Venise s’invite sur les bords de la Garonne

La nouvelle exposition des Bassins de lumière magnifie la
Sérénissime

© Culturespaces/Eric Spiller

Si vous ne ressortez pas de cette exposition sans avoir une folle
envie d’aller à Venise, alors on ne peut rien pour vous. Car
l’expérience que propose les Bassins de lumières est proprement
stupéfiante. Après Gustav Klimt, le nouveau voyage proposé par le
centre d’art numérique de Bordeaux conduit son visiteur dans la
magie de Venise. Imaginé par l’artiste numérique Gianfranco
Iannuzzi, déjà auteur du Klimt, le visiteur entre dans un véritable
rêve éveillé, à la fois visuel et musical. « Capturer l’esprit du lieu et le
faire vivre, le sublimer par l’image et non l’inverse », tel est son credo.

Celui qu’il met au service de la Sérénissime est à la fois sacré et
profane. Sous nos yeux se succèdent l’histoire de celle qui fut, au
temps de sa splendeur, l’une des grandes puissances maritimes de l’Europe et du monde. Dans cette ancienne base sous-marine où les
couloirs des U-Boot prennent l’aspect de canaux dans lesquels se
reflète l’histoire de Venise, débute ainsi un voyage dans le temps à
travers plusieurs siècles de gloire. Et d’abord à Lépante dans le
magnifique tableau d’Andrea Vicentino où les armées du doge et du
pape remportèrent une victoire décisive face à l’empire Ottoman.
Sur les murs de la magnifique basilique Saint Marc, au style byzantin
éclatant, se révèlent saints de mosaïque et Pala d’oro, ce grand
retable d’émaux aux reflets dorés. Comme un soleil entrant dans un
cloître au crépuscule et au son du Spiritus Sanctus Vivificans
d’Hildegard de Bingen, se dévoilent alors, dans un effet de
mouvement prodigieux, les merveilles d’une ville à la beauté
demeurée intemporelle et devenue ici, surnaturelle, comme
enveloppée dans la main de Dieu.

Les grands peintres vénitiens – Véronèse et ses inoubliables Noces
de Cana, Le Tintoret, Canaletto qui magnifia le Grand Canal,
Carpaccio et Titien avec ses femmes diaphanes – drapent le béton
armé et rivalisent avec les grandes stars de la Mostra tandis que les
passerelles se parent des marbres des palais. Chaque visiteur a ainsi
le sentiment d’être le doge lui-même longeant la colonnade en
dentelles de brique de son palais pour se rendre dans sa loge de la
Fenice. De ce décor émane alors les premières notes d’une musique,
celle des accords baroques et romantiques des Vivaldi, Verdi,
Albinoni et Paganini, qui fait ondoyer l’eau sous nos pieds et anime
des personnages en costumes. La Traviata composée pour la Fenice
en 1853 retentit. On entrevoit des larmes sur les visages des Piéta.
Dans un formidable fondu de noir et de blanc, le carnaval prend vie
et happe le visiteur dans un tourbillon d’émotions. Pendant près de
quarante-cinq minutes, un ancien bunker a ainsi revêtu un
gigantesque et magnifique masque de lumière, à la fois vivant et
mystérieux, sous l’œil impassible du lion de la Sérénissime. L’illusion
est parfaite. En sortant, il nous a semblé voir des gondoles sur la Garonne.

Par Laurent Pfaadt

Venise, la Sérénissime, création de Gianfranco Iannuzzi, Production Culturespaces Digital, Bassins des Lumières, Base sous-marine,
Bordeaux, jusqu’au 2 janvier 2023

London Symphony Orchestra

Poursuivant son réinterprétation des symphonies de Dmitri
Chostakovitch, le chef italien Gianandrea Noseda, s’aventure cette
fois-ci dans les travées glacées et terrifiantes de la septième
symphonie du compositeur soviétique. Créée il y a tout juste 80 ans
dans une Leningrad assiégée par la Wehrmacht, cette septième est
certainement l’une de ses plus connues.

Ici, plus de rythmes angoissants, saturés d’un stalinisme derrière
chaque porte mais plutôt des arpèges pleins de virtuosité et de
théâtralité. A la tête du LSO dont il est l’un des principaux chefs
invités, Gianandrea Noseda maîtrise parfaitement les équilibres
sonores et évite toute monumentalité pour offrir une interprétation
en forme de cri particulièrement poignant dans l’adagio. L’absence
de monumentalité ne voulant pas dire légèreté, il conserve assez
judicieusement un lyrisme qui éclate magistralement dans le finale.
Avec cette 7e symphonie, le chef italien s’affirme un peu plus comme
l’un des grands interprètes de notre temps du maître soviétique.

Par Laurent Pfaadt

Shostakovich, Symphony 7, London Symphony Orchestra,
dir. Gianandrea Noseda, LSO recordings

Hortense Cartier-Bresson

Si bien souvent le noir rivalise avec le blanc, comme la nuit avec le
jour, sur le clavier, ils doivent cohabiter, s’épouser pour ne faire
qu’un. Voilà le sentiment que l’on ressent à l’écoute de ce très beau
disque où Bach répond à Schoenberg, Berg et Webern sous les
doigts d’Hortense Cartier-Bresson.

Quel plaisir de retrouver à nouveau cette incroyable pianiste. Après
Brahms, elle nous convie cette fois à un nouveau voyage qui
confronte le grand Bach à la seconde école de Vienne. Ici, la pianiste
délivre un dialogue majestueux où l’ombre et la lumière passent
ainsi d’une Toccata à l’incroyable sonate de Berg avant de revenir
dans la transcendance du grand Bach. L’alchimie est parfaite, les
frontières du jour et de la nuit finissent par s’estomper pour faire
qu’un, dans cette aube ou ce crépuscule musical où il n’y a plus de
frontières car elles se fondent dans un même tout. Assurément une
magnifique expérience discographique.

Par Laurent Pfaadt

Hortense Cartier-Bresson, Bach, Berg, Schoenberg, Webern,
Aparté, HM/Pias

Cimetière de femmes

A travers son roman bouleversant, Theodora Dimova raconte la
tragédie d’une Bulgarie écrasée par le communisme.

Les cimetières servent à honorer les morts. Mais c’est bel et bien les
vivants qui les hantent, avec leurs souffrances et leurs douleurs. Si
l’Histoire s’y lit sur les pierres, celles qui se trouvent dans le cœur
des femmes de Theodora Dimova racontent toutes la même histoire.
Celle d’une Bulgarie écrasée sous le joug communiste.

Quatre femmes errent dans les travées de cet immense cimetière
national ouvert le 9 septembre 1944 lorsque les communistes
libérèrent la Bulgarie et procédèrent à des purges qui frappèrent les maris de ces femmes. Ils étaient journalistes, prêtres, patrons.
Théodora Dimova dépeint ainsi de sa plume trempée dans l’âme
humaine, l’insidieuse mécanique qui fabrique les coupables.
Arrestations en pleine nuit, jugements sommaires et exécutions
pour les hommes. Déportations, expulsions et privations pour les
familles. Dans cette nuit « sombre et glaciale » qui recouvre la vie de
Raïna et des autres, il n’y a plus d’échappatoire. La fosse est ouverte.
On y jette corps et espoirs.

Dans ces tombes de papier, Théodora Dimova nous conte avec
émotion ces vies volées, anéanties qui se transmettent tels de
funestes héritages. Ainsi, la perte d’un être cher, d’un mari, d’un père
vous poursuit tel un spectre. Cette malédiction se transmet de
génération en génération, instillant le poison de la culpabilité. « Je ne
fais que te gêner, maman, je ne fais que te rappeler mon père (…) Je
t’empêche de l’oublier, je t’empêche de vivre, de rire, d’être joyeuse, je
t’empêche de vivre. Et je ne sais que faire pour ne pas te gêner. Je ne sais
pas comment disparaître, maman ». Ces mots magnifiques de la petite
Alexandra, petite-fille de Raïna, dépeignent ainsi toute la détresse
de ces générations écrasées par le poids de l’Histoire et de son
injustice.

Récit de peur, Les Dévastés est aussi un magnifique livre d’amour,
profond, de granit, planté au milieu de la douleur et de la fatalité.
Une ode à l’amour et à la solidarité, celle-là même qui leur a été
refusée. La célébration d’un courage puisé au fond de ces cœurs qui
semblaient si faibles avant l’épreuve. Roman sur la résilience
féminine, Les Dévastés célèbrent également les hommes, leur force
de conviction et d’entraînement.

Livre d’espoir enfin pour celui d’une justice qui finit par arriver après
avoir été entretenue tel un feu sacré même s’il a corrodé les cœurs
jusqu’à en faire des pierres. « Au lever du jour, nous, un grand nombre
de femmes, nous nous rassemblerons devant les portes de fer du
cimetière. Elles seront encore fermées. Nous attendrons que le gardien les
ouvre. D’autres et encore d’autres femmes afflueront, certaines avec des enfants, d’autres seules » lance ainsi Raïna dont les mots se veulent à
la fois promesse et résistance aussi bien aux défunts qu’à l’Etat.

Solitude destructrice dans laquelle ces régimes vous enferment,
détruit les consciences jusqu’à l’inconscient. Malgré cela, malgré
l’injustice, les privations et la déportation, ces épreuves n’éteignent
jamais ces cendres virevoltantes au-dessus de la fosse. Dimova
transforme ainsi ces sorcières rouges en phénix.

Les cimetières sont des lieux de mémoires. Pour se souvenir. Pour ne
pas oublier. D’une fosse commune anonyme, Dimova en a fait, avec
ce livre, un prodigieux mémorial.

Par Laurent Pfaadt

Théodora Dimova, Les Dévastés
Aux éditions des Syrtes, 240 p. 2022