Archives de catégorie : Ecoute

L’empereur de la musique

© Walter Scott
© Walter Scott

Le chef d’orchestre Seiji
Ozawa est à l’honneur d’un magnifique coffret.

Avec son épaisse chevelure noire devenue grise avec le temps et sa relation avec les orchestres, Seiji Ozawa ne laissait insensible aucun spectateur ni aucun musicien.

Eloigné des pupitres en raison de problèmes de santé, Seiji Ozawa qui soufflera en septembre prochain, ses 80 bougies se rappelle régulièrement à nous grâce au disque et en particulier avec ce magnifique coffret de 25 CDs édité par Warner Classics qui comprend notamment ses enregistrements parus sous le label Erato. Ce coffret est exceptionnel car il reflète à merveille la personnalité et les combats musicaux que ce chef exceptionnel mena.

Assistant de Leonard Bernstein à New York et de Herbert von Karajan à Berlin, Ozawa fut directeur musical de l’orchestre symphonique de Boston pendant près de trente ans avec lequel il grava en compagnie notamment de solistes de légende présents dans ce coffret (Rostropovitch ou Perlman) quelques disques inoubliables.

Brillant héritier de Charles Munch qui l’avait remarqué au festival de Tanglewood, Ozawa développa un attachement profond à la musique française qu’il exprima en compagnie de l’Orchestre National de France ou de l’Orchestre de Paris. Le concerto en sol de Maurice Ravel avec Alexis Weissenberg ou la troisième symphonie de Saint-Saens avec les grandes orgues de la cathédrale de Chartres présents dans ce coffret sont ainsi des moments musicaux uniques.

Ozawa fut également l’un des grands ambassadeurs de la musique contemporaine, de ces XIXe et XXe siècles qui donnèrent tant de génies, d’Igor Stravinsky (magnifique version de l’Oiseau de feu avec le Boston Symphony Orchestra) à Bela Bartok en passant Serge Prokofiev ou Jean Sibelius, et qui révélèrent les grands noms de la musique contemporaine (Wiltold Lutoslawski, Robert Starer, Riodon Shchedrin) qu’Ozawa promut avec le BSO. Il créa de nombreuses pièces (dont le Shadow of Time d’Henri Dutilleux assez exceptionnel), permit à la création musicale de gagner les foules et aux compositeurs d’imposer leurs œuvres au répertoire.

Enfin, le chef d’orchestre nippon fut à lui seul un passeur de musique. Peu nombreux furent les musiciens ayant eu cette influence car non seulement Seiji Ozawa représenta à lui seul la musique classique japonaise mais il constitua également ce trait d’union entre l’Est et l’Ouest, entre le Japon et les Etats-Unis. Avec lui, l’Asie fit son entrée de plein pied dans la musique classique. Son action révéla également de nombreux musiciens, compositeurs ou interprètes (dont Tsumotu Yamashita aux commandes des percussions de l’incroyable Cassiopéa de Takemitsu) et permit à de nombreuses œuvres de voir le jour comme en témoigne le So-Gu II d’Ishii dans ce coffret. A son contact, Tore Takemitsu, autre grande légende de la musique classique japonaise ou la regrettée Masuko Uchioda (magnifique dans le concerto de Bruch), gagnèrent en notoriété.

Voyage planétaire incroyable, ce coffret permet ainsi de redécouvrir avec bonheur et passion la vie consacrée à la musique de l’un des derniers monstres sacrés de la direction d’orchestre.

Seiji Ozawa, The Complete Warner Recordings, Warner Classics, 2015

Laurent Pfaadt

Au panthéon des pianistes

HorowitzToutes les légendes du piano enfin réunies.

Quand Deutsche Grammophon, le célèbre label jaune, fait les choses, elle les fait en grand comme en témoigne ce somptueux coffret, 111 Piano, réunissant les grands noms du piano d’hier et d’aujourd’hui. Les plus belles pièces enregistrées en solo par les plus grands interprètes, on ne sait pas par où commencer. Chopin par Zimmermann ou Argerich ? Rachmaninov par Yuja Wang ? Boulez par Pollini ? Beethoven par Barenboïm ? Ravel par Pogorelich ?

Il faut pourtant bien en choisir un. Tout dépend donc de vos goûts, de votre humeur du jour. Commençant donc par le plus grand : Mozart. Plusieurs enregistrements sont présents mais aucun n’égale les sonates 16 et 17 par Friedrich Gulda. Celui qui n’accepta aucun élève avant de faire une exception avec Martha Argerich délivre dans cette interprétation une émotion rarement atteinte.

Evidemment, on ne peut passer à côté de certains disques dirons-nous incontournables. Prenez par exemple, les Nocturnes de Maria Joao Pires ou la sonate n°8 de Prokofiev par Sviatoslav Richter enregistrée à Londres, ils constituent ce qui se fait de mieux.

Les légendes d’hier côtoient les talents d’aujourd’hui. Ainsi Monique Haas et son magnifique Tombeau de Couperin ou Horowitz dans Scriabine répondent dans ce coffret à Daniil Trifonov au jeu si inventif ou à Raphael Bechacz sans oublier Lang Lang dans un Tan Dun époustouflant, tiré du fameux live qu’il donna à Carnegie Hall. Il y a également les compositeurs phares de ce cube, Bach et ses variations Goldberg par un Andrei Gavrilov qui offre une autre vision que la sacro-sainte Gould, Beethoven ou Scarlatti interprété par une Clara Haskil impériale de vitalité et de virtuosité. Les compositeurs moins connus sont aussi présents et ravissent nos oreilles tels Grieg et ses magnifiques pièces lyriques interprétés par Emil Gilels plus connu pour son Beethoven, Christoph Eschenbach dans Haydn ou Bartok et ses Mikrocosmos par le méconnu Andor Foldes, qui a su, à travers son jeu, tirer toute la plénitude de l’œuvre du grand compositeur hongrois.

Dans ce tourbillon de notes et d’accords sublimes, on terminera par les Moments musicaux de Rachmaninov sous les doigts de poète du trop méconnu Lazar Berman. Enregistré dans la Jésus-Kirche, haut lieu musical de Berlin, le rubato de Berman permet une osmose avec l’œuvre du compositeur. On se demande parfois si on n’entend pas Rachmaninov lui-même et sa flamboyance légendaire.

Alors, que vous soyez mélomanes ou auditeurs du dimanche, amoureux de tel nocturne ou de tel impromptu ou simplement désireux de rêver un soir d’été au son d’une mélodie sans nom, ce coffret est plus qu’une simple addition de génies. Il vous plonge dans le cœur de l’humanité où se mêlent tous les sentiments.

Piano 111, Legendary recordings, Deutsche Grammophon, 2015.

Laurent Pfaadt

Toucher par la grâce

PiresMozart par Maria Joao Pires. Sublime

Une humanité à fleur de peau. Voilà ce que l’on ressent lorsqu’on voit Maria Joao Pires. Et également lorsqu’on l’écoute jouer Mozart car depuis Clara Haskil, on avait plus entendu cette communion entre Amadeus et ses lointains disciples.

Depuis qu’elle a fêté ses 70 ans en 2014, les coffrets retraçant la fabuleuse carrière de la soliste portugaise se sont succédés notamment chez Deutsche Grammophon. Aujourd’hui, le label au cartouche jaune édite le joyau de la couronne mozartienne avec ce coffret regroupant les enregistrements de certains concertos que Maria Joao Pires grava tout au long de sa carrière.

On peut tourner le problème dans tous les sens, il faut bien en convenir. Mozart au piano c’est Maria Joao Pires et vice-versa. Il n’y a qu’à écouter le second mouvement du 26e concerto, celui du couronnement pour s’en convaincre. On n’y peut rien et elle non plus puisque dès sa plus tendre enfance, à 5 ans précisément, elle donnait un récital Mozart. Commençait alors la carrière que l’on sait

Son Mozart, c’est une humanité et une profondeur grandiose. Cela va bien au-delà du piano puisque avec Mozart, la pianiste diffuse cette magie, cette musique universelle qui touche des milliards d’êtres humains sur la terre. Avec Maria Joao Pires, c’est la musique même de la vie qui se répand.

Ce coffret reflète également l’une des plus belles collaborations musicales de ces trente dernières années, celle entre Maria Joao Pires et le chef d’orchestre italien Claudio Abbado. La moitié des cinq Cds du coffret illustre cette formidable amitié en compagnie du Berliner Philharmoniker, du Wiener Philharmoniker, du Chamber Orchestra of Europe ou de l’orchestre Mozart que fonda Abbado. Maria Joao Pires fut pour Abbado, ce que Weissenberg représenta pour Karajan, son double pianistique. Car, si Abbado fut très lié avec Pollini par exemple, son osmose avec Pires fut plus grande.

Alors oui son Chopin est très sensuel (on se souvient des magnifiques nocturnes enregistrés en 1997 que rééditent Deutsche Grammophon dans son fantastique coffret 111) et son Schumann romantique à souhait mais ils ne surpassent pas ces chefs d’œuvres d’interprétation que sont par exemple le 20e concerto dont on se souvient qu’elle dut l’improviser en plein concert un jour de 1998 avec le Royal Concertgebouw d’Amsterdam alors qu’elle avait préparé le 19e !

Excellent complément du coffret consacré aux enregistrements solos de Maria Joao Pires sorti l’an passé, ce magnifique coffret ravira les amoureux de Mozart autant qu’il fera redécouvrir ses concertos sous un jour nouveau grâce à la beauté d’une interprétation unique.

Maria Joao Pires, Complete concertos recordings on DG, 5 CDs, Deutsche Grammophon, 2015

Le 22 août 2015, Mario Joao Pires interprétera le 23e concerto de Mozart au festival de Lucerne en compagnie du Chamber Orchestra of Europe sous la direction de Bernard Haitink.

Laurent Pfaadt

L’empreinte d’un géant

DavisLe London Symphony Orchestra rend hommage à son ancien chef

Il y a deux ans disparaissait Sir Colin Davis, l’un des plus grands chefs d’orchestre du XXe siècle. Pour célébrer cet anniversaire ainsi que le 20ème de son arrivée (1995) à la tête du London Symphony Orchestra, « son » orchestre lui rend un vibrant hommage en éditant plusieurs coffrets qui rendent compte des grandes passions musicales de Sir Colin Davis.

Ces enregistrements du LSO permettent ainsi de mesurer toute la palette musicale que ce chef déploya aux commandes de ce formidable orchestre aujourd’hui dirigé par le russe Valéry Gergiev. Ainsi, le coffret baptisé à juste titre Sir Colin Davis anthology ne revient pas sur les Mozart, les Brahms ou les Beethoven que le chef maîtrisait bien évidemment mais insiste en revanche sur ces musiques scandinave, britannique et française qu’il admira et promut.

Sir Colin Davis développa un attachement particulier aux compositeurs scandinaves. Avec Paavo Berglund ou Herbert Blomstedt, il a été de ces chefs qui ont rendu justice à Carl Nielsen. Son intégrale des symphonies enregistrée lors d’un été indien permet (enfin !) de mesurer l’extraordinaire génie de ce compositeur méconnu voir méprisé car il échappait à toute classification. L’interprétation de Davis retranscrit ainsi dans toute sa plénitude cette naïveté symphonique propre à Nielsen qui oscille entre la joie et le désespoir en particulier dans la 6e symphonie.

Le coffret anthology propose également la 2ème symphonie de Jean Sibelius, cet autre compositeur qu’il affectionnait et dont les connaisseurs ont encore en mémoire l’intégrale des symphonies enregistrée chez RCA, ainsi que les Oceanides, poème symphonique moins joué.

Sir Colin Davis était également un grand défenseur de la musique contemporaine de son pays et les enregistrements de la 4ème symphonie de Vaughan Williams ou un superbe Festin de Balthazar de Walton sont là pour le prouver.

Enfin, à l’instar d’autres chefs britanniques tels que John Eliot Gardiner, Sir Colin Davis cultiva un amour inassouvi pour la musique française et notamment envers Hector Berlioz dont il fut le premier à graver l’intégrale (Philips). Il n’avait que 21 ans lorsqu’il découvrit la musique du compositeur français auprès de Roger Desormière. Cet amour ne devait jamais le quitter. Son interprétation de la symphonie fantastique reste toujours encore une référence. De la même manière, l’extraordinaire Beatrice et Bénédicte présent dans ce coffret témoigne d’une profonde sensibilité et d’une chaleur qui vous pénètre à chaque note.

Avec ce 1000e enregistrement consacré à l’un de ses plus grands chefs, le LSO rend un hommage appuyé à ce grand musicien en même temps qu’il prouve – était-ce encore la peine ? – qu’il est l’un des plus grands orchestres de la planète.

Si Colin Davis Anthology, London Symphony Orchestra, LSO Live, 2015

Nielsen, Symphonies nos 1-6, Sir Colin Davis, London Symphony Orchestra, LSO Live, 2015

Laurent Pfaadt

Le souffle de la terre

© Jean-François Leclercq
© Jean-François Leclercq

Myung-Whun-Chung poursuit son interprétation des symphonies de Mahler

Depuis qu’il a pris la tête du Seoul Philharmonic Orchestra, l’ancien directeur de l’Orchestre Phlharmonique de Radio France s’est lancé dans l’enregistrement des symphonies de Mahler. Il faut dire que Myung-Whun Chung a toujours entretenu un rapport particulier avec le compositeur phare de la deuxième école viennoise. Plus à l’aise avec Mozart ou Bruckner qui fut certes l’inspirateur de Gustave Mahler, Chung avoue avoir été méfiant à l’égard de Mahler dont l’interprétation des symphonies du compositeur autrichien requiert chez lui tout un travail physique et mental. Ces efforts ne l’empêchèrent cependant pas de consacrer à Mahler une intégrale des symphonies en 2008 à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Radio-France.

Cette implication totale du chef et de l’orchestre est immédiatement perceptible dans cet enregistrement de la neuvième symphonie avec le Seoul Philharmonic Orchestra qui succède aux première (2011) et seconde (2012) gravées chez Deutsche Grammophon.

Dans l’œuvre de Mahler, la neuvième occupe une place à part. Composée en 1910, elle est une sorte de testament musical du maître en même temps qu’elle constitue l’adieu – sa dixième symphonie restant inachevée – d’un homme malade qui a dut faire face aux épreuves de la vie. Complexe et exigeante, la neuvième recèle une force tellurique qui traverse toute l’œuvre de Mahler mais qu’il n’avait jamais, dans ses symphonies précédentes, porté à un niveau si élevé comme ici, jusqu’à devenir une sorte de Leviathan, de Golem (qui n’est pas sans questionner la judéité de Mahler et son influence dans sa musique) emmenant sa musique au bord du chaos. Le premier mouvement est à ce titre emblématique, de cette force, de cette vie qui naît à partir du néant. Chung est là parfaitement dans son élément, entretenant lui-même un rapport particulier à la terre.

On ose la comparaison avec la version inspirée de Léonard Bernstein qui comparait le premier mouvement aux battements du cœur malade de Mahler ou celle, plus profonde, de Bernard Haitink, deux grands chefs mahlériens. Chung se situe entre les deux, à la fois sensible et détaché. Le dernier mouvement, celui des adieux, est somptueux car il est porté par des cordes prêtes à rompre. On est au final subjugué par le génie d’un homme capable de composer une telle œuvre en même temps que l’on se laisse submerger par l’émotion qui se dégage de l’orchestre et de son chef.

Mahler, Symphonie n°9, Seoul Philharmonic Orchestra, Deutsche Grammophon, 2015

Laurent Pfaadt

La symphonie assiégée

LeningradLa symphonie de Chostakovitch sert de cadre au siège de Leningrad

Dès le début de l’opération Barbarossa, le 22 juin 1941, les troupes de la Wehrmacht progressèrent rapidement sur le territoire de l’URSS jusqu’à atteindre la périphérie de Leningrad. La prise de la ville devint alors un objectif stratégique. Dès septembre 1941 et pendant près de 900 jours, les Allemands tentèrent de ravir aux Soviétiques la ville de la Révolution d’Octobre et la coupèrent du reste du monde. Leurs habitants, prisonniers, moururent par milliers du froid, de la famine et des maladies. Afin de célébrer la résistance de la ville martyre, le compositeur Dimitri Chostakovitch composa sa septième symphonie durant ces mois de souffrance,

C’est ce que nous raconte Bryan Monyahan, rédacteur en chef au Sunday Times, dans ce livre enlevé. A travers la composition et la répétition de cette œuvre qui appartient aujourd’hui au patrimoine musical de l’humanité, l’auteur nous relate la vie de ses habitants et les combats acharnés qui décidèrent du sort de Leningrad.

Lorsque le siège débute, Chostakovitch est encore à Leningrad. C’est là qu’il commence à composer son œuvre titanesque. Quittant la ville pour Samara, l’ouvrage effectue de nombreux va-et-vient entre le domicile du compositeur en exil et la salle de la Philharmonia à Leningrad où se trouvent les musiciens, les héros de l’ouvrage. Car, malgré le froid intense, les bombes qui tombent et la nourriture qui se raréfie, les musiciens continuent à jouer. Au départ, ils sont tous là, à leur poste, menés par l’un des personnages centraux du livre, le chef d’orchestre Carl Eliasberg, directeur de l’orchestre symphonique de la Radio de Leningrad. Mais progressivement, la mort prend possession de la symphonie. Le découpage chronologique du livre permet à la dramaturgie de monter en puissance. Les conditions de vie deviennent de plus en plus difficiles, les hommes ressemblent à des spectres et les musiciens meurent les uns après les autres. A la manière d’un Terence Mallick, Bryan Monyahan alterne répétitions de Beethoven ou Glinka et violents combats.

La vie est plus forte en définitive, voilà la grande leçon du livre. La symphonie achevée, elle est jouée dans tout le pays puis, durant une nuit de juillet 1942, tel l’or de Suisse, la partition est transportée en avion dans la ville. Le 9 août 1942, un tir de contre-batterie réduit au silence des Allemands qui s’apprêtaient à lancer une nouvelle offensive. Et les premières notes retentissent dans les haut-parleurs braqués vers l’ennemi. « L’orchestre était digne de jouer cette musique et la musique était digne d’eux, car elle exprimait tout ce qu’ils avaient surmonté » raconte la poétesse Olga Bergholtz qui assista au concert.

En ce mois d’août 1942, la septième symphonie ne changea pas le cours de la seconde guerre mondiale mais elle montra à l’envahisseur qu’il ne prendrait jamais cette ville et redonna espoir et dignité à ces hommes et ces femmes morts sous les balles des SS ou dans les plaines et les rues gelées d’URSS. Plus qu’aucune arme, la musique devint ce jour-là ce « trait de lumière dans les ténèbres ».

Bryan Monyahan, le concert héroïque, JC Lattes, 2015

Laurent Pfaadt

La revanche d’une blonde

Diana Damrau © Marty Sohl/The Metropolitan Opera
Diana Damrau © Marty Sohl/The Metropolitan Opera

Nouvelle version de Lucia di
Lamermoor

Le drame de la Fiancée de Lammermoor de Walter Scott a depuis longtemps inspiré de nombreux artistes et notamment le compositeur italien Gaetano Donizetti (1797-1848), très sensible à ces personnages de femmes réelles ou imaginées qui ont connu des destins tragiques (Anna Bolena, Maria Stuarda ou Lucrezia Borgia). Mais c’est véritablement avec Lucia di Lammermoor crée en septembre 1835 au teatro San Carlo que cette fascination trouva son apogée. D’ailleurs, l’opéra fut immédiatement un succès, qui d’ailleurs ne s’est jamais démenti, érigeant l’opéra en tête des grandes œuvres du bel canto italien.

L’Ecosse à la fin du XVIe siècle. Sur fond de haines entre familles rivales, Lucia di Lammermoor doit épouser un homme qu’elle n’aime pas. Elle le tue durant sa nuit de noces avant de sombrer dans la folie tandis que son amant, Edgardo, l’a rejoint dans la mort après avoir échoué à la sauver.

Cette version concertante enregistrée en concert à Munich en juillet 2013 a de quoi séduire. Elle réunit quelques-uns des chanteurs les plus en vue du moment, accompagné d’un orchestre, certes moins connu pour son répertoire italien, mais tout de même d’une très grande qualité conduit par un chef habitué des fosses et qui connait parfaitement l’oeuvre.

Dans le rôle de Lucia, on retrouve la magnifique Diana Damrau, nouvelle grande soprano colorature qui a triomphé à la Scala de Milan en Reine de la nuit et en Violetta à l’Opéra de Paris et au Met de New York. Il y a cinq ans, elle chantait Lucia au Met. Aujourd’hui, dans cet enregistrement, elle est grandiose. On sent le chemin parcouru notamment dans la fameuse scène de la folie au deuxième acte. C’est la véritable star de cet opéra avec sa tessiture taillée certes pour Verdi mais qui se fond parfaitement dans cette voix déformée par la passion de cette héroïne triste. Elle est entourée d’un bon casting composé de Joseph Calleja (Edgardo), moins en verve que d’habitude malgré quelques bons crescendos et une « Tuche a dio spiegsti l’ali » tout à fait honorable et qui annonce déjà le bel canto. Ludovic Tézier (Enrico) et Nicolas Testé (Raimondo) complètent l’affiche

Certes, le Munchner Philharmoniker sonne un peu « allemand » mais le doigté latin du chef espagnol, Jesus Lopez-Cobos parvient à transformer son explosivité en sonorités italiennes tout en prenant bien soin de laisser la place au chœur, qui est importante dans cet opéra.

Au final, il s’agit d’une très belle surprise musicale. Alors oui, l’auditeur ne doit pas s’attendre à écouter un remake de l’enregistrement mythique de 1971 avec Sutherland et Pavarotti car il ne s’agit après tout que d’une version concertante. Néanmoins, il pourrait bien être agréablement surpris par la fraîcheur de cette interprétation et peut-être même l’adorer. En tout cas, les sceptiques en auront pour leurs frais.

Donizetti, Lucia di Lamermoor, Erato, 2014

Laurent Pfaadt

Andris Nelsons, un amiral wagnérien

© Marco Borggreve
© Marco Borggreve

Le directeur de l’orchestre symphonique de Boston est à l’honneur de plusieurs enregistrements

Andris Nelsons raconte bien volontiers que c’est en voyant, à l’âge de 5 ans, une représentation du Tannhäuser de Wagner qu’il eut une révélation, celle de devenir musicien puis chef d’orchestre. Passé par la trompette avant de s’orienter vers la direction d’orchestre, il n’a cessé de gravir quatre à quatre les marches de la gloire. Successeur de Simon Rattle à la tête de l’orchestre symphonique de Birmingham après le départ de ce dernier pour Berlin, Andris Nelsons dirige depuis plusieurs années les plus illustres phalanges de la planète, notamment le Royal Concertgebouw d’Amsterdam et le Bayerische Rundfunck Symphonie Orchestra dans les pas de Mariss Jansons, l’un de ses compatriotes qui fut son mentor.

En mai 2013, il est nommé directeur musical du Boston Symphony Orchestra, inscrivant son nom à la suite des légendaires Arthur Nikisch, Serge Koussevitzky, Charles Munch ou James Levine. Son premier disque gravé avec cet orchestre sous le label de ce dernier est une sorte de retour aux sources avec l’ouverture de Tannhäuser et la deuxième symphonie de Jean Sibelius.

Richard Wagner demeure pour lui une référence absolue et l’un des jalons de sa carrière. Sur ce disque, à la tête du BSO, il laisse éclater les cuivres rutilants de l’orchestre qui conviennent parfaitement à l’œuvre. L’orchestre et son chef ont également le souci de montrer la qualité des cordes et des vents qui s’expriment parfaitement dans la deuxième symphonie de Sibelius composée en 1902 qui est un hommage au romantisme. Le Boston Symphony Orchestra en donne une version toute en couleurs à la manière d’un Rubens, composant un tableau tantôt avec ses cordes notamment les magnifiques contrebasses du deuxième mouvement et surtout avec les vents qui achèvent l’oeuvre dans une apothéose tout en explosivité.

Il n’en fallait donc pas moins à Andris Nelsons pour y exprimer sa nature romantique car tout en préservant l’esprit des légendes nordiques, perceptible à chaque note chez Sibelius, il y insuffle un rythme qui donne vie à ces histoires.

Ces histoires, il les conte à merveille dans la fosse. On oublie trop souvent que Nelsons fut d’abord un chef d’opéra à Riga. Et des légendes nordiques bercées par les mers froides au Hollandais volant, il n’y a qu’un pas qu’il saute allègrement dans cet enregistrement fabuleux du Vaisseau Fantôme qu’il a d’ailleurs interprété récemment à Covent Garden. Ayant dirigé pendant plusieurs années de nombreux opéras du maître dans le temple wagnérien de Bayreuth, Andris Nelsons retrouve ainsi le pont d’un navire musical qu’il connaît bien en compagnie de ses partenaires habituels, le Royal Concertgebouw d’Amsterdam et le Bayerische Rundfunck Choir.

Ce magnifique enregistrement qui certes, n’égale pas le monument Solti mais s’en rapproche par son lyrisme ainsi que par la profonde musicalité qui s’en dégage. Nelsons est ainsi attentif à l’équilibre entre la musique et les voix. L’osmose est ici parfaite.

Les chanteurs sont bien évidemment au rendez-vous, emmenés par le duo incroyable Anja Kampe, l’un des grandes sopranos wagnériennes et Christopher Ventris, l’un des meilleurs Parsifal actuels. Le chœur délivre une fois de plus une interprétation incroyable notamment dans le célèbre chœur des marins.

Avec l’un des meilleurs orchestres du monde, l’un des chœurs les plus expressifs et des chanteurs très en forme, le disque ne pouvait être que réussi. Tout n’a été cependant possible que grâce à la baguette de maestro Nelsons, qui a été royal dans ce Trafalgar lyrique !

Wagner, Ouverture Tannhäuser, Sibelius, Symphonie n°2, Boston Symphony Orchestra, dir. Andris Nelsons, BSO Classics, 2014

Wagner, Der Fliegende Hollander, Royal Concertgebouw Orchestra, Chor des Bayerischen Rundfunks, WDR Rundfunkchor Köln, NDR Chor, RCO Live, 2014

Laurent Pfaadt

Opéra funèbre

©Peter Meisel
©Peter Meisel

Le Requiem de Verdi réinventé.

Chaque nouveau disque de l’orchestre de la radio bavaroise conduit par Mariss Jansons est attendu avec impatience et constitue toujours un évènement. On garde encore à l’esprit l’extraordinaire intégrale des symphonies de Beethoven mis en miroir avec des oeuvres contemporaines. Et il faut dire qu’à chaque fois, on n’est pas déçu, comme en témoigne cet enregistrement du Requiem de Verdi.

Immédiatement, dès le Kyrie, ce qui frappe, c’est l’approche de Jansons. On est loin de ces interprétations fracassantes, puissantes, peut-être parfois trop lourdes où la dramaturgie et la dimension culpabilisatrice de Dieu et de son jugement est souvent portée à son paroxysme. Ici, rien de tout cela. Même le Dies Irae, symbole même de la colère divine, n’a pas la violence musicale retenue habituellement. Certes, les timbales battent la mesure mais elles témoignent surtout de la toute-puissance de Dieu.

Lentement, l’oeuvre s’apparente alors à un voyage vers l’au-delà, sur une sorte de barque musicale rythmée certes par quelques tempêtes, mais toujours bienveillant. L’orchestration menée par l’un des meilleurs orchestres du monde est une fois de plus brillante et son chef, qui a annoncé son départ du Concertgebouw d’Amsterdam, y veille scrupuleusement. Il faut dire que l’on attendait depuis longtemps au disque sa vision du répertoire italien. A l’opposé d’un Gergiev par exemple, Jansons n’abuse pas des cuivres et fait intervenir l’orchestre quand cela est nécessaire tantôt avec les percussions, tantôt avec le basson, instrument funèbre par essence.

Mais surtout, le chef donne toute sa place au choeur. Celui de l’orchestre de la radio bavaroise est parfait, jouant un rôle non plus secondaire d’accompagnateur mais de premier plan. Véritable personnage à part entière de l’oeuvre, le choeur est une sorte de coryphée à lui tout seul, accompagnant une pléiade de chanteurs.

On ne comprend alors les choix des chanteurs qu’à travers la vision musicale de Mariss Jansons. Ainsi, le choix de Saimir Pirgu à la tessiture si italienne ne se comprend qu’à travers cette conception de l’oeuvre qui fait du Requiem, non pas une pièce isolée de musique sacrée dans l’oeuvre de Verdi, mais un opéra funèbre. Orlin Anastassov, qui a récemment triomphé dans le Barbier de Séville à Paris, est une nouvelle fois à la hauteur de sa réputation dans cette oeuvre qu’il connaît particulièrement bien pour l’avoir interprété avec Chailly, Prêtre, Maazel ou Davis. On touche ainsi au sublime dans le Confutatis. Les deux chanteuses sont également exceptionnelles, Krassmira Stoyanova excellant une fois de plus dans le répertoire sacré et Marina Prudenskaja, premier prix au concours international de l’ARD en 2003, dont le magnifique timbre de voix d’une densité incroyable illumine le Requiem et contribue à le rendre si sensible et captivant.

Ce disque constitue un nouveau témoignage du génie de Jansons. Avec cette interprétation singulière du Requiem de Verdi qu’il transforme en opéra funèbre, le maestro marque à nouveau le répertoire de son empreinte indélébile.

Giuseppe Verdi, Messa da Requiem, Chor und Symphonieorchestrer des Bayerischen Rundfunks, Krassimira Stoyanova, Marina Prudenskaja, Saimir Pirgu, Orlin Anastassov, (dir) Mariss Jansons, BR Klassik, 2014.

Laurent Pfaadt

God save the french music

LPOLe London Philharmonic Orchestra rend hommage à la musique française

Après Brahms et Chostakovitch, le London Philharmonic Orchestra, à l’instar du LSO, poursuit son abondante production discographique. Avec cet enregistrement consacré à la musique française de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle, le LPO a indubitablement marqué les esprits et surtout nos oreilles car il y avait bien longtemps que l’on n’avait pas entendu Saint-Saëns de la sorte.

Enregistrées en concert au Royal Festival Hall, ces deux grandes oeuvres du répertoire pour orgue, le concerto pour orgue de Francis Poulenc et la troisième symphonie de Camille Saint-Saëns se prêtent parfaitement à la configuration des lieux, en raison de la présence du fameux orgue Harrison & Harrison, construit sous la supervision du célèbre organiste anglais Ralph Downes et qui est depuis longtemps le modèle des orgues modernes. Et lorsque l’organiste qui officie sur le disque n’est autre que James O’Donnell, directeur de la musique de l’abbaye de Westminster, on ne peut que s’attendre à la perfection.

Et celle-ci est immédiatement perceptible dans le concerto pour orgue, orchestre à cordes et timbales de Francis Poulenc, oeuvre injustement méconnue aujourd’hui. Dans ce concerto constitué d’un seul mouvement et encadré par deux allegros, l’orgue n’est pas qu’un instrument parmi d’autres. Grâce à James O’Donnell, il prend vie, devient un être à part entière, sorte de mezzo-soprano d’airain qui entonne ses superbes vocalises. Ce bijou d’orchestration, sorte de Divine comédie musicale délivre alors une palette d’émotions, tantôt ténébreuses (orgue et percussions) tantôt sensibles (cordes).

La troisième symphonie en ut mineur avec orgue résonne également avec fougue et passion sur ce disque. Son écriture la destinait d’emblée à cette rutilance, à cette majesté qui lui est propre. Il faut dire que, malgré notre chauvinisme atavique, elle est un peu chez elle ici dans le Royal Festival Hall puisqu’elle fut écrite par le compositeur à la demande de la Royal Philharmonic Society et créé à Londres en mai 1886. Et on doit bien dire qu’elle s’y sent bien auprès du LPO qui a su parfaitement prendre la mesure de ses rythmes tantôt enlevés, tantôt intimes.

Pour l’occasion, Vladimir Jurowski a laissé sa baguette à l’un des futurs très grands chefs de la planète, le québécois Yannick Nézet-Séguin, principal chef invité du LPO et directeur musical de l’orchestre de Philadelphie. Fidèle à lui-même, Yannick Nézet-Séguin a enfourché ce cheval français avec l’énergie qui est la sienne. Malgré des tempi plutôt rapides, Nézet-Séguin laisse l’orchestre respirer lors des rares moments d’accalmie tout en tenant la bride d’une main de fer afin de permettre aux deux pianos et à l’orgue de pouvoir couronner cette cathédrale sonore. Au final, il s’en dégage une impression de profondeur et de grandeur musicale, presque beethovienne. D’ailleurs, Marcel Proust ne qualifiait-il pas cette symphonie de « la plus belle que l’on ait jamais composé depuis Beethoven » ?

Avec ce disque magnifique, on se rend bien compte qu’une fois de plus, les plus grands interprètes de notre musique se trouvent bien souvent de l’autre côté de la Manche.

Poulenc, organ concerto ; Saint-Saëns, symphony n°3 (organ), Yannick Nézet-Séguin (dir.), James O’Donnell (organ), London Philharmonic Orchestra, LPO, 2014

Laurent Pfaadt