Le grand jeu

Plusieurs ouvrages reviennent sur les grands maîtres des échecs et
sur celle du plus célèbre d’entre eux, l’Américain Bobby Fischer

« Le seul jeu qui appartienne à tous les peuples et à toutes les époques, et
dont nul ne sait quel dieu l’a apporté sur terre pour tuer l’ennui, pour
aiguiser l’esprit, pour stimuler l’âme. Où commence-t-il, où finit-il ? »
écrivait Stefan Zweig dans l’un de ses plus grands livres, Le joueur
d’échecs (1943).

Depuis son introduction en Europe au Xe siècle, les échecs n’ont eu
de cesse de fasciner, empereurs comme écrivains. De Napoléon à
Vladimir Nabokov en passant par Stefan Zweig, Benjamin Franklin
ou Albert Einstein, ils inspirèrent jusqu’à aujourd’hui romans, bande-
dessinées ou séries télévisées comme en témoigne le récent succès
du Jeu de la dame sur Netflix.

Si des tournois ont existé dès le Moyen-Age, ce n’est qu’à la fin du
XIXe siècle que naquit un championnat du monde. Ainsi depuis 1886
et l’autrichien Wilhelm Steinitz et jusqu’au norvégien Magnus
Carlsen, champion du monde depuis 2013, le monde vit avec cette
figure de génie, sorte de super-héros avant l’heure, qui traversa les
frontières tout au long de cette histoire plus que centenaire. C’est ce
que raconte à merveille le très beau livre de Simon Bertrand aidé
d’Igor Hofbauer, auteur de BD qui a d’ailleurs conçu ce livre comme
un comics, lui conférant une esthétique qui devrait séduire tous les
publics et en y injectant ce mouvement, cette force et cette tension
inhérentes à ces parties mythiques analysées.

Au fil des pages défilent ainsi grands maîtres et champions. Ceux de
l’entre-deux-guerres, véritables vedettes adulées, courtisées,
photographiées, sortes de gladiateurs en complets et chapeaux de
feutre qui codifièrent ce jeu à coups de tactiques, d’ouvertures et de
défenses qui servent encore aujourd’hui de manuels à tout
champion en herbe. Ils se nommèrent José Raul Capablanca ou
Alexandre Alekhine. Après la guerre, les échecs devinrent un grand
jeu diplomatique où Américains et Soviétiques s’adonnèrent à une
immense partie qui dura plus de quarante ans. Les échecs servirent à
prouver la supériorité de chaque camp et leurs rois, souvent
soviétiques et affublés de surnoms, s’appelèrent Mikhail Botivnnik,
Tigran Petrossian ou Boris Spassky.

Les Américains, en retard, usèrent alors de leur arme atomique. Elle
porta un nom : Bobby Fischer. Pas de surnom. Juste Bobby Fischer.
Le génie américain, excentrique, mit tout le monde d’accord. Encore
aujourd’hui, des films, des biographies et des romans graphiques
dont celui, très beau, en noir et blanc – comme la vie de Bobby
Fischer – de Julian Voloj et Wagner Willian retracent sa vie et son
destin. Une ville, Reykjavik, devenue le centre du monde le temps de
plusieurs parties, y gagna une réputation éternelle. « On eut dit que
chaque être humain retenait son souffle dans l’attente du tournoi que
tout le monde appelait le duel du siècle » écrit le romancier islandais
Arnaldur Indridason dans son polar dont l’action se situe au moment
du fameux duel Fischer-Spassky en 1972

Et puis Bobby Fischer quitta les échecs comme il y était entré : dans
un ouragan. « Le 3 avril 1975, sans avoir déplacé un seul pion, Anatoli
Karpov devint le douzième champion du monde des échecs (…) Ce jour-là,
Bobby devint le premier champion du monde à renoncer au titre » relate
ainsi Frank Brady, dans ce qui constitue aujourd’hui la biographie la
plus réussie du champion américain. Cet ouragan qui avait déjà avalé
les tempêtes du passé – l’ouvrage de Simon Bertrand s’attache
d’ailleurs à redonner toutes leurs places à certaines figures oubliées
notamment celles, féminines, de la Géorgienne Nona Gaprindashvili,
première femme à avoir obtenu le titre mixte de Grand Maître
international en 1978 ou la Hongroise Judit Polgar – se dissipa en même temps qu’une URSS qui produisit avec Anatoli Karpov et
surtout Gary Kasparov, champion du monde à 22 ans en 1985, ses
derniers cavaliers. Puis l’anonymat médiatique vint à nouveau
recouvrir ce jeu. Ni l’affrontement de l’homme avec la machine
(Kasparov face à l’ordinateur Deep Blue), ni l’arrivée de pays
asiatiques (Chine, Inde) dans la course avec notamment
Viswanathan Anand, champion du monde à plusieurs reprises entre
2000 et 2012, ne changèrent la donne.

On croyait les échecs oubliés, ringardisés. Jusqu’à l’irruption d’une
série qui relança ce jeu qui prouve grâce à ces deux livres
fantastiques que ce jeu est immortel. Mais après tout comme
l’écrivait Stefan Zweig : « n’est-ce pas déjà le limiter injurieusement que
d’appeler les échecs un jeu ? »

Par Laurent Pfaadt

Simon Bertrand, Igor Hofbauer, Grands maîtres des échecs,
50 destins extraordinaires, éditions EPA, 316 p, 2021

Julian Voloj, Wagner Willian, Bobby Fischer, L’ascension et la chute d’un génie des échecs,
Les Arènes BD, 176 p. 2021

A lire également :

La meilleure biographie consacrée à Bobby Fischer : Frank Brady, Fin de partie, Aux forges de Vulcain, 2018, 440 p.

Un thriller palpitant de l’un des maîtres du polar scandinave : Arnaldur Indridason, Le Duel, Métaillé, 2014, 320 p.

Un classique indémodable : Stefan Zweig, Le joueur d’échecs, Livre de poche, 2013, 128 p.

Cœur instamment dénudé

Texte et mise en scène de Lazare, artiste associé au TNS

Lazare nous a déjà proposé des spectacles étonnants, ce dernier
nous a paru particulièrement déjanté. C’est un conte qui
chevauche les siècles et n’hésite pas à le souligner à travers les
noms des personnages et les situations dans lesquelles ils évoluent
autrefois et actuellement.

Voilà la jeune Psyché (Ella Benoit)  dont le nom sort des
 » Métamorphoses  » d’Apulée écrites entre 160 et 180, jeune fille
apparaissant habillée comme les filles d’aujourd’hui et qui capte
l’attention de tous, ce qui ne manque pas de susciter la jalousie de
Vénus (Laurie Bellanca), une femme belle et élégante qui, suivant la
légende, envoie son fils Cupidon (Paul Fougère), un jeune garçon
plutôt empoté, décocher  une flèche pour rendre la jeune fille
amoureuse d’un individu médiocre. C’est Cupidon qui tombe
amoureux et fait tout son possible pour cultiver cet amour en se
rendant invisible et en se cachant de sa mère. Les aléas de leurs
rencontres font un spectacle qui joue avec les codes, ceux du
langage, de la musique, du jeu.

Le jeu est ici primordial, les comédiens se montrant d’une grande
capacité à devenir, selon les circonstances rocambolesques de
l’histoire, tantôt acrobates, tantôt chanteurs, puis récitants,
(musiciens,Veronika Soboljevski et Louis Jeffroy) passant d’un
registre à l’autre avec une incroyable maîtrise. (Collaboration
artistique Anne Baudoux). Nous allons de surprise en surprise, et
plongeons dans la comédie voire le burlesque quand s’y ajoutent les
costumes extravagants, ou les déguisements (costumes, Virginie
Gervaise).

Les allusions, les références traversent les réflexions teintées de
poésie et de philosophie. La nature et ses beautés font des clins
d’oeil à des considérations plus terre à terre. Grossièreté et finesse
tissent ensemble de curieux propos.

Ça danse, ça chante, ça saute, ça court, ça grimpe ça se roule par
terre avec une énergie incroyable.

C’est un monde qui vibre de partout, se chamaille, se provoque, se
lance sans cesse des défis dans lequel on aime aussi. On voit donc
Cupidon transporter Psyché dans un lieu merveilleux, le Palais
sensuel, où là, sans lui monter son visage, il devient son amant.
Cependant, malgré la vie douce et luxueuse qu’on lui offre Psyché
s’ennuie et désire revoir sa famille. Ayant obtenu l’aval de Cupidon
elle retrouve ses soeurs (Ava Baya et Anne Baudoux) qui lui font part
de leur méfiance concernant cet amoureux qui refuse de montrer
son visage. Gagnée par le doute, elle décide  de le surprendre, allume
une lampe et découvre Cupidon. Mais ayant fait tomber une goutte
d’huile brûlante sur sa main, elle le blesse, il s’enfuit et rejoint sa
mère à qui il révèle son histoire, ce qui exacerbe la colère de Vénus.
Nombre de péripéties s’ensuivront qui manifesteront sa vengeance,
avant un relatif « Happy end ».

A travers le dynamisme du plateau et les péripéties de l’histoire se
font jour des rappels à la réalité, la nôtre, souvent superficielle,
égocentrique, manipulée par des slogans qui font l’éloge du
« progrès » et du « mieux vivre »

On pense aux chansons de Boris Vian, lui qui savait si bien manier la
dérision qui fait mouche et mettre en évidence avec talent et
humour les défauts de notre société.

S’y révèlent aussi  les grands desseins de la destinée humaine, en
particulier l’émancipation, celle de Psyché mise en route dès
l’enfance et qui se construit à travers les épreuves et celle de
Cupidon plus difficile à gagner car ce grand dadais a du mal à
échapper à sa mère, la belle Vénus, autoritaire, séductrice et jalouse.

C’est un spectacle total qui donne beaucoup à voir, à entendre, à
penser.

Marie-Françoise Grislin

Représentation  du 11 janvier 2022 au TNS

On pourrait croire que ce sont des larmes

Comme un petit goût de nostalgie. C’est le sentiment qui anime le
lecteur en parcourant le nouveau roman d’Eric Genetet, auteur de
Tomber et de la Fiancée de la lune (éditions Héloïse d’Ormesson). En
tricotant de manière habile les souvenirs d’une classe moyenne en
villégiature dans les stations balnéaires de Méditerranée où l’on
fumait des Stuyvesant et photographiait à l’argentique, et plus
particulièrement ceux de Julien, un quarantenaire vivant dans le
souvenir d’un père trop tôt disparu et d’une mère égoïste dont il
s’est éloigné, Eric Genetet permet à chaque lecteur de se
reconnaître dans l’un de ses personnages, tout âge confondu.

Comme dans ses romans précédents, Eric Genetet excelle à
dépeindre les sentiments humains et surtout les séismes qui les
ravagent et dont les répliques surviennent parfois longtemps après.
Oui, écrit-il « l’absence d’un père est un volcan. On oublie sa menace,
mais ses coulées de lave brûlent le cerveau quand le temps s’immobilise. »
Son texte dit surtout que ce volcan ne s’éteint jamais et finit par se
réveiller quand on s’y attend le moins, brutalement ou
insidieusement mais qu’il est toujours ravageur. Ici sous l’aspect
d’une voiture, là dans les yeux, éteints, d’une mère.

Et puis il y a dans ces pages, ces photos qui figent les souvenirs. Des
instantanés d’une vie à jamais perdue. Julien est devenu
photographe pour cela. Pour garder ce père trop tôt parti. Pour ne
pas à devoir s’expliquer avec sa mère. Mais celle-ci a finalement, au
soir de sa vie, choisi le roman pour dire, raconter sans omettre.
Rattraper le temps perdu. Exorciser et ouvrir une porte sur l’avenir
avec son fils et en fermer une autre avec son mari. Celle d’une
histoire passée, de sa propre histoire, de cet autre volcan jamais
éteint et dont les coulées de lave se sont mêlées à celui du père de
Julien pour arriver dans le berceau de ce dernier.

Il y a un peu de Xavier Nolan dans les mots d’Eric Genetet. Pourtant
le message de l’auteur se veut optimiste. Il arrive parfois que des
êtres que l’on croyait perdu trouvent en eux la force de se relever et
de tirer les autres avec eux. Son texte nous dit que le courage d’un
être se trouve dans l’ordinaire, dans cet effort sans cesse renouvelé
pour ne pas réitérer les erreurs du passé et d’un héritage. Et faire
cela, c’est déjà beaucoup.

Par Laurent Pfaadt

Eric Genetet, On pourrait croire que ce sont des larmes
Aux éditions Héloïse d’Ormesson, 160 p.