à son sujet.

Comme il sait si bien le faire, Pascal Rambert   nous place devant des situations concrètes et nous fait entendre des paroles personnalisées qui expriment sans concession la complexité des rapports humains, les bouleversements et contradictions qui traversent toute personne confrontée à la mort d’un être proche.

Une quasi-obscurité règne sur le plateau, une musique douce et lointaine l’envahit (lumière, Yves Godin, musique, Alexandre Meyer). De l’ombre surgissent les personnages qui gardent leur prénom de comédien (c’est habituel chez Pascal Rambert). Le premier, c’est Laurent (Laurent Sauvage), grande silhouette en costume blanc (costumes Anaïs Romand) qui situe ses souvenirs dans le vaste appartement de 250 mètres carrés, précise-t-il, du boulevard Haussmann où sa mère l’a élevé, sans argent et sans amour comme ses frères et sœurs qu’elle considérait, dit-il, comme des chiots. « Je n’ai rien reçu » va-t-il répétant, poursuivant ses allées et venues autour du cercueil. C’est ça qu’il a à dire, ne s’interrompant que pour répondre à son amoureuse qui l’appelle sur son portable.

 Aimé, moins aimé, préféré, chacun y va de ses souvenirs, s’adressant à cette maman plus préoccupée de se renfermer dans son bureau pour écrire que de s’occuper des enfants. Une mère écrivain égocentrique qui nous fait penser à Marguerite Duras et à sa propre mère désargentée et peu affectueuse à ses dires.

Une cérémonie des adieux personnalisée où l’un et l’autre finissent parfois par se croiser au risque d’une confrontation car souvenirs et points de vue sont loin d’être en accord. Ce sera le cas pour Laurent et Claude (Claude Duparfait), les deux ainés qui ont parfois reçu des coups de leur mère. Claude, très excité, affirmant que Laurent était le préféré.

Surviennent bientôt, les autres fils, Stan qui a entretenu une relation compliquée avec sa mère (Stanislas Nordey) ,Houedo (Houedo Dieu- Donné Parfait Dossa) qui veut devenir écrivain, et Vincent (Vincent Dissez) le benjamin habillé en femme, qui déclare son amour à sa mère,  et  décide de danser nu  pour elle, lui révélant qu’il le fait chaque soir pour ceux qui le regardent en buvant du champagne.

 Du côté des filles les situations sont moins problématiques, Audrey (Audrey Bonnet) la fille de l’absente a été aimée et s’est occupée de sa mère. Quant aux petites -filles, Océane (Océane Caïraty), elles l’ont aimée voire admirée, leur problème est plutôt la relation avec leur père en particulier pour Claire (Claire Toubin) la fille de Claude que son père rejette car elle vit en couple avec une femme Ysanis (Ysanis Padonou).

Cette réunion autour de leur mère rassemble aussi des personnes « rapportées » comme Mata(Mata Gabin) , la belle-mère de Houedo, sa fille Melody (Melody Pini) qui  témoignent  de leurs souvenirs de la morte.

Leurs témoignages contradictoires sont dits avec beaucoup de conviction, parfois violemment, avec cette émotion et sensibilité de mise dans de tels circonstances et que révèlent ces paroles pertinentes :  le terme de « Maman », abondamment répété, « où sont les pères ? », « les parents sont abjects », « nous étions libres », « je n’ai rien compris », « tu l’as fait mourir »…

Ainsi, en ce moment des adieux, se dessine le portrait d’une femme de caractère vis-à-vis de laquelle ses six enfants disent chacun à leur façon qu’ils l’ont aimée mais qu’ils auraient souhaité qu’elle soit autre.

Peut-être une situation plus courante qu’on ne pense et souvent inavouable ici soulignée sans vergogne.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du  28 mars

Jeu de masques

Intuition, friction, papillon

Atelier du Groupe 47 de l’Ecole du TNS

Le masque nous interpelle car il fait jaillir devant nous de drôles de personnages, aux visages comme immobilisés d’où nous parviennent par deux petits trous ronds des regards intenses qui nous observent, qu’il nous est impossible de déchiffrer et qui créent notre malaise. Alors on s’interroge, la personne masquée l’est-elle de son plein gré, par jeu ou par nécessité ou par quelque obligation qu’elle s’est créée. Est-ce une personne ou un personnage qui évolue devant nous ? Un être hybride en quelque sorte.


C’est cette capacité de transformation qui est en cause puisqu’il s’agit d’un atelier de l’école et qu’on y montre une sorte de casting.

En effet, un observateur, examinateur (Marc Proulx, responsable de la formation corporelle et jeu masqué), se tient en dehors du plateau, assis tranquillement sur une chaise et encourage des « candidats » à venir montrer leur prestation, à sortir de l’ombre, à surgir du rideau derrière lequel on les entend se préparer avec fébrilité. 

Une jeune fille se présente enfin avec un problème qui semble l’obséder « être dans le temps » ses gestes traduisent son inquiétude et elle multiplie ses gesticulations.

 Chez tous nous allons retrouver ce besoin de souligner par un travail corporel le message qu’ils veulent faire passer, les masques les privant des expressions du visage, les gestes se font plus amples, plus maniérés, plus répétitifs, plus expressionnistes ce qui exige une vraie maîtrise pour éviter de tomber dans le caricatural. Savoir jouer aux limites du burlesque, c’est ce dont les jeunes comédiens élèves du groupe 47 ont su faire preuve.

Ils nous ont emmenés dans un ailleurs déroutant mais dans lequel ils semblent mener leur affaire puisque chacun vient faire la démonstration de sa capacité de jeu et tel apparait, en habit blanc , comme un Pierrot, petit chapeau brun sur la tête et nous explique qu’il est le «  propriétaire du théâtre », qu’il a payé les gens pour venir, il peut l’affirmer en toute bonne foi car, ici, on improvise et on  peut se permettre semble-t-il de dire des propos non tenus d’être des vérités absolues. Cependant son partenaire de jeu tape frénétiquement des pieds pour lui adjoindre de taire pareilles aberrations. 

« On vous attend » dit le coach sollicitant calmement l’apparition des candidats, alors une fille en robe blanche, pleurant à moitié, manifestement exaspérée et avec force gestes, viendra dire qu’elle ne peut travailler, que personne ne l’aime, qu’on veut prendre son rôle, que pourtant nous étions ses fans…

Il sera question de devenir femme de ménage ou pour un autre de distribuer des tracts, autant de propositions de jeu menées avec détermination.

Ainsi, sous les lourds rideaux et draps blancs qui soudainement s’affaissent et se relèvent et servent de décor (scénographie  et costumes Sarah Barzic lumière Arthur Mandô), Yanis Bouferrache, Felipe Fonseca Nobre, Vincent Pacaud, Naïscha Randrianasolo, Thomas Stachorsky font défiler ces différents personnages masqués, comme mus par une  recherche d’identité , se jouant  de l’énigmatique intérêt qu’ils ne manquent pas de susciter chez le spectateur durant cette convaincante prestation .

Marie-Françoise Grislin

 Représentation du 28 mars au TNS 

Société en chantier

C’est dans le cadre d’un « temps fort » proposé  du 18 mars au 2 avril autour du thème « Le monde du travail aujourd’hui » que Le Maillon nous a proposé des spectacles qui feront date .


Avec Stefan Kaegi et Rimini Protokoll à l’affiche on sait qu’on va vers l’aventure, vers l’originalité et l’intelligence et cela nous plaît et cela nous tente, bien sûr. D’avoir été emmenés dans les différents lieux signifiants de ce périple destiné à nous immerger dans le monde de l’entreprise nous a autant intrigués que secoués.

Tout a commencé, en ce qui  concerne le groupe  d’une dizaine  de personnes auquel j’appartenais, par l’intervention de l’entomologiste qui, s’appuyant sur des photos et des dessins, nous a fait pénétrer dans le monde des fourmis pour montrer comment  ces petites bêtes mettaient en œuvre pour vivre, une remarquable organisation qui, comparée à celle des humains, paraît  plus rationnelle, plus efficace, on aurait envie de dire « mieux pensée » à tous les niveaux  qu’il s’agisse de la  construction  de l’habitat, de la recherche de nourriture, de la répartition des tâches… Une introduction pertinente au vu de la suite des autres  lieux  qui seront ensuite proposés.

Car, dans la grande salle du Maillon c’est une sorte de chantier qui a été reconstitué avec ses escaliers en fer, ses passerelles, ses estrades, ses chemins balisés, ses piles de briques et de panneaux d’agglomérés.  

Par groupes nous sommes invités à rencontrer des experts, entrepreneur, urbaniste, avocat, entre autres qui nous informent des différentes problématiques qui se posent lorsqu’il est question de mettre, en place ou de réaliser des transformations ou des constructions dans un lieu donné ou dans l’espace urbain.

Casques sur la tête, écouteurs sur les oreilles, nous nous transformons en visiteurs attentifs, consciencieux, prêts à encaisser leurs démonstrations, leurs explications.

Et nous sommes même sollicités à exécuter des travaux pratiques, ici, trimballer des briques ou des panneaux de bois, ailleurs, sous la conduite de l’ouvrière chinoise, faire et refaire les gestes de pelletage ou de forage avec le marteau-piqueur, plus loin enfermés dans un bureau nous sommes invités à choisir un projet d’investissement pour lequel on nous a donné de gros billets de banque(faux naturellement !)…

Ainsi sommes-nous autant spectateurs qu’acteurs. Les sujets les plus délicats, les plus complexes sont abordés comme les problèmes de corruption ou de malversation, de rapports de pouvoir, de rivalité ils sont rendus audibles et cet ensemble de situations nous conduit inévitablement à  cette prise de conscience politique que montrant que dans ce monde, les intérêts privés  prennent le pas sur le bien public qui, seul devrait prévaloir.

La démonstration à la fois concrète et ludique de Stefan Kaegi nous a enthousiasmés et convaincus qu’un théâtre engagé peut être une vraie source de joie.

Marie-Françoise Grislin

 Représentation du 24 mars au Maillon

Le Prix Sheikh Zayed 2023 dévoile ses finalistes

Bien décidé à bâtir un soft power qui passe par la culture, les Emirats Arabes Unis ont déployé depuis plusieurs années de nombreux efforts dans ce domaine comme en témoignent le Louvre Abu Dhabi ou l’attention portée à l’architecture avec notamment les oeuvres de Zahia Hadid, d’Abdulmajid Karanouh et Aedas Arquitectos. En matière de promotion des lettres et de la culture arabe, le Sheikh Zayed Book Award organisé par le Centre de langue arabe d’Abu Dhabi sous les auspices du département de la culture et du tourisme d’Abu Dhabi est très vite devenu non seulement le prix le plus doté du Proche et Moyen Orient (près de 200 000 euros) mais également l’une des principales récompenses littéraires du monde en matière de littérature et de culture arabes. « Que représente le prix ? Précisément de sortir, comme le veulent les jeunes dirigeants des pays du Golfe aujourd’hui, d’une certaine image de la région, attachée au pétrole et à rien d’autre. L’Arabie et le Golfe veulent reconquérir la place qui leur revient assez naturellement dans la culture arabe » affirme ainsi l’historien Gabriel Martinez-Gros, nommé pour la deuxième année consécutive dans la catégorie culture arabe dans une autre langue.


Pour sa 17e édition, parmi les 3151 candidatures provenant de 60 pays dont la France, les membres du jury du Sheikh Zayed Book Award ont dévoilé leurs finalistes 2023 dans les six catégories du Prix :  Littérature, Jeune auteur, Édition et Technologie, Traduction, Culture Arabe dans une autre langue et Critique littéraire et artistique.

Dans la catégorie reine, celle de la littérature, trois écrivains se disputeront le prix. Le grand poète irakien, Ali Ja’far al-Allaq, figure de la littérature arabe et membre de l’union générale des écrivains arabes, auteur d’Ila Ayn Ayyathouha Al Kaseedah (« Whereto, O Poem? » Une Autobiographie, Alan Publishers and Distributors, 2022) affrontera deux femmes : l’égyptienne Reem Bassiouney qui rêvera de succéder à Iman Mersal, couronnée en 2021, et dont Al-Qata’i : Thoulatheyat Ibn Tulun (Al-Qata’i’ – La trilogie d’Ibn Tulun, Nadhet Misr, 2022), vaste fresque sur les Mamelouks se situant à la fin du 19e et au début du 20e a été récompensée par le prix Naguib Mahfouz, et la libanaise Alawiya Sobh avec Ifrah ya Qulbi (Réjouis-toi, ô mon cœur, Dar Al-Adab, 2022), que les lecteurs français ont découvert, il y a une quinzaine d’années chez Gallimard, avec Maryam ou le passé décomposé aura à cœur de défendre les couleurs du Liban, à l’heure du centenaire de la publication du Prophète de Khalil Gibran.

Dans la catégorie jeune auteur, trois auteurs sont en liste : l’irakienne Shahd Al-Rawi pour Fawka Jisr Al Joumhoureyah (Sur le Pont de la République, Dar Alhikma en 2020), l’égyptien Ahmed Lotfi avec Al Wahl wa Al Noujoom (La saleté et les étoiles, Aseer AlKotb, 2022) et l’algérien Said Khatibi et sa Nehayat Al Sahra’a (La fin du désert, Hachette Antoine / Nofal, 2022).

Les Français seront également bien représentés notamment dans les catégories culture arabe dans une autre langue, traduction et édition. Dans la catégorie culture arabe dans une autre langue, Gabriel Martinez-Gros, déjà nominé en 2021 pour L’Empire Islamique:  VIIe  –  XIe  siècle  (Passés composés, 2019) est à nouveau présent pour son ouvrage, toujours chez Passés composés, De l’autre côté des croisades (2021) que nous avions chroniqué. « Je ne peux que m’en satisfaire et contribuer à les aider dans ce mouvement d’innovation, qui tranche avec notre monde un peu frileux et conservateur » estime ainsi ce dernier. Il est cette année accompagné d’un autre compatriote, Mathieu Tillier, professeur d’histoire de l’Islam médiéval à la Sorbonne qui a publié en 2017, L’invention du cadi. La justice des musulmans, des juifs et des chrétiens aux premiers siècles de l’Islam (Editions de la Sorbonne).

La nouvelle présence de Sindbad, éditeur de plusieurs Sheikh Zayed Book Award notamment Iman Mersal en 2021 que nous avions interviewé, dans la catégorie édition récompense à la fois l’immense travail de « passeur » de la littérature arabe en France de Farouk Mardam-Bey mais également l’ouverture artistique des Emirats arabes unis pour les différentes esthétiques littéraires diffusées par Sindbad.

Enfin dans la catégorie Traduction, la sélection de la traduction de l’essai de l’écrivain et psychanalyste Michel Schneider, Voleurs De Mots : Essai Sur Le Plagiat, La Psychanalyse et La Pensée (Gallimard, coll. Tel, 2011) par l’un des meilleurs traducteurs tunisiens, Abdelaziz Chebil, vient compléter une 17e édition où la France sera bien représentée.

Son Altesse Sheikh Hazza bin Zayed bin Sultan Al Nahyan remettant le prix littérature à l’écrivain marocain Bensalem Himmich
crédits : Sheikh Zayed Book Award

Ces nominations révèlent en tout cas l’engagement du jury en faveur d’intellectuelles ayant placées la place de la femme dans les sociétés arabes au cœur de leurs œuvres. Ainsi tant Reem Bassiouney que Alawiya Sobh ont construit des portraits de femmes prisonnières des carcans sociaux de leurs pays. Quant à Jalila Tritar, nommée dans la catégorie critique littéraire et artistique pour Mara’i an-Nisaa’: Dirasat fi Kitabat al-That an-Nisaa’iya al-Aarabiya (Le point de vue des femmes: Études sur les écrits personnels des femmes arabes, La Maison Tunisienne Du Livre en 2021), elle a fait de la place de la femme dans la littérature, la matrice de son oeuvre. Une autre façon de dire que de ce côté-ci du monde, la culture a de beaux jours devant elle.

Par Laurent Pfaadt

Retrouvez les premiers nominés du Sheikh Zayed Book Award sur : https://www.zayedaward.ae/en/media.center/news.aspx

Plus aller plus loin, Hebdoscope vous propose de relire quelques-unes de ses chroniques consacrées à certains nominés et anciens prix :

Gabriel Martinez-Gros : http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/de-lautre-cote-des-croisades/

Les éditions Sindbad (Actes Sud) : http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/un-etendard-litteraire/

Iman Mersal : http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/rencontre/

« Une aventure humaine, intellectuelle et entrepreneuriale »

Nicolas Gras-Payen est éditeur. Passé par les éditions Tallandier puis Perrin dont il devint en 2012, le directeur littéraire, il fonde en 2019, la maison d’édition Passés composés consacrée à l’histoire. Il est également directeur du « pôle Histoire » de Belin Editeur depuis 2018. Pour Hebdoscope, il revient sur cette aventure éditoriale.

Voilà quatre ans que Passés composés existe. Quel bilan en tirez-vous ?

Je crois que nous pouvons être satisfait du chemin parcouru, tant par la qualité des autrices et auteurs qui nous ont fait confiance que par le soutien des libraires et des médias. Notre proposition éditoriale a rencontré un bel écho et je crois que nous avons su fédérer autour d’une ambition intellectuelle cohérente appuyée sur une logique commerciale efficace.

La maison d’édition a-t-elle trouvé sa place parmi les lecteurs ?

Oui, incontestablement. C’est bien sûr visible par la réception de nos best-sellers, de Barbarossa à l’Infographie de la Rome Antique ou de la Révolution, en passant par les biographies de Louis XIV ou Gengis Khan. Mais, tout aussi important, les lectrices et lecteurs d’histoire nous ont aussi fait confiance pour des livres plus complexes commercialement parlant mais absolument nécessaire à la vitalité de l’histoire.

Vous avez fait le choix de sujets parfois pointus, spécialisés et confiés à des historiens inconnus, en publiant leur sujet de recherche. Passés composés s’est-elle également donnée pour mission de révéler de jeunes talents, les historiens de demain ?

En réalité c’est incontournable selon nous pour deux raisons finalement assez évidentes. D’une part ce sont les jeunes auteurs qui portent la modernité des sujets par les questions qu’ils posent. Ne pas être à leur écoute nous condamnerait à republier en permanence sur les mêmes sujets avec les mêmes approches. D’autre part, il existe de formidables talents parmi la nouvelle génération d’historiennes et d’historiens qui seront les auteurs connus de demain. Mais si personne ne leur fait confiance pour se lancer, comment émergeraient-ils ? Néanmoins nous tentons de garder un équilibre entre les générations, les historiens plus matures ont bien sûr un savoir-faire et une réflexion dont l’histoire ne peut se passer.

Dans le même temps, vous publiez des ouvrages un peu plus
« grand public » ou sur des sujets moins convenus comme les impôts ou la pilule…

Tout à fait, c’est la logique que je viens d’évoquer. Elle correspond d’ailleurs aux différents publics de l’histoire, certains lecteurs entrant dans un livre en ayant déjà de larges connaissances quand d’autres sont dans une démarche de découverte. Bien sûr, l’histoire étant un monde, il y a aura toujours des thèmes à découvrir d’où notre attention à l’originalité des sujets.

Si vous ne deviez garder qu’un seul souvenir de ces quatre années…

Un seul me paraît bien difficile, cette aventure étant humaine, intellectuelle et entrepreneuriale, nous avons connu bien des joies depuis 4 ans.

Par Laurent Pfaadt