Jean-Pierre Montal remporte le 91e Prix des Deux Magots pour La Face nord (Séguier)
À 5 voix contre 4 pour Ces féroces soldats (Buchet/Chastel) de Joël Egloff, il a choisi Jean-Pierre Montal pour son roman La Face nord paru aux éditions Séguier. Jean-Pierre Montal succède ainsi à Guy Boley, lauréat 2023 pour son livre À ma sœur et unique (Grasset). « De ce livre, il émane un charme particulier autour d’une époque, d’un quartier, d’un amour inattendu né d’une passion commune pour un film. Le jury est heureux de distinguer, en cette rentrée littéraire riche, un écrivain qui creuse son sillon depuis plusieurs années sans avoir encore reçu la consécration qu’il mérite » a rappelé Étienne de Montety, Président du jury, lui-même ancien lauréat (2014).
La
Face Nord raconte la rencontre entre un homme et une femme à la
sortie d’une séance d’Elle etlui, le chef-d’œuvre de Leo
McCarey. Ils se mettent à discuter de leur passion pour ce film. C’est le point
de départ d’une histoire d’amour à la fois évidente et intense. Mais elle a
soixante-douze ans, et lui, quarante-huit. Peut-on ignorer un tel fossé ? Est-il
possible de tout recommencer ?
Depuis 1933, le prix des Deux Magots décerné dans le café du même nom, haut lieu de la culture parisienne fréquenté par nombre d’artistes, auteurs et réalisateurs français et étrangers, et doté aujourd’hui de 7700 euros, a récompensé des écrivains prestigieux tels que Raymond Queneau (premier lauréat en 1933), François Weyergans (1982), Christian Bobin (1993) ou Jérôme Garcin (2020).
Ils se regroupent, se rassemblent avec
leur vélo et leur sac de livraison dans les rues de nos villes. Ils sont
apparus du temps du Covid, devenus indispensables pour nous livrer à toute
heure du jour et de la nuit et pourtant invisibles. Souleyman est de ceux-là.
Combien sont-ils comme lui, sans papiers ? Qui veut les voir, qui s’intéresse
à leur histoire prend le risque de voir se fissurer sa bulle de confort. Aller
voir ce film c’est se prendre une claque !
Pour
le réalisateur de Hope, ce film était
une évidence par son sujet – la migration et le capitalisme contemporain. Boris
Lojkine qui aime faire des films loin de l’hexagone s’est retrouvé à filmer
dans Paris, entre documentaire et fiction, avec une équipe légère pour les
extérieurs, réduite à deux-trois personnes et une caméra Alexa mini. Le pari
était risqué mais les Parisiens sont blasés, semble-t-il.
Le
film prend des allures de Western, avec Souleyman sur son vélo comme sur un
cheval et le téléphone portable en guise de pistolet. Car il y a urgence, et
elle est sensible avec un rythme de jeu et de montage au service de
l’inquiétude que vit Souleyman – dans deux jours il passe un entretien à l’Office
français de protection des réfugiés et apatrides (l’OFPRA) pour obtenir des
papiers et pouvoir rester sur le territoire français. Des papiers, c’est le
sésame pour obtenir un logement, une formation, un emploi etc. Or, il est très
difficile de les obtenir. Il faut de bons arguments pour les
« mériter ». La persécution religieuse, sexuelle ou politique est la
bonne raison pour obtenir l’asile. Souleyman est guinéen comme beaucoup de
demandeurs d’asile en ce moment, comme le sont les Ivoiriens fraîchement
arrivés sur le territoire, contrairement aux Maliens qui peuvent obtenir des
aides d’associations de compatriotes. De plus, comme le souligne Boris Lojkine,
les livreurs ne sont pas un collectif, ils ne sont pas syndiqués.
Le
film explore le système kafkaïen auquel se confronte Souleyman sur un rythme
haletant. L’argent est le nerf de cette guerre. Rien n’est gratuit. Barry,
guinéen comme lui, lui invente une histoire pour son entretien à l’OFPRA. Elle
a un coût ainsi que les documents qu’il veut lui fournir. Le film suit
Souleyman sur ces deux jours passés à se débattre avec des difficultés
inextricables. Même prendre le dernier bus qui l’emmène avec d’autres migrants
dans un centre d’hébergement est l’enjeu d’une course folle. Et quand sa
fiancée lui apprend qu’elle a été demandée en mariage c’est une tragédie de
plus dans son cauchemar.
Souleyman, Abou Sangare, n’est pas un acteur professionnel, personne ne l’est dans le film, hormis l’OP (Officier de Protection) de l’OFPRA (Nina Meurisse). Abou Sangare est arrivé en France il y a sept ans. Comme Souleyman, il est en attente de sa régularisation. Un garagiste à Amiens est prêt à l’embaucher. Mais encore faut-il qu’il ait ses papiers ! Boris Lojkine le dit, lorsqu’il les aura enfin, « mon film sera fini ! » Abou Sangare a obtenu à Cannes le Prix d’interprétation masculine dans la section Un Certain Regard et le film, le Prix du Jury. Il aimerait continuer à faire du cinéma. Tout le film dont il est de chaque plan confirme la légitimité de cette envie. La dernière séquence renvoie à sa propre histoire et c’est de l’émotion brute que l’on reçoit en pleine figure.
Créer avec des feuilles de papier et trois bouts de ficelle, ça ressemble à l’univers qu’un enfant pourrait inventer, il y a de cela dans la scénographie signée Brice Berthoud de la Cie « Les Anges au plafond », CDN de Normandie, sise à Rouen mais le monde dans lequel il va mener cette histoire de chien blanc est plus imaginatif, plus astucieusement élaboré et ce pour nous conduire à aborder le problème crucial et récurrent du racisme. (Dramaturgie Saskia Berthoud). C’est à partir de l’ouvrage quasiment autobiographique de Romain Gary « Chien blanc » que ce spectacle a été conçu retraçant un épisode de sa vie lorsqu’il vivait à Beverly Hills, dans les années 60, avec son épouse, l’actrice Jean Seberg, alors très engagée dans le mouvement pour l’égalité des droits civiques entre les populations noires et blanches et contre l’apartheid qui sévit aux Etats-Unis.
Un jour, un chien perdu se présente devant chez eux. Se pose
la question de son adoption. Jean est pour, Romain, hésite mais finalement il
accepte de le garder et lui donne le nom de Batka ce qui veut dire « Petit
Père » en russe (Romain Gary est né à Vilnius en 1914). C’est un berger
allemand très pacifique et affectueux au premier abord mais qui devient
très agressif en présence d’une personne noire. Car on l’a dressé pour cela. Le
« déprogrammer » en quelque sorte se révèle complexe et peu probant.
Une histoire que le spectacle porte avec une intensité, une vie,
un humour une sensibilité qui le rendent particulièrement touchant dans la mise
en scène de Camille Trouvé .
Il est vrai que les personnages, Romain Gary, Jean Seberg, un ami, Keys, représentés par de grandes marionnettes (création, Camille Trouvé, Amélie Madeline, Emmanuelle Lhermie) et les comédiens, qui les incarnent Brice Bertoud et Tadié Tuéné et les manipulent directement sous nos yeux, les font agir et parler, donnent vie à leurs gestes et leurs propos les rendant par cette double présence plus attachants encore.
Et puis la grande marionnette du chien en papier est impressionnante,
manipulée habilement par Brice Berthoud, elle passe de la douceur en sa
présence aux crises de fureur, à la rage, oreilles dressées, gueule ouverte sur
des crocs menaçants dès qu’une personne noire s’approche de son champ de vision.
Elle occupe le plus souvent le centre du plateau tournant, par moments entouré
de poteaux et de cordes, sorte de ring placé sous un éclairage cru (Nicolas
Lamatière ) qui accentue ses moindres changements d’humeur et nous le
montrera successivement agressif aves
les Noirs et le devenant avec les Blancs après sa laborieuse et contestable rééducation.
Une scénographie qui ne laisse rien au hasard, est mise entièrement
au service de ce propos destiné à dénoncer à travers cette dramatique histoire
de chien l’extrême difficulté » à se défaire des préjugés acquis, mais
corrélativement la puissance de la manipulation. C’est ainsi que des humains
apparaissent en ombres chinoises sur ces grands panneaux de papier blancs qu’on
déchire, roule en boule, jette à tout venant pour témoigner de la fragilité humaine,
de sa versatilité, que défilent sur les bords de la tournette de petits personnages,
des figurines en papier nous représentant tous.
La mise en scène est soutenue de bout en bout par le
formidable accompagnement de la batterie d’Arnaud Biscay qui n’hésite pas à se
mêler au jeu d’acteur quand l’appel du plateau se fait sentir. Musique de jazz
et chant donnent force et authenticité à cette prestation contre la haine
raciale, un sujet politique toujours d’une brûlante actualité qui, fort
heureusement, a eu un vif succès auprès du public, en particulier jeune.
Pour son dixième long-métrage en 25 années de carrière, Alexandre Aja a pris pour décors une grande et vieille bicoque perdue au fin fond d’une immense forêt. A l’intérieur, une mère, June, et ses deux jumeaux, Nolan et Samuel.
Dès sa première réalisation, Furia, Alexandre Aja a exprimé son attirance pour le Fantastique. Ses longs-métrages suivants ne feront que confirmer cette inclination, avec entre-autres Haute-Tension, La colline a des yeux, Piranha 3D, Horns ou encore Crawl. Mother Land lui donne l’opportunité de développer une histoire qui, au début, ressemble à un conte pour enfant raconté au coin du feu, se développe, pour finalement se conclure sur une révélation qui ne contredit pas tout ce qui a précédé.
Après une courte introduction, le film se dévoile en quelques scènes. June et ses deux garçons vivent reclus au fond des bois depuis la fin du monde. C’est du moins ce que la mère (excellente Halle Berry) à expliqué à ses enfants, qu’avant leur naissance le Mal a envahi le monde et poussé tous les hommes à s’entre-tuer. Il ne reste aujourd’hui plus rien de l’Humanité, ils sont seuls sur Terre. Afin de se protéger du Mal, June est venue se cacher là, au coeur de cette forêt gigantesque. Le Mal pouvant les toucher et les corrompre à tout instant, la mère insiste pour que chacun s’attache à la maison par une longue corde lors de leurs sorties à l’extérieur, après avoir récité une prière censée les protéger. Ainsi, aucun risque de se retrouver séparés et d’être infectés par le Mal. Les deux jeunes garçons ont grandi dans cette croyance, terrifiés par les récits et l’attitude hallucinée de leur mère. Mais peu à peu, Nolan se met à douter. Sont-ils réellement entourés de démons, qui prennent l’apparence d’êtres chers ou de parfaits inconnus afin de les contaminer, et les pousser à s’entre-tuer ?
Samuel, lui, ne remet rien en question, pas la moindre histoire ou décision de sa mère. Son esprit critique n’existe pas, il ne vit qu’à travers les yeux de sa mère, aucune autre pensée ne le traverse. Depuis leur naissance, elle les a élevés, nourris, protégés, et Samuel ne peut imaginer une existence autre que celle qu’elle leur propose. Nolan s’est lui laissé peu à peu convaincre par le doute, lors de leurs sorties pour aller chercher de la nourriture, au cours desquelles des démons se révèlent à leur mère. Car June est la seule qui voit ces monstres rôdant autour de leur maison. La seule qui doit les affronter et les faire reculer lorsqu’ils menacent de toucher ses enfants pour les transformer.
Avec comme terrain de jeu ce lieu confiné et ses trois personnages, Alexandre Aja a créé une atmosphère pesante, dans laquelle la tristesse le dispute au désespoir, dans des décors de fin du monde. Il propose une illustration intéressante de la cellule familiale. La famine guettant la petite famille, celle-ci devra s’éloigner chaque jour un peu plus pour tenter de se ravitailler. Un jour, Samuel et Nolan se retrouveront momentanément séparés de leur mère. Au cours d’une dispute Samuel fera une chute et se détachera de la corde. Il ne devra son salut qu’à l’arrivée de sa mère, juste avant d’être touché par un démon ayant pris l’apparence de la propre mère de June.
Alexandre Aja développe son histoire dans le respect du genre. Il sait susciter la peur quand nécessaire, et mettre en place des moments plus calme au coeur de ce refuge rassurant qu’est la maison. Il accompagne le spectateur mais ne le guide pas vers une explication plutôt qu’une autre, le laissant choisir selon sa sensibilité. Il y a bien sûr les moments de flippe propres à l’horreur. Mais c’est surtout le point de vue ouvert du metteur en scène qui, associé à la photographie parfaite de Maxime Alexandre (Mother Land signe sa septième collaboration avec Alexandre Aja) et la musique composée par Rob (lui aussi familier de l’univers du réalisateur, pour leur quatrième association) font du film une réussite. Sans oublier l’interprétation hallucinée de Halle Berry, complétée par deux jeunes comédiens prometteurs, Percy Daggs IV (Nolan) et Anthony b. Jenkins (Samuel).
Le
concerto d’Elgar est certainement le moins connu des grands concertos pour
violon mais n’en est pas moins fascinant. Composé entre 1909 et 1910 et dédié
au célèbre violoniste Fritz Kreisler, ses versions par le jeune Yehudi Menuhin
en 1932 ou Jascha Heifetz avec le LSO en 1949 font encore aujourd’hui
référence.
Vilde
Frang, soliste norvégienne qui s’est imposée depuis quelques années sur la
scène internationale s’est emparée de l’œuvre et il faut bien le dire, avec
talent. D’emblée, elle laisse exploser sa virtuosité dans un premier mouvement
très réussi avant d’entamer un dialogue musical assez subtil avec un orchestre
tenu parfaitement par le chef Robin Ticciati. La fin du second mouvement vient
matérialiser cette très belle rencontre qui prend des airs d’osmose.
Reste alors à Vilde Frang de conclure ce concerto dans un final étourdissant en lui instillant une magnifique dimension énigmatique, mystérieuse, rendant par là même un très bel hommage à ce concerto en mémoire d’un autre ange.
Par Laurent Pfaadt
Vilde Frang, Elgar, concerto pour violon, Deutsches Symphonie-Orchester Berlin, dir. Robin Ticciati Chez Warner Classics
Le musée du Louvre célèbre les chefs-d’œuvre de la
collection Torlonia
Une
exposition en forme de voyage dans le temps et plus particulièrement sous la
Rome antique. Voilà ce que l’on ressent immédiatement en pénétrant dans la très
belle exposition que le musée du Louvre consacre au chefs d’œuvre de la
collection Torlonia. Une collection élaborée au gré des acquisitions des
collections de la noblesse romaine et plus particulièrement celle des familles
Albani et Giustiniani pour la montrer ensuite à de petits groupes de visiteurs
dans une institution appelée à un brillant avenir : un musée. Et il
fallait bien un écrin royal avec ces appartements d’été d’Anne d’Autriche enfin
restaurés pour accueillir ces empereurs qui vous contemplent, vous dévisagent,
et semblent comme Hadrien, vous toiser. On pourrait citer Napoléon et ces
quarante siècles qui vous contemple tant l’exceptionnelle qualité de ces
portraits frappe par leur incroyable réalisme comme ce Septime Sévère aux
traits marqués par l’âge ou les rides profondément incisées du vieillard
d’Otricoli. Le visiteur regarde à deux fois les annotations et reste fasciné,
subjugué. Oui, ces quelques portraits parmi les 109 de la collection ont bien
été réalisés il y a près de mille huit cent ans.
Bien
évidemment, nous n’avons pas été le seuls à subir le charme voire
l’ensorcellement de ces sculptures. D’autres avant nous, et non des moindres
notamment Le Bernin n’ont pu rester de marbre devant elles puisque le maître a
restauré le fameux Caprone datant du IIe siècle après J-C. Surprenante
est également l’irruption de la couleur avec ces marbres colorés, ce bigio
morato noir et le porphyre du Dace captif qui donnent ainsi une
puissance insoupçonnée à cette statuaire en la rendant plus vivante que jamais.
« Cette
exposition s’attache donc à écrire une histoire de la sculpture romaine, qui
procède à la fois d’un temps historique de réception et d’une rédaction
contemporaine appuyée sur la science archéologique » estiment Carlo
Gasparri, Salvatore Settis et Martin Szewczyk dans le très beau catalogue
accompagnant l’exposition. Les diverses œuvres présentées permettent ainsi de
mesurer les diverses influences qui traversèrent la sculpture romaine et
notamment cette modernité hellénistique très populaire, véritable « révolution
esthétique » selon Fabien Queyrel, directeur d’études à l’Ecole
pratique des hautes études, contributeur lui-aussi du catalogue. Une modernité
hellénistique qui suscita d’abord des réactions hostiles avant d’être adoptée
dans les hautes sphères militaires, politiques et culturelles de l’Empire et
que l’on retrouve notamment dans les très beaux bas reliefs ornant les
sarcophages présentés tels celui du centurion Lucius Pullius Peregrinus. Une
modernité grecque qui attira à Rome les meilleurs sculpteurs grecs venus se
mettre au service d’une intelligentsia romaine symbolisée par le sénateur
Hérode Atticus (101-177). Professeur de rhétorique ayant eu notamment comme
élève le futur empereur Marc-Aurèle devenu un homme politique influent et riche,
Hérode Atticus favorisa dans ses diverses demeures et en particulier dans celle
de la via Appia, une politique artistique emprunte d’influences hellénistiques
et egyptisantes à l’image de cette incroyable statue de divinité
assise : Hygie.
Les fouilles archéologique menées sur le site de la villa d’Hérode Atticus au XVIe siècle ont ainsi révélé des trésors qui ont ensuite rejoint la collection Borghèse qui elle-même, durant l’Empire, a été incorporée à celle du Louvre. Celle-ci s’est ensuite enrichie d’autres pièces par exemple le buste d’Hérode Atticus, découvert en 1819 par Louis-Ferdinand-Sébastien Fauvel et ayant appartenu à la collection du comte de Choiseul-Gouffier. Une villa qui, sous la pyramide du Louvre, abrite les retrouvailles de ces deux collections sœurs, permettant enfin de rattraper un temps perdu figé dans le marbre.
Par Laurent Pfaadt
Les chefs-d’œuvre de la collection Torlonia, Musée du Louvre jusqu’au 11 novembre 2024
Catalogue de l’exposition : Chefs-d’oeuvre de la collection Torlonia, sous la direction de Martin Szewczyk, Carlo Gasparri et Salvatore Settis Louvre éditions/Le Seuil, 340 p.
Le
13 avril 2005, Simone Veil, alors membre du conseil constitutionnel, était
invitée à donner une conférence à l’Ecole Normale Supérieure dans le cadre
d’une semaine de commémoration et de réflexion sur la Shoah. L’intervention,
enregistrée, donne aujourd’hui lieu à ce livre inédit. S’astreignant à une
certaine réserve sur les questions européennes même si celle qui fut la
première présidente élue au suffrage universel du Parlement européen finit par
les aborder notamment la nécessité pour les ennemis d’hier de se réconcilier,
Simone Veil évoque surtout dans cet ouvrage sa déportation.
A
travers les grandes étapes de sa vie d’adolescente, de Nice à son retour de
déportation en passant par Auschwitz, le lecteur retrouvera les grands thèmes
défendus par l’ancienne ministre : le devoir de mémoire et le pouvoir que
peut exercer la littérature sur sa défense, l’antisémitisme et la pensée nazie,
et une condamnation du négationnisme. Ses mots sont emprunts d’une émotion
palpable lorsqu’elle fait l’apologie des justes qui ont notamment sauvé
des enfants juifs, et forcent le respect lorsqu’ils évoquent cette histoire
coloniale, cette « histoire des relations avec la France, déchirées
ensuite par la guerre. »« Il faut la connaître et apprendre à
la vivre ensemble » dit-elle.
Mais surtout, en abordant ces questions devenues toujours plus actuelles, Simone Veil envoie une brûlante adresse à ces nouvelles générations pour se souvenir et ne pas céder aux extrêmes. Qu’il est bon de retrouver cette voix juste et sage surtout par les temps qui courent.
Par Laurent Pfaadt
Simone Veil, Pour les générations futures Aux éditions Albin Michel, 160 p.
Brillante
synthèse du Saint Empire romain germanique par l’historienne allemande Barbara
Stollberg-Rilinger
Voilà
un ouvrage plus que salutaire et qui permet aux lecteurs d’entrer dans cette
structure politique et confessionnelle qui a présidé aux destinées de l’Europe
pendant près d’un millénaire. Sous la plume de la grande historienne allemande Barbara
Stollberg-Rilinger, titulaire pendant longtemps de la chaire d’histoire moderne
à l’université de Münster et dont les travaux font autorité, cette courte
synthèse permet de rendre compréhensible non seulement l’organisation du Saint
Empire romain germanique mais à travers lui, les grandes lignes de fracture qui
ont traversé l’Europe et plus particulièrement celles de ses composantes
germanique et slave.
Souhaitant
ainsi « expliciter la singularité et la complexité spécifiquement
prémodernes de l’Empire ancien », l’autrice parvient avec brio à
dessiner les contours politiques, économiques, culturels et confessionnels de
ce corps vivant, non figé qui a été capable de s’adapter aux différentes
périodes historiques de l’Europe et a dû affronter des périls qui l’ont poussé
à s’adapter et à passer des compromis.
Sa
structuration et sa composition hiérarchie pyramidale se fondait sur une
puissance universelle et transpersonnelle centrée autour de l’imperium
c’est-à-dire de la figure de l’empereur « qui donnait à l’ensemble une
unité et une légitimité essentiellement symboliques ». Car au départ,
comme le rappelle Barbara Stollberg-Rilinger, le Saint Empire était un réseau
d’intérêts de familles régnantes avant de devenir « une communauté
politique cohérente ». Une communauté politique d’une plasticité assez
stupéfiante, sorte de triple fédération juridique, financière et de paix. Une
sorte d’anti État moderne sans frontières clairement définies et sans
population homogène qui va cependant connaître un phénomène de
territorialisation. Une structure qui fut malmenée par la Réforme et la
financiarisation de l’économie européenne puis par la guerre de Trente ans.
C’est finalement l’empereur Napoléon qui allait donner le coup de grâce à cet
autre Reich de mille ans.
L’éclairage
fort pertinent de Barbara Stollberg-Rilinger donne également à comprendre la
genèse de cette culture du consensus qui imprégna le Saint Empire romain
germanique et qui a laissé, comme une sorte d’atavisme, des traces dans les
démocraties qui lui ont succédé.
Un livre plus actuel qu’il n’y paraît.
Par Laurent Pfaadt
Barbara Stollberg-Rilinger, Le Saint Empire romain germanique, de la fin du Moyen Age à 1806, traduit de l’allemand par Denis-Armand Canal, Passés Composés, 192 p.
Le
pianiste russe Mikhaïl Pletnev donnait à Paris l’intégrale des concertos pour
piano de Serge Rachmaninov
Il
est des concerts qui restent. Et au vu de la standing ovation que reçut Mikhaïl
Pletnev après avoir achevé dans l’auditorium de Radio France son intégrale des
concertos pour piano de son lointain prédécesseur, Serge Rachmaninov, il est
certain que ceux-ci en feront partie.
Mais
pour que cela fut possible, il fallait au compositeur un interprète qui soit à
la hauteur de son génie et il faut bien reconnaître, avec Mikhaïl Pletnev,
Rachmaninov ne s’est pas trompé. Pianiste génial, fondateur et chef de
l’Orchestre National de Russie, Mikhaïl Pletnev connaît bien la France qui le
chérit à chacun de ses passages et surtout Rachmaninov qu’il a, à de nombreuses
reprises, interprété et enregistré au disque, notamment dans une magnifique
version avec son compatriote Mstislav Rostropovitch (DG, 2003) qui a vanté « sa
technique phénoménale (qui) lui permet d’articuler les différentes notes avec
une vitesse fantastique comme dans le final du troisième concerto ».
Après
une première soirée consacrée aux deux premiers concertos, Mikhaïl Pletnev se
retrouvait ainsi au pied de cet Everest pianistique, le Rach 3, qui constitue
autant de passes obligées pour tout pianiste et qu’il a, à maintes reprises,
gravés et gravis. Pour y parvenir, il a d’abord fallu parer l’orchestre
philharmonique de Radio France de son manteau russe, ce qu’a parfaitement
réussi le chef finlandais Dima Slobodeniouk afin de devenir ce magnifique
sherpa montant avec le pianiste, sans précipitation et avec des équilibres
sonores respectés et de merveilleuses pages orchestrales surtout dans un second
mouvement très réussi. Restait alors à notre soliste à s’élancer à l’assaut du
sommet. Avec une facilité déconcertante et cette virtuosité qui lui est coutumière,
Mikhaïl Pletnev a progressivement escaladé la lente pente de ce troisième
mouvement escarpé avant de livrer un final éblouissant sans effets superflus
tout en gardant suffisamment de souffle jusqu’à la dernière note pour éviter de
s’égarer dans ces tempêtes musicales qui tournoient tout en haut et menacent
souvent d’emporter l’interprète. Rachmaninov l’y attendait assurément.
Il faut dire que notre homme s’était doté de l’équipement nécessaire à son succès. Sa technique sublimée par son traditionnel Kawaï a ainsi permis de gagner en intensité libérant parfaitement des émotions souvent bridées voire annihilées par des Steinway trop métalliques. Cette sensation fut surtout patente dans un quatrième concerto en forme de descente où il a fallu résister aux orages initiaux dans un premier mouvement tonitruant et piégeux. Avec assurance, la formidable complicité entre le soliste et l’orchestre a ainsi libéré des pages musicales cinématographiques où notre pianiste, contemplant cette chaîne musicale façonnée par Rachmaninov, est arrivé sans encombres dans le cirque du second mouvement. Là-bas régnait une quiétude seulement perturbée par de petits flocons de neige en noir et blanc et quelques éclaircies musicales irisées qui sont venues conclure une soirée où il y avait, dans les notes du pianiste russe et dans l’air, quelque chose de l’ordre du mystère, quelque chose d’assurément russe.
Par Laurent Pfaadt
Pour retrouver toute la programmation de l’Orchestre Philharmonique de Radio France :
En
cet été 1941, Vassili Grossman, écrivain apprécié par le régime se trouve sur
le front. Les Allemands, depuis le 22 juin, ont renversé une Armée rouge en
pleine débâcle et massacré russes et juifs dont la propre mère de Grossman à
Berditchev. Journaliste pour l’Etoile rouge, le journal de l’armée, il
écrit alors, à partir de son expérience un récit de guerre d’abord publié en
feuilleton à l’été 1942 et qui va devenir le Peuple est immortel,
premier roman soviétique sur la guerre. Il raconte ainsi l’encerclement par la
Wehrmacht d’une brigade en Biélorussie. Le roman pourtant sélectionné pour le
prix Staline en 1943 n’obtient pas ce dernier en raison de l’hostilité du
dictateur pour un écrivain qui avait fait l’éloge de Lénine et de son
internationalisme. Ce n’est qu’après la guerre, en 1946, que le public français
allait découvrir ce roman mais dans une version censurée.
Poursuivant son entreprise de republication des œuvres de Vassili Grossman, les éditions Calmann-Levy donnent ainsi à voir un roman de guerre qui séduira les néophytes de l’œuvre du grand écrivain tout en offrant une porte d’entrée de l’univers de Grossman. Aux plus avertis, il constituera l’antichambre littéraire du génie à venir, la mue de papier d’un écrivain prêt à franchir le Rubicon soviétique lorsqu’il pointe notamment avec une incroyable insolence littéraire l’incurie du régime qui s’est effondré devant l’invasion allemande. Mais surtout, le Peuple est immortel doit être compris comme « un appel à demeurer unis face à la menace de destruction » selon Luna Jurgenson qui signe la préface. A travers sa glorification des nationalités qui composent l’URSS, sa prose emprunte d’un mysticisme religieux qui, en soit, est d’une audace incroyable avec sa dimension eschatologique, et la puissance de la description des hommes face à leurs destins annonçant les chefs d’œuvre à venir de Grossman, Le Peuple est immortel mérite assurément toutes les attentions.
Par Laurent Pfaadt
Vassili Grossman, Le peuple est immortel, traduit du russe par Claire Delaunay et Luba Jurgenson Chez Calmann Levy, 352 p.