Un pas de chat Sauvage

Texte de Marie Ndiaye

Mise en scène Blandine Savetier

Ces deux artistes sont associées au TNS et d’elles nous avons pu voir plusieurs de leurs oeuvres, de l’auteur  « Hilda »en 2021 mise en scène  par Elisabeth Chailloux, « Les Serpents » par Jacques Vincey en 2022 et « Berlin mon garçon » par Stanislas Nordey en 2O22 et les mises en scène de Blandine Savetier pour« Neige » d’Othan Pamuk en 2021 et pour « Nous entrerons dans la carrière » en 2021.


La pièce, une adaptation par Waddah Saab et Blandine Savetier du texte deMarie Ndiaye créée ces derniers jours au TNS ne manque pas d’originalité à plus d’un titre.

Et tout d’abord par sa construction en abîme.

Tout commence en effet par la genèse de l’œuvre, une commande à Marie Ndiaye du Musée d’Orsay et des éditions Flammarion à l’occasion de l’exposition « Le Modèle Noir » en 2019. Peut-être moment d’angoisse pour trouver le sujet adéquat. C’est ainsi que naît le personnage de la narratrice, clone de l’autrice en quelque sorte, historienne, professeur d’université que va interpréter Natalie Dessay et qui se met en demeure d’évoquer une chanteuse noire, d’origine cubaine dénommée Marie l’Antillaise dont on dispose de quelques photos du célèbre photographe Nadar. Il s’agit probablement de Marie Martinez qui connut une gloire éphémère au XIXème siècle. En plein souci d’écriture elle fait alors la rencontre de Marie Sachs, une artiste noire qui prétend réincarner Marie Martinez et l’invite à trois reprises à assister à ses shows. Ainsi se met en place la chaîne des personnages évoqués dans cette œuvre.

Ensuite, l’originalité de la pièce tient aussi à l’extrême attention apportée à la scénographie, signée Simon Restino, qui voit la narratrice habiter un ancien piano à queue désaffecté placé à l’avant-scène qui lui sert de refuge pour se livrer à ses réflexions et pour éventuellement écrire. Et à la projection en fond de scène de l’image de l’intérieur du théâtre de l’Odéon puis à l’installation de lourds rideaux qui permettent l’apparition ou la sortie de l’artiste accordant à celle-ci un certain prestige jusqu’au délabrement final dans le désordre et l’obscurité.

Enfin le caractère particulier et remarquable de cette pièce vient sans aucun doute de la confrontation entre les deux femmes, la narratrice en perpétuelle recherche d’inspiration, constamment préoccupée par le doute au sujet de la légitimité d’écrire sur une artiste disparue dont on ne dispose que de peu d’éléments de sa biographie et la danseuse et chanteuse Marie Sachs  qui se produit  de façon magistrale sous les yeux ébahis  de la narratrice. Le contraste entre les deux personnages est saisissant et leur interprétation finement menée. D’un côté Natalie Dessay qui campe une narratrice agitée, tendue, crispée quelque peu envieuse de la liberté, du talent, de la créativité dont fait preuve Marie Sachs mais qui ne peut résister à répondre à ses invitations qui la laissent subjuguée toujours en proie aux affres de la création. De l’autre, Nancy Nkusi, qui donne à Marie Sachs  sa prestance, son  élégance, son talent de danseuse et de chanteuse. Revêtu de robes somptueuses ou de justaucorps seyants, (costumes Simon Restino et Blandine Savetier) son corps s’envole, se contorsionne, glisse et se déploie avec une virtuosité sidérante accompagné par la musique qu’interprète en live le musicien Greg Duret qui n’hésite pas à quitter sa console pour danser à ses côtés, certes avec moins de grâce mais avec un enthousiasme et une frénésie quelque peu clownesques pouvant illustrer l’aspect « cabaret » de la prestation de l’artiste.

La fin est une énigme et une résolution. Après une séance éprouvante où la danseuse déchaînée semble vouloir envoûter la narratrice, elle disparaît à l’instar de son modèle, Marie Martinez, tandis que la narratrice se sent prête  à entrer dans l’écriture de son sujet comme si une certaine osmose s’était opérée entre elles, la transmission de la possibilité chacune dans son domaine de créer.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 2 mars au TNS

En salle jusqu’au 10 mars

Comme tu me veux

De Luigi Pirandello

Traduit de l’italien par Stéphane Braunschweig

Mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig

Être ou ne pas être Lucia, tel est le dilemme dans lequel se débat le personnage central  appelé « L’Inconnue »  dans cet opus peu connu de Pirandello, l’auteur italien dont Stéphane Braunschweig  a déjà monté plusieurs pièces que nous avons pu voir au TNS.


Tout commence, entre les deux guerres, dans les années 20 à Berlin, dans le bruit et la fureur d’un retour de cabaret où notre héroïne se produit comme danseuse, femme quelque peu dévergondée comme en témoignent les libertés que prennent avec elle les joyeux lurons qui l’accompagnent et envahissent l’appartement de son protecteur, un écrivain, Carl Salter qui essaie par tous les moyens de les mettre à la porte. Parmi eux s’est introduit un certain Boffi qui prétend la reconnaître comme épouse de son ami Bruno, lui attribuant, sans vergogne le prénom de Lucia, et bien décidé à la ramener auprès de ce mari qui la recherche depuis sa disparition dix années auparavant lorsque des soldats austro-hongrois envahissant le nord de l’Italie ont détruit sa villa et l’ont capturée.

 Elle, d’abord sûre de ne pas être celle qu’on nomme ainsi, résiste mais finit par céder car la tentation est grande de quitter sa vie épuisante et dissolue pour, semble-t-il, une vie meilleure en Italie. La voilà prête à jouer le jeu au point de douter de sa propre identité et de suivre Boffi .

Nous la retrouvons en Italie au sein de cette famille qui se persuade qu’elle est cette Lucia, enlevée disparue et malmenée lors des faits de guerre ce qui, selon eux, expliquerait ses oublis, ses hésitations à se reconnaître comme étant des leurs. 

Alors qu’elle essaie de semer le doute en eux, ils maintiennent qu’ils la reconnaissent et lui donnent chaleureusement son surnom de « Cia ». De son côté elle finit par comprendre qu’ils voulaient se servir d’elle, dans une histoire d’héritage qui pourrait revenir à sa sœur et non pas à son mari si elle était déclarée morte comme on l’a cru pendant des années. Sa réapparition rebat les cartes en faveur de ce dernier et la persuade qu’on l’a poussée dans une escroquerie qu’elle se refuse à cautionner. Leurs dénégations ne la convainquent pas. Une certaine confusion s’installe jusqu’à l’arrivée de Salter venu de Berlin avec La Folle, une pauvre fille handicapée accompagnée de son psychiatre. Ils apporteraient la preuve que c’est elle la vraie « Lucia ». Le trouble gagne l’assemblée d’autant que la pauvre fille ne cesse de crier « Léna, Léna » le nom de sa tante qui l’a élevée après la mort de sa mère. L’inconnue, devant cette assemblée médusée, expose ce qu’a été sa vie de femme légère à Vienne puis à Berlin jusqu’à ce qu’elle accepte de renoncer à elle-même pour devenir auprès de son mari soi-disant retrouvé « comme il la voulait, lui ».

Cet aveu, ce dévoilement lui servent de viatique pour décider de repartir avec Salter alors que Léna très émue se rapproche délicatement de La Folle.

La mise en scène laisse tout le loisir aux comédiens d’exprimer ces sentiments de doute, ces fausses reconnaissances,  les tensions qui en résultent et qui les font parler haut et fort dans des élans destinés à se convaincre eux-mêmes que ce qu’ils veulent croire est crédible, voire justifiable. De ce fait, le ton monte souvent, les piétinements d’impatience se multiplient comme les entrées et sorties des personnages parfois en plein désarroi confrontés aux doutes des uns et aux certitudes des autres. Il faut tout le talent et l’engagement des comédiens pour entrer dans ce jeu complexe qui doit confronter les faits et les émotions. Tous se sont révélés à la hauteur et bien sûr on a retrouvé les comédiens que Stéphane Braunschweig  sollicite habituellement Sharif Andoura, Claude Duparfait, Annie Mercier à côté  de Chloé Réjon qui campe « L’Inconnue » avec une sincérité bouleversante et, Clémentine Vignais qui joue ce rôle difficile de « LA Folle ».

Tous évoluent  dans les costumes signés comme toujours par Thibault Vancraenenbroeck, sous les lumières toujours délicatement mesurées de Marion Hewlet, et la musique finement choisie par Xavier Jacquot.

Pour situer le propos dans l’époque, les années après la première guerre mondiale, le metteur en scène propose des vidéos de Maïa Fastinger montrant des soldats sur  un champ de bataille et un discours tonitruant de Mussolini devant une foule enthousiaste, des images suffisamment expressives pour faire comprendre combien le nazisme et le fascisme marquent la vie des gens et entraînent  des séquelles  incommensurables telles qu’on les voit à l’œuvre dans cette pièce écrite en1929 par Luigi Pirandello qui vient de s’exiler à Berlin.

Une pièce  véritable source de réflexion sur l’histoire et sur la question de l’identité.

Marie-Françoise Grislin

Représentation  du 27 février au TNS

Jeu sur tambours et tambourins

Il est toujours agréable de découvrir les nouvelles œuvres d’un Prix Nobel surtout quand celui-ci se nomme Olga Tokarczuk. L’auteure des Livres de Jakob (Noir sur Blanc, 2018) démontre ainsi avec cette série de nouvelles écrites il y a une vingtaine d’années et qui n’avaient jamais été traduites toute la précocité de son talent.


Une fois de plus, l’écrivaine polonaise la plus traduite au monde fait la preuve de son incroyable talent de narration et de mise en scène avec ces histoires qui nous emmènent à la frontière du rêve et de la réalité en compagnie d’un écrivain face à son personnage ou de ce professeur de psychologie perdu dans une Varsovie hors du temps et qui se retrouve face à une carpe. A la fois intrigantes et fascinantes, ces nouvelles opèrent une distorsion de la réalité et l’ancienne psychothérapeute aime, dans ses récits, se jouer de son lecteur, le mener par le bout du nez et le terroriser. Mais surtout, ces nouvelles nous permettent, paradoxalement, d’entrer dans le cerveau d’Olga Tokarczuk. Sorte d’échantillons, ils sont proprement fascinants car ils permettent de mesurer, de voir presque comme devant un microscope, les labyrinthes narratifs complexes et si effaces échafaudés par Olga Tokarczuk.

La prose de l’écrivaine rappelle parfois quelques-uns de ses prédécesseurs au Nobel ou en voie peut-être de l’être tels que José Saramago ou Haruki Murakami. Comme lui, elle célèbre également le pouvoir incroyable de la musique sur les êtres, sur leur psyché dans cette magnifique nouvelle Ariane à Naxos où une cantatrice se lie d’amitié avec sa voisine du dessus qui l’écoute en secret à travers le plancher. D’ailleurs, c’est à un autre Prix Nobel, Thomas Mann qu’elle a consacré son nouveau roman qui devrait être bientôt être traduit en français. Reste à savourer ces quelques histoires fascinantes avant de gravir une nouvelle montagne littéraire qui s’annonce, comme à chaque fois, magique.

Par Laurent Pfaadt

Olga Tokarczuk, Jeu sur tambours et tambourins
Aux éditions Noir sur Blanc, 320 p.

Tous les livres d’Olga Tokarczuk sont à lire aux éditions Noir sur Blanc : https://www.leseditionsnoirsurblanc.fr/

Exil blanc

Nicolas Ross achève avec cet opus durant la guerre froide, son histoire de l’émigration russe blanche

C’est ce qui s’appelle une œuvre. Celle d’une vie. Celle d’un exil sans relâche. Celle d’une persécution aveugle. Une œuvre à la poursuite d’un idéal, d’une vision comme boussole. Une œuvre qui s’apparente à la lutte sempiternelle de David contre Goliath.


Avec ce livre qui succède à celui, brillant, des Russes blancs et rouges pendant la seconde guerre mondiale (Entre Hitler et Staline, éditions des Syrtes, 2020), Nicolas Ross, historien spécialiste de l’émigration russe blanche clôt son histoire de ces Russes restés fidèles au tsar et aux valeurs de la Russie d’avant 1917.

La seconde guerre mondiale vient de s’achever et les Russes blancs se sont partagés entre sauver la mère patrie quitte à pactiser avec le diable soviétique et miser sur une défaite et un effondrement du régime qui n’a pas eu lieu. Parmi ceux qui ont choisi cette deuxième voie figurent les partisans d’Andrei Vlassov, ce général soviétique ayant rejoint les nazis à la tête d’une armée russe de libération nationale. Arrêté et livré à Staline, il est exécuté en 1946 tandis qu’autour du général Anton Tourkoul se forme un comité qui cohabite avec d’autres structures notamment la NTS (Union Nationale-Travailliste) dans une difficile structuration que nous décortique parfaitement Nicolas Ross pour comprendre l’organisation de la résistance blanche.

Mais en ces lendemains d’apocalypse, déjà, une nouvelle guerre se dessine. Elle sera froide et l’émigration blanche va représenter un allié de poids dans la lutte planétaire que se livrent Etats-Unis et URSS. Les Américains vont ainsi soutenir massivement l’émigration russe antisoviétique et sa plus importante organisation, la NTS qui a succédée au ROVS décapité avant-guerre par Staline et s’est imposée sur toutes les autres.

Dans ce nouveau contexte, Nicolas Ross nous emmène dans ces lieux de résistance, des officines aux églises orthodoxes, des maisons de retraite que les premiers russes émigrés viennent remplir aux revues littéraires de l’émigration notamment la Nouvelle Revue qui paraît à New York à partir de 1946 et aux appartements clandestins où se cachent les chefs blancs, Gueorgui Okolovitch ou Alexandre Trouchnovitch, traqués par les sbires du futur KGB et leurs alliés, notamment la Stasi. Le livre de Nicolas Ross, déjà passionnant, prend alors des airs de romans d’espionnage lorsqu’il évoque avec, il faut le dire, un suspens non feint, les tentatives d’assassinat contre Gueorgui Okolovitch. Car si les époques ont changé, les méthodes, elles, n’ont guère évolué. Staline a décidé de faire subir à Okolovitch le même sort qu’à Evgueny Miller, enlevé à Paris en 1937. Il a d’ailleurs chargé un élève de Pavel Soudoplatov, son maître espion durant l’entre-deux-guerres, de cette besogne. Mais l’homme a des scrupules et prévient Okolovitch. Ce sera l‘affaire Khokhlov en 1954 qui provoquera un retentissement international. La NTS ne sera d’ailleurs pas en reste et aidée de la CIA et du MI-6, elle tentera à son tour de s’implanter sur le territoire de la mère patrie.

Il faudra attendre encore près de trente-cinq ans pour permettre à ces émigrés et à leurs descendants de rentrer chez eux. Trente-cinq longues années où leurs souffles finiront par s’éteindre dans les maisons de retraite, leurs écrits se tarir dans les revues et leurs enfants choisir la mondialisation comme identité. Avec ce livre qui ne referme pas le tombeau de l’émigration blanche mais bien au contraire l’ouvre sur une histoire dont l’écriture doit assurément se poursuivre, Nicolas Ross rend à tous ces hommes et ces femmes, l’hommage qu’ils méritent.

Par Laurent Pfaadt

Nicolas Ross, Au cœur de la guerre froide, Les combats de l’émigration russe de 1945 à 1960
Editions des Syrtes, 544 p.