L’Etang

D’après Robert Walser par Gisèle Vienne

Cette pièce était très attendue en raison de la notoriété de la metteuse en scène et de celle de l’auteur qui l’a écrite pour sa soeur.

Nous nous retrouvons face à ce milieu blanc qu’est le plateau éclairé
d’une lumière crue. Un lit y a été installé où gisent pêle-mêle les
corps de poupées à taille humaine. Un personnage vient 
tranquillement les prendre l’une après l’autre pour les emporter
vers un ailleurs indéterminé. La scène se prolonge jusqu’à la
disparition  de toutes ces grandes marionnettes pantelantes.

Entreront en scène alors de  » vrais  » personnages interprétés par les
comédiennes Adèle Haenel et Ruth Vega Fernandez. L’histoire
repose pour l’essentiel sur le rapport mère-fils. Ce dernier, Fritz, se
sent mal aimé par sa mère, incompris et décide de faire croire qu’il
va se noyer dans l’étang  proche de leur habitation. Un chantage
affectif parfaitement mis en lumière par le jeu d’Adèle Haenel qui
met son corps en demeure de se tordre de douleur, de chagrin face à
une mère, Ruth Vega Fernandez qui conserve une attitude  stricte
comme en témoigne la raideur de son corps en parfaite
contradiction avec les convulsions du garçon.

C’est une situation pathétique jouée avec componction, lenteur et
peu d’échanges de langage ce qui crée une sorte de malaise et donne
le sentiment de plonger dans un univers étrange plein d’un drame
sous-jacent. Cette atmosphère bizarre est renforcée par le
traitement particulier des voix parfois déformées, amplifiées pour
devenir celle d’un père, d’un frère ou celles d’enfants du voisinage
qu’on ne voit pas et soulignée par les jeux de lumière d’Yves Godin et
tout particulièrement par la musique troublante de Stephen
O’Malley et François Bonnet.

Une perception de la famille gravement mise en question.

Par Marie-Françoise Grislin

 Représentation du 27 novembre 2021
au Maillon

Antigone à Molenbeek & Tirésias

Par Guy Cassiers, directeur artistique du Toneelhuis d’Anvers,
pièce créée en octobre 2020 et recréée en version française.

Après l’adolescent Fritz  de  » L’étang  » nous retrouvons un autre personnage, jeune adulte dans  cette pièce écrite par Stefan Hertmans dont le titre nous intrigue en raison de l’alliance de ces noms Antigone, personnage de l’Antiquité et Mollenbeek, quartier mal famé de Bruxelles.

On comprend vite la possibilité de ce rapprochement quand on voit apparaître Nouria, étudiante en droit qui exprime avec force et véhémence le désir de trouver le corps  de son  » petit frère  » comme elle ne cesse de le nommer, pour pouvoir l’enterrer. Ce sera son leitmotiv.

A cette demande sans cesse réitérée auprès de la police il lui sera répondu systématiquement qu’on ne sait pas, qu’on n’a pas d’élément pour lui dire où il se trouve et que de toute façon, étant donné qu’il est un jihadiste donc un ennemi public, un traître, il ne mérite aucune attention. Elle refuse ce  » portrait  » qu’on fait de lui, maintenant qu’il est pour elle et restera son  » petit frère « .

Ayant perçu qu’il existe dans la ville un Institut Médicolégal, elle
réussit à s’y introduire. La vidéo de Charlotte Bouckaert nous
permet de suivre son exploration des lieux et de lire sur son visage
en gros plan l’émotion qu’elle ressent quand, ayant ouvert différents
tiroirs, elle y trouve les restes de son frère. Elle sera mise en procès,
punie d’avoir pénétré ces lieux par effraction et évoquera alors le
droit mémorial qui l’a conduite à rechercher ce corps pour lui rendre
les derniers hommages.

Ainsi revit-on à travers le parcours de cette jeune fille d’aujourd’hui
une histoire semblable à celle qui se produisit dans l’Antiquité où,
selon la mythologie, l’Antigone d’alors  mit sa vie en péril pour
donner une sépulture à son frère Polynice banni de la cité.

Cette tragédie ne cesse de nous bouleverser puisqu’elle met en
question notre rapport aux lois de la cité, les conflits qui en résulte.
Ce monologue a été confié à la comédienne Ghita Serraj qui en
donne une interprétation pleine d’authenticité, de sensibilité, de
ténacité. Sa prestation est soutenu et quasiment en dialogue avec la
musique de Dmitri Chostakovitch jouée sur scène par le Quatuor
Debussy.

La deuxième partie du spectacle est consacrée à la mise en scène de
« Tirésias » un poème écrit par Kae Tempest et qui évoque le parcours
d’un adolescent en pleine recherche de son identité.  Après s’être
transformé en femme puis redevenu homme, il devient à l’image du
personnage de l’Antiquité, le devin Tirésias, une sorte de prophète
qui alerte sur les problèmes de notre société sans être écouté.
L’interprétation de Valérie Dréville magnifie ce texte. Sa gestuelle
pertinente, farouche, audacieuse, la sublime expressivité de son
visage traduisent avec force la vérité profonde d’un être déchiré par
sa solitude.

Une inoubliable soirée de théâtre.

Par Marie-Françoise Grislin

Représentation  du 1er décembre2021
au Maillon  

(MA, AIDA,…)

De Caille Boitel et Sève Bernard

Enfin arrivé, pour leur plus grand bonheur et le nôtre, ils le disent
après le salut. Le spectacle en raison de la pandémie n’avait pu avoir
lieu.

La note d’intention le signale, il va être question d’amour. Quelques
titres apparaissent sur un petit écran pour nous en dévoiler les
phases, les arcanes, les péripéties.

Et sur scène un couple essaie d’exister, de se retrouver, de s’unir, de
se rabibocher au milieu d’un chaos qui surgit, empiète sur leur
espace vital, met leurs corps en péril.

Ce qui se passe entre eux, résonne puissamment sur ce décor fait de
quantité de planches qui ne cessent de se désajuster, multipliant les
obstacles à l’instar de ce qui peut subvenir dans leur relation.

Ça concrétise, ça bouscule, ça crée des béances, des trous, des
disparitions, des glissades. Mais toujours on en revient pour
recommencer à être, paraître, rencontrer l’autre ou plutôt tenter de
le faire. Car c’est ça le hic, vouloir se rencontrer, s’étreindre, s’aimer !
Que d’obstacles à surmonter !

Ces multiples tentatives avortées donnent lieu à des séquences
drôlatiques, acrobatiques qui suspendent le souffle des spectateurs
surpris que les choses prévisibles n’arrivent pas, les espérant
encore…

Tous ces fragments de vie qui se composent, se décomposent, se
recomposent  sous nos yeux témoignent à travers ce qui peut
paraître  comme des gags des aléas de la vie elle-même.

C’est  inventif, farfelu et émouvant.

On ne se lasse pas de les suivre, d’admirer leur adresse. On se sent prêts à en redemander encore.

Oui , c’est bien du Boitel !

Par Marie-Françoise Grislin

Séance du 18 décembre 2021
présenté par Le Maillon et LeTJPCDN

Un éclat de soleil sur Paris

La Maison du Danemark invite à découvrir l’art des îles Féroé

Hansina Iversen. Sans titre, 2021. 140 x 190 cm

C’est un tout petit archipel – à peine plus de 50 000 habitants – et
pourtant d’une vitalité artistique exceptionnelle comme en
témoigne cette exposition présentée au Bicolore, la plateforme d’art
contemporain de la Maison du Danemark. Empruntant le titre de
l’exposition au poète danois Thomas Kingo (1634-1703), elle met en
lumière quatre artistes sélectionnés par la commissaire de
l’exposition, Kinna Poulsen : Ingalvu av Reyn, sorte de père
fondateur de l’art féroïen et héraut d’un naturalisme artistique,
Hansina Iversen, présente à l’occasion d’un Artist Talk, Zacharias
Heinesen, artiste majeur des Féroé qui résida par deux fois à la cité
des arts de Paris et Rannva Kunoy. Immédiatement, les influences
sautent aux yeux : Cézanne dans Reyn, abstraction américaine chez
Iversen dont les couleurs et en particulier ce rose qui enveloppe
cette nouvelle série de toiles rappelle un Willem de Kooning qu’elle
vit à New York et Nicolas de Staël chez Heinesen. Pour beaucoup
d’artistes féroïens, la France et Paris tout particulièrement
constituèrent des sources d’inspiration majeures. Autant dire que
cette exposition constitue une sorte de retour aux sources.

L’art féroïen n’ayant qu’une petite centaine d’années, Kinna Poulsen
a décidé de mettre l’accent sur sa florissante création
contemporaine. Si la nature constitue toujours un vecteur créatif
important, les toiles présentées se signalent par leur lumière
jaillissante, avec des couleurs saturées chez Iversen ou un jeu
tridimensionnel absolument fascinant, particulièrement marqué
chez Kunnoy notamment dans cette incroyable Study qui dispense
un jaune magnétique. Hansina Iversen qui s’est formée en Islande et
en Finlande est ainsi revenue sur sa conception de l’art, sur son
travail consistant à « construire un monde dans le monde, un espace
dans l’espace » dans lequel, elle travaille une peinture à l’huile qui
permet plus de transparence tout en libérant ses mouvements qui
dessinent de merveilleux aplats. Mais elle confesse également que
l’environnement impacte également son art, d’où son retour dans
ses Féroé natales afin de permettre « l’accomplissement de mon
langage artistique, de mon identité pour être moi-même ».

Une commissaire d’exposition, une artiste peintre perdue dans un
monde d’hommes, une traductrice et une journaliste danoise. Un
directeur du Bicolore qui salue le public d’un « Bonjour Madame,
Monsieur et Troisième genre ». Une fois de plus, le Danemark a été
plus qu’un éclat de soleil mais bel et bien un phare. Et dehors, une
lumière comme venue du Nord baignait la plus belle avenue du
monde. Comme pour illuminer cette belle découverte picturale à ne
pas rater.

Par Laurent Pfaadt

Un éclat de soleil, Art des îles Féroé, Le Bicolore,
Maison du Danemark, 142 avenue des Champs-Elysées
75008 Paris
Jusqu’au 13 mars 2022

Shostakovich: String Quartets no.3 & no.8

Parmi la nouvelle génération de quatuors qui a émergé ces dernières
années, le Novus Quartet mérite une attention toute particulière.
Au-delà de l’excellence des talents réunis, son approche des œuvres
interprétées est particulièrement intéressante. Formé en 2007 par
quatre musiciens coréens, il semble avancer dans une temporalité
musicale en puisant à chaque fois dans ses expériences précédentes
matière à nourrir les suivantes comme un voyage musical où
l’instant joué conserve le souvenir d’accords passés.

Leurs troisième et huitième quatuors de Chostakovitch procèdent
de cette logique presque filiale. Leurs interprétations ont comme
capté la queue de comète webernienne de leur disque précédent
pour la projeter dans l’astre noir du compositeur soviétique. Comme
un Mahler inspirant les symphonies de Chostakovitch. Il y a quelque
chose de tout à fait particulier et de fascinant à écouter ces
quatuors. Dans le même temps, les passages mouvementés sont
presque hitchcockiens, notamment dans le 8e. Grâce à une prise de
son une fois de plus exceptionnelle (dans les studios de la SWR), ces
deux quatuors superposent à merveille l’angoisse passée d’un
homme et celle, présente, d’une époque. Une résonance qui confine
à l’exceptionnel.

Par Laurent Pfaadt

Quatuor Novus, Shostakovich: String Quartets no.3 & no.8,
Aparté

Portrait de l’artiste en poète

Génie de la peinture, Pablo Picasso fut également l’auteur d’écrits remarquables réunis dans ce nouveau volume de la collection Quarto

Tout le monde connaît le peintre le plus célèbre du 20e siècle.
Chacune de ses expositions attire des millions de visiteurs. Mais peu
en revanche savent qu’il écrivit une multitude de textes poétiques,
des fulgurances d’une beauté stupéfiante, aujourd’hui reunis dans ce
volume absolument magnifique de la collection Quarto.

Regroupant plus de 340 textes poétiques ainsi que deux pièces de
théâtre, Le Désir attrapé par la queue (1945) et Les Quatre petites filles
(1968), écrits entre 1935 et 1959, ce livre complète, grâce à un
certain nombre d’inédits puisés dans les musées Picasso et dans des
collections privées, l’édition aujourd’hui épuisée du livre d’art
consacré à ses Ecrits en 1989 et coordonnée par Michel Leiris. Ces
textes inscrivent ainsi Pablo Picasso dans plusieurs temporalités :
artistiques bien évidemment où le peintre évoque son rapport à la
peinture mais également sa relation aux écrivains et poètes de son
temps qui virent très tôt en lui l’un de leurs pairs. Historiques
ensuite où les mots de Picasso, sans jamais être explicites,
reviennent tels des aplats sombres sur une guerre d’Espagne qui
s’acheva avec la victoire de Franco – « le roi a mis sa robe de mariée et
paré d’anémones ses cheveux mais le long voile de plomb l’immobilise et
l’écrase » – et sur la seconde guerre mondiale présente dans le Cahier
Royan. Pendant ces années 1935-1940 où même « la lumière se cache
les yeux devant le miroir », sa production s’intensifia comme si l’écrit
devenait pour lui une sorte d’exutoire à cette trop grande souffrance
que la peinture ne parvenait plus à absorber.

Un certain nombre de personnages traversent ses textes, en
particulier les figures de Dora Maar « diablement séduisante dans son
déguisement de larmes et chapeautée à merveille » (18 février 1937)
dont le livre puise abondamment dans l’ancienne collection, et de
Françoise Gilot, « ma femme chérie et la mère de mes enfants Claude et
Paloma que j’aime tellement » (12 avril 1951). Mais également tous
ces poètes et écrivains qui se succèdent dans l’ouvrage, formant un
aréopage de génies, d’Apollinaire qu’il rencontra à Ilya Ehrenbourg
en passant par Max Jacob, André Breton et moins connu, Aimé
Césaire. Car, à y regarder de plus près, Picasso apparaît comme le
double inversé d’un Guillaume Apollinaire et de ses fameux
calligrammes.

Christine Piot, qui a coordonné ce volume avec Marie-Laure
Bernadac, prévient : « Gardons-nous de demander à ce qu’il a écrit la
vérité de ce qu’il a peint. Les poèmes de Picasso ne sont pas la
transcription de ses tableaux » Certes oui, cependant des similitudes
apparaissent comme des repentis poétiques cachés dans sa peinture
et dessinent une œuvre à plusieurs dimensions qui prend tout son
sens à force de la contempler. Faisant fi de l’orthographe et de la
grammaire comme des codes de la perspective qu’il transgressa,
Picasso assume son impuissance face à la force créatrice de l’art :
« La peinture est plus forte que moi / Elle me fait faire / Ce qu’elle veut ».
Et à la lecture de ces textes, sa poésie semble effectivement obéir à
la même logique.

Ce livre absolument fabuleux, est un véritable musée de papier que
l’on parcourt à foison, s’attardant ici sur telle ou telle œuvre,
parcourant là tel manuscrit ou lettre. Un livre sans fin qui se lit dans
tous les sens, se débute et s’achève à n’importe quelle page. Picasso
est omniprésent mais jamais écrasant. Il survole le lecteur, l’invite à
entrer dans son œuvre selon son bon plaisir, à travers la description
d’un repas, la manière de se torcher le cul de façon propre et
élégante ou dans l’analyse de cet Enterrement du comte d’Orgaz
(1978) qui passe du théâtre à la poésie avec le consentement
implicite du grand Greco.

En 1931, Picasso illustrait le Chef d’œuvre inconnu de Balzac. Voici
celui du peintre enfin révélé entre nos mains…

Par Laurent Pfaadt

Pablo Picasso, Ecrits 1935-1959, édition présentée et annotée par Marie-Laure Bernadac et Christine Piot,
collection Quarto, Gallimard, 936 p.

Regarde-moi

Reclus dans son appartement de banlieue, un homme, raciste et
bourré de médicaments, rumine sa haine et sa frustration. Dans
l’une des pièces de l’appartement, il voue un culte à sa sœur, Eva,
morte prématurément. Il vomit les immigrés et n’aspire qu’à une
chose : se débarrasser d’eux. De sa fenêtre, il observe ses voisins et
notamment une famille de narco-trafiquants paraguayens dont la
fille, Irina, semble animée de cette « même tristesse absente ».

Auteur remarqué des Oreilles du Loup, Antonio Ungar débute ce
thriller comme un film d’Hitchcock, comme une sorte de Fenêtre sur
cour. Tandis qu’il murit sa vengeance à l’encontre de ces étrangers
qui l’entourent, le narrateur observe Irina, prisonnière de sa famille
et se prend d’affection pour elle. Il n’a pas réussi à sauver sa sœur, il
sauvera Irina, l’extirpera de ses brutes de père et frères. Le transfert
est ainsi parfaitement construit par l’auteur.

Le narrateur s’enfonce alors dans une obsession et une paranoïa
sans retour possible. La violence et le sexe qui traversent toutes les
pages finissent par se répandre dans l’encre de l’auteur pour ne
former qu’une seule et même matière. Alors qu’il rencontre, séduit
et possède Irina, le lecteur hésite : le pouvoir rédempteur de l’amour
ne pourrait-il pas inverser le cours funeste du récit et sauver le
narrateur de sa folie meurtrière ? Mais ce dernier est descendu trop
profondément dans ces ténèbres qui le recouvrent. Et lecteur, ne
distinguant plus le vrai du faux, la réalité de la folie, tente de
s’extirper du piège littéraire tendu magnifiquement par Antonio
Ungar. Il y parviendra, au terme d’une scène finale d’une incroyable
violence, non sans séquelles littéraires…

Par Laurent Pfaadt

Antonio Ungar, Regarde-moi, Collection Notabilia,
Aux éditions Noir sur Blanc, 288 p.