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L’appel de Khalk’ru

Abraham Merritt (1884-1943) fut l’une de mes premières rencontres littéraires. Avec la Nef d’Ishtar (1923) tirée d’un sac poubelle enfermé dans le grenier d’un oncle fan de SF et qui comptait comme autres trésors Robert Bloch, Clifford D. Simak ou Alfred Van Vogt, j’entrai véritablement en littérature. L’atmosphère enchantée de la découverte de ce trésor, ces vieux J’ai Lu aux tranches colorées et aux illustrations signées Caza et d’autres, dignes des meilleurs films d’aventures correspondait parfaitement aux grands thèmes de cet auteur qui influença notamment le grand Lovecraft lui-même et les générations suivantes d’auteurs de fantasy tels que Michaël Moorcock, Fritz Leiber ou Robert Silverberg. « Au-delà de sa popularité, c’est surtout pour son rôle d’avant-gardiste, de précurseur que l’on se souvient de lui aujourd’hui. Pionnier d’un genre nouveau dont il définit les codes, il donne les bases de ce qu’on appellera par la suite l’heroic fantasy » écrit ainsi Thierry Fraysse, directeur éditorial de Callidor dans la postface de l’ouvrage.


C’est donc avec un immense plaisir que je relus – et oui, j’ai fini par lire tout Abraham Merritt – les habitants du mirage, roman publié en 1932 et qui retrouve aujourd’hui une seconde jeunesse, 90 ans plus tard, grâce aux éditions Callidor. Ces dernières, fondées en 2011, sont données pour mission de redonner vie, tel un Frankenstein littéraire, à ces pépites et auteurs oubliés ou indisponibles parmi lesquels Robert W. Chambers, célèbre feuilletoniste américain, Eric Rücker Eddison dont la trilogie de Zimiamvie s’apparenta au Seigneur des anneaux de notre époque ou la suffragette Stella Benson.

Les habitants du mirage se déroule en Alaska. Là-bas, un jeune vétéran de la Première guerre mondiale, Leif Langdon et son ami cherokee Jim, découvrent, au cours de leur expédition, une vallée perdue où vit un peuple reclus menacé par Dwayanu, l’un de ses anciens souverains morts. Ce dernier prend bientôt possession de l’esprit de Leif qui se retrouve embarqué dans cette aventure, tandis qu’au loin résonne l’appel du Khalk’ru, cette « invocation…ou plutôt (…) l’évocation d’un Être, d’un Pouvoir, d’une Force ». Civilisations perdues, monstres horribles, sorcellerie et femmes magnifiques avec notamment Evalie, le lecteur retrouve dans ces pages tous les ingrédients qui ont fait le succès de ces livres de la fin du 19e siècle et de la première moitié du 20e, entre fantastique et aventure, et portés par des écrivains restés célèbres tels que Conan Doyle avec sa saga du professeur Challenger et surtout Henry Rider Haggard et son roman She. A ce récit, Merritt y ajoute sa touche, sa peinture littéraire avec la résurgence de civilisations perdues – le lecteur aura la surprise de rencontrer des Ouïghours – et une distorsion du temps permettant le retour dans le présent de guerriers, grand prêtre et autres sorcières. Des personnages appelés à envahir cette nouvelle forme littéraire. En effet, la même année que Les habitants du mirage (1932) paraît la première aventure d’un autre héros au destin littéraire mondial, Conan le Barbare, de l’américain Robert E. Howard.

Dans cette nouvelle édition, le texte est accompagné d’illustrations signées Virgil Finlay, illustrateur américain qui travailla avec Merritt à The American Weekly, un supplément dominical appartenant au magnat de la presse Randolph Hearst, après une collaboration avec Weird Tales. Avec ses fonds blancs et noirs, et ayant recours à diverses techniques tirées de la gravure, les illustrations de Finlay traduisent à merveille l’animalité et le mystérieux de l’univers de Merritt. Ces illustrations donnent ainsi à l’ouvrage non seulement une nouvelle jeunesse mais également une dimension ancienne, fantastique.

Quatre-vingt-dix ans après sa parution, ce très beau livre permet ainsi de faire ressortir des greniers de la littérature un auteur injustement oublié et de faire rêver, en ces fêtes de fin d’année, des lecteurs qui ne l’ont jamais oublié.

Par Laurent Pfaadt

Abraham Merritt, Les habitants du mirage
Chez Callidor, 400 p.

Un ballon pour les inspirer

Alors que le monde semble s’être arrêté le temps d’une coupe du monde, que les guerres, les drames et les crises écologiques ont laissé leurs places sur les écrans de nos télévisions aux pelouses verdoyantes et à des gens heureux (enfin !), la littérature, elle, poursuit sa route. Et le sport le plus populaire de la planète n’échappe pas à l’emprise des lettres. Car qu’il s’agisse d’histoire, de géopolitique, de phénomènes de société, le football est immanquablement le reflet de leurs évolutions, de leurs drames et des comportements humains. A ce titre, le lecteur pourra se plonger dans le très bon livre de Jose Barroso, Jocelyn Lermusieaux et Samy Mouhoubi, Sphères d’influence (Hugo Doc) qui montre que le football a toujours été, bien avant la volonté du Qatar d’en faire un instrument de soft power, l’objet d’enjeux géopolitiques, de l’entre-deux-guerres à la lutte souterraine pour le mondial 2018 en Russie en passant par les innombrables histoires de la guerre froide et d’espions notamment dans cette Allemagne coupée en deux par un mur résistant comme un catenaccio italien.


Plus encore, le football est cet instant, ce moment d’incertitude où tout peut se jouer. Comme la vie en somme. « Le football comporte des plaines immenses, des heures mortes comme celle que nous venons de voir. Un fatras de vacarme, d’intentions qui ne se concrétisent pas, d’accidents, de coups du sort. Pendant les heures mortes tout peut se produire. Vraiment tout, ce n’est pas une expression exagérée. Et quand ça se produit, c’est brusquement la foudre qui tombe et qui modifie complètement le paysage » écrit ainsi l’écrivain brésilien Sergio Rodrigues dans son roman Dribble (Seuil, 2015) pour résumer le pouvoir de fascination de ce sport.

Nombreux ont été les écrivains qui se sont passionnés pour le ballon rond. D’Albert Camus qui lui vouait une passion débordante et affirmait que « tout ce que je sais de plus sûr à propos de la moralité et des obligations des hommes, c’est au football que je le dois » à Olivier Guez, prix Renaudot 2017 qui couvrit la coupe du monde 2018 en Russie pour le journal Le Monde en passant par François Bégaudeau et sa passion pour le FC Nantes, Mohamed Mbougar Sarr, prix Goncourt 2021 ou Jean Giraudoux, le football a très tôt passionné les écrivains. L’étranger n’échappe pas à cette passion : l’Angleterre, berceau du ballon rond bien évidemment avec Nick Hornby ou John King mais également le Brésil et l’Italie. Alors s’il vous reste quelques émotions à jeter dans votre bibliothèque, voici notre équipe type avec ses essais et ses romans pour un une-deux football et littérature durant ce mois : 

Gardien de but :

Peter Handke, L’angoisse du gardien de but au moment du penalty, Folio, 1982

Dans ce court roman aux allures de thriller, le prix Nobel de littérature 2019 suit un ancien gardien de but amateur viré de son entreprise qui entame une cavale après un crime. S’ensuit une série d’aventures jusqu’au jour où il se retrouve face à lui-même. Le gardien de but au moment du penalty est cet instant à la fois craint et stimulant où il faut prendre son risque, choisir son côté, son destin. Sans contre-pieds donc.

Défense :

David Peace, Rouge ou mort, Rivages, 2014

Défense d’un idéal, de valeurs, Rouge ou mort de David Peace, mondialement connu pour son quatuor du Yorkshire (Rivages), revient à Anfield, le stade mythique de Liverpool dans ces années 60 et 70 où le club tutoya les sommets européens grâce à son entraineur Bill Shankly. Mais au-delà du football, ce livre est surtout une aventure humaine incroyable, faîte d’abnégation et d’équité où tous les joueurs, de la superstar au remplaçant, gagnent le même salaire. Une époque où les Reds étaient admirés par des gueules noires et vis-versa. Une époque où un fossé moins profond qu’une galerie de mine séparait supporters et joueurs.

Coups de gueules (noires) et têtes piquées.

Mon article : http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/du-sang-des-larmes-et-de-la-sueur/ h

Pepe Galvez, Guillem Escriche Ruis, Le match de la mort, Arènes BD, 2022

Se battre pour sa vie, tel fut le destin de cette équipe ukrainienne (et oui déjà !) face à une Wehrmacht impitoyable tant sur le terrain qu’en dehors. Alors que l’armée allemande vient d’envahir l’URSS, les occupants décident d’organiser un championnat regroupant les nationalités présentes dans leurs rangs et les locaux parmi lesquels la star du Dynamo Kiev, Aleksei Klimenko, qui, avec ses compagnons, créent le STAR, un club arborant le rouge de l’Ukraine indépendante. Le 6 août 1942, ils infligèrent au Troisième Reich leur plus humiliante défaite avant de le payer de leurs vies.

Les deux auteurs espagnols ressuscitent avec leurs couleurs froides frôlant le noir et blanc, cet évènement singulier de la seconde guerre mondiale pour montrer qu’un ballon rond peut redonner espoir à tout un peuple, qu’un ballon rond peut être une bombe de courage.

La mort subite pour de vrai.

Philippe Collin, Sébastien Goethals, La patrie des frères Werner, Futuropolis, 2020

Défense d’un système, d’une idéologie. Dans ce magnifique roman graphique, les deux auteurs du Voyage de Marcel Grob, relate l’histoire des deux frères Werner, Konrad et Andreas, footballeurs devenus agents de la Stasi. Bien décidés à prouver la supériorité de la RDA sur le frère ennemi de la RFA, ils se retrouvent lors de la coupe du monde 1974 lors du fameux match RFA-RDA au Volksparkstadion de Hambourg. Avec leurs faux airs de Gert Müller ou de Hans-Georg Schwarzenbeck grâce aux traits vifs et tranchants de Sébastien Goethals, les frères Werner vont être, le temps d’un match, les meneurs de jeu de la grande histoire car Andreas, à l’instar d’un Günther Guillaume, a infiltré le cœur d’un régime.

Contre-attaque fatale.

Milieu :

Luc Briand, Le Brassard, Alexandre Villaplane, capitaine des Bleus et officier nazi, Plein Jour, 2022

Uruguay 1930. Alexandre Villaplane conduit sur le terrain l’équipe de France à l’occasion de la première coupe du monde de l’histoire. Quatorze ans plus tard, le héros est devenu un traître, fusillé au fort de Montrouge. L’homme a toujours gravité dans le milieu mais celui des pelouses a très vite été remplacé par celui des bas-fonds et des jeux d’argent. Pour découvrir l’une des légendes noires du football français, rien de tel que de se plonger dans ce récit, celui d’une déchéance, celui d’un homme qui pensait que le football était synonyme d’impunité, celui d’une gloire devenue infamie.

Hors-jeu évident.

Mon article :http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/rentree-literaire-essais/

Ryszard Kapuściński, La guerre du foot et autres guerres et aventures, Plon, 2003

Les récits de l’écrivain et journaliste polonais Ryszard Kapuściński sont restés célèbres. Ayant arpenté le monde entier, ce Joseph Kessel de la deuxième partie du 20e siècle a décrit avec brio les grandes convulsions qui ont agité l’histoire contemporaine. Et celles-ci se sont parfois déclenchées sur un terrain de foot comme lors de ce match entre le Honduras et le Salvador qui décida de leur participation à la coupe du monde au Mexique en 1970.

Le 25 juin 1969, au stade aztèque de Mexico, sur fond de conflit larvé ayant entraîné la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays, le Salvador bat le Honduras déclenchant une guerre de cinq jours qui causa 3000 morts. Avec sa prose magnifique, Ryszard Kapuściński raconte ce conflit qu’il baptisa la guerre du foot.

La littérature aux premières loges.

Sergio Rodrigues, Dribble, Seuil, 2015

Murilo, journaliste sportif et véritable encyclopédie du football, décide, après vingt-six ans de brouille de renouer avec son fils. Mais ce dernier cultive toujours une haine tenace à l’égard de ce père qu’il rend responsable de la mort de sa mère. A l’occasion de leurs rencontres, le football sert de parabole aux explications entre les deux hommes où l’art du dribble, tantôt pour mystifier son adversaire, tantôt pour l’humilier, se déplace sur le terrain de la vie. En plus d’être un livre sur les rapports conflictuels entre les pères et leurs fils, Dribble est également un plaidoyer pour le foot et pour les émotions qu’il génère et qui nous façonnent inconsciemment. Peut-être l’un des plus beaux livres écrits sur le foot et sur son pouvoir.

Antijeu et carton rouge assurés.

Attaque :

Gigi Riva, le dernier penalty, une histoire de football et de guerre, Seuil, 2016

Un dernier match avant l’attaque. Coupe du monde 1990 en Italie, la Yougoslavie est battue aux tirs aux buts par l’Argentine après un penalty raté d’un joueur bosniaque. Il y a tout juste trente ans, bien avant l’Ukraine, l’Europe voyait en ex-Yougoslavie le retour de la guerre sur son sol avec son cortège d’horreurs : camps de concentration, crimes de guerre, épurations ethniques. Une nation volait en éclats et leurs supporters troquèrent leurs maillots pour des treillis, leurs cornes de brume pour des fusils. Le dernier penalty de Gigi Riva raconte tout cela.

Un livre sans arrêts de jeu.

Olivier Guez, Eloge de l’esquive, Grasset, 2014

Au Brésil, la geste footballistique est à la base de tout. De son histoire avec l’intégration des enfants métisses. De l’ascension sociale des pauvres permettant aux enfants des favelas de s’en sortir à grands coups de provocations, d’ambiguïtés et de simulations. L’esquive comme une philosophie. Celle qui se pratique sur le terrain se lit dans les comportements et vis-versa. Le football est plus qu’un sport, plus qu’une religion, c’est véritablement l’ADN d’une nation. On est loin de la discipline rectiligne d’une Allemagne. La vie, tout comme le football, est certes un jeu avec ses gagnants et ses perdants. Mais au Brésil, il n’est pas interdit d’y prendre du plaisir nous dit Olivier Guez.

Quand la feinte de corps devient une posture.

Par Laurent Pfaadt

Stefan Wul, franc-tireur de la SF

Il aurait eu 100 ans cette année. Son nom, Stefan Wul, reste toujours aussi mythique et continue toujours de fasciner jeunes et moins jeunes. A plus d’un titre. Il reste bien évidemment attaché à son œuvre maîtresse, Niourk, qui se transmet de génération en génération, se lit aussi bien en romans qu’en livres jeunesse et résonne aujourd’hui d’une nouvelle actualité.


On raconte que c’est en lisant une revue spécialisée que Pierre Pairault serait tombé sur ce pseudonyme relatif à un ingénieur atomiste de l’Oural. Pourtant, rien ne prédisposait ce Parisien à devenir un mythe de la science-fiction. Car la journée, il exerçait son métier fort respectable de chirurgien-dentiste. Et la nuit venant, celui qui écrivait depuis sa plus tendre enfance, partait vers des mondes inconnus et lointains ou sur une Terre irrémédiablement transformée.

A l’instar d’un Stephen King, il doit son entrée en littérature à son épouse au milieu des années 50. Nous sommes alors à la fin de cet âge d’or de la science-fiction anglo-saxonne et française. Alors qu’aux Etats-Unis triomphent Isaac Asimov, Theodore Sturgeon ou Clifford Simak, Stefan Wul décide quant à lui de tracer son propre chemin qui passe par des œuvres post-apocalyptiques désormais cultes. En 1957, il offre à la littérature de science-fiction, deux de ses chefs d’œuvre : Niourk et la magnifique quête de l’Enfant noir, banni des siens, à la recherche de la cité de Niourk sur une terre revenue à l’état primaire (Cuba est une chaîne de montagne et les océans ont été contaminés par la radio activité). Puis Oms en série autre anticipation d’une terre ravagée et dont les derniers survivants, les Oms, sont devenus les animaux de compagnie d’extraterrestres.

Après onze romans et quelques nouvelles entre 1956 et 1959 notamment Odyssée sous contrôle, un récit assez proche du Total Recall publié sept ans plus tard (1966) par Philip K. Dick, Stefan Wul fait un retour fracassant, vingt ans après Niourk, en 1977. Ce sera l’extraordinaire space-opera Noô bâti autour du personnage de Brice Le Creurer plongé dans une guerre impliquant des créatures mi-humaines, mi-oiseaux et publié dans la célèbre collection « Présence du futur » de Denoël. L’ouvrage obtiendra le prix Julia Verlanger qui depuis, a couronné des auteurs français et étrangers de talent comme Thomas Day, Laurent Genefort qui paya son tribut au maître en signant l’adaptation en BD de Noô, Clive Barker, Neil Gaiman ou Mary Robinette Kowal et son Vers les étoiles, prix Hugo et Nebula.

En offrant à ses lecteurs passés les terrifiantes conséquences d’un changement climatique qui faisait alors sourire, la prose de Stefan Wul frappe par son actualité et gagne assurément à être à nouveau découverte et relue. Son œuvre évoque également la mémoire de notre humanité et de ses réalisations mais également notre condition humaine. « Peu d’écrivains de genre ont cristallisé autour de leur nom tant d’éloges, de la part du public comme de celle de la critique. À quoi tient cette place à part ? Au talent, bien sûr. Mais un talent solitaire, faisant éclater le moule des productions contemporaines » estime ainsi Laurent Genefort dans la postface de l’intégrale des œuvres de Wul aux éditions Bragelonne.

Très vite son œuvre inspira les dessinateurs. D’Enki Bilal qui signa les illustrations du Niourk chez Folio Junior à Jean-David Morvan pour Oms en série, c’est probablement Olivier Vatine qui signa la plus belle adaptation, avec ses tons verts et ocres, de l’univers de Wul notamment avec Niourk. C’est au trait japonisant et tirant parfois vers le manga d’Alexis Sentenac que Laurent Genefort, grand fan de Wul, associa quant à lui sa plume pour donner des visages et des couleurs à l’univers de Noô dans une adaptation éclatante et fraîche qui aurait ravi son créateur.

Après Noô, la voix littéraire de Stefan Wul s’éteignit définitivement. Il est décédé le 26 novembre 2003. Aujourd’hui la commémoration du centenaire de sa naissance offre l’occasion de relire son œuvre et de prendre conscience que la science-fiction s’apparente bien souvent à une littérature de la clairvoyance.

Par Laurent Pfaadt

A lire :

Stefan Wul, l’intégrale, vol 1 et 2
Aux éditions Bragelonne

Olivier Vatine, Niourk l’intégrale
Ankama éditions (dans la série les univers de Stefan Wul)

Noô, Laurent Genefort et Alexis Sentenac
Comix Buro/Glénat

Bibliothèque ukrainienne épisode 4

Près de neuf mois après le début de la guerre, 221 bibliothèques ukrainiennes ont été endommagées et 100 complètement détruites. 101 bibliothèques ont perdu une partie importante de leurs collections et 21 bibliothèques n’ont conservé aucun document. Selon le ministère ukrainien de la culture, 33% des bibliothèques atteintes sont situées dans la région de Donetsk, 24% dans celle de Kiev et 9% dans celles de Mykolaiv et Kharkiv.


Le 10 octobre 2022, les forces russes ont détruit le bâtiment principal de l’Université nationale de la construction navale de Mykolaiv. Les locaux de la bibliothèque scientifique de l’institution ont subi des destructions importantes. Pour autant, la bibliothèque continue de fonctionner et les employés donnent des cours aux étudiants de première année et tous les services en ligne, les abonnements et les salles de lecture des autres bâtiments fonctionnent. Partout sur le sol ukrainien, militaires et civils s’activent pour sauver les livres et les bibliothèques. A Tulchyn dans la région de Vinnytsia, des bibliothèques ont disposé 165 livres d’enfants dans le square à la mémoire des enfants tués durant la guerre .

Bibliothèque de Borodianka

A Borodianka au nord-ouest de Kiev où des crimes de guerre ont été commis au printemps 2022, la bibliothèque et la maison de la culture ont été complètement détruites.

Pour en savoir plus sur les dégâts causés aux bibliothèques ukrainiennes :
https://rubryka.com/en/article/save-libraries-ukraine/

Bibliothèque ukrainienne tient également à rendre hommage à tous ces artistes et intellectuels tués pendant le conflit. Parmi eux, citons  Max Levin, journaliste, photojournaliste, co-auteur du livre-album photo « Indépendants », mort près de Kiev dans l’exercice de son métier.

Mykola Kravchenko, écrivain et historien de 38 ans qui rêvait de publier un livre de contes de fées avec les illustrations de sa femme, mort en défendant la région de Kiev. Un recueil de poèmes d’Oleksandr Berezhny, 57 ans, qu’il a écrits sous le feu de l’ennemi, sera publié à titre posthume.

Deux bibliothèques ont également trouvé la mort lors du bombardement de la gare de Kramatorsk par l’armée russe le 8 avril 2022. Cette attaque a causé la mort de 57 personnes et fait 109 blessés.

Soutenir l’Ukraine, sa littérature et sa culture, c’est aussi parler de livres écrits par elle, pour elle. Ainsi le festival Week-end à l’Est du 23 au 28 novembre 2022 à Paris aura comme thématique la ville mythique d’Odessa et accueillera notamment l’écrivain ukrainien Serhiy Jadan.

« Les livres sont des arches de survie, par lesquelles les textes survivent et triomphent toujours »

Dans son nouveau roman, L’Archiviste (Aux forges de Vulcain), Alexandra Koszelyk aborde la question de la destruction de l’héritage ukrainien par une force d’occupation. Dans une ville occupée par les Russes, une archiviste dénommée K est contrainte de détruire l’héritage culturel ukrainien pour sauver sa mère malade. Devant ce cas de conscience, celle qui est la gardienne de ce patrimoine entre alors en résistance.

Comment est née l’idée de ce livre ?

D’une urgence. Celle de résister, à ma manière, face à ces terribles images que je voyais à la télé et sur les réseaux. Quand l’annonce de l’invasion a eu lieu, j’ai complètement arrêté d’écrire le texte que j’avais en cours, et qui m’apparaissait soudain futile au regard de la réalité. Je me devais d’être au plus près de mes origines. En parler, alors que des bombes et une armée tentent de les détruire, est vite devenu une évidence.

Ce sont tout d’abord « des voix ukrainiennes » qui sont arrivées, comme des fantômes qui servent de refuge, quand on tente de trouver des réponses. K, l’archiviste, est venue par la suite. C’est une protectrice, une vestale du feu sacré.

Vous insistez fortement sur l’importance de la préservation de l’héritage culturel comme composant de la construction d’une nation. Pourquoi ?

Je me souviens, au tout début de la guerre, les pronostics n’étaient pas bons. Puis, quand on s’est aperçu que l’Ukraine résistait, et surtout qu’elle allait au-delà des attentes, on a commencé à s’étonner.

J’ai toujours su que l’Ukraine se battrait comme elle le fait. Tout simplement parce que cela a été le fruit de mon éducation, et cela fait aussi partie de ce peuple. Si l’on regarde son histoire, on se rend très vite compte que cette invasion n’est pas la première.

Face à ces nombreuses invasions, à ces changements de frontières, il était important de se rallier derrière une Histoire commune, avec ses héros, ses légendes, ses poètes aussi. Ainsi, les générations d’ukrainiens apprennent par cœur les vers de Taras Chevtchenko. Chacun a en soi ses écrits qui disent qu’un jour la vérité et la liberté reviendront. C’est cette culture-là qui a permis au peuple ukrainien d’avoir du courage et de l’audace, puisque des artistes par le passé s’étaient déjà battus pour être ou rester libres. Les grecs appelaient ce sentiment « le thumos », une ardeur collective qui se manifeste par du courage. Et c’est exactement ce qui s’est passé.

Votre héroïne est confrontée un terrible dilemme, sacrifier l’une de ses deux mères : biologique et symbolique. Comment choisir ?

Lorsque l’Homme au chapeau débarque dans la bibliothèque de K, elle s’occupe déjà de sa mère qui est mourante. Je voulais en effet établir un parallèle entre les deux mères de mon personnage. Celle qui relève de l’intime, l’autre de la sphère publique. Au début de la narration, les deux semblent aller de pair, puisque la mère de K a une attaque le jour même de l’invasion.

En revanche, cet Homme au chapeau tient notre personnage, puisqu’il détient la sœur de K, une autre figure féminine, pratiquement le double de K. Mila est sa jumelle. Et là, le dilemme est quasiment insoluble, il est cornélien. C’est justement là que l’héroïne se révèle. A cette peur, elle aussi répondra par de l’audace et osera se soustraire à cette mission terrifiante. Comme elle ne plie pas, K ne cesse de dire au lecteur qu’il est urgent de continuer.

Dans L’archiviste, la bibliothèque est plus qu’un temple du savoir. C’est un refuge pour toute une nation. Comment percevez-vous la destruction systématique des bibliothèques ukrainiennes ?

La perte est significative, ce sont parfois des œuvres d’art que nous ne retrouverons jamais, mais aussi des manuscrits uniques. L’anéantissement de l’autre, son avilissement nécessite cette destruction culturelle. La lutte idéologique passe par tous ces ravages. Toutefois, on peut détruire un livre, mais le texte – lui – survivra. Aucun autodafé n’a rempli la mission terrible que les assassins de la pensée lui donnaient. Les livres sont des arches de survie, par lesquelles les textes survivent et triomphent toujours.

Mykhaïlo Kotsioubynsky, Les chevaux de feu, Editions Noir sur Blanc, 96 p.

D’héritage culturel, littéraire, il en est question avec Les chevaux de feu de Mykhaïlo Kotsioubynsky Chef d’œuvre de la littérature symboliste ukrainienne, épigone ukrainien du Romeo et Juliette de Shakespeare, le livre conte l’amour impossible d’Ivan et Maritchka dans ces Carpates ukrainiennes où Jésus côtoie les démons et les sorciers. Avec sa prose pleine de poésie notamment dans cette glorification de la nature, Kotsioubynsky nous entraîne dans un récit entre rêve et réalité, entre légendes et cruauté des hommes.  Une très belle découverte.

Serhiy Jadan, L’Internat, Editions Noir sur Blanc, 272 p.

D’une époque à l’autre et d’une guerre à l’autre, il n’y a qu’un pas qu’il est possible de franchir comme on change de trottoir ou de rue. C’est ce que nous raconte dans son nouveau livre, l’Internat, Serhiy Jadan, l’un des écrivains ukrainiens les plus talentueux qui vient de recevoir le Prix de la paix des libraires allemands à la foire du livre de Francfort. Nous sommes en 2015 dans le Donbass. Pacha doit chercher son neveu à son internat. Mais la guerre et le chaos viennent subitement tout ravager. Tandis qu’il traverse la ville, Pacha découvre un paysage apocalyptique : maisons éventrées, cadavres de chiens, habitants hagards. Il ne reconnaît plus rien. Sa vie d’avant a disparu. Les pages de Jadan sentent la mort et le lecteur est pris aux tripes.

Roman d’une terrible actualité, époustouflant, vertigineux, L’Internat est une tempête littéraire, une tempête qui peut en quelques minutes faire voler en éclats votre quotidien, comme celle qui a surpris les Ukrainiens le matin du 24 février 2022. Un livre qui montre que rien n’est jamais acquis et que toute votre vie peut être balayée en quelques instants.

Julian Semenov, Opération Barbarossa, 10/18, 384 p.

Pour reprendre le titre de l’un des derniers livres de John Le Carré, l’héritage des espions, à qui Julian Semenov peut être aisément comparé, l’œuvre de ce dernier évoque à travers les aventures de son personnage, Maxim Issaïev alias Max von Stierlitz, espion soviétique infiltré au sein du Troisième Reich, les champs de bataille de la seconde guerre mondiale et notamment l’Ukraine.

Dans cet opus, notre espion a eu vent de l’invasion du territoire soviétique par la Wehrmacht en juin 1941. Il est envoyé sur place en Ukraine et élabore un stratagème machiavélique en infiltrant les ennemis de Staline pour ralentir l’avancée des troupes allemandes. Progressant entre les cadavres qui jonchent les plaines noires d’Ukraine et manipulant les bourreaux, Opération Barbarossa est un petit bijou de roman d’espionnage d’un auteur demeuré longtemps inconnu à l’ouest et qui possède son musée en Crimée.

Anna Colin Lebedev, Jamais frères, une tragédie postsoviétique, Seuil, 224 p.

Enfin, lorsqu’on parle d’héritage, il convient d’évoquer l’héritage soviétique qui pendant longtemps tenta d’unir les destinées de l’Ukraine et de la Russie avant de les dissocier irrémédiablement. C’est ce que montre Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférences en science politique dans cet essai pertinent. Analysant les trajectoires des sociétés des deux pays de la chute de l’URSS au début des années 1990 à nos jours, elle montre les chemins distincts pris par les deux nations qui mettent à mal aujourd’hui le discours poutinien de peuples frères. Du regard de l’étranger à la construction d’une mémoire historique basée sur le passé soviétique, la seconde guerre mondiale et la Shoah, en passant par le contrat social qui régit les relations entre les citoyens et l’Etat et le rapport à la violence, Anna Colin Lebedev constate avec intelligence la fracture durable entre Russie et Ukraine scellée par la guerre.

« Aujourd’hui, le Russe devient un Autre, d’autant plus hostile qu’il se cache derrière une apparence fraternelle » écrit l’auteur. Un livre salutaire donc qui déconstruit intelligemment les stéréotypes que quelques démagogues et fous de guerre souhaitent nous imposer.

Par Laurent Pfaadt

L’Archipel du Goulache

Rien que le titre et sa couverture rouge éclatante valent le coup. Internationale du goût, marmitage communiste, tous les jeux de mots sont bons pour qualifier ce livre passionnant qui vous fait voyager à travers la cuisine des diverses contrées de l’ex-empire soviétique, de l’Arctique au Caucase et de Moscou à l’Asie centrale.


Florian Pinel, ingénieur informaticien devenu chef à mi-temps est parti avec son compère Jean Valnoir Simoulin, sur les traces des recettes de l’ex-empire soviétique et propose une réinterprétation de ces dernières. Récit de voyages autant que guide gastronomique, réalisé non sans une pointe d’humour « au péril de notre santé intestinale », les deux auteurs nous convient à déguster de la perche, du steak de cheval à Almaty au Kazakhstan, du renne, de la nouvelle cuisine moscovite, des raviolis qu’ils soient pelmenis (russes) ou varenikis (ukrainiens) et du kebab caucasien. La partie dédiée au Caucase est particulièrement intéressante. Si elle fait la part belle à l’Azerbaïdjan, terre de baklava et à la Géorgie et son fromage, Florent Pinel n’en oublie pas le lavash arménien, ce pain plat inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO. L’ouvrage de Nathalie Baravian sur La cuisine arménienne (Actes Sud, 2007) offrira un formidable complément à ces aventures. Dans la préface de ce dernier, l’écrivain égyptien Alaa Al-Aswany, rappelait d’ailleurs que « ce livre n’est pas seulement un livre de recettes : à travers les plats délicieux qu’il nous présente, il nous rend plus proches de l’âme arménienne. » On pourrait dire la même chose du livre de Florent Pinel et de Jean Valnoir Simoulin. A travers leurs plats, leurs façons de les concevoir, les ingrédients choisis, le lecteur pénètre l’âme des peuples qui composèrent l’URSS, leurs savoirs-faires, leurs coutumes, leurs rapports aux autres. La gastronomie devient ainsi dans ces pages une littérature du sensible.

Au-delà des recettes présentées et qui sont presque toujours complétées par des notices fort utiles, le lecteur est surtout embarqué dans l’histoire de cet empire qui a agrégé mille et une histoires car si Staline a annexé les provinces et les hommes, il en a fait de même avec les frigidaires !  Dans ces pages se racontent donc les histoires du goulag pour y montrer l’importance du thé, de la seconde guerre mondiale et de l’éclatement de l’URSS en nous emmenant dans ces conflits « gelés » comme le Haut-Karabakh pour y déguster une truite à la grenade (le fruit bien évidemment), l’Abkhazie ou la Transnistrie où Florent Pinel rebaptise des paupiettes de porc en cornichons de Tiraspol. Jusqu’au Moyen-Age pour nous expliquer que le plov ouzbek à base de riz n’est rien de moins que l’ancêtre de la paella espagnole et du biryani indien ! 

Chacun trouvera donc un intérêt à ce livre : cuisinier, voyageur, historien en herbe ou simple curieux. On en oublierait presque l’essentiel : manger. Il est donc grand temps de passer à table, non pas devant les sbires du KGB mais devant un bon qurutob tadjik ou une soupe pomore des rives de la Mer Blanche.

Par Laurent Pfaadt

Florian Pinel, Jean Valnoir Simoulin, L’Archipel du Goulache
Aux Editions Noir sur Blanc, 264 p.

A lire également :

Nathalie Baravian, La cuisine arménienne, Actes Sud, 2007.

Le ghetto de Minsk

C’est en lisant l’ouvrage de Richard Rashke, Les évadés de Sobibor (1983) que j’entendis pour la première fois parler du ghetto de Minsk. Plusieurs déportés se trouvaient alors dans la ville notamment Alexandre Petchersky, officier juif de l’armée russe et leader de la révolte. Je découvris également que le ghetto fut secoué par la résistance d’une partie de la population juive.


Toute le monde connait le ghetto de Varsovie, celui de Lodz et d’autres en Pologne. Mais de Minsk, peu de traces. Car la ville, coincée entre Ukraine et Russie, capitale d’une Biélorussie fermée semble restée prisonnière d’un passé soviétique qui a longtemps minoré, caché l’Holocauste.

Lorsque la Wehrmacht, les Einsatzgruppen et leurs supplétifs notamment lituaniens conquièrent Minsk dans la foulée de l’invasion de l’URSS, le 28 juin 1941, ils y installent un ghetto qui compta jusqu’à sa liquidation en octobre 1943, près de 100 000 juifs et fut l’un des plus importants des territoires de l’Est.

Hersh Smolar, un juif communiste, se trouve à Minsk à ce moment. Il a réussi in extremis à faire évacuer sa femme et son fils. Passé un moment de sidération, il organise avec d’autres, l’embryon d’une résistance baptisée Organisation secrète de combat et fait le choix de s’allier aux partisans notamment ceux du commandant Diadia Vossia qui se trouvent dans les forêts environnantes. En compagnie du narrateur, le lecteur pénètre alors dans le dédale des rues de ce ghetto qui fait 200 hectares où Smolar et les autres juifs réunis dans cette armée des ombres se réunissent en secret, fabriquent des faux-papiers, se procurent des armes et surtout évacuent les enfants. Ces enfants justement « qui, dans le ghetto, avaient cessé d’être des enfants ». Ils ont dix, douze ans et servent de messagers ou de guetteurs. A 17-18 ans, ils sont les meneurs de la résistance. Cette résistance qui est également le fait de femmes magnifiques, ces amazones du ghetto emmenées par un personnage de roman, Emma Radova, cette « jolie jeune femme aux cheveux sombres, aux yeux noirs dans un visage rond » qui périra sous les coups de la Gestapo.

Rythmé, parfois angoissant, souvent rayonnant de courage, le récit d’Hersh Smolar s’apparente à un thriller où se livre une lutte entre le bien et le mal incarnée par le docteur Koulik qui fit de son service de maladies infectieuses à l’hôpital un sanctuaire pour les juifs persécutés et le Schärführer SS Ribe surnommé « le Diable aux yeux blancs ». Organisés, les juifs polonais et russes, occidentaux et orientaux travaillent en bonne intelligence, les uns ayant l’expérience de la clandestinité quand les autres apportent la connaissance du terrain.

Le livre avance comme guidé par une lumière que l’on croit parfois éteinte notamment lors des grands massacres de 1942 où, entre le 28 juillet et le 1er août, les Allemands exécutent près de 25 000 personnes. « La destruction, les mares de sang sur le sol, la désolation et le malheur, tout cela jetait un linceul de désespoir sur tous et sur chacun. Personne n’avait de paroles de réconfort à offrir, nulle part » écrit Hersh Smolar.

Pourtant, la résistance se poursuit. Avec les mots de Smolar, elle est admirable, mythique. C’est David contre Goliath, des juifs affamés et persécutés contre un régime tout puissant. L’Organisation secrète de combat est démantelée début 1943 et le ghetto liquidé en octobre. Alexandre Petchersky est là : « Les femmes et les enfants ont été transportés à la gare par des voitures. Les hommes ont marché. Sur la route nous sommes passés devant le ghetto (…) On pouvait entendre des gens se dire au revoir, certains pleuraient. Tout le monde savait ce qui les attendait ».

Hersh Smolar ne fut pas envoyé au camp d’extermination de Sobibor. Il survécut à la guerre avant de quitter la Pologne et d’émigrer en Israël. Grâce à son témoignage si précieux, le courage des hommes, des femmes et des enfants des ghettos porte un nom : Minsk.

Par Laurent Pfaadt

Hersh Smolar, Le ghetto de Minsk,
Chez Payot, 360 p.

La vie comme un souffle

Dans son nouveau roman, Joyce Carol Oates évoque la perte de l’être cher. Une nouvelle fois magnifique

« Car tu es poussière, et tu retourneras à la poussière » proclame la Genèse. Gérard McManus fut un brillant intellectuel de Harvard venu enseigner à l’Institut de Santa Tierra au Nouveau-Mexique. Après un cancer qu’il affronta en compagnie de sa deuxième femme, Michaela, il fut réduit à 3,1 kg de cendres. De notre naissance à notre mort, notre poids n’a que peu varié mais chacun a vécu pendant 70-80 ans une vie faîte de joies, de peines, de contradictions qu’explore depuis plus de soixante ans la romancière américaine Joyce Carol Oates, véritable peintre des batailles qui secouent notre cerveau. D’ailleurs ce n’est pas un hasard si l’ouvrage sur lequel travaillait Gérard s’intitulait « Malaise dans le cerveau humain ». Un titre qui sonne chez Oates comme le résumé d’une œuvre bâtie livre après livre. Sorte de Malaise dans la civilisation américaine par cette Freud des lettres américaines.


Dans ce nouvel opus, toujours publié chez le fidèle Philippe Rey, celle qui s’attache à analyser sans relâche nos psychoses et nos peines, s’attarde sur la peine finale, celle de la mort non pas pour celui qui la vit mais pour celui qui la voit, qui la ressent sans mourir. Ici en l’occurrence Michaela, la femme de Gérard qui accompagne, seule, son mari jusqu’au seuil de la mort avant d’errer, à nouveau seule, dans les limbes du deuil.

Respire est bel et bien un thrène au sens aussi bien antique que contemporain. D’ailleurs, la référence à l’Antiquité n’est pas galvaudée puisque l’opéra favori de Gérard est celui d’Orphée et Eurydice de Glück, cette histoire d’amour maudite. Maudit, tiens un autre roman de Joyce Carol Oates. Car Michaela semble condamnée à errer dans ce monde parallèle qui n’est ni la folie, ni la réalité en compagnie des mânes de Gérard. « Tu sais que je suis ici, Michaela. Mais je suis ailleurs » entend-elle. Michaela, cette femme qui, toute sa vie, a cherché sa légitimité auprès de cet homme.

Plus on avance dans cette magnifique variation du chagrin et du deuil enveloppée de ce voile de solitude, plus Respire… nous apparaît comme un condensé de l’œuvre de l’écrivaine. Michaela semble modelée avec la propre autobiographie de l’autrice dévoilée notamment dans J’ai réussi à rester en vie (2021) où elle raconta son deuil après le décès de son mari Raymond Smith. Et cette réalité parallèle, ce calque opaque de la réalité qui fait la grande force des romans de Oates, se teinte d’une dimension animiste, sorte de gothique qu’elle trempe dans le brasier du Nouveau-Mexique.

Si on y ajoute le stupéfiant travail de projection de l’esprit humain dans les objets et la prodigieuse résilience que Joyce Carol Oates insuffle à tous ses personnages notamment féminins où, à l’instar de Michaela, ils trouvent dans leurs souffrances, leurs humiliations, le rabaissement de leurs conditions, matière à leur survie, Respire…constitue non seulement un nouveau tour de force littéraire mais ajoute une pierre supplémentaire à un édifice qui, assurément, demeurera et ne retournera pas, comme tant d’autres, à la poussière.

En plus de son nouveau roman, les éditions Philippe Rey publient également de Joyce Carol Oates une nouvelle série de quinze nouvelles inédites sous le titre d’Un (autre) toi qui mettent en scène des personnages aux prises avec les aléas du destin et où, une fois de plus, le fantastique côtoie la réalité.

Par Laurent Pfaadt

Joyce Carol Oates, Respire…
Aux éditions Philippe Rey, 400 p.

Joyce Carol Oates, Un (autre) toi, Philippe Rey, 352 p.

Une jeunesse en enfer

Un adolescent couche sur le papier sa vie durant le siège de Leningrad. Bouleversant


Ce qu’il y a de fascinant avec les livres et les manuscrits, c’est les chemins qu’ils prennent pour arriver jusqu’à nous. Même dans les situations les plus extrêmes, les plus inextricables, ils demeurent, survivent au feu, à la mort, à l’oppression et à la destruction systématique et organisée des hommes. Comme si l’histoire, avec sa volonté propre, veillait sur ces documents pour qu’ils nous parviennent.

Tel fut le cas du journal de Iouri Riabinkine, jeune adolescent de quinze ans enfermé dans l’immense piège qu’Adolf Hitler tendit à la ville de Leningrad. Perdu, à moitié brûlé, son journal réapparut à l’occasion d’un recueil de contributions sur le siège avant de retrouver son propriétaire puis d’être enfin publié.

A l’image d’une Anne Frank dont il soutient aisément la comparaison, le jeune Iouri ne s’attendait pas à laisser à l’humanité cet exceptionnel témoignage. Car comme dans le cas de l’invasion des Pays-Bas, celle de l’URSS par la Wehrmacht à partir du 22 juin 1941, changea le destin du jeune adolescent. A cet instant, il n’est que l’un de ces milliers d’enfants vivant dans l’ancienne St Pétersbourg. On est encore confiant. Tout le monde en est convaincu : Staline ne laissera jamais les armées du Troisième Reich prendre la ville. Alors jusqu’au 8 septembre, on vit la guerre certes mais on ne la subit pas. Iouri ne sait pas alors qu’il vient d’entamer les 872 jours de siège qui transforma la cité en une tombe à ciel ouvert.

« Adieu mes rêves d’enfant ! » écrit-il alors. Effectivement aux rêves succèdent des cauchemars qu’il vit les yeux ouverts. Les lignes de Iouri Riabinkine sont lentement rongées par la vermine, le froid, la mort, la culpabilité et surtout la faim. Et tandis que l’hiver 41-42 où les températures descendent jusqu’à -32° s’abat sur la ville, Iouri tente de conserver son humanité tout en vivant dans « la faim, le froid, parmi les puces ». Car la faim est partout. On mange le cuir, la tapisserie, ses semblables. Elle est sur les corps. Dans les âmes. Elle obsède et devient sous les mots de Iouri, un être maléfique : « Je voudrais une mort rapide, sans douleur, pas une mort causée par la faim, ce fantôme sanguinaire qui est si proche » supplie-t-il.

Le journal de Iouri Riabinkine ne fut certes pas le seul témoignage sur le siège de Léningrad, on pense notamment à celui de Lena Mukhina (non traduit), mais la puissance de ce texte frappe par cette lutte intérieure et extérieure que le jeune homme mena pour ne pas devenir une bête, face à l’anéantissement de sa propre condition. C’est le journal d’un adolescent devenu un vieillard sans avoir été un homme qui oppose à la fatalité d’une guerre et à une mort dévoreuse d’enfants une résistance admirable. Cette mort qui, chaque jour, le prive de forces, lui et son récit qui gagne alors en intensité. Ce dernier finit par s’estomper, jusqu’à s’éteindre sur ces mots : « Le temps traîne si lentement, si longtemps… Oh, mon Dieu, qu’est-ce qui m’arrive ? ».

Chaque adolescent devrait lire ce texte qui doit être montré, étudié dans chaque collège, chaque lycée, chaque école. Un texte qui selon les mots de Sarah Gruszka, historienne qui a coordonné ce projet « devrait rejoindre le vivier des grands témoignages de ce XXe siècle sanglant ». Oui, indiscutablement.

Le temps a traîné cher Iouri mais sache que ta résistance ne fut pas vaine. Elle est parvenue jusqu’à nous. Magie de l’Histoire ou hasard du destin, magie du destin ou hasard de l’histoire, je ne sais pas. Mais ton livre et ton courage demeurent aujourd’hui.

Merci.

Par Laurent Pfaadt

Iouri Riabinkine, Le siège de Leningrad, Journal d’un adolescent (1941-1942), traduit du russe par Marine Bobrova
Aux éditions des Syrtes, 236 p.

L’année du tournant

Il y a quatre-vingts ans, jour pour jour, était déclenchée l’opération Torch, le débarquement allié en Afrique du Nord, première étape de la reconquête d’une Europe passée sous le joug nazi.


Deux mois plus tôt, la Wehrmacht commençait le siège d’une ville qui allait se refermer sur elle et symboliser sa défaite : Stalingrad. Au même moment, de l’autre côté du globe, les Américains livraient une autre bataille dantesque, celle de Guadalcanal, après une autre, en juin, non loin de l’atoll des îles Midway.

1942 constitua réellement le tournant de la seconde guerre mondiale. C’est ce que montrent parfaitement Cyril Azouvi et Julien Peltier dans ce livre passionnant alliant pédagogie et érudition. Porté par une rédaction et un graphisme particulièrement réussi signé Julien Peltier qui séduira à coup sûr les plus jeunes, ce livre s’ouvre à n’importe quelle page, à n’importe quelle session pour en croquer tel détail, étudier une carte en compagnie du maréchal Paulus, comparer le Panzer III et le Crusader durant la bataille du désert ou lire une analyse historique. Tout est fait pour faire de cet ouvrage, le livre de chevet par excellence pour tout passionné du second conflit mondial.

Ainsi présentées, les grandes étapes de cette année charnière montrent ainsi un Troisième Reich engagé dans une course à l’abîme tant sur le plan militaire que dans son aveuglement idéologique. Les focus mis sur certains points donnent ainsi une réalité palpable aux théories et grandes opérations de cette année 1942. Il y a presque un côté cinématographique à voir la comparaison des fusils à Stalingrad ou dans les face-à-face des acteurs qui animèrent cette sombre année. Amis ou ennemis, tels Himmler/Heydrich ou Rommel/Montgomery, ces portraits permettent l’indispensable incarnation d’un conflit car il est bien connu que l’histoire est avant tout faite par des hommes…et des femmes que les auteurs n’oublient pas comme en témoigne la Résistance française ou ces femmes soviétiques pilotes de chasse dans le ciel de Stalingrad, ces « sorcières de la nuit » pour citer le récent roman de Chantal Malaval (Préludes)

1942 fut également l’année de l’accélération de la Shoah. Le 20 janvier 1942 se tint la conférence de Wannsee qui décida de la solution finale de la question juive. Et les auteurs de montrer l’accélération de la machine de mort nazie marquée notamment en France par la rafle du Vel d’hiv, les 16 et 17 juillet.

Les Américains quant à eux, engagés sur le front du Pacifique, préparaient les contours d’une victoire qui allait intervenir trois ans plus tard. Le 6 janvier 1942, le président Franklin D. Roosevelt lançait le « Victory Program », vaste programme d’armement qui profita notamment à l’URSS d’un Staline devenu un allié. Et dans le plus grand secret commencèrent les premières recherches du projet Manhattan sous la responsabilité de Robert Oppenheimer qui, malgré ses sympathies communistes, s’était vu confier la concrétisation d’une bombe nucléaire qui allait, non seulement renverser le cours de la guerre mais permettre aux Etats-Unis de dominer l’après-guerre.

Pour autant, ce 8 novembre 1942, les boys américains posant le pied sur le sol africain ne se doutaient pas que leur pays allait devenir une super-puissance. Seule comptait alors la délivrance de l’Europe. Mais nous, lecteurs, nous connaissons, grâce à ce livre vivant, la suite de l’histoire.

Par Laurent Pfaadt

Cyril Zouvi, Julien Peltier, préface d’Olivier Wievorka, 1942, Passés composés

A lire également sur cette année 1942 :

Chantal Malaval, Sorcière de la nuit, Préludes, 384 p.

le secret du piano

Dernière-née de l’édition, les éditions Fugue, fondées par trois éditrices du groupe Libella – Sophie Bogaert, Gaëlle Belot et Eva Dolowski – souhaitent promouvoir des voix nouvelles de la littérature française, des livres de référence pour les amateurs de musique ainsi que des portraits de grands artistes des scènes d’aujourd’hui. Pour inaugurer l’aventure de Fugues, elles ont choisi le merveilleux pianiste brésilien, Nelson Freire, par l’un des plus grands connaisseurs de l’instrument roi, Olivier Bellamy, ancien journaliste de Radio classique dans ce portrait à la fois sensible et fascinant.


Novembre 2017. L’auteur de ces lignes assiste à la répétition du 20e concerto de Mozart à Montpellier. Il a pour l’occasion emmener des lycéens pour leur permettre d’observer ce pianiste de légende. En interprétant le génie autrichien, Nelson Freire se souvient-il de ce Jeunehomme, ce neuvième concerto de Mozart qu’il joua à 12 ans en compagnie de l’orchestre symphonique du Brésil et qui signa le début de son incroyable destin ? Repense-t-il à ces rues, à ce Ring d’une Vienne maintes fois arpentées après les classes de Bruno Seidlhofer ? Ou en compagnie de l’autre légende du livre, Martha Argerich, son âme-soeur ? Peut-être.

Martha Argerich – Nelson Freire. L’une des plus belles histoires d’amitié que la musique ait connue. Une histoire digne d’un film. Ils sont si différents et pourtant si complémentaires. Elle est le feu. Lui l’eau. Elle ne jure que par Ravel quand lui préfère Debussy. Olivier Bellamy nous conte à merveille cette relation qui naquit dans la capitale autrichienne et se poursuivit jusqu’à la mort de Freire. Biographe et proche de la pianiste argentine, Olivier Bellamy nous fait pénétrer dans l’intimité de leur relation, « il sent tout d’elle, elle sent tout de lui » écrit-il sans jamais verser dans le voyeurisme. On y découvre cette relation musicale et humaine si spéciale qui les lia. Grâce à sa parfaite connaissance de l’univers du piano et de la musique classique, l’auteur parsème son récit de détails qui humanisent ces êtres parfois perçus comme hermétiques au monde tout en rendant son sujet fascinant. Il est là avec Nelson Freire, en Europe, au Brésil, en Australie dans ces innombrables concerts où il transcenda Brahms, Chopin ou Debussy dont il eut une affectation particulière. Mais également avec ses Miguel et Bosco, ses grands amours.

Suivre la destinée de Nelson Freire, c’est aussi parcourir l’histoire de la musique et du piano durant cette deuxième partie du vingtième siècle et le début du vingt-et-unième. On y croise les figures de légende, de Sviatoslav Richter qu’il croisa à la Roque d’Anthéron dont il devint à partir de 1986 un habitué à Vladimir Horowitz qu’il admira avec Argerich au Carnegie Hall à l’occasion du jubilé du pianiste ukrainien en 1978 en passant par Michelangeli et cette incroyable rencontre avec le pianiste italien et le roi de la bossa nova, Tom Jobim ou son amie de toujours, Cesarina Riso ou Cristian Budu qu’il soutint.

Une mauvaise chute en 2019 va sceller son destin. Le cristal s’est brisé en mille morceaux. L’éclat n’est plus aussi brillant et il le sait. Cet hypersensible sombre alors dans la dépression. Et Olivier Bellamy accompagne dans ces dernières pages, un pianiste jouant cette marche funèbre, non pas ce troisième mouvement de la deuxième sonate de ce Chopin qu’il affectionnait tant mais celle de sa propre vie. Seule la perspective d’aller se reposer à Petrópolis semble encore le réconforter. Petrópolis, la ville où Zweig s’est suicidé, déçu d’un monde qui a sombré dans la folie. Petrópolis, la ville où l’écrivain viennois est définitivement entré dans la légende. Suicide ou chute, le 31 octobre 2021, Freire a rejoint Zweig, inscrivant ses pas dans ce Ring de légende qu’ils ont tous deux arpenté. 

Le livre d’Olivier Bellamy refermé, il a fallu réécouter Chopin.

Par Laurent Pfaadt

Olivier Bellamy, Nelson Freire, le secret du piano,

Aux éditions Fugue, 224 p.