Archives de catégorie : Ecoute

Un arc musical

80e anniversaire de l’Orchestre de Chambre de Lausanne. L’occasion d’une rétrospective musicale

L’Orchestre de Chambre de Lausanne fête ses 80 ans. Avec son nouveau directeur musical, le violoniste Renaud Capuçon, il ouvre ainsi une nouvelle page d’une histoire musicale déjà riche. L’occasion de se plonger dans le très beau coffret que lui consacra voilà cinq ans, le label Claves records. Revenant sur cette histoire débutée en pleine seconde guerre mondiale, les différents disques montrent que chaque directeur musical, de Victor Desarzens, le bâtisseur à Joshua Weilerstein en passant par le mozartien Christian Zacharias qui dirigea du clavier quelques concerts mémorables durant ses treize années de mandat (2000-2013), tissa sa corde à cet arc musical d’exception.

L’écoute de ce coffret laisse tout de même transparaître une constante : Haydn. L’orchestre semble formidablement taillé pour ce compositeur. Si les interprétations varient : fougueuse chez Weilerstein, avec cette 60e explosive ou plus métaphysique chez Armin Jordan (22e) qui fut non seulement l’un des grands chefs de l’orchestre mais également l’un des plus grands de la musique suisse, toutes sont inspirées, incarnées. Certains chefs emportèrent également la phalange suisse sur des rivages musicaux inconnus ou peu fréquentés, tels Jésus Lopez Cobos chez Juan Antionio Arriaga ou Lawrence Foster dans une très belle symphonie de chambre de Georges Enesco.

Autant de pages musicales magnifiques d’une partition qui ne demande qu’à être alimentée….

Par Laurent Pfaadt

75 ans, OCL (Orchestre de Chambre de Lausanne), 5 CDs, Claves Records, RTS

Stravinsky Ballets

Nul doute que s’il avait entendu ces ballets, il se serait levé et d’un grand éclat de voix, il aurait crié un « Bravo ! » retentissant et aurait serré le chef, Sir Simon Rattle, dans ses bras. Assurément, Serge de Diaghilev, le grand promoteur des ballets de Stravinsky, aurait été enthousiasmé par cette interprétation du London Symphony Orchestra.

L’Oiseau de feu est épique, Petrushka bucolique et le Sacre du printemps sauvage à souhait. Sir Simon Rattle connaît particulièrement bien son orchestre pour l’emmener dans l’univers du compositeur russe, en respectant scrupuleusement les équilibres sonores. Il y distille une puissance et une explosivité créatrices qui servent l’interprétation en inscrivant ces grandes œuvres du répertoire dans une fidélité à la tradition musicale russe où l’on retrouve des réminiscences de Moussorgski ou de Rimski-Korsakov.  Des interprétations qui tiennent assurément lieu de références.

Par Laurent Pfaadt

Stravinsky Ballets, London Symphony Orchestra, dir. Sir Simon Battle, LSO Live

Happy birthday Maestro Rihm !

Le 70e anniversaire du compositeur allemand est l’occasion de réécouter ses œuvres.

Wolgang Rihm est certainement l’un compositeurs les plus importants de notre temps. Nombreux sont ceux, interprètes ou créateurs, à considérer sa musique comme prépondérante dans la création contemporaine. Totalement intégrées aux programmes des plus grands orchestres, ses œuvres sont devenues, dès son vivant, de véritables classiques qui tendent à explorer les tréfonds psychologiques de l’homme. En 2019, le festival Présences de Radio France, présenta ainsi seize de ses œuvres. Pascal Dusapin, autre grand nom de la création contemporaine et invité du festival, évoquait ainsi l’œuvre de Wolfgang Rihm : « il y a chez lui un mouvement tellurique qui m’évoque une rivière, laquelle peut se faire grand fleuve ou petit ruisseau : tantôt, tout est clair, on peut voir les poissons ; tantôt, le temps est mauvais, la rivière est agitée, le torrent devient boueux, chargé. »

A l’occasion de son 70e anniversaire, quelques-unes de ses œuvres emblématiques ressortent sous le label de l’orchestre symphonique de la radio bavaroise, BR Klassik, avec qui Rihm a établi un compagnonnage de longue date.

Né à Karlsruhe, Wolfgang Rihm fut très tôt influencé par Mahler et la seconde école de Vienne en particulier Anton Webern avant de forger son propre style qui rompit avec l’avant-garde musicale représentée notamment par Pierre Boulez et Karlheinz Stockhausen dont il fut pourtant l’élève.

Compositeur prolifique, il s’est aventuré dans tous les domaines : musique orchestrale et de chambre, opéra notamment avec son Dionysos extatique et fantasmagorique basé sur les poèmes de Nietzsche ou musique sacrée comme en témoigne son magnifique et si épuré Stabat Mater pour bariton et alto qui s’appuie sur un texte de la liturgie médiévale catholique. Parmi les quelques 500 pièces de ce compositeur prolifique à l’œuvre protéiforme, les deux Cds de la collection Musica viva du label de l’orchestre de la radio bavaroise présente quelques œuvres représentatives du compositeur. A la fois récentes (Stabat Mater, 2020) et plus anciennes comme Sphäre nach Studie (1993 remaniée en 2002) ou le célèbre Jagden und Formen (2008) et associant quelques-uns des plus grands solistes du monde comme l’altiste Tabea Zimmermann et le clarinettiste Jörg Widemann dans ce Male über Male 2 pour clarinette et 9 instruments assez fascinant, ces œuvres permettent de pénétrer facilement et intensément l’univers du créateur.

« Un compositeur se doit d’être à la fois hautement intellectuel mais également faire preuve d’émotions en musique » a coutume de dire Wolfgang Rihm. Et on peut dire qu’à l’écoute de ces disques, l’alchimie est parfaite.

Par Laurent Pfaadt

Wolfgang Rihm : #39 Sphäre nach Studie, Stabat Mater, Male über Male 2#40 Jagden und Formen, Symphonieorchester des Bayerisches Rundfunks, dir Stanley Dodds (#39) und Franck Ollu (#40), Music aviva, BR-Klassik

Le roi Karel

Un coffret revient sur la figure de Karel Ancerl, mythique chef d’orchestre tchèque

Un grand orchestre, un chef mythique, un label légendaire. Avec
cette trilogie, l’auditeur est assuré de passer quelques moments
incroyables, uniques. En écoutant les enregistrements live de
l’Orchestre Philharmonique Tchèque sous la direction de Karel
Ancerl par la radio tchèque et gravés par le label tchèque
Supraphon, les impressions laissées donnent le sentiment d’une
expérience assez incroyable.

Dans l’histoire de la musique tchèque au 20e siècle, deux chefs
d’orchestre marquèrent de leurs empreintes l’orchestre philharmonique du pays : Karel Ancerl et Vaclav Neumann. Si le
second s’illustra durant la deuxième partie du 20e siècle, le premier
connut un destin singulier marqué par les tragédies de l’histoire.
Chef de l’orchestre de la radio tchèque entre 1933 et 1939, il fut,
pendant la seconde guerre mondiale, déporté avec sa famille dans
les camps de Theresienstadt et Auschwitz où certains de ses
proches furent assassinés. Revenu vivant, il reprit alors la direction
de l’Orchestre Philharmonique Tchèque.

Sous sa direction, ce dernier fut considéré comme l’un des meilleurs
orchestres au monde et les enregistrements présentés tiennent lieu
de référence comme par exemple, cette magique Ma Vlast (Ma
Patrie) de Smetana à la dimension si onirique. Après les évènements
de 1968, Karel Ancerl s’éloigna de l’orchestre pour privilégier sa
carrière à l’étranger notamment à Toronto et au Concertgebouw
d’Amsterdam.

Le coffret aligne ainsi les pépites. Des Beethoven d’anthologie en
particulier cette deuxième symphonie, un Vaughan Williams à vous
tirer des larmes, un éblouissant Martinu ou une Mer de Debussy
absolument fascinante. Prokofiev, ce compositeur qui marqua un
tournant dans sa carrière et le début de son aventure avec
l’Orchestre Philharmonique Tchèque, est également présent avec La
Suite Scythe.

Les œuvres réunies font également la part belle à la musique
tchèque avec ses monuments : Dvorak, Smetana, Suk et sa
Symphonie Asraël épique à souhait où la baguette d’Ancerl se fait
sceptre. Le coffret s’autorise à juste titre une magnifique plongée
dans la musique tchèque du 20e siècle avec des compositeurs peu
connus tels que Jan Novak et son explosif concerto pour deux
pianos ou Jindrich Feld.

Grâce à la merveilleuse maison de disques Supraphon, il nous est
possible, pour notre plus grand bonheur, de redécouvrir ces
enregistrements d’anthologie venus remplacer des gravures vinyles
restées mythiques.

Par Laurent Pfaadt

Karel Ancerl, Live recordings, Czech Philharmonic Orchestra, Supraphon

Dompteur de pianos

A travers plusieurs enregistrements, Jean-Paul Gasparian rend
hommage à Serguei Rachmaninov

Jean-Paul Gasparian est probablement l’un des pianistes les plus
talentueux de sa génération. Vainqueur de plusieurs concours
internationaux dont celui de Brême, il s’est révélé au disque avec un
enregistrement remarqué consacré à Chopin (Evidence Classics).

Se saisissant aujourd’hui d’un Rachmaninov qui attire toujours
autant – à raison d’ailleurs – les pianistes, Jean-Paul Gasparian livre
deux disques tout à fait intéressants. Avec subtilité et profondeur, il
entre dans ce deuxième concerto pour nous livrer une
interprétation où le compositeur russe n’est pas martelé – ce qui
devient une triste habitude – mais plutôt chevauché. La
performance du pianiste est exceptionnelle, secondée par cet
orchestre qui supporte tout à fait la comparaison avec les grandes
phalanges, notamment dans cet adagio de toute beauté.

Dans l’œuvre pour piano seul, le Steinway reprend ses droits.
Puissance et vélocité émanent de la deuxième sonate mais
Gasparian évite tout débordement en domptant le fauve caché dans
son instrument. Si la caresse se veut encore prudente dans le 4e
Prélude, elle est étreinte dans le 10e. Une fois rassuré, le fauve
devient non pas plus docile mais révèle sa majestueuse nature à
travers les Moments musicaux. Reste alors cette merveilleuse
Vocalise où triomphent natures humaine et animale avec un artiste
au sommet de son art.

Par Laurent Pfaadt

Rachmaninov, Concerto n°2 in C Minor, Babadjanian, Heroic Ballad
for Piano and Orchestra, Berner SymphonieOrchester, dir. Stefan
Blunier, Claves records

Rachmaninoff, Sonate n.2, Moments musicaux op.16, Préludes, Vocalise, Evidence Classics

Un chat ukrainien

Avec ce disque remarquable, les pianistes Ludmila Berlinskaïa et
Arthur Ancelle rendent hommage au compositeur ukrainien
Alexander Tsfasman

La musique a ceci d’incroyable qu’il y a toujours de nouvelles
œuvres, de nouveaux compositeurs à découvrir grâce à ces
interprètes qui extirpent des limbes du passé, partitions et airs
oubliés. Bien qu’il fût célébré de l’autre côté du rideau de fer et que
ses airs étaient sifflotés, personne ou presque en Occident ne
connaissait Alexander Tsfasman (1906-1971). Sorte de Gershwin
soviétique avec qui il est d’ailleurs associé sur ce très beau disque, le
compositeur ukrainien partagea avec son alter ego musical, la
passion d’un jazz qui hésita longtemps à s’approcher de la musique
classique. Comme le rappela d’ailleurs Walter Damrosch, chef
d’orchestre qui créa notamment An American in Paris de George
Gershwin, « divers compositeurs ont tourné autour du jazz comme un
chat autour d’une assiette de soupe chaude, attendant qu’elle refroidisse
suffisamment pour lui permettre d’y goûter sans se brûler la langue… »

Sa Suite de jazz est pourtant d’une beauté incroyable qui tient
beaucoup à l’interprétation que délivre les deux pianistes sur ce
disque et on comprend aisément pourquoi elle est devenue si
populaire en URSS. Subtil mélange à la fois d’une mélancolie tirée de
cette âme russe trempée dans la tradition classique et de burlesque
hérité du jazz, l’oeuvre séduisit jusqu’au grand Chostakovitch, lui-
aussi très sensible aux influences jazz qu’il matérialisa dans son
immortelle Suite Jazz n°2.

Et qui de mieux que Ludmila Berlinskaïa, pianiste émérite et fille du
grand Valentin Berlinsky qui fut, avec le quatuor Borodine, l’un des
plus grands interprètes des quatuors de Chostakovitch, pour
ressusciter Tsfasman. En compagnie d’Arthur Ancelle, ils recréent à
merveille l’alchimie nécessaire à l’interprétation des œuvres de
Tsfasman, celle qui consiste à se situer à la jonction du classique et
du jazz. « Nous avons appris à changer notre toucher, à entendre
autrement, visant à unir swing et véritable rubato pianistique, sorte
d’improvisation libérée sur fond d’ostinato rythmique précis » assurent
ainsi les deux interprètes. Ludmila Berlinskaïa, après avoir entendu
le grand Mikhaïl Pletnev interpréter la Suite de Jazz à Verbier, a
immédiatement été séduite et n’a eu aucun mal à persuader son
compagnon de jeu, Arthur Ancelle, de se lancer dans cette aventure
devenue apothéose sur ce disque. Deux chatons s’amusant avec la
pelote du grand chat ukrainien en somme.

Le résultat est un disque aux multiples couleurs qui unit deux styles
musicaux pour former une œuvre unique parfaitement restituée et
donnant l’impression d’un chat espiègle bondissant sur les touches
de deux pianos. Sous les doigts de Berlinskaïa et Ancelle, cette
facétieuse musique semble sortie d’un film muet, et on se plaît à
imaginer une variation moderne du Dictateur de Chaplin sous les ors
actuels du Kremlin avec, au piano devant l’écran, ce compositeur
ukrainien caricaturant la course folle du dictateur au son des Flocons
de neige. Il y a véritablement quelque chose d’addictif dans cette
musique que l’on écoute encore et encore. Après Praga digitals,
Supraphon, qu’il est bon de retrouver à nouveau ce label merveilleux
qu’est Melodiya pour accompagner ce chat ukrainien qui n’a,
assurément, pas fini de nous surprendre sous les doigts félins de
Ludmila Berlinskaïa et Arthur Ancelle.

Par Laurent Pfaadt

Ludmila Berlinskaïa et Arthur Ancelle, Gershwin, Tsfasman, Melodiya

Ludmila Berlinskaïa et Arthur Ancelle interpréteront Gershwin, Tsfasman et d’autres à l’occasion du concert maquant les 10 ans de leur collaboration,
le 10 mars 2022 à 20h30 à la salle Gaveau.

London Symphony Orchestra

Poursuivant son réinterprétation des symphonies de Dmitri
Chostakovitch, le chef italien Gianandrea Noseda, s’aventure cette
fois-ci dans les travées glacées et terrifiantes de la septième
symphonie du compositeur soviétique. Créée il y a tout juste 80 ans
dans une Leningrad assiégée par la Wehrmacht, cette septième est
certainement l’une de ses plus connues.

Ici, plus de rythmes angoissants, saturés d’un stalinisme derrière
chaque porte mais plutôt des arpèges pleins de virtuosité et de
théâtralité. A la tête du LSO dont il est l’un des principaux chefs
invités, Gianandrea Noseda maîtrise parfaitement les équilibres
sonores et évite toute monumentalité pour offrir une interprétation
en forme de cri particulièrement poignant dans l’adagio. L’absence
de monumentalité ne voulant pas dire légèreté, il conserve assez
judicieusement un lyrisme qui éclate magistralement dans le finale.
Avec cette 7e symphonie, le chef italien s’affirme un peu plus comme
l’un des grands interprètes de notre temps du maître soviétique.

Par Laurent Pfaadt

Shostakovich, Symphony 7, London Symphony Orchestra,
dir. Gianandrea Noseda, LSO recordings

Hortense Cartier-Bresson

Si bien souvent le noir rivalise avec le blanc, comme la nuit avec le
jour, sur le clavier, ils doivent cohabiter, s’épouser pour ne faire
qu’un. Voilà le sentiment que l’on ressent à l’écoute de ce très beau
disque où Bach répond à Schoenberg, Berg et Webern sous les
doigts d’Hortense Cartier-Bresson.

Quel plaisir de retrouver à nouveau cette incroyable pianiste. Après
Brahms, elle nous convie cette fois à un nouveau voyage qui
confronte le grand Bach à la seconde école de Vienne. Ici, la pianiste
délivre un dialogue majestueux où l’ombre et la lumière passent
ainsi d’une Toccata à l’incroyable sonate de Berg avant de revenir
dans la transcendance du grand Bach. L’alchimie est parfaite, les
frontières du jour et de la nuit finissent par s’estomper pour faire
qu’un, dans cette aube ou ce crépuscule musical où il n’y a plus de
frontières car elles se fondent dans un même tout. Assurément une
magnifique expérience discographique.

Par Laurent Pfaadt

Hortense Cartier-Bresson, Bach, Berg, Schoenberg, Webern,
Aparté, HM/Pias

Shostakovich: String Quartets no.3 & no.8

Parmi la nouvelle génération de quatuors qui a émergé ces dernières
années, le Novus Quartet mérite une attention toute particulière.
Au-delà de l’excellence des talents réunis, son approche des œuvres
interprétées est particulièrement intéressante. Formé en 2007 par
quatre musiciens coréens, il semble avancer dans une temporalité
musicale en puisant à chaque fois dans ses expériences précédentes
matière à nourrir les suivantes comme un voyage musical où
l’instant joué conserve le souvenir d’accords passés.

Leurs troisième et huitième quatuors de Chostakovitch procèdent
de cette logique presque filiale. Leurs interprétations ont comme
capté la queue de comète webernienne de leur disque précédent
pour la projeter dans l’astre noir du compositeur soviétique. Comme
un Mahler inspirant les symphonies de Chostakovitch. Il y a quelque
chose de tout à fait particulier et de fascinant à écouter ces
quatuors. Dans le même temps, les passages mouvementés sont
presque hitchcockiens, notamment dans le 8e. Grâce à une prise de
son une fois de plus exceptionnelle (dans les studios de la SWR), ces
deux quatuors superposent à merveille l’angoisse passée d’un
homme et celle, présente, d’une époque. Une résonance qui confine
à l’exceptionnel.

Par Laurent Pfaadt

Quatuor Novus, Shostakovich: String Quartets no.3 & no.8,
Aparté

Renaissance tchèque

Un coffret exceptionnel et un nouveau disque signent le retour du
mythique label Praga Digitals

Il est si fréquent de devoir constater la fin ou la transformation –
c’est-à-dire souvent la fin – d’un label et ces dernières années, les
exemples n’ont pas manqué, pour se réjouir de la renaissance de l’un
d’eux. Et quand celui-ci se nomme Praga Digitals, label ô combien
légendaire, la curiosité pique inévitablement le critique. Car quel
label ! Fondé il y a trente ans, en 1991, par un Français, Pierre-Émile
Barbier, afin d’éditer les archives de la radio tchécoslovaque, Praga
Digitals est désormais propriété de la société de productions Little
Tribeca dirigée par Nicolas Bartholomée, l’un des meilleurs
ingénieurs du son du monde, qui a souhaité voir perdurer l’esprit
originel de Praga en entamant la digitalisation de son catalogue.

Le critique a ainsi fait connaissance de Praga Digitals voilà près de
vingt-cinq lorsque, voulant ramener un souvenir musical d’un
voyage praguois, il est tombé sur un enregistrement de la 9e
symphonie de Chostakovitch par l’orchestre philharmonique
tchèque sous la direction de Zdenek Kosler (1967). Ce disque qui
figure toujours en bonne place dans sa discothèque se retrouve
aujourd’hui dans ce merveilleux coffret célébrant les 30 ans du label.

Sur ce même disque figurait également la 5e de ce même
Chostakovitch par le Leningrad Philharmonic Orchestra sous la
direction du grand Mravinsky, malheureusement absente du coffret.
Pour autant, le chef soviétique est fidèlement représenté avec
plusieurs enregistrements de référence de Prokofiev, Stravinsky,
Bartók et son majestueux Musique pour cordes, percussions et célesta
de 1967 ainsi qu’un Tchaïkovski résonnant avec force dans une
Pathétique grandiose et un premier concerto pour piano
accompagné du grand Richter venu prêter main-forte au chef. Tous
deux délivrent une interprétation puissante, solennelle mais sans précipitation. Comme un grand fleuve russe en somme. Et si la
sélection a écarté la 5e de Chostakovitch, elle a fait le choix judicieux de sa 13e Babi Yar dirigé par un Kirill Kondrashin dans la grande salle
du conservatoire de Moscou, le 20 décembre 1962, soit deux jours
après sa création par le même Kondrashin. D’autres pépites
symphoniques traversent le coffret : le deuxième concerto de
Bartók avec Anda et Fricsay et une symphonie de psaumes de
Stravinsky dirigée par un Igor Markevitch à la tête de l’orchestre
symphonique russe.

Cependant, ces trésors symphoniques ne doivent pas faire oublier
que Praga Digitals fut avant tout un extraordinaire vecteur de
diffusion de la musique de chambre tchèque. Avec un quatuor
Pražák nouvelle génération d’abord sous la figure tutélaire de
l’altiste Josef Kluson qui signe avec cet anniversaire un nouvel
enregistrement consacré aux trois derniers quatuors de Haydn tout
en s’inscrivant assurément dans une filiation naturelle avec son illustre aîné. Mais également avec les quatuors Zemlinsky et Kocian
qui trouvèrent dans ce label, des écrins à la mesure de leurs
extraordinaires talents. Il n’y a qu’à écouter ou réécouter Martinu
(Zemlinsky) et Smetana (Kocian) pour s’en convaincre. Et bien
entendu qui dit quatuors tchèques dit bien évidemment musique
tchèque avec quelques monuments comme les quatuors
« américain » de Dvorak et « Lettres intimes » de Janáček (Pražák).
Ce dernier est également à l’honneur à travers un voyage musical
passionnant de l’orchestre philharmonique tchèque dans la maison
des morts et sur les traces de La Petite renarde rusée avec comme
guide un Vaclav Neumann fidèle à lui-même. Enfin, les amoureux de
musique de chambre apprécieront avec délice les trios Guarneri et
Oïstrakh. Qu’on le veuille ou non, voici donc un vitrail de plus dans la
cathédrale discographique de la fin du 20 siècle et du début du 21e.
Vitrail qu’il revient à tous les amoureux de musique de contempler
cette incroyable lumière musicale praguoise qui illumina le ciel gris
de ce jour où j’acheta ce fameux CD et qui, aujourd’hui, continuera, à
n’en point douter, d’enchanter nos oreilles avec de nouveaux disques.

Par Laurent Pfaadt

Praga Digitals, 30 years, 30 CD Limited Edition