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Descentes aux enfers

Canty
© Tom Bauer missoulian

Quand un accident
dans une mine met à
nu une société. Du
grand Kevin Canty 

En cette année 1972,
les Etats-Unis sont
au faîte de leur
puissance. Richard
Nixon n’a jamais été
aussi populaire et
l’économie
américaine grâce à l’extraction minière est florissante. Les mineurs
travaillent durs mais sont bien payés. Les samedis soir, tous se
retrouvent au bar et la révolution sexuelle bat son plein. Dans cette
région de l’Idaho, on pourrait croire que tout va bien. Et pourtant. A
l’image de ces hommes qui sentent la gerbe et de ces femmes qui
exhalent le shampoing bon marché, les descentes dans les
profondeurs ne sont pas qu’un métier, il s’agit d’un état d’esprit. Elles
sont permanentes nous dit Kevin Canty. C’est devenu un mode de
vie.

Les héros du nouveau roman de l’écrivain américain que l’on
compare déjà à Richard Ford ou à Ernest Hemingway sont jeunes
mais ils donnent l’impression d’avoir déjà vécu. Mariages ratés,
dépendance à l’alcool, stérilité ou règlements de comptes, ils sont
nombreux tels Ann ou David à vouloir autre chose, à souhaiter une
autre vie. Mais ce rêve s’arrête bien souvent à l’entrée de cette
maudite mine qui avale les hommes, sorte d’abîme mental dont on
ne sort jamais. Car passé ce bref espoir, la mine se rappelle à eux.
Même lorsqu’on n’y travaille pas. Encore et encore. Car derrière ces
montagnes, ils sont persuadés qu’il n’y a rien pour eux.

Il va falloir un accident où périrent 91 mineurs pour que tout cela
vole en éclat, pour que cette prison mentale ne s’effondre. « Tout a
commencé à changer – son père ivre mort comme jamais David ne l’a vu –
mais après ce moment, rien ne sera plus jamais pareil. Il y aura un avant
et un après »
écrit ainsi l’auteur. Avec ses phrases courtes,
tranchantes comme des lames de rasoirs, Kevin Canty nous dépeint
cette microsociété qui se fracture, se désagrège. On pourrait croire

à une caricature si on n’avait pas l’impression qu’elle nous ait
tellement familière d’avoir déjà vu telle bagarre pour un honneur
que l’on brandit quand on a plus rien ou tel ivrogne agressif parce
que sans perspectives. Dans cette déchéance collective où l’auteur
brosse quelques tableaux d’une incroyable beauté littéraire comme
ces scènes poignantes de l’incertitude qui précède l’annonce de la
mort des mineurs, il est aisé de conclure qu’il n’y a rien à faire, que la
fatalité a définitivement gagné.

Cependant, l’incroyable puissance du livre tient au message de
Canty. Il n’y a de salut que pour ceux qui traversent le purgatoire.
Qu’il faut endurer la perte, la douleur pour parvenir au bonheur et à
la liberté. David, Ann et Lyle l’apprendront à leurs dépens. Pour cela,
il leur faudra passer de l’autre côté des montagnes. Une vraie leçon
d’humanité.

Par Laurent Pfaadt

Kevin Canty,
De l’autre côté des montagnes,
chez Albin Michel, 272p.

Refaire civilisation

Mars © REUTERS/NASA/JPL-Caltech/Handout

Nouvelle publication
de la trilogie
martienne
désormais culte de
Kim Stanley
Robinson

La question qui
anime chaque
lecteur lorsqu’il
parcourt un roman
de science-fiction a fortiori quand il s’agit de hard science, ce
courant littéraire développé par Arthur Clarke ou Stephen Baxter
qui s’appuie sur des évolutions technologiques et des formes
sociétales pour élaborer un avenir potentiellement crédible, est
celle-ci : et si c’était possible ?

Et il faut dire qu’avec la trilogie martienne de Kim Stanley Robinson
qui a obtenu les principaux prix littéraires (Hugo, Nebula, Locus),
série désormais culte de la littérature de science-fiction, cette
question ne manque pas d’interpeller. Des colons rassemblés dans le
vaisseau Ares, les Cent Premiers emmenés par John Boon, sorte de
Neil Armstrong de Mars, se sont installés vers 2020 sur la planète
Mars et l’ont exploré pour y implanter une nouvelle civilisation, pour
la coloniser afin de soulager la Terre de sa surpopulation. D’emblée,
on reconnait chez Kim Stanley Robinson ce tropisme américain pour
la conquête de terres vierges, inexplorées, cette nouvelle frontière à
conquérir.

La trilogie martienne c’est à nouveau la bataille entre les Anciens et
les Modernes, entre ceux, les Rouges qui souhaitent garder Mars
telle qu’elle fut à l’origine et emmenés par Ann Clayborne et les
tenants de ce nouveau progrès qui souhaitent la moderniser, la «
terraformer » en y implantant forêts, mers, végétaux et animaux. La
lutte entre écologistes sectaires et libéraux modernisateurs à
outrance est ici à peine voilée avec cependant cette petite subtilité :
ceux qui rendent la planète plus verte sont ces apôtres de ce nouvel
libéralisme. A travers ce combat sans cesse renouvelé, Kim Stanley
Robinson explore également les phénomènes de pouvoir et de
domination en montrant que les humains retomberaient vite dans
leurs vices et leurs erreurs passées. Car si les humains ont réussi à
maîtriser et à dompter la vie extraterrestre, ils n’en demeurent pas
moins des humains, ces animaux politiques comme le rappelait à
juste titre Aristote. Les luttes idéologiques sont permanentes
conduisant à deux révolutions, celle de 2127 réussissant à obtenir
l’indépendance de Mars là où celle de 2061 avait échoué.
Entretemps, la Résistance réfugiée dans l’underground a élaboré
des systèmes économiques et politiques alternatifs qu’elle sut faire
fructifier au moment de la réconciliation.

Dans le même temps, la Terre continue pour ainsi dire de tourner
mais subit les fléaux déjà à l’œuvre de nos jours : dérèglement
climatique provoquant montées des eaux et surpopulation
entraînant notamment une troisième guerre mondiale. Le
néolibéralisme représenté par les transnationales, ces nouvelles
formes monstrueuses de multinationales, est arrivé à ses fins car en
plus d’avoir le pouvoir économique, il dispose du pouvoir politique et
entend bien exploiter Mars comme une colonie, en tout cas jusqu’à
la révolution de 2127. Mais bientôt Mars ne suffit plus. D’autres
planètes commencent à être colonisées. Qui a dit que l’histoire était
un éternel recommencement ? Certainement pas Kim Stanley
Robinson.

Par Laurent Pfaadt

Kim Stanley Robinson,
La trilogie martienne (Mars la rouge, Mars la verte, Mars la bleue),
Presses de la cité, 656 p, 894 p, 845 p, 2018

CD du mois

Voici un merveilleux
disque pour
commencer les
célébrations
Debussy. La
violoniste Fanny
Robilliard et la
pianiste Paloma
Kouider réunies
grâce à l’association
Musique à Flaine,
nous offrent ce
merveilleux disque
consacré à Claude
Debussy, Karol Szymanowski, Reynaldo Hahn et Maurice Ravel.

Dès les premières notes, l’auditeur sait qu’il est parti pour un voyage
musical extraordinaire. En compagnie de ces deux muses, aux jeux à
la fois aquatique et aérien, on passe d’univers musicaux différents
avec un plaisir dont on a peine à se défaire sitôt la musique
terminée. Avec Debussy, leurs interprétations parfaites dans les
nombreux changements de rythmes, sont à la fois pétillantes et
bondissantes.

Dans les mythes de Szymanowski, le clavier de Paloma Kouider
devient ce marbre dont on bâtit les monuments appelés à durer. Et
dans le nocturne de Reynaldo Hahn, compositeur de plus en plus
prisé de la nouvelle génération de solistes, le dialogue est plus
tendre, plus sensuel. Enfin avec Ravel, les deux musiciennes
parviennent grâce au toucher félin de Paloma Kouider et au
murmure si léger du violon de Fanny Robilliard à restituer
parfaitement toute l’évanescence de la musique du compositeur
français. Du plaisir à l’état pur.

Laurent Pfaadt

Fanny Robilliard-Paloma Kouider,
Debussy, Szymanowski, Hahn, Ravel,
Evidence

CD du mois

Le nouvel opus du
compositeur et
pianiste français
Olivier Calmel,
Double celli,
Immatériel, met à
l’honneur le
violoncelle et
l’intègre dans cette forme de jazz de chambre qu’il développe depuis
plusieurs années. Aidé pour l’occasion de quelques prestigieux
interprètes comme le violoncelliste Xavier Phillips et l’altiste
Fredéric Eymard qui a accompagné quelques grands noms du jazz
comme Charlie Haden ou Lucky Peterson, Olivier Calmel signe des
compositions aussi ébouriffantes que passionnantes.

Au gré des morceaux, on passe ainsi de la sérénité de morceaux
classiques très jazzy comme la chambre qui rit à des rythmes plus
entraînants où la czardas tzigane vient défier ce jazz (le hongrois qui
déraille). Parfois des réminiscences tirées de Steve Reich ou
d’Alberto Iglesias interpellent l’auditeur. Mais à chaque fois, les
morceaux d’Olivier Calmel racontent une histoire. Car c’est aussi
cela le style Calmel, faire dialoguer des genres musicaux différents
et créer une alchimie. Un style unique à découvrir.

Laurent Pfaadt

Olivier Calmel, Double Celli,
Klarthe records

Sur un échiquier sanglant

Khomeiny © Abbas Magnum

Un brillant essai revient sur la
première guerre du Golfe qui
opposa l’Iran à l’Irak.

Le jeu d’échecs est né au Moyen-
Orient, entre la Perse et la
Mésopotamie. Les héritiers de ces
civilisations allaient durant les
années 80 se livrer à un duel
qu’auraient certainement apprécié
Bobby Fischer ou Gary Kasparov.
Car le conflit qui opposa l’Iran de
l’ayatollah Khomeiny à l’Irak de
Saddam Hussein entre 1980 et 1988 se traduisit par une telle
complexité, qu’il demeure encore aujourd’hui, près de trente ans
après sa conclusion, incompréhensible voire méconnu.

C’est dire le tour de force de Pierre Razoux, directeur de recherche
à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM), qui
parvient à rendre ce conflit saisissable. Il faut dire que si l’opposition
entre un Iran religieux et un Irak laïc apparaît de premier abord fort
simple, la guerre entre les deux nations recouvrent une multiplicité
d’acteurs et d’enjeux que l’auteur parvient à expliquer grâce à un
travail qui l’a conduit à arpenter ce Moyen-Orient si compliqué
pendant dix ans pour y collecter sources inédites aussi bien
iraniennes qu’irakiennes (les fameuses bandes audio de Saddam
Hussein, récupérées après la chute de Bagdad en 2003) et
entretiens d’acteurs de premier plan.

L’ayatollah Khomeiny, sorte de Lénine religieux, parvenu au pouvoir
en 1979 à la suite d’une révolution sans effusion immédiate de sang
et après avoir, à l’instar du chef des bolcheviks, poussé du pied une
monarchie d’un autre âge, comprit très vite tout l’intérêt que
pouvait représenter une guerre pour consolider le nouveau régime.
Les nouveaux ennemis furent alors tout trouvés : l’Irak sunnite et
athée qu’il désigna en ranimant la lutte ancestrale entre chiites et
sunnites et l’Occident notamment les Etats-Unis qualifiés de Grand
Satan et leurs alliés dont la France, soutiens de l’Irak.

Cela n’empêcha les Etats-Unis, officiellement favorables à l’Irak, de
s’entendre avec la nouvelle république islamique en leur vendant
des armes. Ce double jeu américain allait trouver son paroxysme
avec l’Irangate car l’argent iranien servit à financer leur lutte contre
les mouvements de gauche en Amérique centrale. D’ailleurs Pierre
Razoux montre intelligemment que les cinq membres du conseil de
sécurité des Nations-Unies trouvèrent dans cette guerre où des
enfants-soldats iraniens furent massacrés par milliers, de
formidables contrats d’armement.

Sur les champs de bataille, les combats ressemblèrent à une
immense boucherie. Sorte de synthèse de l’ensemble des guerres du
20e siècle avec ses tranchées, ses armes chimiques notamment à
Halabja en 1988, ses blindés chargeant l’ennemi ou sa guerre
électronique et ses missiles balistiques, le dernier conflit armé de la
guerre froide ne connut pas de vainqueur. Cette guerre ressembla
finalement à une immense bataille de Verdun sans gain stratégique
ou géographique majeur qui finit par épuiser les deux belligérants.

Au fil des pages, on croise quelques-uns des acteurs du Proche-
Orient actuel, Hassan Rohani, l’actuel président de la république
islamique d’Iran ou Mir Hossein Moussavi, premier ministre de
Khomeiny devenu vingt ans plus tard, le héros de la révolution de
2009. On comprend alors mieux que la guerre Iran-Irak constitua la
matrice des enjeux qui régissent aujourd’hui le Moyen-Orient en
installant par exemple l’Arabie saoudite comme un acteur politique
de premier plan. Au-delà de la leçon d’histoire, ce livre permet bel et
bien de comprendre les crises et les guerres qui secouent le Moyen-
Orient et par ricochets la planète depuis une vingtaine d’année, du
Liban à la Syrie en passant par l’Irak, ainsi que les convulsions de la
société iranienne. Pierre Razoux nous aide ainsi à comprendre
comment avancent sur cet échiquier les pièces des différentes nations, pièces qui ne cessent de laisser leurs traces de sang.

Pierre Razoux, La guerre Iran-Irak (1980-1988)
coll. Tempus, Perrin, 896 p.

Laurent Pfaadt

Dans la tête de John Adams

Berliner Philharmoniker
Philharmonie
John Adams © Kai Bienert

Magnifique
rétrospective du
compositeur
américain par les
Berliner
Philharmoniker

John Adams est
certainement l’un
des plus grands
compositeurs
vivants. Grâce à ce
voyage dans l’univers musical du génie
américain, testament de la résidence du compositeur à Berlin en
2016-2017, ce coffret grave pour l’histoire, la rencontre entre les
Berliner Philharmoniker et le compositeur.

On y découvre ainsi les différents univers musicaux que traversa
John Adams et qui sculptèrent son œuvre et son travail de
composition. Ainsi, Harmonielehre, composée en 1985, s’il est un
hommage à Arnold Schönberg, inscrit Adams dans le minimalisme
de ces années en le rapprochant clairement d’un Philip Glass ou d’un
Steve Reich, et plonge l’auditeur dans un véritable tourbillon sonore.

La courte pièce Short ride in a fast machine est plus explosive,
presque spatiale. Quant à City Noir, cette symphonie-hommage à
Darius Milhaud, avec sa forte dominante des bois et des cuivres –
une constante chez Adams – elle apparaît sous la baguette experte
de Gustavo Dudamel, comme un monstre musical qui, cependant, ne
rechigne pas à danser sous la férule du saxophone alto de Timothy
McAllister. Avec cette direction où le chef vénézuélien transforme
les Berliner en Simon Bolivar Orchestra, John Adams marche ici sur
les traces d’un Leonard Bernstein qui aimait tant mêler esthétiques
musicaux hétéroclites. Il faut dire que Dudamel connaît
particulièrement bien son affaire pour avoir créé l’œuvre en 2009.
L’oratorio The Gospel According to the Other Mary, nouvel exemple de
mélange des genres réussi, complète le coffret.

La grande réussite de cette rétrospective tient beaucoup à la
plasticité du Berliner Philharmoniker qui est parvenu, sous la
houlette de chefs tels que Gustavo Dudamel et surtout Sir Simon
Rattle, à s’ouvrir définitivement à la musique contemporaine et à
sortir de sa rigidité légendaire. Ici, on mesure ainsi toute sa plasticité
sonore qui lui permet de donner corps aux œuvres de John Adams.
Mettant en exergue certains instruments phares du compositeur
comme la trompette ou la clarinette dans City Noir par exemple,
l’orchestre n’écrase jamais l’œuvre de son poids romantique. Ce
dernier sait également utiliser son formidable son pour exalter la
brillance de la musique d’Adams grâce à des percussions et des
cuivres alertes notamment dans Harmonielehre. Il faut dire que les
chefs convoqués pour l’occasion et sensibles à la musique du
maestro, veillent. Le maestro lui-même n’hésite pas à prendre la
baguette pour diriger son deuxième concerto pour violon,
Shéhérazade 2, en compagnie de Leila Josefowicz dans une version
nettement plus mordante que la version gravée sur le disque et
dirigée par un autre adepte de la musique du compositeur
américain, David Robertson.

Cette justesse dans l’interprétation permet ainsi de tirer toute la
quintessence du message philosophique de chacune des œuvres du
compositeur. Ce voyage dans la psyché humaine prend ainsi, en
voguant dans la tête de John Adams, une dimension ontologique. Et
on parvient brièvement à toucher du doigt son génie.

John Adams Edition, Berliner Philharmoniker,
dir. John Adams, Kirill Petrenko, Sir Simon Rattle,
Gustavo Dudamel, Alan Gilbert,
Berliner Philharmoniker label, 2017

Laurent Pfaadt

Il était une voix

Sandor Marai © Delius Dessinateur – Radio France

L’un des plus beaux romans de
Sandor Marai enfin disponible

Il a fallu attendre près de trente
ans après la mort de Sandor Marai
pour que les lecteurs français
puissent enfin découvrir ce texte
considéré par beaucoup comme
l’un de ses chefs d’œuvres. Pour
tous ceux qui aiment Marai, il a
toujours manqué ce livre, cette
pierre refermant le mausolée.
Voilà enfin cette injustice réparée.
Dans ce texte, l’écrivain hongrois
rend hommage à l’une des figures
les plus illustres des lettres hongroises, Gyula Krudy, mort en 1933
et que l’on peut considérer à juste titre comme l’un des pères en
littérature de Marai. Auteur d’une œuvre conséquente, Krudy a
laissé plusieurs romans notamment Sindbad ou la nostalgie. Sindbad,
ce marin héros des Mille et Une Nuits est d’ailleurs le nom que porte
Krudy dans le roman de Marai.

Krudy ne fut pourtant pas un voyageur au sens où on l’entend
habituellement puisque l’écrivain ne quitta quasiment jamais sa
Hongrie natale. Krudy/Sindbad est plutôt ce voyageur nostalgique
errant dans cette nouvelle Hongrie, cet écrivain qui voit son pays
changer, se transformer et d’une certaine manière, s’avilir. Durant
cette journée, ce dernier jour à Budapest qui donne son titre au
roman et le renvoie à son illustre modèle, l’Ulysse de Joyce, Marai, à
travers la figure de Krudy, convoque en cette année 1940 cette
Hongrie des temps illustres.

En devenant ainsi Sindbad, Krudy se mue en personnage
romanesque qui part sur les traces de cette époque révolue, celle où
l’on prenait son temps, où l’on célébrait l’oisiveté, où les hommes ne
couraient pas après l’argent, où la littérature n’était pas fabriquée. A
travers son héros, Marai glorifie les hommes et les femmes de cette
terre ancestrale, ses paysages, ses odeurs, sa gastronomie, les altos
des tsiganes et ces cafés comme le London où l’on venait « pour
supporter la vie »
plus que pour boire un café. On a souvent
l’impression de lire Zweig ou Schnitzler tant la prose de Marai est
belle, comme lorsqu’il se plaît à décrire le travail de Krudy qui «
écrivait parce que la voix se mettait à parler, qu’elle lui murmurait toute
sorte de choses à l’oreille, le genre de vérités qui, même sur leur lit de
mort, réveillent et font gémir les hommes qui les entendent ».
Il faut dire
que cette beauté est rendue possible grâce à l’excellente traduction
de Catherine Fay, également traductrice de Krudy.

Au fil des pages, Marai nous livre ainsi une formidable description de
ce que doit être un écrivain, à la fois conteur des choses du
quotidien et vigie civilisationnelle. L’auteur décrit merveilleusement
bien la solitude de l’écrivain ou son détachement nécessaire,
estimant à juste titre que les « écrivains, comme les lévriers ne courent
bien que s’ils sont affamés et malheureux. »

Au final, dans cette vaste épopée intérieure, les deux écrivains
finissent par se confondre pour ne former qu’un seul et même
personnage : Sindbad emmenant avec lui sa nostalgie, celle d’un
Krudy assis à la table de l’hôtel London et observant ces hommes,
désespérés, venant se suicider, mais également celle d’un Marai
constatant le suicide d’une nation.

Laurent Pfaadt

Sandor Marai, Dernier jour à Budapest,
Albin Michel, 256 p.

Dans les griffes de Staline

Comment Staline s’est débarrassé des derniers Russes blancs

L’histoire est digne d’un roman d’espionnage. Pendant que Staline
traquait son principal ennemi, Trotski et qu’en Espagne, des espions
étaient chargés d’éliminer la faction trotskiste des Républicains
alors en guerre contre les fascistes, la chasse impitoyable des
ennemis de l’URSS se focalisait sur une autre cible : les Blancs, ces
héritiers d’une Russie tsariste, farouchement opposés aux
bolcheviks et qui, après avoir été vaincus militairement, conservait
en France une certaine influence sous la forme du ROVS, l’union
générale des combattants russes.

Pourquoi donc s’acharner contre ce regroupement d’officiers fidèles
à un régime qui n’existait plus ? Parce que le ROVS constituait en
1930 « une organisation puissante » et représentait « un ennemi
redouté par le pouvoir soviétique ; son chef devenait de facto une cible
privilégiée de ses services secrets »
écrit ainsi Nicolas Ross, l’auteur de
cet ouvrage remarquable. L’organisation est alors dirigée par le
général Koutiepov, ancien commandant des troupes tsaristes
engagées contre les bolcheviks exilé à Paris depuis 1924.
L’organisation anticommuniste qui fédère diverses associations
militaires ayant pour points communs leur rejet du bolchevisme,
leur nationalisme et leur fidélité aux valeurs religieuses et
culturelles traditionnelles compte alors près de 40 000 membres.
Mais le 26 janvier 1930, Koutiepov est enlevé par des agents des
services secrets soviétiques et meurt quelques jours plus tard. C’est
le point de départ du livre de Nicolas Ross.

Son remplaçant est le général Evgueny Miller. Même s’il s’est lui-
aussi illustré par ses hauts faits d’armes pendant la guerre civile, le
prestige de Miller est cependant moindre que celui de son
prédécesseur. Il prend alors soin de s’entourer d’hommes de
confiance mais qui ont été, en fait, infiltrés par Moscou. Le livre de
Nicolas Ross fourmille ainsi de détails sur ces hommes qui gravitent
autour de Miller et jouent en permanence un double jeu. Car
l’objectif de Staline est clair : mettre à la tête de ce contre-pouvoir,
des hommes fidèles à l’URSS, notamment le général Skobline qui
assure la direction des opérations extérieures de l’organisation,
sorte de Kim Philby avant l’heure. Durant sept ans, Miller allait
tomber lentement dans le piège tendu par Moscou. Par
l’intermédiaire de Skobline, Staline poussa le chef du ROVS à
soutenir l’Allemagne nazie et excita les dissensions au sein de
l’organisation. Et dans le même temps, Miller poursuivit les activités
déstabilisatrices du ROVS en URSS et cibla les personnalités du
régime, comme Trotski, que le ROVS tenta en vain d’abattre à l’été
1933.

Le piège se referma le 22 septembre 1937. Evgueny Miller est
kidnappé par des hommes à la solde de Moscou. Le récit de Ross
devient alors haletant. On suit page après page, l’enlèvement du
général conduit en URSS et l’enquête menée par la justice et la
police françaises. Dans la capitale soviétique, les purges font rage.
Staline, qui a décapité la hiérarchie militaire, veut utiliser Miller pour
accabler le maréchal Toukhatchevki, le grand héros de la révolution
d’Octobre mais également faire du chef du ROVS un traître à la
solde de l’Allemagne. Torturé, Miller est exécuté le 11 mai 1939.
Trois mois plus tard, par une tragique ironie de l’histoire, l’URSS et
l’Allemagne nazie scellent un pacte de non-agression.

Tout est ainsi réuni pour faire de cette affaire géopolitique dans une
Paris secouée par les ligues et le Front Populaire, une véritable
histoire d’espionnage, merveilleusement racontée par Nicolas Ross.
Sauf qu’ici tout est véridique.

Nicolas Ross, De Koutiepov à Miller : le combat des Russes blancs (1930-1940),
Editions des Syrtes, 2017

Laurent Pfaadt

Tamestit enchante Bordeaux

Tamestit © Photo/Michal Kamaryt

Ravel, Bartók et
Dvorak étaient au
programme de
l’ONBA

Le folklore, ses
mélodies et ses
rythmes constituent
autant de sources
inépuisables d’inspiration pour les compositeurs depuis que la
musique a été codifiée. La preuve en fut une nouvelle fois donnée
par l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine à l’occasion d’un
concert où la programmation fit la part belle à ces compositeurs qui
ont puisé dans leur folklore national ou dans d’autres traditions
matière à leurs créations.

Maurice Ravel, qui nourrissait une passion pour la musique
espagnole, a ouvert ce concert avec sa Rapsodie espagnole.
L’incroyable alchimie entre les clarinettes, la harpe, les bassons ont
dessiné un rythme que les musiciens ont subtilement fait danser
comme un serpent dans une atmosphère onirique. L’ajout de
percussions, comme les castagnettes que d’autres compositeurs
comme Stravinsky ont su utilisé à bon escient ou le tambourin,
combinées à des bois virevoltants ont alors conféré des couleurs
éclatantes à cette interprétation.

Le meilleur restait encore à venir. Béla Bartók a plus qu’aucun autre
compositeur, recensé et transformé le folklore de son pays en une
matière musicale unique. Son concerto pour alto, demeuré inachevé
à sa mort et dédié au grand altiste William Primrose, en est un bel
exemple. Passionné par ce compositeur, Antoine Tamestit, l’un des
plus grands altistes mondiaux, trouvait là matière à son immense
talent. Délivrant au public toute la beauté d’une œuvre qui oscille
entre intimité, fièvre et oppression notamment dans ce magnifique
lento, Tamestit délivra une interprétation de très grande qualité. Le
soliste put compter sur la complicité du chef Sacha Goetzel,
directeur artistique de l’Orchestre Philharmonique de Borusan-
Istanbul, qui engagea des cordes affûtées pour soutenir l’altiste
français. Avec ce dernier, on se demande toujours qui, de
l’instrument ou du soliste, porte l’autre. Et dans ce concerto, on a
vraiment eu l’impression que l’alto berçait son interprète. Tamestit,
la tête posée sur son instrument, se contentait de sourire et
d’exécuter ce que lui commandait l’alto. Ni Antoine Tamestit, ni les
spectateurs à vrai dire ne voulurent quitter ces terres hongroises si
hospitalières et le plaisir se prolongea le temps de plusieurs duos de
Bartok en compagnie du soliste et de son ami d’enfance, le
violoncelle solo de l’orchestre, Alexis Descharmes.

Restait à parachever cette soirée, ce voyage européen à travers la
musique. L’orchestre et son chef avaient choisi une destination de
choix : la Bohème d’Antonin Dvorak. Et sa septième symphonie en
ré mineur comporte tous les ingrédients pour être à la fois épique et
colorée. Goetzel a su, une fois de plus, insuffler à l’orchestre cette
respiration typiquement tchèque que l’on retrouve notamment
dans le furiant du troisième mouvement ou dans ces apports
tziganes qui imprègnent les cordes et les bois tout en conservant
l’héritage brahmsien de cette symphonie. Avec des cors et des
trombones au ton juste et des cordes tranchantes, la septième
symphonie s’est alors déployée avec majesté dans l’auditorium où
chaque instrument a pris sa place et a raisonné avec clairvoyance.

Lentement alors, la musique, tel un feu grandissant, se répandit,
couronnant une merveilleuse soirée.

Laurent Pfaadt

Impératrice du désert

ZénobieLa fascinante Zénobie à l’honneur d’une
biographie

Avec Cléopâtre, Vercingétorix – les éditions Perrin rééditent en poche de l’ouvrage de Jean-Louis Voisin sur Alésia – et Attila, Zénobie fait assurément partie de ces opposants, de ces rebelles mythiques à l’Empire romain. A l’image de son alter ego au temps de la République romaine finissante, la reine d’Egypte Cléopâtre, Septimia Bathzabbai, dite Zénobie a suscité de nombreux romans, a inspiré de nombreux peintres et a même été interprétée au cinéma par Anita Ekberg.

D’où l’intérêt de cette biographie écrite par l’un de nos meilleurs spécialistes du monde romain oriental, Maurice Sartre, professeur d’histoire ancienne à l’université de Tours, accompagné pour l’occasion par son épouse, Annie Sartre, elle-même professeur d’histoire ancienne à l’université d’Artois et fin connaisseuse de la Syrie Antique.

Gratter la légende de cette femme rebelle et fière qui bouscula l’Empire romain, tel est l’objectif premier de cette biographie en tout point réussie. Car cette femme devenue un personnage romantique tant dans son rapport à Rome que dans la nature de sa révolte, dans ce féminisme avant l’heure, dans cette cité de Palmyre dont il subsiste les merveilleuses ruines propres à exciter les imaginations ou dans sa fin, a de quoi fasciner.

Maurice et Annie Sartre nous rappellent en premier lieu que Zénobie fut avant tout une femme de son temps, de la société romaine de cet Orient déjà compliqué où la religion romaine cohabitait avec ces nouveaux cultes comme le manichéisme par exemple. Profitant de l’assassinat de son époux, le puissant sénateur Odenath, sans qui « Zénobie ne serait peut-être rien » selon les auteurs, mais également de cette crise qui secoue l’Empire romain que l’on nomme aujourd’hui anarchie militaire, Zénobie constitua un royaume qui s’étendit sur une grande partie du Proche-Orient y compris jusqu’en Egypte.

Pendant près de sept années (267-273), elle allait ainsi tenir tête à trois empereurs (Gallien, Claude II et Aurélien). Mais Maurice et Annie Sartre ont eu le souci de restituer la réalité géopolitique de l’époque puisqu’il est facile de voir en Zénobie, l’égérie d’un nationalisme palmyrénien anachronique. Car selon nos auteurs « jamais Zénobie n’a fait sécession, jamais elle n’a prôné que l’Etat qu’elle gouvernait quitte l’Empire romain ». Bien au contraire, Zénobie, en dirigeante romaine opportuniste, a senti que le pouvoir fragile à Rome était à portée de main et a tenté sa chance. D’ailleurs, elle s’autoproclama impératrice et non reine, ce qui en dit long. Finalement défaite, elle orna le triomphe de l’empereur Aurélien.

Commence alors la légende qui constitue la deuxième partie de l’ouvrage. Car celle-ci s’est bâtie sur la rareté des sources puisqu’un quart de siècle de sa vie nous ait parvenu et seulement de façon indirecte. Anne et Maurice Sartre dans cette biographie didactique ont convoqué aussi bien inscriptions et autres vestiges archéologiques pour relater sa vie que la représentation dans les arts de cette « femme politique dans un monde entièrement dominé par les hommes » que l’on a très vite comparé à Didon, Sémiramis et bien entendu Cléopâtre et qui a inspiré tant d’artistes.

Annie et Maurice Sartre, Zénobie, de Palmyre à Rome, Perrin, 2014

Par Laurent Pfaadt
Edition hebdoscope 1012, novembre 2014