L’esclavage, tout un monde

L’histoire de l’esclavage racontée sous toutes ses formes, de la
préhistoire à nos jours. Magistral

C’est certainement l’un des essais les plus importants de ces dix
dernières années. Qui fait et fera date. S’inscrivant dans cette
tendance historiographique d’une histoire mondiale comparée, cet
ouvrage dirigé par Paulin Ismard et agrégeant plus de cinquante
spécialistes venant d’horizons et de continents divers (historiens, archéologues, anthropologues, juristes, politistes, etc.) est
proprement stupéfiant. Il dessine une histoire de l’exploitation de
l’homme par l’homme depuis les origines – le chapitre de la
préhistoire qui s’appuie sur l’analyse de tombes mêlant serviteurs
tués avec leurs maîtres est l’un des plus fascinants – jusqu’à nos
jours et sous des formes diverses. Placée sous le signe du
comparatisme, la fonction de ces contributions, comme le rappellent
les trois coordinateurs de l’ouvrage, Benedetta Rossi, Cécile Vidal et
Paulin Ismard : « n’est pas de dessiner des types d’idéaux mais d’élaborer
des instruments à même d’éclairer réciproquement chacune des sociétés
étudiées ».

Le lecteur arpente ainsi l’espace et le temps à la rencontre de ces
différentes formes d’esclavage, de l’Antiquité où l’esclavage joua un
rôle social fondamental comme élément clé de la vie quotidienne au
Congo belge et à ses terribles exactions et au Minas Gerais du Brésil
en passant bien évidemment par la conquête des Amériques où les
auteurs insistent non pas sur un esclavage mais sur des esclavages,
la Corée du Sud et l’esclavage militaire en terre d’Islam avec
notamment les Mamelouks. Cette mise en perspective permet
également de comprendre les matrices qui permirent la mutation de
l’esclavage, à la fois historiquement et localement. Ainsi dans son
article passionnant consacré à Saint Augustin, Kyle Harper,
professeur à l’université d’Oklahoma, affirme que « le christianisme,
dans sa grande majorité, acceptait l’institution esclavagiste ». A partir de
là, l’ouvrage jette des passerelles avec la conquête espagnole du
Nouveau monde et le concept de race au XIXe siècle pour justifier
une règle de base : celle d’une infériorité de l’esclave.

D’autres exemples viennent alimenter cette histoire mondiale et
l’ouvrage ne fait bien évidemment pas l’impasse sur la traite
transatlantique sans pour autant lui conférer une place
prépondérante qui nuirait au propos. A ce titre, remettre à juste
place cet esclavage permet une déconstruction salutaire de notre
vision européocentriste d’un esclavage fondé sur la seule
exploitation économique, tout en rappelant à juste titre que
l’esclavage fut souvent réglementé et sa violence institutionnalisée.
Quelques découvertes expliquées par des spécialistes peu ou pas
traduits en France comme cet esclavage dans l’Alsace du Nord au IXe
siècle facilitent l’entrée dans la complexité du phénomène, ici
l’occurrence le passage historique de l’esclavage au servage.

Cette histoire comparée n’en oublie pas d’avancer des éléments
d’analyse pour notre époque en décrivant dans quelques contributions précieuses, les nouvelles formes d’esclavages
modernes, entre travail forcé et trafics d’êtres humains. Ainsi sont
évoqués les chantiers de la future coupe du monde de football au
Qatar et la réduction en esclavage des Yézidis par l’Etat islamique.
Dans sa contribution, Joël Quick, politiste sud-africain, estime ainsi
que l’esclavage est aujourd’hui plus diffus et plus difficile à cerner
car : « les systèmes complexes qui règlementaient et protégeaient
autrefois l’esclavage en tant qu’institution ont presque tous été
démantelés, même si  leur héritage perdure au sein des sociétés (…) Cette
transformation est lourde de conséquences pour toute entreprise de
définition de l’esclavage dans le monde contemporain ».

Preuve que malheureusement, cette histoire comparée nécessitera
très vite une mise à jour…

Par Laurent Pfaadt

Les Mondes de l’esclavage – Une histoire comparée sous la direction de Paulin Ismard
Le Seuil, 1168 p.

Gimeno transcende Mahler

L’Orchestre Philharmonique du Luxembourg a offert une troisième symphonie de Mahler pleine d’émotions et d’énergie

Gimeno transcende Mahler
©Alfonso Salgueiro)

Il est de ces concerts dont on se rappellera longtemps. Un concert où
le chef, allé au bout de lui-même, en ressort vidé, éreinté. Un concert
où l’orchestre a réellement fait corps avec l’œuvre. Un concert où le
chœur a parlé d’une seule et même voie.

Ce fut le cas lors de cette troisième symphonie de Gustav Mahler
absolument bouleversante. Composée en 1895 lors de l’une de ses
fameuses retraites à la montagne, le compositeur s’inspira
grandement de la nature environnante pour élaborer ses grandes
pages orchestrales. Et il faut dire qu’avec l’Orchestre
Philharmonique du Luxembourg, le spectateur eut réellement
l’impression d’être sur ces falaises abruptes, au milieu de ces prairies
et au bord d’un lac. Un équilibre sonore très bien respecté a magnifié
le message mahlérien notamment lors des fameux solos de la
trompette venue des coulisses et du premier violon qui délivra une
interprétation empreinte d’une atmosphère bucolique de toute
beauté.

L’ancien percussionniste devenu chef – il a prolongé jusqu’en 2025 à
la tête de la phalange du Grand-Duché – a porté une attention toute
particulière à ses instruments de prédilection afin de retranscrire la
dimension tellurique de l’œuvre. La batterie avec son côté marche
militaire qui annonce les symphonies à venir de Chostakovitch était
ainsi parfaitement en place. Tout comme celles du tambourin et des
cymbales servant les figures mythologiques de la symphonie : le dieu Pan dans le premier mouvement mais également celle de Gerhild
Romberger, alto transfigurée en pythie mahlérienne, regard
insondable et destin dans la voix. Car au bord de ce lac se trouvait un
temple. Et tout autour des vents répandaient leurs chants funèbres.
Sans savoir s’il s’agissait d’harpies ou de sirènes, le spectateur, attiré
par cette mélodie lugubre et irrésistible, entra alors dans l’édifice et
y vit son destin.

Par Laurent Pfaadt

Retrouvez toute la programmation de l’OPL sur :
https://www.philharmonie.lu/fr/

Franc-tireur et partisan

Deux ouvrages remettent en lumière la figure oubliée du dirigeant communiste et écrivain Jean Kanapa

Bilan globalement positif, soutien à l’intervention soviétique en
Afghanistan, l’attitude de Georges Marchais, secrétaire général du
PCF, restera définitivement ancrée dans un passé stalinien révolu,
figée dans une idéologie d’un autre âge. Pourtant, il en aurait pu être
autrement grâce notamment à Jean Kanapa, son conseiller pour les
affaires étrangères et membre du bureau politique du PCF. Gérard
Streiff, ancien collaborateur de Jean Kanapa et journaliste à
l’Humanité, nous relate ainsi dans un ouvrage passionnant la vie de
ce dirigeant communiste et écrivain accompli, les éditions La
Déviation publiant d’ailleurs l’un de ses romans, la Crise, petit bijou
sentimentalo-politique, paru en 1962.

Cette passion des lettres traça d’ailleurs le fil rouge d’une vie, de son
entrée comme rédacteur en chef de la revue communiste La Nouvelle Critique à ses rapports de politique étrangère qui influencèrent les
grandes lignes idéologiques d’un parti en mutation et en firent un
interlocuteur de choix de la très pointue Foreign Affairs, la revue
américaine de politique étrangère.

Mais d’autres fils rouges, ceux qui séparèrent le PCF de son grand
frère soviétique, constituèrent les grands repères, les frontières de
ce fils d’un banquier juif qui pourtant approuva en 1953, la
répression stalinienne et antisémite des blouses blanches. Devenu
très vite un proche de plusieurs secrétaires généraux et notamment
de Marchais qui le surnomma son « éminence grise », Jean Kanapa
demeura longtemps, dans les cercles politiques français, un stalinien
pur et dur, participant notamment à la chute de Laurent Casanova
après avoir été son « estafette idéologique ». Gérard Streiff décortique
intelligemment l’évolution de cet homme qui souhaita réellement
sortir le communisme français de son impasse idéologique sans pour
autant y parvenir. L’évolution de Kanapa, ce puzzle idéologique
reconstitué par l’auteur est fascinant à suivre. Trop nombreux furent
les hommes du PCF à s’enfermer dans une attitude monolithique
intangible. Avec ce livre et ce travail bénéficiant du recul historique
nécessaire, l’auteur remet un peu d’objectivité et nous permet
d’appréhender à sa juste valeur ces individualités comme Kanapa
qui tentèrent de fissurer le granit communiste.

Ainsi les critiques de Kanapa vis-à-vis d’une URSS enfermée dans la
glaciation mortifère du brejnévisme, son activisme en faveur de
l’eurocommunisme ou la transformation du PCF en parti de
gouvernement attestent de cette indéfectible volonté politique qui
acheva presque de convaincre un Georges Marchais attentif à
l’évolution du parti, mais que la mort de Kanapa stoppa nette.
D’ailleurs, la figure de l’ancien secrétaire général apparaît, dans ce
livre, plus nuancée que l’image que lui, en premier lieu, ainsi que ses
opposants, ont bien voulu donner.

A travers Jean Kanapa, le récit de Gérard Streiff nourri d’entretiens
avec de hauts responsables du parti nous raconte ainsi cette période
charnière de l’histoire, celle d’une époque où le PCF était le premier
parti de France avant d’être supplanté par le PS d’un Mitterrand
lancé dans son inexorable ascension et où le monde était divisé
entre deux superpuissances, les Etats-Unis à l’égard desquels
Kanapa prônait le pragmatisme et cette URSS, cette étoile morte
qu’il qualifia au seuil de la mort, de « gâchis ».

Par Laurent Pfaadt

Gérard Streiff, Le Puzzle Kanapa,
La Déviation, 280 p.

Jean Kanapa, La Crise,
La Déviation, 120 p.

CONDOR

De Frédéric Vossier

L’histoire n’oublie pas, l’histoire ne pardonne pas.

Dans la pièce « Condor » écrite par Frédéric Vossier et mise en scène
par Anne Théron, un frère, Paul et une soeur, Anna se retrouvent
après quarante ans de séparation. C’est elle qui a fait les recherches
et qui vient le voir. Ils vivent dans un pays d’Amérique latine, un de
ces pays où l’opération « Condor », dans les années 70-75, menée par
les Américains, avec la complicité des gouvernements locaux, a
poursuivi, emprisonné, torturé, tué ceux que l’on considérait comme
rebelles, subversifs, révolutionnaires. On comprend vite que lui a fait
parti de ces bourreaux et qu’elle en a été victime.

C’est un face à face, une rencontre dure, implacable entre deux
êtres, deux mondes.

Lui qui s’est retiré du monde, ne cesse de décrire avec complaisance
sa vie de solitaire, se vantant d’être en pleine forme à 72 ans,
expliquant comment ses longues promenades en forêt
entretiennent un corps qu’il exhibe sans pudeur devant sa soeur,
torse nu et provocant.

Contraste saisissant avec elle, marquée par ces enfermements, ces
tortures qui ont abîmé son corps, l’ont vieilli. Elle se souvient et exige
avec calme et détermination qu’il se souvienne aussi. Elle le met en
demeure mais il se dérobe, évoquant par quelques réflexions à peine
structurées ces actes de répression qu’il juge encore nécessaires
contre « des intellectuels ».

Nuit de cauchemar pour elle et crise d’angoisse qu’elle s’efforce de
surmonter. Le courage dont elle a fait preuve pour venir et
témoigner lui donne la force de ne pas s’effondrer, de repartir, de
vouloir vivre malgré tout.

Les comédiens, Mireille Herbstmeyer, Anna, Frédéric Leidgens, Paul,
mènent un jeu corporel très fort dirigé par le chorégraphe Thierry
Thieù Niang et portent ces situations douloureuses avec une
intensité, une authenticité qui nous rendent à notre tour témoins
bouleversés de l’Histoire.

La mise en scène signée Barbara Kraft, sobre et pertinente fait du
lieu de leur rencontre un bunker sombre, meublé de façon sommaire
d’un petit lit de fer tel qu’on peut le trouver dans une prison. Seule
une simple meurtrière permet d’apercevoir l’extérieur. Tout est fait
pour souligner l’enfermement réel et symbolique. Comme est
symbolique  aussi l’image projetée en fond de scène  de ces grands
rapaces, les condors  qui vivent en Amérique  latine et dont le dessus
du crâne  dénudé a la couleur du sang des victimes dont ils se
repaissent.

On ne sort pas indemne d’un tel spectacle.

Le texte est édité par « Les Solitaires Intempestifs »

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 13 octobre auTNS

Bros de Romeo Castellucci

Avant de pénétrer en salle chaque spectateur reçoit deux grandes
feuilles noires cartonnées sur lesquelles les textes inscrits sont
comme une propédeutique de ce que nous réserve ce maître à
penser qu’est, à sa manière, Romeo Castellucci.

Sur l’une, des extraits du Livre de Jérémie, ce prophète de l’Ancien
Testament à qui Dieu ordonna d’annoncer aux infidèles les pires
malheurs.

Sur l’autre sont inscrites, au recto, des « Devises », comme celle-ci, « ils
ne savent pas quoi faire ? alors ils copient » et au verso un « Index de
comportement remis aux participants inavertis ». Les participants en
question s’avèrent être ces 23 hommes recrutés peu de temps avant
le spectacle et qui devront faire montre d’une totale docilité à
l’instar des personnages qu’ils vont interpréter. « Je suis prêt à
devenir policier dans ce spectacle » telle est la première injonction à
laquelle ils obtempèrent. Elle est suivie de vingt-six autres, nombre
d’entre elles commençant par la formule » »J’exécuterai les ordres… »
l’ensemble constituant une véritable feuille de route pour un
engagement physique et moral sans restriction. La dernière nous
révèle les intentions du metteur en scène puisqu’elle fait dire aux
exécutants: « L’exécution des ordres sera mon oblation, sera mon
théâtre. »

Le spectacle va nous montrer sa mise en application.

D’entrée de jeu, ce sont des coups de feu qui nous accueillent sortis
d’une machine à tirer qui tourne au centre du plateau. Castellucci, dont nous avons pu voir presque toutes ses productions ici au
Maillon, nous a toujours surpris par ses réalisations insolites,
iconoclastes, provocantes. Cette dernière ne manque pas de
répondre à ces qualificatifs. Drôle et glaçante à la fois, telle est la
mise en scène de ce contingent de vingt-trois hommes revêtus de
l’uniforme caractéristique des policiers américains des années 40
(costumière Chiara Venturini) et qui, durant une heure, en une sorte
de chorégraphie réglée à la perfection vont montrer ce qu’il en est
de la soumission à des ordres que nous n’entendons pas mais
auxquels sans rechigner ils obéissent. Leurs déplacements, leurs
regroupements, leur alignements, rythmés par la musique de Scott
Gibbons, évoquent ces images de policiers qui ont effectué par le
passé et encore aujourd’hui, sans discussion ni scrupules, des
missions répressives contre leur propres concitoyens considérés par
le pouvoir comme subversifs ou révolutionnaires. D’ailleurs, de
temps à autre, l’un d’eux vient afficher le portrait d’un de ces leaders
de la répression qui a sévi dans le monde.

Ils apparaissent comme des êtres robotisés, redoutables par cette
absence de prise de conscience, de libre-arbitre. Comme hypnotisés,
ils s’imitent l’un l’autre. Parfois leur comportement frise l’absurde et
nous fait rire quand le moindre incident bouscule le bel arrangement et que face à l’inattendu, pris au dépourvu ils réagissent de façon
anarchique, compromettant même leur propre sécurité.

Mais le spectacle ne nous dispense pas d’assister à quelques scènes
cruelles montrant que l’obéissance aveugle entraîne blessures,
tortures, morts. Alors qu’en contrepoint viendra s’insérer dans ce
monde obscur un vieil homme vêtu de blanc tenant un enfant par la
main comme l’espoir d’un avenir moins coercitif.

Le monde de Romeo Castellucci n’est jamais simple, plutôt elliptique
mais toujours, comme ici, doué d’une forte charge politique.

 Au Maillon, représentation du 19 octobre

Par Marie-Françoise Grislin

Deuxième partie de saison du TNS

Nous étions impatients de connaître la programmation  de cette deuxième partie de saison, allant de Février à Juin  2022.

Stanislas Nordey nous l’a révélée en présence d’un public nombreux ce dimanche 21 novembre et nous avons découvert l’intérêt de toutes les pièces annoncées. Certaines sont des « classiques » dont se sont emparées des metteurs en scène dont la réputation n’est plus à faire. Citons :

  • Les frères Karamazov » de Dostoïevski par Sylvain Creuzevault
  • La seconde surprise de l’amour » de Marivaux par Alain Françon
  • Bajazet, en considérant « Le théâtre de la peste » d’après Jean Racine et Antonin Artaud par Frank Castorf, pièce présentée avec Le Maillon
  • Ils nous ont oubliés (La Plâtrière) de Thomas Bernhard  par Séverine Chavrier
  • Julie de Lespinasse, des lettres datant de 1732-1776 découvertes et mises en scène par Christine Letailleur une création du TNS

Nous retrouvons également des auteurs et metteurs en scène connus, comme Lazare qui présente « Coeur instamment dénudé », une création qui parle du désir.

Bruno Meyssat avec « Biface, Expérience au sujet de la conquête du Mexique 1519-1521 »

Marie NDiaye « Berlin mon garçon » en février-mars mis en scène par Stanislas Nordey et « Les Serpents » en avril- mai par Jacques Vincey, des faits divers qu’elle sait rendre inoubliables

Pascal Rambert pour « Mont Vérité » sur l’utopie

Nous découvrirons  encore d’autres récits à même de nous bouleverser et de nous faire réfléchir comme « Le Dragon » d’un auteur russe Evgueni Shwartz mis en scène par Thomas Jolly qui interroge sur notre capacité à accepter l’horreur.

 La création de « Je vous écoute » de Mathilde Delahaye nous rend témoins de multiples récits de vie.

« Mauvaise » de debbie tucker green par Sébastien Derrey évoque le problème des secrets de famille

« Superstructure » de Sonia Chiambretto mis en scène par Hubert Colas nous emmène en Algérie  à la rencontre de sa jeunesse confrontée au passé et  pleine d’espoir pour un futur meilleur.

Une autre création du TNS « Après Jean-Luc Godard. Je me laisse envahir par le Vietnam » interroge le cinéma de Godard et son processus de création.

Nous nous réjouissons d’aller à la découverte de toutes ces pièces qui témoignent que malgré les difficulté la création artistique ne faiblit pas et qu’elle nous promet de grands moments.

Par Marie-Françoise Grislin

Mozart, Wind concertos

Mozart demeure aujourd’hui l’un des compositeurs qui a le plus
magnifié les vents. Son concerto pour clarinette, mondialement
connu est un incontournable du répertoire. Et la version du soliste
de l’orchestre symphonique de Londres, Andrew Marriner, rend un
hommage appuyé à l’œuvre. Moins connus sont en revanche ses
concertos pour hautbois et cor, réunis aujourd’hui dans ce disque
admirable d’émotions et de pureté musicale. Grâce à une prise son
assez exceptionnelle, l’auditeur entre ainsi avec joie dans ces
rythmes virevoltants et cette légèreté bondissante entretenus par
un Jaime Martin, futur directeur musical du Melbourne Symphony
Orchestra, très attentif au respect de la geste mozartienne.

L’incroyable plasticité du LSO permet ainsi la mise en valeur des
solistes et particulièrement d’Olivier Stankiewicz, dans ce concerto
pour hautbois absolument prodigieux, véritable découverte de cette
compilation. Le hautbois apparaît comme posé sur l’orchestre, à la
manière d’un oiseau tintinnabulant. Son chant rayonne à travers une
forêt de cordes. De ce paysage musical se déploie le LSO Wind Ensemble pour délivrer une très belle Sérénade n°10 « Gran
Partita », celle-là même qu’utilisa Milos Forman dans son film
Amadeus. Son interprétation en tout point remarquable permet
ainsi d’être pénétré, grâce à ces deux merveilleux disques, par la
plénitude du souffle du génie.

Par Laurent Pfaadt

Mozart, Wind concertos, London Symphony Orchestra,
dir. Jaime Martin, LSO live

Le capital est mort, vive le capital

Le MUDAM du Luxembourg présente une exposition interrogeant
notre modèle capitaliste

Simon Denny, Amazon worker cage patent drawing as virtual Aquatic Warbler cage, 2020
© Jesse Hunniford/MONA

Depuis près de quarante ans, le monde entier est entré dans une
nouvelle ère technologique, la révolution numérique dont nous ne
percevons pas encore tous les bouleversements. Accélération du
progrès et du temps, modification de nos modes de consommation,
crise des valeurs morales et démocratiques, atteintes aux libertés
individuelles et questionnements éthiques, il faut pour comprendre
ce changement de civilisation s’en remettre à ceux qui défient le
temps et les modes, les artistes, ces créateurs dont l’anticipation et
la réflexion apparaissent, en ces temps d’immédiateté symbolisés,
consacrés par les réseaux sociaux, plus que salutaires. Questionner
notre monde donc, et sa machine, le système capitaliste.

Michelle Cotton, conservatrice du Mudam du Luxembourg, s’est
attelée, dans cette exposition absolument stupéfiante réunissant 21
artistes venus de dix-sept pays, à dresser le panorama de ce
changement d’époque et de paradigme. « Cette exposition présente le
travail d’artistes ayant des choses à dire à travers leurs œuvres. Elle
soulève certes de nombreuses questions sur différents sujets mais il ne
s’agit pas d’un manifeste. L’intention est surtout de ne pas se cantonner à
une seule idée, bien au contraire. » Combinant les esthétiques, des
sculptures libres de droits réalisées par imprimante 3D d’Oliver
Laric aux fascinants tableaux de Nick Relph en passant par la
performance d’Ei Arakawa sur l’euro ou le film Asian One (2018) de
Cao Fei, tous les artistes concourent à dresser le constat d’un système arrivé à son terme, et opérant de nombreuses mutations. Si
le titre volontairement accrocheur de Post-Capital ravirait
certainement nombre de penseurs que l’on retrouve dans le
catalogue qui tient également lieu d’essai, les artistes présentés dessinent avant tout le prisme d’une société dérégulée où la
présence de l’homme n’a jamais été autant marginalisée
qu’aujourd’hui dans l’économie de marché. « Pour certains, la relation
à l’économie est évidente, immédiate. Pour d’autres, elle est plus discrète
et plus profonde » poursuit Michelle Cotton. Mutations du travail
avec cette incroyable pointeuse numérique Handpunch de la
photographe américaine Cameron Rowland qui reconnaît les
empreintes d’employés afin de mesurer leur temps de travail ou cet
incroyable prototype de « cage pour travailleurs » de Simon Denny,
ces œuvres nous dévoile un système qui, après avoir épuisé toutes
ses ressources notamment naturelles, s’attaque à celle qu’il ne peut
contrôler : le temps.

Le capitalisme avait institué la propriété privée comme valeur
matricielle. Mais il a dû se résoudre à s’attaquer à la principale
d’entre elle, le corps, afin d’en faire une marchandise. Le basketteur
Sandy Perry s’est ainsi vu transformer sans son accord, en avatar de
jeu vidéo. Sa sœur jumelle Sondra, artiste américaine, décrypte et
stigmatise cette marchandisation du corps (IT’S IN THE GAME ’17 or
Mirror Gag for Vitrine Projection, 2018). Ce que confirme McKenzie
Wark dans sa contribution au catalogue : « nous avons tout
simplement épuisé les ressources planétaires pouvant être transformées
en marchandises. Désormais la marchandisation en est réduite à
cannibaliser ses propres moyens d’existence, tant naturels que sociaux. »

Dans cette lutte artistique pour dénoncer un capitalisme dévorant
ses propres enfants et notamment sa fille prodigue, la monnaie, dont
les dérives sont explicitées par le travail du français Mohamed
Bourouissa avec sa fabrication de pièces à l’effigie du rappeur Booba
(All-in, 2012), des interstices de résistances s’organisent. D’un état
des lieux, l’exposition avance ainsi quelques perspectives. Lara
Favaretto portant dans ses installations secrètes (Thinking-Head,
2017-ongoing), l’étendard d’une guérilla du savoir ou Hito Steyerl
avec ses jardinières collectives (FreePlots, 2019-ongoing), tentent
d’édifier des communs pour sortir de cette spirale mortifère.

Telle est la leçon de l’exposition : la fin de ce système est proche. A
l’image du MiG-21 enroulé d’une pizza liquéfiée de Roger Hiorns
(The retrospective view of a pathway, 2017-ongoing), d’une Union
soviétique perfusée de consumérisme, le capitalisme est sous
assistance respiratoire. Mais en disant cela, on ne dit pas grand-
chose car ces artistes, exerçant tant leur rôle de vigie que de guide,
nous interpellent : voulons-nous réellement, comme les
personnages de la fascinante installation de Liz Magic Laser (In Real
Life, 2019) qui se laissent filmer, que tout cela s’arrête ? Pas sûr…

Par Laurent Pfaadt

Post-Capital : Art et économie à l’ère du digital, MUDAM (Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean) jusqu’au 16 janvier 2022.

Post-Capital : A Reader, sous la direction de Michelle Coton avec notamment des textes de Shoshana Zuboff, Heike Geissler ou
McKenzie Wark, Mousse Publishing, 2021

A lire également : Shoshana Zuboff, l’Age du capitalisme de
surveillance, Zulma, 876 p.

Infographie de la Révolution française

C’est un peu le dessous des cartes historiques, celles qui traduisent
les mouvements de fonds, les grands bouleversements mais
également celles qui dévoilent les ambitions des uns et des autres.

Même les plus avertis se passionneront pour ce livre. Elaboré par
Jean-Clément Martin, éminent spécialiste de la Révolution française
– on lui doit une biographie de référence de Robespierre (Perrin,
2015) – et aidé du data designer Julien Peltier, ce livre fort
didactique permet d’embrasser la totalité de la Révolution française
d’un seul coup d’œil, de la replacer sur le temps long et non plus sur
quelques évènements isolés comme la mort du roi ou la Terreur.

Diagrammes, schémas, courtes biographies à l’appui, l’auteur nous
explique ainsi l’émergence du phénomène révolutionnaire, l’un des
éléments majeurs des siècles passés des histoires de France, de
l’Europe et du monde ainsi que ses développements. On y trouve
une foule de données – comme ces 17 000 guillotinés – mais
également les portraits des principaux acteurs, des plus connus
(Danton, Robespierre) à quelques figures singulières telles Jean-
Baptiste Carrier, actif à Nantes pendant la Terreur ou Stanislas-
Marie Maillard, le « grand juge de l’Abbaye ». L’ouvrage passe
aisément des colonies et de l’esclavage à la disparition des femmes
de la sphère politique que la Révolution française ambitionnait
pourtant d’émanciper et à la guerre intérieure et extérieure, et
permet ainsi de comprendre les enjeux complexes et multidimensionnels de cette révolution.

Tous les enfants de la République pensent que la Révolution
française s’est achevée avec la mort de Robespierre sur l’échafaud le 9 Thermidor 1794. Or, l’ouvrage montre qu’il n’en fut rien et
décrypte brillamment la contre-révolution, phénomène marginalisé
dans l’historiographie française qui conduisit pourtant à la réaction
autoritaire du Directoire, du Consulat et finalement à l’Empire. C’est
véritablement l’une des grandes réussites de ce type d’ouvrage, celle
d’éclairer ces périodes charnières, ici en l’occurrence les années
1795-1799. Jean-Clément Martin explique ainsi parfaitement
l’évolution du terme de contre-révolutionnaire. D’opposant à la
Révolution au début de cette dernière, il est ensuite devenu un
terme générique pour qualifier tous les ennemis de la Révolution
avant de désigner les tenants d’un retour à une monarchie
inégalitaire. Grâce à lui, nous comprenons un peu mieux ces cartes
que jouèrent avec maestria les Talleyrand, Fouché et bien
évidemment Bonaparte.

Par Laurent Pfaadt

Jean-Clément Martin, Julien Peltier, Infographie de la Révolution française,
Aux éditions Passés composés, 128 p.

75 ans ? By Jove !

A l’occasion de la sortie du nouvel album de Blake et Mortimer, retour sur les 75 ans de l’un des duos les plus célèbres de la bande-dessinée

Une fois de plus les Espadons vont devoir décider du sort du monde.
75 ans, presque jour pour jour après la première publication du
Secret de l’espadon, le 26 septembre 1946, première aventure du duo
désormais mondialement célèbre, ressort cette suite concoctée par
les héritiers d’Edgar P. Jacobs. « Au terme des 142 planches du Secret
de l’Espadon, la signature d’Edgar P. Jacobs s’est taillé une portion de
légende auprès des jeunes Belges qui, chaque jeudi, se plongent avec
délices dans la lecture de leur journal » écrivent Benoît Mouchart et François Rivière, les biographes de Jacobs. Parmi ces jeunes
lecteurs, l’un d’eux, Jean Van Hamme, ne savait pas encore qu’il allait
être le successeur de Jacobs : « J’étais fasciné par le dessin d’Edgar P.
Jacobs, par le Golden Rocket et par l’Aile Rouge. Je n’avais jamais lu une
histoire aussi réaliste ! »

Après le succès du Secret de l’Espadon, Edgar P. Jacobs enchaîna avec
des albums devenus cultes comme les deux tomes du Mystère de la
grande pyramide (1954-1955), la Marque jaune (1956) ou S.O.S.
Météores (1958-1959), suscitant jusqu’à la jalousie du grand Hergé.
« Les deux hommes s’appréciaient à l’évidence, mais ils entretenaient de
curieux rapports entre fascination et répulsion » lit-on toujours dans la
biographie de Benoît Mouchart et François Rivière. Il faut dire
qu’après avoir travaillé sur plusieurs albums de Tintin notamment le
Sceptre d’Ottokar et apparaissant même dans les Cigares du pharaon,
Jacobs s’était émancipé d’Hergé.

Pourtant, Jacobs ne se voyait pas auteur de bande-dessinées mais
plutôt…chanteur d’opéra. Pour autant, c’est un véritable opéra de
papier – titre de son autobiographie – qu’il composa, un opéra
comportant une dizaine d’actes. Ses personnages, Philippe Mortimer
et Francis Blake forment aujourd’hui l’un des duos les plus célèbres
de la littérature mondiale. Un duo complémentaire entre un
professeur peu académique et un militaire dandy parvenu à la tête
du MI-5, le service de renseignement britannique, dans ce dernier opus. A ce duo se rajoute une pléiade de seconds rôles magnifiques,
à commencer par le colonel Olrik, mercenaire au service des forces
du mal devenu par la suite un allié de Mortimer ou Jonathan
Septimus, archétype du savant fou méprisé et désireux de détruire le monde pour se venger. Ces personnages inventés par Edgar P.
Jacobs nous accompagnent ainsi depuis 75 ans et cette fascination
n’a jamais faibli. D’Hubert Védrine, ancien ministre des affaires
étrangères, auteur d’une biographie non autorisée d’Olrik à Pierre
Lungheretti, directeur général de la cité internationale de la bande-
dessinée et de l’image, ils sont des millions à travers le monde à
attendre chaque nouvelle aventure. Jusqu’à ne plus savoir où se
trouve la frontière entre mythe et réalité. Mais a-t-elle vraiment
existé car Jacobs comme Hergé s’inspirait de la réalité pour
construire leurs héros ? Est-ce après sa rencontre avec Olrik au
théâtre de la Monnaie à Bruxelles en janvier 1938 comme le
rappellent Hubert et Laurent Védrine, que Jacobs signa ce pacte
avec Blake et Mortimer ? Assurément.

La mort de Jacobs en 1987 après un dernier album décevant
(L’Affaire du collier) n’a, à l’instar de celles de Goscinny et d’Uderzo,
pas tari l’engouement pour Blake et Mortimer, signe que nos deux
héros, orphelins de leur créateur, ont continué leur vie malgré le
refus de Jacobs. Le deuil a duré près de dix ans avant que Blake et
Mortimer ne réapparaissent en 1996 dans l’Affaire Francis Blake sous
les traits de Ted Benoit accompagné de Jean Van Hamme, autre
légende de la bande-dessinée, créateur notamment de Thorgal, XIII
et Largo Winch, et qui signe d’ailleurs le scénario de ce 28e opus.
Suivront parmi les albums les plus remarqués, l’Etrange rendez-vous
(2001), la Malédiction des Trente deniers (2009-2010) ou La Vallée des
Immortels (2018-2019) avec une équipe d’une demi-douzaine de
scénaristes et de dessinateurs parmi lesquels Jean Dufaux qui
resuscita Septimus (L’onde Septimus, Le cri du Moloch), Peter van
Dongen et Teun Berserik à l’œuvre dans La Vallée des Immortels et le
Dernier Espadon, et André Julliard pour ne citer qu’eux.

Alors oui, on a décrié Jacobs pour ses gros pavés explicatifs et les
plus jeunes se plaignent parfois qu’« il y a trop de choses à lire » (dixit
un certain Elias, dix ans). Les puristes de la ligne claire peuvent
également arguer qu’il s’est légèrement dévié du dogme avec ses
ombres portées, il n’empêche : le goût de l’aventure et ces histoires
patinées de science-fiction et d’espionnage achèvent
immédiatement de conquérir les plus réticents. Et Le dernier Espadon
ne devrait certainement pas faire exception. A 75 ans, c’est de
formidables jeunes hommes qui s’apprêtent, une fois de plus, à
sauver le monde.

Par Laurent Pfaadt

A lire :

Jean Van Hamme, Teun Berserik, Peter Van Dongen, Blake & Mortimer – Tome 28 – Le Dernier Espadon, Dargaud, 64 p.

Benoît Mouchart et François Rivière, Edgar P. Jacobs: Un pacte avec Blake et Mortimer, les Impressions nouvelles, 400 p.

Hubert Védrine, Laurent Védrine, Olrik, la biographie non autorisée, Fayard-Pluriel, 240 p.