Schlager Club

Une exposition et un livre

Membres du Schlager Club, Yrak, Fernand et Sven sont les trois
artistes peintres exposés au Malagacha à Strasbourg jusqu’au 12
mars. Laurence Mouillet les a rencontrés et a mis son talent
d’écrivain et de photographe à contribution pour un très beau livre
qui leur est consacré, permettant à un plus large public de mieux
les connaître quand les collectionneurs les ont repérés dès leurs
débuts.

Sven © Laurence Mouillet

De la rue, notre regard est interpelé par des toiles qui empruntent
leurs couleurs vives au street art. Dès l’entrée, nous sommes attirés
au fond de la galerie par six garçons presque grandeur nature sur
une photo noir et blanc comme une invitation à les rejoindre. Le
Schlager Club dont le nom s’est imposé à eux quand il a fallu qu’ils
s’identifient sur la scène artistique renvoie à ces musiques
populaires jouées dans les bals, bluettes sentimentales ou chansons
amusantes mais aussi à l’idée de ce qui « frappe ». Ces Mulhousiens
ont trouvé un lieu où créer et l’espace nécessaire dans un bâtiment
de la friche industrielle de la Mer Rouge dont deux cheminées
dominent encore le site, éteintes depuis que Mulhouse n’est plus la
ville de la fabrication du rouge garance et du tissage des indiennes
qui faisaient rêver à un ailleurs exotique. Désormais, le rêve choisit
d’autres territoires moins éloignés, il nait sur les murs et s’épanouit
sur la toile.

C’est peu dire que Laurence Mouillet a été inspirée par ces trois
artistes et par ce lieu improbable du Schlager Club. Elle raconte
l’atelier, la menuiserie où se fabriquent les cadres des toiles, le bar
où l’on refait le monde autour d’une bière et le billard au milieu. Elle
raconte les trois garçons et leur parcours en une plume
délicatement ciselée et riche de fulgurances poétiques, séduite
qu’elle a été par la découverte d’un univers pictural qu’elle
connaissait mal. Et au-delà des mots, c’est un regard qu’elle porte
avec une acuité singulière sur les ambiances et le geste des artistes.
Elle joue avec ses propres influences et une photo du bar rappellera
une nature morte de Stoskopff, les portraits des peintres
évoqueront les Flamands par la lumière sur le visage, une photo
renverra au Mystère Picasso de Clouzot qui interrogeait la capacité à
filmer le peintre en train de peindre grâce à la transparence. Il se
joue dans la galerie Malagacha un dialogue étonnant entre les photos et les peintures avec une scénographie qui présente une
œuvre et le peintre à l’œuvre. Notre préférée, une calligraphie de
Sven qui joue sur les noirs, brillant, mat, granuleux encadrée de part
et d’autre par deux photos identiques de deux appliques en verre
fixées sur des briques noires. L’effet de ce contraste entre l’œuvre
très actuelle du graffiti et ces photos de cet objet rétro est des plus
intéressants et illustre à merveille la question de la représentation
de la lumière et de l’obscure clarté, oxymore baudelairien que
Soulages a interrogé toute sa vie. L’art se nourrit de l’art et avance
toujours plus riche.

Les trois artistes exposés ont chacun leur univers même s’ils ont
tous commencé dans la rue. Précisément, Damien Seliciato qui a
inauguré la galerie Malagacha il y a trois ans, avait le désir d’exposer
l’Art Urbain, un art qu’il veut « commercialisable » mais pas
« commercial », balayant la polémique sur l’idée que les graffs
doivent rester dans la rue. Les tableaux de Sven, Yrac et Fernand ne
souffrent pas d’être circonscrits à l’échelle d’une toile. Fernand fait
de chacun de ses tableaux un rébus ou un roman pour qui se plaît à
lire tous les objets qu’il représente et qui appartiennent à son
histoire, à son quotidien. Yrac décline en autant de figures possibles
imaginables les lettres de son nom d’artiste avec une belle pureté
des lignes et des aplats de couleur. Mais qui ne voit pas son nom peut
distinguer un visage de profil, une larme et si le trait déborde le
cadre, sans doute est-ce un clin d’œil pour nous dire que le cadre
n’empêche pas d’être libre. Sven est un passionné de calligraphie. Ses
lettres et signes cabalistiques dont on suit le tracé aux couleurs
éclatantes ou de ces noirs que l’on aime dessinent un monde en soi,
celui d’un artiste reconnaissable entre tous.

Commencer une toile c’est comme sortir dans la nuit noire sans lanterne

et découvrir à l’aube où l’on voulait aller

(Laurence Mouillet – extrait)

L’exposition est visible jusqu’au 12 mars à la Galerie Malagacha, 9 rue du Parchemin à Strasbourg.

Le livre de Laurence Mouillet, Schlager Club, éd. Médiapop, a été tiré
à 100 exemplaires numérotés auxquels sont jointes 3×30
sérigraphies originales des reproductions des grands formats de
chacun des artistes. 10 exemplaires sont accompagnées de la
reproduction de la photo de Laurence Mouillet des cheminées,
intitulée Les Sentinelles (de la Mer Rouge). Les sérigraphies font
15/20 cm. Le livre est vendu 40 euros.

Signature avec les artistes et Laurence Mouillet à la librairie 47°Nord à Mulhouse le samedi 5 mars de 11h à 18h. Le 12 mars avec l’auteure toute la journée à la Galerie Malagacha.

Par Elsa Nagel

vivacité de la timbale

En dépit des contraintes sanitaires et du retour du masque dans les
salles de spectacle, le début d’année nous aura quand même offert
deux moments musicaux qui resteront présents dans la mémoire.
Nous avons d’abord eu le plaisir d’entendre le grand baryton
américain Thomas Hampson dans les Quatre Chants sérieux, un des
derniers chefs-d’œuvre de Brahms. Deux semaines plus tard, la
salle Érasme résonnait d’une exécution hors du commun de la 7ème
symphonie de Beethoven par les musiciens de l’OPS et leur chef
Aziz Shokhakimov.

Aziz Shokhakimov ©Jean-Baptiste Millot

Comparée à celle jouée lors de séances d’enregistrement, la musique
donnée durant les concerts publics est toujours susceptible d’être
plus ou moins affectée de petits accrocs et d’infimes accidents
d’exécution. Inhérents à la nature vivante du concert, ces micro-
incidents de parcours n’ont cependant pas tous la même portée, ni la
même signification. Ils résultent parfois d’une interprétation
particulièrement vivante, engagée et pleine de risques pour les
musiciens de l’orchestre comme, par exemple, lors de l’ardente
septième de Beethoven mentionnée plus haut. A d’autres moments,
ils peuvent n’être que l’effet d’une préparation insuffisante ou bien
de la gêne d’un orchestre découvrant l’acoustique d’une salle qui ne
lui est pas habituelle. Sans doute en était-il ainsi pour l’Orchestre
National de Lyon ouvrant son concert du 21 janvier avec un prélude
de Parsifal passablement décousu et peu en place. Par bonheur, tout
s’est rétabli dans l’accompagnement des Quatre chants sérieux de
Brahms, initialement écrits pour le piano et donnés ce soir-là dans
l’excellente transcription orchestrale de Detlev Glanert,
compositeur allemand contemporain. Avec l’âge, la voix de Thomas
Hampson est, comme il se doit, descendue dans le grave, tessiture
d’ailleurs très sollicitée dans le premier des quatre chants. Mais dès
qu’ensuite le ton remonte, on retrouve le magnifique médium, chaud
et coloré tel qu’on l’apprécie depuis toujours dans la voix du baryton.
Bien soutenu par la direction de Nikolaj Szep-Znaider,  nouveau chef
de l’orchestre de Lyon et violoniste de renom par ailleurs, le
dramatisme de cette œuvre tardive de Brahms, dédiée à son ami
sculpteur et peintre Max Klinger, s’avère prenant et poignant.

Pour des raisons probablement sanitaires, l’Orchestre National de
Lyon nous a rendu visite dans un effectif relativement limité, compte
tenu du programme : un peu moins d’une cinquantaine de cordes
pour un total d’environ soixante-dix musiciens. L’effectif s’avère
néanmoins convenir pour une fort belle interprétation de la
septième symphonie de Dvorak, élancée et racée, mettant en relief
la clarté des différents pupitres des vents et le quatuor à cordes, à la
sonorité fine et légère. Soulignons aussi la vivacité de la timbale,
instrument dont on ne dit pas suffisamment l’importance dans la
personnalité sonore d’un orchestre.

Le jeudi 3 février, l’Orchestre philharmonique de Strasbourg jouait
un programme commençant par deux œuvres contemporaines. Est-
ce le programme ou bien l’épidémie d’omicron, qui avait, à ce point,
réduit le remplissage de la salle Érasme ? Les deux, peut-être…

Con brio, ouverture de concert  d’après Beethoven composée par
Jörg Widmann en 2008 suite à une commande de l’Orchestre de la
Radio bavaroise ne manque en effet ni de brio, ni de couleurs, ni
d’énergie rythmique même si on peine quelque peu à retrouver la
dimension temporelle de la musique du maitre de Bonn. Suivait
Quelques traces dans l’air, concerto pour clarinette et orchestre de
Philippe Hurel écrit tout récemment dans la forme d’un dialogue aux
accents virtuoses entre un clarinettiste solo et ses deux collègues de
l’orchestre qui lui répondent de façon très variée avec un soutien
orchestral épuré, distillant une atmosphère aérienne hédoniste.

Changement d’atmosphère après l’entracte avec la septième
symphonie de Beethoven, jouée avec un effectif de taille moyenne,
bien adapté à l’interprétation (une cinquantaine de cordes pour un
total de 63 musiciens dont des timbales à l’ancienne). Lorsque l’on a
affaire à une grande prestation beethovénienne, comme ce fut le cas
ce soir-là, il est nécessaire de la situer, même brièvement, dans
l’histoire de l’interprétation beethovénienne, riche de tendances, de
controverses et de transformations durant tout le 20ème siècle et
dont les jalons aujourd’hui encore font  référence. Aziz Shokakhimov
aborde cette grande œuvre avec une énergie, une clarté et une
rigueur qui illuminent tout le premier mouvement. Cette option
dynamique, privilégiant le staccato sur la fluidité mélodique et
s’inscrivant globalement dans la lignée des partisans du tempo giusto
dont Arturo Toscanini est l’un des plus illustres représentants,
n’empêche nullement le célèbre allegretto de déployer sa magie et sa
montée  dramatique, sans toutefois viser le caractère poignant voire
apocalyptique de certains tenants de l’approche romantique,
Wilhelm Furtwaengler en tête. La force avec laquelle débute le
troisième mouvement Presto donne à penser que Shokakhimov
intègre aussi quelques accents dits ‘’historiquement informés’’, que
certaines oreilles peuvent juger par trop violents. Il n’empêche que
le magnifique trio sonne avec toute l’ampleur et le cantabile
souhaitables, tout en tenant le tempo. L’allegro finale démarre à une
vitesse phénoménale, ainsi qu’il est arrivé à des chefs comme
Karajan autrefois ou Dudamel aujourd’hui de le faire, en concert
notamment. Dans la coda, l’orchestre entre alors dans un état de
transe, poussé aux limites de ses capacités, qui se révèlent
néanmoins très grandes.

                                                                                              Michel Le Gris

Paranoid Androids

Un temps fort initié par Le Maillon étalé sur une dizaine de jours 
nous invitait à suivre plusieurs spectacles et rencontres,
interrogeant notre identité d’êtres humains confrontés à
l’existence de créatures imaginées, conçues, construites et mises
en mouvement par des scientifiques et des techniciens, créatures
que l’on peut classer dans la catégorie « robots ».

Une petite cure d’intelligence artificielle ça ne fait pas de mal, ça
intrigue et nous ouvre des perspectives insoupçonnées.

De plus sur le plan artistique cela permet à l’imaginaire de courir et
d’y recourir.

C’est ainsi que l’ont bien compris les metteurs en scène et artistes
dont nous avons vu et apprécié les prestations.

Nous avons commencé ce voyage insolite par un spectacle
justement intitulé « La vallée de l’étrange » de Stefan Kaegi du
collectif Rimini Protokoll.

Nous recherchons les spectacles de Stefan Kaegi  parce qu’ils nous
confrontent de façon originale et pertinente à des problèmes
actuels qu’il sait mettre en évidence. Sans proposer de solution il nous conduit  à les clarifier par nous-mêmes.

Certains de ses spectacles ont été, pour nombre d’entre nous, de
véritables expériences, des aventures. Qu’on se rappelle ce moment
extraordinaire où nous avons pris place dans un camion aménagé en
« salle de spectacle » pour effectuer un voyage fictif entre Strasbourg
et Sofia, en réalité aux abords du port du Rhin et de ses entrepôts,
afin de prendre conscience de la vie d’un chauffeur routier. Nous
étions à la fois dans la vraie vie et dans quelque chose de
fantastique.

« La vallée de l’étrange » corrobore cette démarche  d’investigateur
qui caractérise ce metteur en scène.

Sur le plateau, côté cour, un homme est assis dans un fauteuil, côté
jardin on a placé un écran.

En regardant l’homme assis qui, lui aussi nous regarde, un sentiment
étrange s’empare de nous et nous nous interrogeons « Est-ce un vrai
comédien ou une énorme marionnette? »

Nous savons que Le Maillon vient d’entamer son temps fort « Des
robots et des hommes » ce qui nous incite à penser qu’il s’agit d’un
robot humanoïde mais nous restons intrigués par ce personnage.
D’entrée de jeu, il nous annonce qu’il va tenir une conférence et il se
lance dans des considérations psycho-philosophiques qui évoquent
sa condition de maniaco-dépressif. Les images, sur l’écran, servant à
illustrer ses propos, nous constatons  que celui qui nous parle et
celui qui a été filmé est bel et bien le même, une sorte de sosie. Le
trouble nous habite de nouveau. Mais n’est-ce pas le propre du robot
que de faire jaillir ce malaise? Le robot humanoïde nous interpelle
plus que la marionnette par sa ressemblance avec l’être humain. Et
c’est ce que nous ressentons durant ce spectacle. Peu de signes
extérieurs pour nous détromper si ce n’est cette sorte de posture
empreinte de raideur qui ne se détecte que peu à peu.  Bientôt,
fascinés par sa performance, nous sentons naître en nous  comme
une complicité avec lui, une sorte de sympathie qui nous interroge.
L’homme ne pourrait-il pas être remplacé par cette espèce de
machine ? On sait que c’est déjà le cas dans bien des postes
automatisés dans les usines mais d’être le témoin direct de cette
prestation concernant les sciences humaines où la parole est
particulièrement valorisée et personnalisée a quelque chose
d’intrigant  car on touche à l’identité.

Stefan Kaegi  nous a encore une fois plongé dans des abîmes de réflexion.
(Représentation du 2I janvier)

C’est à la rencontre d’un autre robot humanoïde que Joël Pommerat
nous invite dans son spectacle intitulé « Contes et Légendes » qui met
en scène des adolescents aux prises avec leurs problèmes
spécifiques de rivalité, jalousie, moquerie, amourettes, mais aussi
leur besoin d’être écoutés, compris, câlinés. Le robot, Roby, sera ce
partenaire sensible que les parents ont acheté pour leur tenir
compagnie en leur absence, les aider à faire leur devoirs, les
surveiller, on pourrait presque dire les « élever ». Assis auprès d’eux
dans la salle de séjour, il répond à leurs questions, leur donne des
conseils, partage leur émois en regardant un match à la télé. D’où
cette scène dramatique de la séparation quand, les enfants ayant
grandi, les parents décident de le revendre. C’est le jeune adolescent
qui vante alors auprès du couple d’acquéreurs le bon usage qu’on
peut en faire et cette « déshumanisation du robot-ami a quelque
chose de déchirant.

Dans la pièce une autre scène  vient en contre-point de celle-ci. Il
s’agit d’une scène de « dressage » d’un enfant timide sous la conduite
d’un maître qui, à grand renfort de séances d’entraînement
ponctuées de remarques désobligeantes et qui se veulent
stimulantes, essaie  de le transformer en garçon viril et combatif. En
faire un homme-machine en quelque sorte, disons le « robotiser » et
l’on ne peut que penser à certaines formations militaires. C’est un
spectacle émouvant et qui donne à réfléchir  sur ce moment délicat
de l’adolescence où tout est ressenti à fleur de peau.

Les comédiens ont investi ces rôles avec beaucoup d’authenticité et
l’on a été surpris d’apprendre que ceux qui interprétaient les enfants
n’en étaient pas eux-mêmes mais tout simplement des acteurs formidables.
(Représentation du 28 janvier)

Toujours dans le cycle « Des robots et des hommes », le spectacle
« Man strikes back » venu de Belgique montre une incroyable
rencontre entre un jongleur, un percussionniste et cinq boîtes en
forme de tétraède. Stij Grupping commence, certes, avec habileté,
mais assez sereinement, à lancer ses balles qui rebondissent sur les
boîtes décrivant des trajets harmonieux. Le rythme étant soutenu  à
la batterie  par le musicien Frederik Meulyzer.

Petit à petit les balles jaillissent plus vite, plus haut , le jongleur les rattrapent avec aisance sous le regard admiratif des spectateurs.

Soudain quelque chose d’insolite survient, les boîtes se mettent à
bouger, elles avancent, reculent puis s’immobilisent un instant avant
de reprendre leur mouvement aléatoire. Quelle mouche les a
piquées ? Elles semblent avoir acquis une autonomie qui veut défier
l’humain qui se sert d’elles comme de partenaires passifs. Cela pose
évidemment un gros problème: comment réussir à toucher une cible
qui se déplace constamment ? Jongleur et musicien se concertent,
s’interrogent n’en croyant pas leurs yeux.

Réflexion faite, le jongleur tente le tout pour le tout, reprend ses
balles et un jeu incroyable se déroule sous nos yeux ébahis. Alors
que les boîtes glissent capricieusement sur le plateau les balles
arrivent toujours à les trouver pour rebondir dessus; le jongleur
virevolte pour se positionner et réussir à les envoyer sans les perdre.
Le public  a le souffle coupé devant tant de virtuosité et le musicien
n’en perd pas une, lui qui doit suivre cette cadence improbable. C’est
un moment prodigieux.

Un spectacle superbe, ludique, à la gloire de l’imagination de celui
qui l’a conçu et de ceux qui l’ont si magnifiquement exécutés.(Représentation du 4 février)

La dernière manifestation de ce cycle a été pour nous encore une
grande surprise. II s’agit de « Tank« , un solo exécuté par la
chorégraphe autrichienne Doris Uhlich, enfermée dans un immense
tube de verre d’abord empli d’un brouillard qui en se dégageant peu
à peu laisse entrevoir une main , un bras, une jambe. Une situation
qui ne manque pas de nous interroger sur la possibilité que peut
offrir à une danseuse un lieu aussi exigu. Faisant fi de cette
contrainte, avec application et méthode, elle déploie ses membres,
tente de pousser les parois, y renonce parfois, s’accroupissant
comme atteinte par l’épuisement mais reprenant encore et toujours
ses tentatives d’exploration et de possible sortie.

On pense au corps -machine mais son humanité  transparaît à
l’évidence car on saisit à chaque instant sa volonté de s’extraire de
cette prison de verre et l’on éprouve un vrai soulagement quand elle
y parvient, partagés que nous étions entre malaise et empathie.
Soulignons que toute cette extraordinaire performance était
soutenue par la musique électronique de Boris Kopeinig.

Un spectacle pour le moins fascinant.
Représentation du 4 février

Par Marie-Françoise Grislin

Compagnons

Un film de François Favrat

Enfin un film social qui traite des banlieues sur le mode positif ! On
regrette le manque de films à la Ken Loach en France. Compagnons
est de ceux-là, orienté autour du sens de la fraternité avec une
bienveillance accordée à tous les personnages, même secondaires.
Autour d’Agnès Jaoui et de Pio Marmaï, Najaa, qui porte le film de
bout en bout dans le rôle de Naëlle, est une révélation, ainsi que de
nombreux acteurs non professionnels qui font partie de Bellevue,
une cité de Nantes, et des Compagnons du Devoir dont l’univers
très codé fait la curiosité du film.

© Wild Bunch Distribution

Naëlle se réfugie sur les terrasses de Bellevue où elle laisse libre
cours à son inspiration, taguant les murs de visages énigmatiques
comme l’est le sien, fermé sur un monde intérieur tourmenté. Naëlle
est un corps féminin caché sous des joggings informes avec une
capuche garant d’être passe-partout et invisible. Pourtant, sur le
chantier d’insertion où Naëlle travaille comme maçon, Hélène
(Agnès Jaoui), la remarque et sent le potentiel de la jeune fille. Elle la
présente à Paul, un Compagnon vitrailliste (Pio Marmaï) pour qu’il la
prenne dans son atelier. Naëlle découvre un monde particulier avec
ses règles, ses chansons  et une exigence qui pousse à l’excellence.
Mais la jeune fille s’est mise à dos des dealers du quartier envers
lesquels elle a une dette. Même si l’une des règles veut que l’on
partage ses soucis avec les autres Compagnons, et que la relation
soit basée sur la confiance, elle opte pour la magouille avec la
complicité de ses copains de Bellevue et met en pratique son
nouveau savoir-faire sous le label « Compagnon ».

Les Compagnons du devoir forment les meilleurs ouvriers de France
dans différentes professions manuelles comme toutes celles liées au
bâtiment mais aussi la pâtisserie par exemple. Si les Compagnons
ont conservé les emblèmes du compas et de l’équerre, il ne faudrait
pas les assimiler aux Francs-Maçons avec lesquels il y a eu scission
au Moyen-âge. Leur devise, devenir « capable, digne, libre et
généreux ».  La transmission du métier se fait par l’apprentissage et
la vie en communauté, sous l’égide du parrain qui forme le
Compagnon, le Prévôt qui est le directeur de la maison des
Compagnons et la Mère (la Maîtresse de maison). Les rituels des
Compagnons ont un côté anachronique et le film vaut pour son
incursion dans un monde ignoré où chacun n’est pas désigné par son
nom mais par celui qu’il acquiert : « Même s’il paraît sorti d’un autre
temps, son nom de Compagnon symbolise l’appartenance à la
communauté. Quand il débute son Tour de France, qui consiste à aller de ville en ville pour enrichir son apprentissage, on donne à l’apprenti un nouveau nom, celui de sa région natale (Bordelais pour
Paul ou Bourguignonne pour Hélène). Plus tard, s’il devient vraiment
Compagnon à l’issue de sa formation, on ajoute à ce nom un trait
caractéristique de sa personnalité («Bordelais, cœur fidèle» pour
Paul ; «Bourguignonne l’intrépide» pour Hélène). Pour les jeunes de
quartier, l’effet comique est garanti. » Naëlle porte un regard amusé
sur cette communauté où elle va évoluer sous les ailes protectrices
de Paul son « parrain » qui d’abord misogyne et machiste va réaliser
que la jeune fille est toute autant capable de certaines tâches que les
apprentis garçons. Tel un papillon qui sortira de sa chrysalide, Naëlle
va s’épanouir et surtout apprendre à se faire confiance et à se
considérer. Le lien entre le street-art et le vitrail est la belle idée du
film. Le sens de la fraternité, de l’entraide et la conscience que d’être
issue de la banlieue ne condamne pas à l’échec fait de ce film une
belle leçon d’humanité et devrait réconcilier avec une vision positive
de l’artisanat et des métiers manuels trop souvent dénigrés. Comme
le dit le personnage de Paul : « Ado, j’avais honte, je pensais que
j’étais débile parce que j’étais doué de mes mains ». Pour Agnès
Jaoui : « Tellement de jeunes vivent cette situation… C’est comme
une espèce de malédiction qui pèse sur l’éducation dans notre pays
et dont on n’arrive pas à sortir. S’il n’y avait ne serait-ce qu’un gamin
perdu, dans une banlieue ou ailleurs, auquel le film donne envie
d’emprunter cette voie, on aurait gagné ».

Elsa Nagel

Intime violence

Louise Bourgeois x Jenny Holzer
au Kunstmuseum Basel

Le Kunstmuseum Basel a donné carte blanche à Jenny Holzer pour
une exposition hommage à Louise Bourgeois (1911-2010). Sa
proposition, à la fois intelligente et admirative, est très
respectueuse du travail de son aînée. Elle lui laisse l’essentiel des
cimaises du Neubau puisque ses propres œuvres, élaborées avec
des sentences de Louise Bourgeois, sont réservées aux projections
dans l’espace public (sa marque de fabrique). L’originalité de son
engagement se retrouve dans la mise en scène exigeante des
œuvres avec en fil rouge les mots. Et Louise Bourgeois écrivait.
Beaucoup !

The Destruction of the Father (1974-2017)
Photo Luc Maechel

Lavis rouge, hachures rouges, écriture au stylo rouge – rouge sang !

La violence de l’écriture saignant la page… comme l’indique le sous-
titre de l’exposition. L’écriture ensanglante le papier, le biffe, le
gondole, ajoute l’incendie de sa violence à l’obstination répétitive du
trait, du geste. La commissaire ajoute la dimension sérielle dans sa
mise en espace qui décline la détermination compulsive de la
plasticienne à chercher le signe juste, la représentation pertinente
d’un feuillet à l’autre et tente de comprendre cette brutalité, cette
barbarie dont le sens échappe, reste hors champ.

Les gros plans pleine page du livre d’artiste édité pour l’occasion –
conçu également par Jenny Holzer – prolongent ce parti pris radical
avec en regard les tourments et les horreurs de quelques anciens
appartenant au musée : les pendus de Callot, Baldung Grien (Le
suicide de Lucrèce, c. 1520), Holbein, Schongauer, Munch…

Les motifs répétitifs, superposés, alignés suggèrent la même
vertigineuse aspiration que le tunnel de la Montée des bienheureux
vers l’empyrée de Bosch, mais comme immobilisée, avec la
profondeur qui résiste, s’aplatit devant l’évidence de la finitude, celle
des organes, de la déchirure de l’enfantement, de l’affrontement des
sexes qui ouvrent vers un piège au lieu du paradis promis, suscitant
par moments un sentiment d’étouffement.

En 1990, Louise Bourgeois suggérait : « être artiste implique une forme
de souffrance. Voilà pourquoi les artistes se répètent – parce qu’ils n’ont
pas accès à un remède » (Freud’s Toy). Si elle avait assisté aux côtés de
Rembrandt à La Leçon d’anatomie du docteur Tulp (1632), sans doute
qu’elle n’aurait retenu que le sanglant contenu des haricots et
l’écarlate éviscération de la dépouille ! Mais au XVIIe siècle, la
civilisation cherchait encore à (se) comprendre, aujourd’hui il n’y a
plus rien à comprendre : le monde est une stupeur comme l’écrivait le
philosophe Jean-Luc Nancy.

Et que faire contre cette cruauté clandestine ? Il y a la révolte et
pour la partager, les images de ces organes crus, des corps qui n’en
sont plus. Et les mots ! Jenny Holzer s’empare de ceux de son aînée
et les met en scène, en dialogue. La rencontre a lieu dans cet espace
des mots : leur récurrence obsessionnelle, leur questionnement, leur
figuration, leur capacité à détourner – plaques funéraires, bannières,
cahiers… Plutôt qu’un remède, ils trouvent le dérisoire : le poids du
quotidien (The Hour of the Day, 2006), le passé (ces paysages de la
Bièvre où elle a passé son enfance, La Rivière gentille, 2007) ou la
provocation de The Destruction of the Father (1974-2017), de ces
mannequins pendus enchevêtrés… Quitte à en conjurer la brutalité
par une page entière couverte de Je t’aime (1977). Et puis, la couture
(ses parents avaient un atelier de restauration de tapisseries) qui
raccommode un cœur entouré d’aiguilles et de bobines de fils (Heart,
2004) : pour le réparer ou l’écorcher ? Ambiguïté d’une mécanique
qui couture les sentiments pour mieux se les approprier dans le
moule du patriarcat.

Le sens, l’âme ? La réponse de Louise Bourgeois, c’est le sang ! Cette
figure du désespoir scellant notre impuissance…

Par Luc Maechel

Commissariat : Jenny Holzer avec Anita Haldemann
Kunstmuseum Basel | Neubau / 19.02 – 15.05.2022
du mardi au dimanche de 10h à 18h (jusqu’à 20h le mercredi) https://kunstmuseumbasel.ch/fr/

The Violence of Handwriting Across a Page / livre d’artiste, CHF 75

Biface

Expériences au sujet de la conquête du Mexique 1519-1521

de Bruno Meyssat

Un spectacle sur la conquête du Mexique par les Espagnols au
16ème siècle ne pouvait manquer d’attirer attirait notre attention.
Nous nous y sommes rendus, prêts à entendre et peut-être à voir la
représentation des exactions commises alors contre les peuples
autochtones. Et là, surprise, pas de narration continue, de scènes
mimées s’enchaînant pour décrire les probables situations mais, le
jeu souvent elliptique des comédiens (Philippe Cousin, Paul Gaillard,
Yassine Harrada, Frédéric Leidgens, Mayalen Otondo) qui, apprend-
on en lisant le livret distribué à l’entrée du spectacle, se sont
adonnés, après de nombreuses lectures sur le sujet, à traduire leur
ressenti en se livrant à des improvisations qu’ils nous proposent in
fine. Cela s’appelle  » L’écriture de plateau « . Pour ce faire, ils
s’approprient les objets disparates qui sont posés, a priori pour nous,
de façon aléatoire sur le plateau. Il y a là, entre autres, des chaises,
un banc, des tapis, une cage en osier, une table de camping. Ils vont
s’en emparer pour réaliser des séquences de jeu censés évoquer les
violences de cet épisode historique sans les représenter vraiment.
C’est ainsi que nous sommes déroutés et interrogatifs : Pourquoi
agissent-ils de cette façon ? Que veulent-ils nous signifier ?

Heureusement nous voyons s’afficher les textes qui nous servent de
piste, nous éclairant même sur le titre  » Biface « . En effet, il s’agit,
d’une part, des extraits de lettres envoyées par Cortès à Charles
Quint ainsi  que des récits de Bernal Diaz del Castillo un militaire de
l’expédition et, d’autre part, de témoignages exprimant le point de
vue des Aztèques recueillis et transcrits par des prêtres espagnols.
Certains textes sont récités ou lus par les comédiens. On y entend
même le nahvalt, la langue des Aztèques.

Nous découvrons que, dans un premier temps, chacun des groupes
est sidéré par l’autre, admiratif. Les Espagnols  sont surpris par
l’incroyable beauté de la ville de Mexico, son organisation. Quant
aux Aztèques ils sont médusés par ce qu’ils n’imaginaient même pas,
ces hommes blancs, montés sur des chevaux et munis d’engins qui
crachent du feu.

Mais cela ne dure pas. Bientôt, les Espagnols voyant du sang sur
leurs autels comprennent qu’il s’agit  de sacrifices humains et
considèrent les Aztèques comme des suppôts de Satan. Les éliminer
devient pour ces catholiques une sorte d’obligation. De plus
convoitises et pillages complètent ce noir tableau. La ville de Mexico
sera entièrement brûlée, l’empereur Motecuhzoma poignardé.

Tout cela, dit le metteur en scène Bruno Meyssat est
irreprésentable.

Sur le plateau on mesure la difficulté pour les comédiens à
s’exprimer sur ces événements et la nôtre à repérer des gestes, des
déplacements pertinents bien que notre imaginaire puisse travailler
en voyant, entre autre,  Mayalen Otondo revêtir une robe mexicaine,
un homme se faire enfermer dans une cage, un autre traverser la
scène en galopant et hennissant comme un cheval et des poutres
calcinées  qui disent assez  l’incendie qui a détruit Mexico…

Les musiques espagnoles du XVème siècle et celles contemporaines
de Morton Feldman, Giacinto Scelsi, Anton Webern accompagnent
judicieusement le regard porté sur ce moment de l’histoire,
emblématique de ceux nombreux qui suivront pour faire ce que les
Européens qualifieront d' » oeuvre de civilisation « .

Par Marie-Françoise Grislin

Représentation du 26 janvier au TNS

La vraie famille

un film de Fabien Gorgeart

© Cédric Sartore

Nombreux sont les documentaires qui traitent des enfants placés
en foyer, de leur famille d’accueil parfois maltraitante ou
négligente, au mieux aimante et triste de devoir rendre l’enfant qui
leur a été confié, sans compter les parents biologiques qui ne sont
pas toujours rassurants pour leur enfant qu’ils récupèrent. Sombre
souvent est le tableau mais c’est la loi qui s’applique. Par le biais de
la fiction, ce sujet est ici transcendé et la complexité des situations
explorée, l’émotion est au rendez-vous grâce à la propension que le
cinéma a de rendre sensible les sentiments des personnages,
portés par des comédiens exceptionnels, les enfants également,
magnifiques de naturel.

L’homme de théâtre qu’est Fabien Gorgeart s’en ressent dans sa
mise en scène, ses plans séquences où s’épanouit le jeu de ses
comédiens exécutant une partition sur le fil, face à des enfants plus
vrais que nature. Avec leurs deux enfants, Anna (Mélanie Thierry) et
Driss (Lyes Salem) campent les parents intérimaires du petit Simon
qui leur a été confié, avec l’énergie du désespoir et la joie de vivre
communicative pour créer une bulle familiale heureuse. Fabien
Gorgeart n’a jamais pu oublier ce temps où l’enfant que gardaient
ses parents a dû s’en aller pour retrouver sa famille biologique. Cela
fait des années qu’il voulait réaliser un film sur ce sujet. C’est à
travers le prisme des souvenirs que La vraie famille se déploie, à
l’aulne du départ annoncé du petit garçon. Dès lors que l’on sait qu’il
va être rendu à son père, toutes les scènes de jeux et de joie n’en
sont que plus chargées d’émotion et de regrets de ce qui a été et ne
sera plus. « Trois films où il est question du lien qu’il faut couper ont
constitué mes sentinelles : The Kid de Charlie Chaplin, Kramer contre
Kramer de Robert Benton et E.T. de Steven Spielberg, qui raconte
littéralement l’histoire d’un enfant placé, si j’ose dire ! » – film vu à la
même période où ce petit frère allait quitter définitivement la
maison. Le suspense est ménagé après une scène d’ouverture dans
une piscine soutenue par une musique et des mouvements de
caméra qui donnent le ton : la fiction est plus grande que la réalité.
La vraie famille est celle-là, la famille où le bonheur circule, avec une
figure paternelle, elle aussi plus attachante que nature, portée par
un comédien que l’on aimerait voir plus souvent incarner des
premiers rôles, Lyes Salem.

La loi est cruelle mais elle est la loi, et le film est très sensible en ce
qu’il n’est pas manichéen, la famille biologique n’est pas défaillante,
ce qui rendrait plus insupportable encore le départ de Simon et la
juge comme la conseillère familiale sont bienveillantes. Le père qui
veut récupérer son fils est plein d’amour pour son enfant, il ne
présente aucune addiction ou perversion qui ferait douter de sa
légitimité à prendre le relais d’Anna pour élever son enfant. Felix
Moati est parfait en père maladroit, qui doute, mais qui est plein de
bonne volonté pour que tout se passe au mieux. Mais pour Anna que
Simon appelle « maman » depuis qu’il est en âge de parler et qui a
désormais 6 ans, rien de ce que fait son père n’est assez bien pour
imaginer céder son rôle de mère aimante. Elle est un bloc de douleur
retenue, prête à être dans l’illégalité pour permettre des vacances
dans la neige à Simon et le garder près d’elle quelques jours de plus.
L’étau qui se resserre sur fond d’ambiance de Noël avec ses lumières
et ses guirlandes, sans compter une messe de minuit qui renvoie
également à la question de l’enfant placé qu’est Jésus, confère au
film une dimension de mélodrame et de conte. Avec son film, Fabien
Gorgeart joue avec les fantômes de son enfance comme s’il voulait
recréer les scènes pour se les réapproprier et ainsi rattraper ce
temps où il ignorait que le bonheur de sa famille serait brisé.

Par Elsa Nagel

Le retour des Giboulées

Evénement bisannuel au TJP-CDN, Les Giboulées  furent imaginées
et mises en route par André Pomarat, à qui il sera rendu hommage
le 15 Mars. La pandémie nous en avait privé en 2020. C’est dire la
satisfaction de l’équipe de pouvoir en annoncer la programmation
pour  le mois de Mars.

 » Les Giboulées prolongent, intensifient le projet du TJP-CDN et se
déploient dans la ville. Parce que les artistes sont le miroir de notre
société ils nous réveillent et nous permettent de nous relier les uns
aux autres et à notre environnement « , nous dit Renaud Herbin qui
dirige cette institution depuis 2013 et dont c’est le dernier mandat.
C’est dire l’importance qu’il attache à cette session des Giboulées.

Deux de ses spectacles sont à l’affiche  » Par les bords  » et  » Quelque
chose s’attendrit « .

 » Par les bords  » évoque, avec le danseur circassien Jean-Baptiste
André accompagné par le oud de Grégory Dargent et le chant de Sir
Alice, le problème de  » comment retrouver l’équilibre, se
reconstruire après un déracinement « .

 » Quelque chose s’attendrit  » Une marionnette minuscule  pose la
question de notre sentiment d’exister.

Ces Giboulées permettent de retrouver des artistes venus l’une ou
l’autre fois présenter leur travail ici.

Tibo Gebert avec   » Hero  » pose, avec ses marionnettes figuratives
qu’il fabrique lui-même, les questions sur l’identité en s’appuyant sur
le mythe des super héros qui cachent leur fragilité.

Tim Spooner dans  » Poisson Maracas « , revisite le personnage de
Pinocchio comme le fait aussi Alice Laloy avec son  » Pinocchio (live)  » dans lequel des élèves du Centre chorégraphique sont transformés
en pantins.

David Séchaud revient sur le problème de la ruine avec un comédien,
un acrobate et un musicien pour une poétique du risque dans  » Le
gonze de Lopiphile « .

Dorothée Saysombat et Nicolas Alline dans  » La conquête  » mêlent
chants et discours politiques, mettant en jeu leurs origines sino-
laotiennes pour explorer les stigmates de la colonisation sur nos
sociétés.

Claire Heggen dans   » L’inventaire animé  » nous gratifiera d’une belle
conférence animée sur la transmission des savoir-faire  dans le
domaine des masques, des marionnettes, de la gestuelle corporelle.

Parmi les nombreux spectacles à l’affiche, 22 au total dont 13
créations, tous répondant au grand principe  de mettre en jeu
 » corps-objet- image  » nous voulons attirer l’attention sur deux
particuliè-rement originaux. D’une part,  » La messe de l’âne  »
d’Olivier de Sagazan où les interprètes sont peu à peu recouverts
d’argile ce qui en fait des sortes de monstres. D’autre part, plutôt
ludique celui-ci,  » Gadoue  » qui comme son titre le laisse deviner met
en jeu le corps d’un jongleur avec un plateau couvert de boue
blanche sur laquelle il s’essaie à ne pas déraper.

Une programmation à consulter sur le site du TJP.

A retenir également, des rendez-vous gratuits et ludiques  comme
dans le cadre des Cosmodélies ces manifestations destinées à
partager des expériences communes pour créer des liens   » Les
flottants  » de Renaud Herbin des enveloppes translucides en
suspension que l’on manipule sous le regard d’une personne qui
décrit ce qu’elle voit à une autre personne ou  » Guidé par les haleurs
 »  cette promenade le long des quais  pour suivre une péniche tirée
par haleurs, une idée de David Séchaud.

Sans oublier  » Les pérégrinations d’Hermann  » de Stéphanie Félix sur
le partage du levain pour faire du pain.

Quant aux  » Précipités d’expérience  » ils  permettent  de montrer des
recherches artistiques, des travaux en cours que le TJP-CDN fut
ainsi soutenir.   

Les Giboulées, un festival pour tous et sans doute du bonheur à
partager du 4 au 19 mars dans différents lieux  de Strasbourg.

Marie-Françoise Grislin

Soupirs et tremblements

Berlioz et Elgar étaient à l’honneur d’un magnifique concert de
l’orchestre philharmonique de Radio France sous la conduite du chef John Eliot Gardiner

© Christophe Abramowitz / Radio France

Il est de ces concerts qu’il fallait voir, un spectacle alliant un grand
chef, un incroyable soliste et un orchestre virevoltant. Certes, avec
une affiche réunissant John Eliot Gardiner, Antoine Tamestit et
Berlioz, le critique ne prenait pas de risques démesurés. Mais de là à
s’attendre à un tel spectacle !

Dès les premières notes, le ton fut donné par le chef. Ce Harold en
Italie était voué à traverser un sabbat dans cette symphonie pour
alto transformée en épopée fantastique. Cherchant son chemin dans
ces vallées italiennes comme dans cet orchestre qu’il arpenta,
l’Harold de Byron trouva en Antoine Tamestit, un interprète à la
mesure du lyrisme et de la poésie émanant des notes commandées à
un Hector Berlioz par un Paganini au seuil de sa mort. En lointain
successeur du génie italien, l’altiste français donna ainsi la pleine
mesure de son jeu si émouvant. Garçon timide avec la harpe, il
devint le soupirant d’un soir avec ces bois transcendés dans cette
sérénade du troisième mouvement qui ne porta jamais aussi bien
son nom grâce aux merveilleux piccolo et hautbois.  

Au sommet de cette avalanche de couleurs descendant des
Abruzzes avec des cuivres brillants comme des ruisseaux
translucides qu’il déclencha, se tenait un roi, à la fois pâtre et Pan.
Une fois de plus, John Eliot Gardiner nous montra que depuis
Charles Munch, jamais on n’avait dirigé le grand Berlioz de si belle
manière. Sa conduite alerte, bondissante, fit littéralement trembler
d’émotions, un public ensorcelé par l’alto de Tamestit lorsque dans le
dernier mouvement, isolant le quatuor et levant les musiciens,
Gardiner nous offrit un final éblouissant.

Parvenu dans la plaine, l’orchestre et son chef reprirent leurs
souffles divins et, se débarrassant peut-être à contre-cœur de leurs
oripeaux berlioziens, ils plongèrent dans la pompe d’un Elgar
envoûté lui-aussi par la Riviera italienne. Avec Alassio (In the South) et
surtout Sospiri, sorte de parenthèse enchantée canalisant un lyrisme
parfois exagéré, l’orchestre philharmonique de Radio France, son
chef et un soliste d’exception ont été, ce soir-là, sur le toit du monde
qui ressemblait, à n’en point douter, à un Olympe musical.

Par Laurent Pfaadt

l’Age du capitalisme de surveillance

C’est un livre époustouflant, qui vous laisse KO sitôt sa lecture
achevée. En un peu plus de 860 pages, Shoshanna Zuboff, professeur
émérite à la Harvard Business School, décortique notre système
économique, politique et culturel né de la révolution technologique.

Après les attentats du 11 septembre 2001, nos titres de transport
ont été numérisés. Il a fallu badger à chaque montée dans le bus puis,
à chaque station sous peine de risquer une amende. Sur internet, en
réservant un voyage chez une compagnie aérienne lowcost, vous
receviez des promotions pour des produits directement ou
indirectement liés à votre voyage. Personne à l’époque ne savait ce
que voulait dire ce mot assez barbare d’algorithme. Voilà comment
tout a commencé. Et ceux qui prétendaient abattre l’Amérique ne
l’ont, en fait, que renforcer via ses GAFAM, ces nouvelles héroïnes
auto-proclamées de cette soi-disante liberté numérique.

C’est là que nous emmène Shoshanna Zuboff, dans l’envers du décor
de ces géants du net qui, sous couvert de liberté, ont en fait asservi
l’esprit humain en le privant de vie privée et en transformant nos
goûts culinaires et sexuels et nos rapports sociaux en données. 1984
n’est plus un mythe ou un récit de science-fiction visant à effrayer les
plus jeunes mais bel et bien une réalité arrivée avec quarante ans de
retard sur la prévision de George Orwell. Car, nous rappelle l’autrice,
nous sommes en présence d’un véritable système organisé visant à
dépouiller l’homme de son libre-arbitre. Etonnant cynisme que de
voir les théoriciens du complot qui se vantent de leur clairvoyance
demeurer aveugles devant la manipulation des GAFAM.

Déjà Joyce Appleby, dans son ouvrage fondamental (Capitalisme,
histoire d’une révolution permanente, Piranha, 2016) avait montré que
l’esclavage né du commerce du sucre avait grandement contribué au
développement du capitalisme. Shoshanna Zuboff poursuit cette
réflexion avec l’Age du capitalisme de surveillance en exposant la
mutation de ce phénomène où esclavage et capitalisme se sont
adaptés au monde d’après comme un virus bien connu. Seulement,
et c’est peut-être là le plus effrayant, cette servitude a été
volontaire. Tout cela porte un nom : totalitarisme. Alors rangez Marx
dans votre bibliothèque et actualisez-le avec Zuboff. Mais évitez
Google, on ne sait jamais, il risquerait de vous renvoyer vers le site
d’une bibliothèque aux ouvrages datés ou une marque de vodka.

Par Laurent Pfaadt

Shoshanna Zuboff, l’Age du capitalisme de surveillance,
Zulma Essais, 864 p. 2022