Archives de catégorie : Lecture

#Lecturesconfinement : Floride, cœur révélateur des Etats-Unis de TD. Allman par Laurent Pfaadt

Le 3 novembre 2020, la Floride
renouvelait sa confiance à Donald
Trump. Etat de villégiature de
retraités fortunés, terre d’accueil
de réfugiés cubains fuyant la
dictature castriste, temple du culte
du corps, berceau de la culture de
l’orange et du divertissement à
l’américaine, le « Sunshine State »
personnifie le rêve américain et fait
office d’eldorado paisible et
cosmopolite. Oui mais à quel prix.

C’est ce que démontre Timothy D. Allman, plume acérée et bien connue du Monde diplomatique, dans
ce livre choc qui a connu un grand succès aux Etats-Unis et a été
nominé au National book Award. Car cette prospérité a eu un prix :
celui du sang. A grands renforts de faits historiques, Allman
s’aventure dans cette histoire occultée comme on s’enfonce dans un
marécage. Des génocides des indigènes par les conquistadors
espagnols et des indiens Séminoles par le futur président Jackson à
l’élection de Donald Trump en passant par le meurtre raciste de
Trayvon Martin en 2012, la confiscation de la démocratie par la cour
suprême au profit de George W. Bush et bien entendu l’esclavage, la
Floride est un concentré de ce qu’est devenu, aujourd’hui, les Etats-
Unis : une nation érigée et régie par la violence au moyen de crimes
tels que l’esclavage et le nettoyage ethnique.

L’ouvrage ne serait qu’un énième livre noir énumérant ces crimes
sauf qu’Allman montre que ces derniers n’ont servi qu’un objectif,
celui d’assurer le profit de leurs commanditaires et faire de la
Floride, des conquistadors espagnols aux cadres de Disney et autres
multinationales, un vaste espace privatif. Avec comme première
victime, la démocratie, garde-fou garantissant les libertés
individuelles des habitants. Au-delà du « Sunshine State », l’auteur
expose avec brio la floridianisation de l’Amérique, sorte de
processus insidieux qui tente de maintenir l’illusion d’une liberté que
l’on tente par tous les moyens, de réduire. Refermant le livre sur ce
constat glaçant, on se demande si la défaite de Donald Trump signe
le glas de cet engrenage ou si celui-ci est irréversible.

Floride, cœur révélateur des Etats-Unis de TD. Allman (Librairie Garnier)
par Laurent Pfaadt

#Lecturesconfinement : La Mort du roi Arthur par Pierre Mari

En ces temps de collapsologie plus ou moins bien inspirée, il faut
rappeler que l’un des plus grands récits d’effondrement jamais écrits
est sans nul doute La mort du roi Arthur, roman anonyme composé
vers 1230, qui achève le grand cycle du Lancelot-Graal. Amours
adultères de Guenièvre et Lancelot découverts et punis, combat à
mort de Gauvain et Lancelot, les preux jadis inséparables, trahison
d’Arthur par son neveu, envies, haines, jalousies : tous les
affrontements internes que le récit met en scène témoignent de la
condamnation qui frappe le monde arthurien. Une sorte de folie
empoigne tous ces héros qui ne maîtrisent plus leur destin, et vont
d’un égarement à l’autre. Jusqu’à cette fin extraordinaire où
Excalibur, l’épée de souveraineté, jadis instrument du sacre et de
l’élection, disparaît dans l’eau féerique. On a parfois médit du film de
John Boorman, Excalibur, mais il est peut-être, avec le Lancelot du
Lac
de Bresson, celui qui a le mieux mis en scène cette ruine d’un
royaume et d’un monde.

Pierre Mari est écrivain. Dernier livre
paru : En pays défait (Pierre-
Guillaume de Roux)
La Mort du roi Arthur (Livre de poche) par Pierre Mari

#Lecturesconfinement : Jacob, Jacobi de Jack-Alain Léger par Morgan Sportès

Jack-Alain Léger est un écrivain dont j’aurais aimé faire l’éloge. Ce
pseudonyme qu’il avait choisi, définit assez bien son style très
enlevé, ironique, percutant (et profond donc). Il n’en était pas pour
autant – et pour son malheur – plus « léger » que l’air. Il s’est jeté
récemment du 11ème étage de son appartement, à Paris. La gravité
du monde, et des choses, sur lui, l’a donc emporté. Son roman que je
préfère est Jacob, Jacobi. Préfiguration de sa fin, l’auteur-narrateur,
au fond du désespoir s’y retrouve confronté dans les toilettes d’un
café (scène qui m’avait frappé) à une porte frappée de l’inscription «
SANS ISSUE ? » On sait donc quelle « issue ultime » il aura trouvé à
son aventure littéraire. Encore un bel écrivain auquel notre petite
république des lettres n’a pas su rendre hommage. Lisez encore La
gloire est le deuil éclatant du bonheur
 ou Ali Le magnifique. Il a écrit
beaucoup. C’est une sorte de Mozart du point de vue de la forme. Et
les plumitifs d’entonner :Trop de notes !
Morgan Sportès est écrivain, auteur
de nombreux ouvrages dont L’Appât
(Seuil) et Tout, tout de suite(Fayard),
Prix Interallié en 2011. Dernier livre
paru : Si je t’oublie (Fayard, 2019)
Jacob, Jacobi de Jack-Alain Léger
(Pocket)
par Morgan Sportès

#Lecturesconfinement : Le bonheur, sa dent douce à la mort. Autobiographie philosophique de Barbara Cassin de l’Académie française par Laurent Pfaadt

C’est une drôle d’autobiographie que
celle de Barbara Cassin, récemment
élue à l’Académie française. Oui de
l’humour, il y en a dans cette enfance
passée auprès de parents peintres à
leurs heures, de cet grand-oncle
illustre qui lui propose de devenir
sténo ou de ces virées étudiantes et
de ces rencontres intellectuelles qui
appartiennent à un autre âge. Mais à
travers ces pages truculentes se
nichent également des leçons de vie
que l’on goûte, que l’on savoure. Qui a
dit que la philosophie était
mélancolie ? Certainement pas elle…

D’ailleurs, de la philosophie il est en évidemment question avec
Barbara Cassin. Tout le temps. Comme une boussole pour avancer.
La brillante helléniste nous convie avec bonheur à une navigation en
compagnie de Platon, de Parménide, de Protagoras ou d’Aristote
mais également de Leibniz, Kant, Heidegger et Lacan permettant
ainsi de remettre en perspective ce monde souvent privé de sens. Ce
voyage permet ainsi de tracer des fils d’Ariane entre leurs
enseignements et notre époque, entre la vie de Barbara Cassin et
aujourd’hui comme lorsqu’elle oppose Platon à Gorgias, l’une de ces
« sales ordures démagogues » dont la vérité n’était pas la
préoccupation première. Tiens…tiens…nous pensons à quelqu’un…

L’Académicienne ne serait pas immortelle si elle ne nous invitait pas
à chevaucher joyeusement la langue française, sur les barricades de
mai 68, dans les retraites passionnées de René Char ou en
compagnie d’Alain Rey. Cette langue qui autorise tout, celle qui
transforme des adolescents psychotiques en êtres sublimes, celle
qui réconcilie une nation, celle qui, enfin, permet toutes les libertés.
Car, à y regarder de plus près ou plutôt à y lire de plus près, ce livre
est un formidable plaidoyer pour la liberté, pour toutes les libertés.
En refermant le livre, on se sent mieux armé de ce courage qui nous
faisait peut-être défaut, prêt à « suivre ce qu’on attend pas »

Le bonheur, sa dent douce à la mort. Autobiographie philosophique de
Barbara Cassin de l’Académie française (Fayard)
par Laurent Pfaadt

#Lecturesconfinement : Royan, la professeure de français de Marie NDiaye par Jakuta Alikavazovic

« Je hais les bons parents qui croient tout comprendre »
Un monologue à la beauté implacable — la langue, le style, le monde
de Marie NDiaye sont là tout entiers, dans ces phrases de Gabrielle,
la professeure de français, à laquelle Nicole Garcia devait donner
corps à Avignon au printemps et à Paris à l’automne. On regrette
tant de ne pas avoir pu la voir, l’entendre, on espère vivement que
l’occasion se présentera une fois la crise sanitaire passée. En
attendant, ne vous privez pas de lire ce texte unique qu’est Royan : il
fait corps. Gabrielle et Daniella, l’élève qu’elle évoque avec une telle
ardeur, avec des sentiments si forts, si mêlés, vous briseront le cœur.
La justesse des phrases de Marie NDiaye, elle, vous redonnera du
souffle. Quand vous arriverez à la phrase « Sachez Madame que je suis
votre parafoudre »
, ayez une pensée fugitive pour moi : c’est là que j’ai
pleuré.
Jakuta Alikavazovic est écrivaine,
auteur notamment de Corps Volatils
(L’Olivier), Prix Goncourt du premier
roman 2007. Dernier livre paru :
L’Avancée de la nuit (L’Olivier/Points)
Royan, la professeure de français de Marie NDiaye (Gallimard)
par Jakuta Alikavazovic

#Lecturesconfinement : Un crime sans importance d’Irene Frain par Mohammed Aïssaoui

J’ai aimé le récit d’Irène Frain, Un crime sans importance (Editions du
Seuil). La romancière évoque l’assassinat d’une vieille dame
attaquée sauvagement chez elle. Cette vieille dame n’est autre que
sa sœur aînée, Denise, 79 ans. Irène Frain explique sa démarche :
«J’ai entrepris d’écrire ce livre quatorze mois après le meurtre, quand le
silence m’est devenu insupportable.»
 Suivent 250 pages qui illustrent à
merveille la puissance de la littérature, cette capacité à rendre la
voix à une sans-voix.
Mohammed Aïssaoui est
journaliste au Figaro littéraire et
écrivain, auteur notamment de
L’Affaire de l’esclave Furcy, Prix
Renaudot de l’essai 2010. Son
dernier ouvrage, Les Funambules
(Gallimard, 2020) a figuré sur la
liste des principaux prix.
Un crime sans importance d’Irene Frain (Seuil)
par Mohammed 
Aïssaoui

#Lecturesconfinement : Station Eleven d’Emily St John Mandel par Laurent Pfaadt

Nul doute que même elle, dans son
imaginaire illimité, ne pensait pas
qu’un jour son histoire deviendrait
réalité. Il y a six ans sortait Station
Eleven
, roman hybride se déroulant
dans un monde post-apocalyptique
ravagé par un virus qui allait se hisser
en finale du National Book Award,
l’un des plus prestigieux prix
littéraires américains.

D’emblée, le roman se place sous le
signe de la tragédie puisqu’un certain
nombre de personnes réunies après le
décès d’un acteur interprétant le Roi Lear succombent à leur tour à
une grippe foudroyante qui va décimer la quasi-totalité de la
population mondiale. Petit prodige des lettres canadiennes
rappelant son illustre aînée, la grande Margaret Atwood, dans ce
côté dystopique absolument fascinant, Emily St John Mandel
construit un récit fascinant et addictif alternant deux époques
placées en miroir avant et après la catastrophe où le lecteur, en
suivant ces survivants jouant Beethoven et Shakespeare, ne peut
s’empêcher de se poser ces questions : où se trouve l’essence même de nos vies et que doit-il rester de nos sociétés ? Et à parcourir les
chapitres au bord des Grands Lacs ou en contemplant ce musée
improvisé d’une société basée sur la technologie qui a disparu
comme avant elle, celle des parchemins, des carrosses et des lavoirs,
s’impose l’idée de la permanence de la culture et des arts que ces
hommes et ces femmes brandissent comme étendard de la vie. Parce
que, comme le rappelle l’auteur, « survivre ne suffit pas ».

Alors oui, est-ce bien le moment de lire ce roman qui, je vous le
rassure, reste pour l’instant un roman ? Evidemment et de toute
urgence car Mandel montre surtout que dans Shakespeare comme
dans Station Eleven, toute tragédie recèle sa lumière, celle d’une
torche qu’il revient à chaque humain, de brandir. « Ce sont les étoiles,
les étoiles tout là-haut qui gouvernent notre existence »
 écrivit
Shakespeare dans Le Roi Lear. Emily St John Mandel nous dit à
travers cet incroyable roman en cours d’adaptation qu’il arrive que
les hommes s’accrochent à ces mêmes étoiles et parviennent à
changer le cours du destin.

Station Eleven d’Emily St John Mandel (Livre de poche)
par Laurent Pfaadt

Lecturesconfinement : Joyce Carol Oates, Un livre de martyrs américains par Laurent Pfaadt

Un homme est abattu sur un parking
de l’Ohio. Simple fait divers comme
il s’en produit tant aux Etats-Unis.
Sauf que la victime est médecin et
son meurtrier, un fanatique
religieux. Déroulant leurs vies et
celles de leurs filles respectives, la
grande écrivaine américaine,
toujours absente des lauréats du
Prix Nobel, trace deux routes
parallèles qui s’entrecroisent,
s’entrechoquent, s’affrontent à
l’image de ces deux Amérique plus
divisées que jamais lors de la dernière élection présidentielle.

Avec ce livre, Joyce Carol Oates signe assurément l’un de ses plus
grands chefs d’œuvre qui sont si nombreux. Un livre d’un homme
assassiné car œuvrant pour le bien public. Un homme assassiné par
le fanatisme. Un livre aux multiples échos. Comme un cri poussé
dans la nuit de l’obscurantisme. Un livre appelé à faire date.

Joyce Carol Oates, Un livre de martyrs américains (Philippe Rey)
par Laurent Pfaadt

#Lecturesconfinement : Une famille dans la mafia. Corse, au cœur d’une violence sans fin de Marie-Françoise Stefani par Jacques de Saint-Victor

Ce n’est pas un roman policier. Mais il
peut se lire comme tel.
Malheureusement, c’est une histoire
vraie. En novembre 2011, Angèle et
sa fille, la petite Carla-Serena, qui est
âgée de 10 ans, sont victimes avec
leur père, Yves, d
un attentat féroce.
La petite Carla-Serena, blottie sur le
siège arrière, a le bras déchiqueté.
Elle a pu voir ses agresseurs. Elle va
devenir le témoin crucial d’une des
plus dramatiques affaires judiciaires
de ces dernières années. Avec clarté,
minutie et surtout avec courage, 
Marie-Françoise Stefani,
journaliste à France 3 Corse, décortique cette affaire emblématique
de toutes les dérives mafieuses de la Corse. 
Jacques de Saint-Victor est historien et journaliste
au Figaro littéraire

U
ne famille dans la mafia. Corse, au cœur d’une violence sans fin de Marie-Françoise Stefani (Plon)
par Jacques de Saint-Victor

#Lecturesconfinement : Starlight de Richard Wagamese par Laurent Pfaadt

Roman posthume, bouleversant et
sensible de l’écrivain canadien
Richard Wagamese, Starlight est le
nom de Frank Starlight, fermier
d’origine indienne, taiseux et d’une
immense bonté qui aime
photographier les animaux
sauvages et communier avec la
nature. Son objectif croise bientôt
Emmy et la petite Winnie qui fuient
la violence des hommes. Très vite,
dans l’esprit du lecteur commence
alors à germer cette idée qui ne le
lâche plus et le pousse à ne plus
s’arrêter de lire : que va-t-il se passer entre Frank et ces deux êtres
fragiles au milieu de cette nature préservée ? Car pour Frank
Starlight, la nature est la source de toute vie. Mais c’était avant de
rencontrer l’amour, cette « contrée vierge » où « chaque pas qui nous en
rapproche nous transforme. Nous grandit. Change la géographie de qui
nous sommes »
. Tandis qu’il sert de guide à Emmy, celle-ci devient le
sien dans cette autre contrée inexplorée.
La prose de Wagamese se mue alors en une longue mélopée
glorifiant cette nature qui, à l’instar de l’amour, change, avec ses
sensations et ses créatures, les êtres qui s’y abandonnent. A travers
le personnage d’Emmy, magnifique bête blessée qui renaît à la vie
auprès de Frank, le roman devient un magnifique plaidoyer en faveur
de la préservation de ses racines en même temps qu’un manifeste
féminin. Féministe, écologique, un roman total, terriblement actuel.

Starlight
de Richard Wagamese (ZOE)
par Laurent Pfaadt