Archives de catégorie : Lecture

#Lecturesconfinement – Un cow-boy dans le coton

Black Lives Matter dans le
Far West. Le nouvel opus du
cowboy le plus célèbre
s’aventure ainsi dans les
ombres non dissipées de
l’esclavage et de la
ségrégation raciale. Notre
brave Lucky Luke vient
d’hériter d’une propriété en
Louisiane. Mais en prenant
possession de son bien, il
découvre une réalité qui le
révulse. Et notre brave
cowboy se mue alors en
justicier pour défendre les droits des noirs.

Fidèle au poste, Achdé signe une nouvelle fois le dessin. Le shérif
de la bande-dessinée est assisté pour la troisième fois de Jul dont
l’humour caustique fait, une fois de plus, mouche. Avec ses clins
d’œil à l’actualité, les auteurs nous invite à suivre Lucky Luke dans
cette Louisiane, aidé du brave Bass Reeves, premier marshal
adjoint noir et fine gâchette, entre Cajun du bayou au français
tonitruant  – cet album étant également, d’une certaine manière,
un magnifique plaidoyer pour la francophonie – et tribu des «
turlututu chapeau pointu » alias le Klu Klux Klan. Les ennemis
d’hier mettront inconsciemment leurs divergences de côté pour
combattre l’infamie de l’esclavage, faisant de cet album l’un des
plus politiques de la série en même temps qu’un magnifique éloge
de la lecture. Un régal pour les grands et les petits.

Par Laurent Pfaadt

Jul/Achdé, Un cow-boy dans le coton,
Les Aventures de Lucky Luke d’après Morris – Tome 9,
Chez Dargaud, 48 p.

#Lecturesconfinement-Beyrouth 2020, journal d’un effondrement

Une machine à laver défaillante. Qui ne
lave plus correctement la démocratie,
la vie sociale. Tout juste bon à nettoyer
l’argent sale, à essorer les consciences.
Et qui laisse des tâches indélébiles.
Voilà à quoi ressemble le Liban
contemporain sous la plume de Charif
Majdalani. Dans ce journal écrit avant
et après l’explosion du 4 août dernier,
l’auteur de l’Empereur à pied, revient sur
ce second effondrement qui secoue le
pays depuis une trentaine d’années, sur
cette lente implosion progressive
devenue explosion subite.

Cette chronique peut parfois paraître ubuesque si elle n’était pas,
en raison de la succession de ces vexations quotidiennes, de ces
souffrances, et de ces humiliations, la tragédie d’une nation toute
entière, celle d’une faillite organisée à laquelle on assiste, tantôt
résigné, tantôt scandalisé. Dans ces villes sans lumières, sans
étoiles à suivre, les Libanais ont longtemps marché aveuglement
jusqu’à la déflagration du 4 août.

La panne avait été causée par un tournevis oublié dans la machine
à laver. A l’image de ce citoyen enfermé dans ce tambour absurde
tournant sans fin. Aujourd’hui, il peut et doit pouvoir reprendre la
place qui lui revient : celle de serrer les vis d’un pays en panne. Ce
livre indispensable devrait lui servir de manuel.

Par Laurent Pfaadt

Charif Majdalani, Beyrouth 2020, journal d’un effondrement,
Chez Actes Sud, 160 p.

#Lecturesconfinement – Okuribi, Renvoyer les morts

Echappe-t-on réellement à la
société dans laquelle nous vivons
et qui vous transforme jusqu’à faire
de vous une bête ? C’est la question
qui anime en permanence le
lecteur dans ce roman qui suit ce
jeune collégien Ayumu, arrivé dans
un collège rural. Là, un groupe
d’élèves mené par Akira se livre à
des jeux de plus en plus violents à
l’encontre de l’un de ses membres,
devenu leur bouc-émissaire. Dans
ces rites de passage et cette construction identitaire propre à
tout adolescent s’affrontent apprentissage de la violence et
culpabilité. Hiroki Takahashi introduit avec un talent littéraire
certain qui lui valut d’ailleurs le prestigieux prix Akutagawa,
inscrivant ainsi ses pas dans ceux de Yasushi Inoue ou Kenzaburō
Ōe, prix Nobel de littérature (1994), une dimension inconsciente
qui fait toute la force du livre.

La servitude volontaire, celle qui vous conduit à privilégier
l’appartenance au groupe au détriment de la justice, de l’humanité
que tous les régimes autoritaires notamment celui du Japon de
l’entre deux-guerres poussèrent à leur paroxysme, traverse ce
court et puissant roman. Le lecteur est très vite conduit à
s’identifier à Ayumu, spectateur devenu complice des tortures
physiques et psychologiques d’Akira. Entre crainte d’être la
prochaine victime et volonté annihilée de se rebeller, le lecteur
avance en plein réalisme magique qui n’est pas sans rappeler
Murakami, dans cet obscur tunnel où les démons ne sont pas
uniquement ceux qui peuplent les montagnes environnantes.

Jusqu’où est-on prêt à aller pour assurer sa propre survie ? Au-
delà du dilemme qui anime la conscience de chacun, Hiroki
Takahashi pose également la question de notre propre liberté au
sein de nos civilisations modernes. Existe-t-elle encore ?

Par Laurent Pfaadt

Hiroki Takahashi, Okuribi, Renvoyer les morts,
Chez Belfond, 128 p.

 

#Lecturesconfinement – La consolation des choses rondes

Setz Clemens 2020, © gezett

Révélé par son
incroyable Femmes
sont des guitares
(dont on ne devrait
pas jouer)
chez
Actes Sud, (2016),
Clemens J. Setz est
l’une des figures
montantes de la
littérature autrichienne et un
incroyable conteur capable d’embarquer son lecteur dans les
situations les plus incongrues, les plus invraisemblables et les plus
dérangeantes. Preuve en est une fois encore donnée avec cette
série de nouvelles stupéfiantes.

C’est une chose que d’attraper le lecteur, de le piéger. Encore faut-
il pouvoir lui éviter la frustration. Et avec ses nouvelles, impossible
de s’arrêter. Chez Setz, les héros sont fatigués et l’héroïsme lui-
même est las. Celui-ci prend alors possession d’êtres humbles,
marginaux, ici un sans-abri, là un gigolo. Sans garantie de succès.
Ils demeurent alors humains, terriblement humains comme dirait
Nietzsche.

Le lecteur pourrait voir dans les nouvelles de Setz vulgarité,
absence de morale ou banalité. Mais en réalité, elles touchent à
l’inexplicable, à ce qui réside au fin fond de nos consciences et de
nos cœurs. On est tenté de refermer le livre et de l’oublier. Mais il
se rappelle à nous immédiatement comme une addiction ou une
mauvaise conscience. Mises bout à bout, ces nouvelles composent
ainsi le prisme de notre fardeau collectif.

Par Laurent Pfaadt

Clemens J. Setz, La consolation des choses rondes,
Aux 
Editions Jacqueline Chambon, 304 p.

#Lecturesconfinement – Ce qu’il faut de nuit

La vie s’apparente parfois à un
cancer qui sommeille en chacun de
nous et qui, lentement, dans
l’agencement des destins, se
métastase à l’ensemble d’une
famille. Tout allait pourtant bien
chez ce père à la sensibilité de
gauche et ses deux fils. Mais ce
cancer déjà présent, emporta la
mère. Le reste de la famille se
croyait alors en rémission, mais la
maladie continuait à progresser,
inexorablement.

Dans cette fresque sociale macabre où selon l’adage
shakespearien, les malheurs sont souvent enchaînés l’un à l’autre,
les trois protagonistes se débattent et essaient de vivre, de
survivre. Tout en ingérant, quotidiennement, cette haine
fabriquée par une société décidée à les briser. La puissance des
grands livres tient souvent à la simplicité des émotions qu’ils
véhiculent, et à la fragilité de ces hommes à qui on voudrait tendre
une main qu’ils ne voient pas. Nos trois personnages
empruntèrent des voies différentes pour échapper à cette
mithridatisation de la haine. Au final, tous parviendront à gagner
leur salut mais à quel prix.

Par Laurent Pfaadt

Laurent Petitmangin, Ce qu’il faut de nuit,
La Manufacture de livres, 187 p
.

#Lecturesconfinement – Sabotage

Troisième et dernier opus de la
nouvelle série du maître espagnol
du roman d’aventures, Sabotage
nous emmène dans le Paris des
années 30 en compagnie de
Lorenzo Falco, espion à la solde des
franquistes. Chargé de détruire un
tableau et non des moindres, le
Guernica de Picasso, devenu
l’étendard des Républicains
espagnols, Falco se retrouve une
nouvelle fois confronté à des
imbroglios géopolitiques
savamment tissés par Perez-
Reverte entre guerre civile espagnole et ombres menaçantes des
fascistes européens.

Dans cette aventure où espionnage et art forment un exquis cocktail
littéraire dans une Paris en ébullition où le lecteur croise l’amiral
Canaris, chef de l’Abwehr, les services secrets nazis, Pablo Picasso et
les avatars d’André Malraux et d’Ernest Hemingway, Lorenzo Falco
va devoir jouer de son charme et de ses talents de tueur pour réussir
cette mission en apparence facile.

Ceux qui n’ont pas lu les deux premiers tomes n’auront aucun mal à
suivre Falco dans ce Paris interlope à la rencontre de ce monde
intellectuel fortement politisé, et en compagnie de femmes
sublimes. Mais au milieu de cette luxure se profile déjà le second
conflit mondial où chacun fourbit ses armes. Sur cet échiquier
incertain et trop grand pour lui, Lorenzo Falco devra choisir son
destin : pion ou cavalier.

Par Laurent Pfaadt

Arturo Perez-Reverte, Sabotage,
Chez Seuil, 384 p.

#Lecturesconfinement-Serguei Rachmaninov, portrait d’un pianiste

Chaque siècle a eu son génie
maniant avec un égal talent le noir
et le blanc du piano et de la
partition. Mozart au 18e, Liszt au
19e et Rachmaninov au 20e. Ce
dernier, né dans la Russie tsariste,
quitta son pays natal après la prise
de pouvoir des bolchéviques.
Evoquant cette vie à partir de ce
piano qu’il immortalisa dans ses
trois concertos légendaires, André
Lischke nous offre moins une
biographie qu’une aventure
pianistique.

Les témoignages et les abondantes références discographiques ne
manquent pas. Elles viennent rythmer comme autant d’arpèges ce
livre passionnant où l’on croise Scriabine, Chaliapine, Tolstoï que
Rachmaninov rencontra, Prokofiev, son ami Horowitz ou Tchekhov à
qui le compositeur dédia son Rocher. Véritable voyage musical dans
cette époque foisonnante, de part et d’autre de l’Atlantique, le livre
d’André Lischke explore la renommée du pianiste mais également
celle, aujourd’hui oubliée, du chef d’orchestre. On suit presque
quotidiennement Rachmaninov notamment à New York lors de
cette rencontre mythique avec Gustav Mahler en janvier 1910
lorsque ce dernier dirigea le fameux Rach 3. Et on se demande ce
que le chef autrichien pensa de ces mains, à qui le pianiste réserva,
quelques instants avant son décès en 1943, ses quelques mots : «
Mes chères mains. Adieu, mes pauvres mains… »

Par Laurent Pfaadt

André Lischke, Serguei Rachmaninov, portrait d’un pianiste,
Chez Buchet-Chastel, 285 p.

#Lecturesconfinement – Rien n’est noir

Un livre comme un portrait. Celui
d’une femme. Celui d’une destinée.
Celui d’un orage permanent. Grand
prix des lectrices Elle, Rien n’est noir
raconte ainsi la vie de Frida Kahlo et
de sa liaison avec le peintre mexicain
le plus célèbre de son temps, Diego
Rivera, « la couleur de la couleur ».
Portée par l’écriture pleine de feu de
Claire Berest, à l’image de ce métal en
fusion qui coule dans les veines du
corps de Frida ravagé par une barre
d’acier, le livre chemine dans ces deux
vies indissociables. Les couleurs
foisonnent dans cette succession de chapitres où la vie de Frida
passe du bleu au jaune et du rouge au noir. Réflexion sur la création
artistique, ce livre est également un hymne à la volonté de
transcender la fatalité.

Rien n’est noir n’est pas une biographie mais plutôt un roman d’amour
de deux êtres s’enlaçant au-dessus d’un volcan, et de cette peinture
qui va les unir et les consumer. Du Mexique à New York en passant
par Paris, cette relation constitua cet autre accident, cette autre
barre d’acier qui ne cessera de transpercer Frida Kahlo. Car à
travers cet autoportrait inconscient, le livre est également le
portrait en pied d’une femme libre, indépendante et une source
d’inspiration terriblement actuelle, couleur vermillon de mercure, ce
métal qui, ingéré, ne s’évacue jamais….

Par Laurent Pfaadt

Claire Berest, Rien n’est noir,
Livre de poche, 240 p.

#Lecturesconfinement – Jeu de dupes sanglant

Brillant ouvrage sur le pacte
germano-soviétique d’août 1939

Jamais la realpolitik ne fut portée à
un tel degré de cynisme que lors de
la signature du pacte germano-
soviétique du 23 août 1939. Au
menu, rencontres officielles entre
les deux ministres des affaires
étrangères, photos avec Staline,
champagne, caviar et partage de la
Pologne. Ennemis irréductibles,
l’Allemagne nazie d’Adolf Hitler et
l’URSS de Staline se sont pourtant
entendus, signant leur accord avec cette plume de sang qui allait, £selon les mots de l’historien britannique, Roger Moorhouse, auteur
de ce livre remarquable, « changer à jamais la vie de millions
d’Européens »
.

Mû par des intérêts stratégiques propres – la nécessité d’une paix à
l’Est afin d’attaquer à l’Ouest pour les nazis et la constitution d’un
glacis pour le maître du Kremlin – et parfois convergents comme le
dépeçage de la Pologne avec le massacre des officiers de son armée
dans la forêt de Katyn et l’extermination des juifs polonais, cette
alliance contre nature stupéfia jusque dans les rangs des deux
protagonistes et leurs alliés. « La désillusion née du pacte germano-
soviétique se révéla contagieuse et nourrit une méfiance croissante
envers leur régime »
écrit ainsi l’auteur.

Entrant dans les détails des négociations et de l’application de ce
pacte dont on découvre avec effroi les clauses secrètes, cet ouvrage
qui se lit d’une traite, nous emmène sur un rythme échevelé du
Kremlin à la chancellerie du Reich en passant par les capitales
occidentales et les champs de bataille de Finlande ou de
Yougoslavie. Car tandis que Serguei Eisenstein donnait la Walkyrie
au Bolchoï et que nombre de partis communistes se livraient à des
contorsions abjectes, les élites militaires et politiques des régions
absorbées comme les pays baltes, la Bukovine du Nord ou la
Bessarabie étaient exécutées et leurs citoyens suspects arrêtés et
torturés,

Le livre de Roger Moorhouse décortique parfaitement les ambitions
cachées de Staline et d’Hitler, le premier sous-estimant jusqu’à
l’invasion du 22 juin 1941 le second, ce tigre qu’il pensa pouvoir
chevaucher. Et pourtant les signaux du double jeu d’Hitler devinrent
très vite manifestes et l’auteur expose bien la naïveté dont fit preuve
Staline, ce dernier refusant de croire jusqu’à ses propres services de
renseignement.

Alfred Rosenberg, hiérarque nazi et artisan de la destruction de
l’URSS exprimait ainsi ses réserves en 1941 : « j’ai le sentiment que
l’on paiera tôt ou tard ce pacte avec Staline ».
Il ne savait pas combien il
allait avoir raison car cinq ans plus tard, le ministre allemand des
territoires de l’Est avait, face de lui à Nuremberg, le procureur de
Staline, lui annonçant sa condamnation à mort. Quand on dîne avec
le diable, il faut avoir une grande cuillère même si celle-ci est pleine
de caviar.

Par Laurent Pfaadt

Roger Moorhouse, Le Pacte des diables,
Une histoire de l’alliance entre Hitler et Staline (1939-1941)
Chez Buchet-Chastel, 544 p.

Une passion pour George Eliot

Une vie comme un roman. Celle de
cet(te) autre George, de cette autre
femme, Mary Ann Evans, qui choisit un
prénom masculin pour devenir
écrivain. Mais également un roman
pour raconter cette vie pour le moins
singulière.

Dans un récit qui conjugue passé et
présent, faits réels basés sur les
journaux et les lettres de l’écrivain et
situations fictives, notamment lorsque
l’auteur entre dans la tête de George Eliot, Kathy O’Shaughnessy
retrace le destin incroyable de la plus grande romancière de l’ère
victorienne, centrée essentiellement sur ces années où elle
dissimula son identité et où elle produisit quelques-uns de ses chefs
d’œuvre : les Scènes de la vie cléricale (1857), Adam Bede (1859) ou Le
Moulin sur la Floss
(1860).

On sent bien, à travers ces lignes, combien l’auteur vénère son sujet
mais loin d’être une hagiographie, son ouvrage parvient surtout à
retranscrire à merveille la fascination littéraire et le magnétisme
amoureux qu’elle engendra – malgré un physique peu avantageux
selon ses dires –  sur un certain nombre de personnes, à commencer
par George Henry Lewes, son grand amour qui servit aveuglement le
génie d’Eliot et Johnny Cross, son cadet de vingt ans.

Et puis, il y a cette autre voix, celle contemporaine de Kate, alter-ego
de l’auteur engagé dans l’écriture d’un roman sur George Eliot. Au
final l’alchimie produite par cet effet de miroir fonctionne
parfaitement. Kathy O’Shaughnessy réussit ainsi le double pari de
rendre à la fois cette biographie pleinement vivante grâce à un
rythme romanesque extrêmement plaisant qui nous emmène de
Londres à Venise en compagnie des grands noms de la littérature
victorienne, et à replacer George Eliot dans notre époque à l’heure
de Metoo et de l’écriture inclusive. « Il n’est jamais trop tard pour
devenir ce que nous aurions pu être
 » a écrit un jour  George Eliot. Des
mots qui résonnent aujourd’hui comme un tocsin.

Par Laurent Pfaadt

Kathy O’Shaughnessy, Une passion pour George Eliot,
éditions de Fallois, 432 p
.