En utilisant le polar, Philippe Godoc sensibilise de la plus belle des manières l’opinion au scandale du Chlordécone
C’est un scandale de santé publique, presque une affaire d’Etat qui, pendant longtemps, a été ignoré. Le chlordécone est ainsi le nom de ce pesticide utilisé dans les Antilles notamment dans le traitement des bananeraies contre le charançon. Interdit aux Etats-Unis depuis 1976, il a fallu attendre 1993 pour qu’une mesure similaire soit prise en France. Ce décalage de dix-sept années fut surtout le fruit d’un intense lobbying qui a conduit à une pollution des sols et de la faune, entraînant chez l’homme une recrudescence de cancers. Révélée ces dernières années, l’affaire du chlordécone, commercialisé sous les noms Kepone et Curlone, a fait l’effet d’une bombe dont les explosions continuent de résonner surtout depuis l’ordonnance de non-lieu rendue le 2 janvier dernier. Une bombe qui, comme à chaque fois, donne naissance à des œuvres littéraires.
La première d’entre elle est signée Philippe Godoc, responsable associatif dans la protection des milieux marins, et dont l’amour pour la Guadeloupe, son île d’adoption depuis quarante ans, l’a conduit à écrire ce manifeste en forme de polar.
Et il faut dire que celui-ci marche assez bien. On y entre très facilement en suivant Marc Montroy, journaliste pour un journal écologique qui enquête sur le Kepone. Car, de Richmond aux Etats-Unis à la métropole en passant bien évidemment par les Békés, les descendants des colons blancs des Antilles, nombreux sont ceux qui ont intérêt à ce que l’affaire ne s’ébruite pas, surtout ceux qui commanditent les meurtres qui suivent et se rapprochent de Montroy. Philippe Godoc tire ainsi plusieurs fils – les meurtres, l’enquête journalistique sur le Kepone et l’histoire personnelle du héros, tragique, qui se confond avec celle de la Guadeloupe – lui permettant de tenir en haleine assez efficacement son lecteur.
Une petite dose américaine subitement tirée de la chaleur moite d’un sud façon John Grisham combinée à quelques scènes dignes d’un film d’action viennent ainsi donner du piment antillais à ce thriller écologique entre lanceurs d’alerte et tueurs à gages haïtiens où l’on ne s’ennuie jamais. Une belle découverte à la fois instructive et pleine de rythme.
Depuis plusieurs années maintenant, la mode du true crime, ces affaires criminelles racontées comme des polars, séduit de plus en plus de lecteurs. En voici un qui devrait assurément ravir les amateurs du genre.
Ainsi, parallèlement à la nouvelle collection de 10/18 consacrée à certaines affaires criminelles américaines (voir l’interview de son éditrice), les amateurs de sensations fortes plongeront avec effroi dans American Predator de Maureen Callahan, Grand prix étranger de littérature policière 2022, qui raconte l’histoire d’un tueur en série qui commit onze meurtres sur l’ensemble du territoire américain, de l’Alaska à la Floride en passant par New York et le Vermont. Le 2 février 2012, une jeune serveuse, Samantha Koenig disparaît à Anchorage en Alaska. Les caméras de surveillance captent le tueur, Israël Keyes, un homme ordinaire, père de famille qui part en vacances avec cette dernière entre deux meurtres comme si de rien n’était et qui, à cet instant est déjà actif depuis près de quinze ans. Mais à cet instant, personne ne le sait et Israël Keyes, lui, se joue de la police en donnant une fausse preuve de vie de sa victime en lui cousant, ouvertes, les paupières…
En suivant plusieurs chemins narratifs, la journaliste Maureen Callahan s’introduit dans la tête du tueur pour l’analyser, chapitre après chapitre, strate après strate comme devant un microscope et nous révèle sa psychologie tout en la confrontant à celles des autres personnages du livre. Celui-ci se veut également une plongée fascinante dans les méandres du système policier américain qui profita à ce tueur machiavélique qui changea son modus operandi pour éviter d’être repéré et se joue des frontières des différents Etats du pays.
Maureen Callahan fait ainsi de cette affaire un thriller angoissant et impossible à lâcher avant la fin. Nuits blanches garanties
Anton Bruckner et Max Bruch étaient au programme du concert que
donnait, le vendredi 3 mars, le chef allemand Claus Peter Flor, invité de
longue date à l’Orchestre Philharmonique
de Strasbourg. La violoniste néerlandaise Liza Ferschtman tenait la partie soliste.
Claus Peter Flor
Bien qu’auteur d’une œuvre
importante, comprenant plusieurs opéras, oratorios, symphonies et autres
compositions, Max Bruch n’est aujourd’hui connu que pour l’un de ses trois
concertos pour violon, au demeurant fort réussi. Il a aussi écrit, durant les
années 1879-80, une Fantaisie écossaise pour violon et orchestre. A l’instar de
l’autre ‘’écossaise’’, la symphonie de son mentor Mendelssohn, la pièce de
Bruch emprunte elle aussi son matériau thématique à la musique traditionnelle du
pays. Mais elle est bien loin d’offrir l’élégance, la finesse d’inspiration et
l’originalité d’écriture du chef d’œuvre de son ainé. Après une introduction plutôt
avenante, les quatre mouvements qui suivent, aux couleurs conventionnelles et à
l’harmonie naïve, peinent à retenir l’intérêt malgré les qualités de rythme et
de timbre qu’y déploie la violoniste Liza Ferschtman, attentivement épaulée par
Flor et l’orchestre. En bis, Liza Ferschtman nous a proposé sa conception particulièrement
méditative de l’andante de la seconde sonate pour violon de Jean-Sébastien
Bach.
Certains musicologues et chefs
d’orchestre considèrent la troisième symphonie d’Anton Bruckner comme vraiment
inaugurale de sa musique. Elle ne lui en a pas moins donné du fil à retordre, comme
en témoignent les trois révisions et éditions successives (1873, 1878, 1889). Œuvre
ambitieuse, d’une grande originalité d’écriture, d’une orchestration
particulièrement cuivrée, la qualification de ‘’génial chaos harmonique’’ proposée
par Pierre Boulez à propos de la tardive huitième symphonie convient également
à sa cadette. Entre l’édition de 1873 et celle de 1878, on remarque d’importantes
différences : dans la seconde, les deux mouvements extrêmes se trouvent
raccourcis et, pour le premier, dépouillé de quasi toutes les citations
wagnériennes ; en revanche, le déjà remarquable scherzo voit son caractère
méphistophélique accru par une étonnante coda.
Si beaucoup d’arguments plaident en faveur de l’unité supérieure de la seconde
édition, la première, de 1873, garde pour elle son caractère envoutant et la
puissance de son étrangeté, en dépit d’un final un peu répétitif. Quoi qu’il en
soit, c’est cette version originelle de 1873 qui figurait, le soir du 3 mars,
au programme de l’OPS.
A la tête d’une formation resserrée
d’environ soixante-quinze musiciens, Claus Peter Flor en aura donné une
interprétation particulièrement vibrante et fébrile, sans négliger pour autant
l’indispensable homogénéité de la texture orchestrale. Vu la durée de l’œuvre, on
a apprécié la vivacité du tempo adopté ; et aussi le jeu expressionniste
de tous les pupitres de l’orchestre dans cet univers quasi-abstrait où ‘’faire
joli’’ n’a guère de sens. L’OPS a montré
une fois encore l’excellente forme qu’il affiche depuis le début de saison.
Les historiens Franck Favier
et Vincent Haegele nous proposent à travers une magnifique galerie de
portraits, une réflexion sur la trahison
Il y a 200 ans exactement, le 14
mars 1823, disparaissait à Londres, Charles François Dumouriez, ministre des
affaires étrangères sous la Révolution et vainqueur de Valmy. Après avoir tenté
un coup d’Etat visant à rétablir une monarchie constitutionnelle, il fut obligé
de quitter la France. Selon Patrice Gueniffey, auteur du chapitre sur les
généraux et la Révolution, « Charles François Dumouriez est
certainement l’un des personnages les plus insaisissables de la Révolution »
avant de conclure qu’il fut « l’incarnation du traître ».
Ce général félon qui connut
gloire et infamie est l’un des personnages qui peuplent cette incroyable
galerie de traîtres traversant différentes époques à travers l’Europe et le
monde. Du Grand Condé au colonel Redl en passant par le chevalier de Rohan et
Vidkun Quisling, homme politique norvégien rallié au Troisième Reich, quelques
grandes plumes historiques telles que Didier Le Fur, Thierry Sarmant ou Eric
Anceau pour ne citer qu’eux nous offrent leur peinture du traître. Délaissant certaines
grandes figures comme Talleyrand ou Fouché, les contributeurs focalisent leur
attention sur des hommes moins connus afin d’étayer une réflexion sur la
traîtrise.
Le lecteur, lui, chemine dans
cette galerie avec, il faut bien le dire, une certaine jubilation. Car le
traître intrigue autant qu’il fascine. Il s’arrête devant chaque portrait et le
soumet à son sens moral, à son patriotisme, à ses valeurs pour s’ériger en
juge. Parvenu au dernier portrait, il s’interroge : mais pourquoi
trahissent-ils ? Franck Favier et Vincent Haegele qui ont coordonné
l’ouvrage, expliquent ainsi que « les traîtres fascinent, autant par
leur infamie que par leur courage d’aller contre une raison impérieuse plus
puissante, celle de la morale, s’étant forgé, souvent par autopersuasion, une
morale personnelle ».
Mais trahir qui ? Son
roi ? Son pays ? Certes, la codification juridique de la trahison
tirée du droit romain et appliquée aux guerres de religion, jette les bases
avec la grande ordonnance de Blois en 1579 du traître à la patrie mais à y
réfléchir de plus près, il y a mille et une raisons de trahir. Trahir pour sauver
son roi comme les princes de la Fronde afin de se débarrasser de ces
conseillers néfastes que furent les cardinaux Richelieu et Mazarin. « Ma
pensée entière, la pensée de l’homme juste, se dévoilera aux regards du roi
même s’il l’interroge, dût-elle me coûter la tête » affirma ainsi sous
la plume d’Alfred de Vigny, un Cinq-Mars qui traverse brièvement l’ouvrage. Trahir
en pensant que le temps jouera en sa faveur, nous donnera raison. Trahir car
guidé par la main de Dieu. Les différents auteurs avancent ainsi sur les
nombreux chemins de la trahison tout en les inscrivant dans la construction de
l’Etat moderne.
On ne naît pas traître, on le
devient. Par devoir. Par ambition. Par corruption morale ou financière. Mais
également parce que les autres le souhaitent. Et le XIXe nous rappelle Eric
Anceau fut le siècle, avec le développement de l’étatisation et des moyens de
renseignement et d’information, des complots et de la fabrique des traîtres.
Ces différents exemples témoignent enfin d’une forme d’ego, de ce sentiment unique qui a quelque chose d’inconscient, allié à une démarche à chaque fois personnelle au détriment du collectif et qui parfois, peut-être dans le cas de Dumouriez, préside à toute trahison. Inexpliqué et inexplicable, ce geste reste ainsi entouré d’une fascination demeurée intacte que vient entretenir de la plus belle des manières ce livre passionnant.
Par Laurent Pfaadt
Traîtres, nouvelle histoire de l’infamie, sous la direction de Franck Favier et Vincent Haegele Passés composés, 272 p.
Du 18 au 23 avril, les lettres
italiennes seront à l’honneur à l’occasion de Livre Paris et du festival
Italissimo
Pour sa huitième année, le
festival ITALISSIMO revient au printemps en collaboration avec le Festival du
Livre de Paris, dont l’Italie sera le pays invité d’honneur. Grâce à une
programmation commune intitulée « PASSIONS ITALIENNES », ITALISSIMO et le
Festival du Livre de Paris présenteront du mardi 18 au dimanche 23 avril 2023
le meilleur de la littérature et de la créativité italienne contemporaine dans
les lieux traditionnels du festival et au Grand Palais Éphémère, avec des
rencontres, des débats, des lectures, des ateliers et des spectacles auxquels
participeront une quarantaine d’auteurs.
Comme tous les ans, le public
aura l’occasion de rencontrer les écrivains emblématiques du paysage éditorial
italien dont plusieurs prix Strega, le « Goncourt » italien, ainsi
que d’en découvrir les nouvelles plumes, récemment traduites en français. Des
rencontres avec de nombreux écrivains raviront les amoureux de la littérature
italienne, parmi lesquelles celle consacrée à la littérature face à l’histoire
en compagnie de Giulano Di Empoli, Grand prix de l’Académie française 2022 pour
Le Mage du Kremlin (Galimard), le 19 avril au théâtre des échangeurs ou
en compagnie de Silvia Avallone au théâtre de l’Odéon, le samedi 22 avril pour
ne citer que ces exemples.
2023 marque également le
centenaire de la naissance d’Italo Calvino. ITALISSIMO et le Festival du Livre
Paris dédieront des lectures et des rencontres spéciales à l’auteur du Baron
perché et de Si par une nuit d’hiver un voyageur. Au théâtre des
déchargeurs, Paul Fournel et Martin Rueff évoqueront, le 20 avril à 12h30, la
figure de l’écrivain et au pavillon italien du Grand Palais éphémère durant le
weekend du 21 au 23 avril, un voyage photographique partira sur les traces du
grand auteur transalpin.
Et comme la littérature ne vit
pas isolée, cette dense programmation se démarquera par un échange fructueux
entre l’écriture, l’image, la pensée et la performance dans le but de créer des
résonances entre la création artistique et le monde qui l’entoure. Le tout dans
une perspective de dialogue et d’échange entre la culture italienne et
française.
ITALISSIMO et le Festival du
Livre Paris proposeront ainsi une grande semaine consacrée à la littérature
italienne, en favorisant l’interaction avec les autres domaines artistiques et
en célébrant les échanges avec la culture française.
Hebdoscope vous conseille quelques auteurs à ne pas rater :
Paolo Cognetti, auteur du
formidable Les huit montagnes (Stock, 2017), magnifique roman
d’apprentissage dans le Val d’Aoste, Prix Strega 2017 et Prix Médicis étranger
2017 et de La félicité du loup (Stock, 2021). L’adaptation des Huit
montagnes sera visible au cinéma du Panthéon, le samedi 22/04 à 11h.
L’auteur dialoguera avec Jean-Christophe Rufin à la Maison de la Poésie le 22
avril à 17h
Emmanuel Trevi, auteur de Deux
vies, une ode à l’amitié et à la littérature, Prix Strega 2021 (Philippe
Rey, 2023). L’auteur évoquera ces deux thèmes au pavillon italien, le 22 avril et
à la Maison de la poésie, le 23 avril à 17h
Antonio Scurati, prix
Strega 2019 pour M. L’enfant du siècle (Les Arènes) consacré à Mussolini
et dont le dernier tome de sa trilogie est attendu à la rentrée 2023 rencontrera
ses lecteurs à la Maison de la poésie, le 20 avril à 19h. Son dialogue avec
Mario Desiati, prix Strega 2022 pour Spartiati à la Maison de la poésie,
le vendredi 21 avril, devrait être l’un des temps forts de cette semaine.
Paolo Rumiz qui, dans ses
livres, notamment le formidable Appia (Arthaud, 2019) ou plus récemment Le
Fil sans fin, voyage jusqu’aux racines de l’Europe (Arthaud, 2022)
n’a eu de cesse d’explorer le patrimoine européen, devrait réserver à son
public quelques moments littéraires et humains inoubliables. Sa conversation
avec Paolo Cognetti sur la scène Bourdonnais du Grand Palais éphémère, le 22
avril à 14h promet d’être passionnante.
Les amateurs de sensations fortes
viendront également à la rencontre de Donato Carrisi, l’un des maîtres du polar
qui s’est très vite imposé sur la scène internationale depuis Le Chuchoteur
en 2010 (Calmann-Levy) viendra présenter à ses fans, le dernier-né de ses
créations, La Maison sans souvenirs (Calmann-Levy, 2022) au pavillon
italien du Grand Palais éphémère, le 22 avril à 11h. Frissons garantis !
Sans oublier Milena Agus conduisant la légion transalpine de Liana Levi, Erri de Luca, Alessandro Piperno, Alessandro Baricco, Giosuè Calaciura et tant d’autres….. Toutes les infos sont à retrouver sur http://www.italissimofestival.com/
Quoi de plus douloureux que de ne pas se sentir aimé, de perdre l’estime de soi et de ne pas savoir l’exprimer à celui qui prétend vous aimer.
La pièce « Grand Palais » écrite à deux mains par Julien Gaillard et Frédéric Vossier à l’initiative ce dernier nous parle de cela dans une forme simple et originale.
Grand palais, un titre, un lieu, un emblème, celui du luxe,
de la notoriété, de la classe, palais et royauté étant liés naturellement.
Alors quid de ceux qui ne s’y sentent pas chez eux.
La pièce nous place devant ce problème de la différence, de
cet abîme qui séparent deux hommes, par ailleurs unis dans une relation amoureuse
née dans le contexte du travail d’artiste.
D’un côté, il s’agit du grand peintre anglais Francis Bacon
à qui est réservée une rétrospective de ses œuvres au Grand Palais en 1971, de
l’autre de George Dyer, son modèle, son amant qui l’attend dans leur chambre
d’hôtel où il se sent esseulé, abandonné, conscient de sa condition d’homme peu
instruit qui a du mal à exprimer ce qu’il ressent. Ce vide abyssal le pousse au
suicide.
La mise en scène très élaborée de Pascal Kirsch met en
évidence cette séparation. A l’avant-scène sur un chemin scintillant de petites
pierres rouges, brillantes et crissantes sous les pas, déambule l’artiste qui
vient d’apprendre le suicide de son amant. Garder sa dignité, ne pas pleurer
sont les consignes qu’il se donne, ainsi poursuit-il son va et vient méditatif
à la veille du vernissage de son exposition au Grand Palais. Des images le
hantent, celles d’œuvres qui l’ont inspiré et que, très astucieusement, le
metteur en scène fera apparaître en vidéo parfois flouté, parfois en très gros plan
sur les parois de la scène (vidéo Thomas Guiral, lumière Nicolas Ameil)
Au second plan et dans l’ombre d’abord va apparaître la
silhouette longiligne de George Dyer qui a été invité par Francis à
l’accompagner à Paris. Sa solitude lui pèse, il erre dans sa chambre juste vêtu
de sa robe de chambre, manifestement désemparé il attend le retour de Francis.
Chacun est dans son monde. L’un dans l’artistique, l’autre
dans l’affectif. Cependant une certaine interpénétration se manifeste. Malgré
l’intervention récurrente d’un personnage extérieur, le Sybillin, qui vient
rappeler au peintre qu’il est l’heure d’y aller (on suppose de se rendre au
vernissage) celui-ci exprime la
prémonition qu’il a eue du suicide de George
et ne cesse de revenir sur la lente montée de l’escalier à effectuer
marche après marche pour arriver à leur chambre.
On le devine de plus en plus ému, malgré tout retenant ses larmes.
Quant à George, avant de passer à l’acte fatal il manifestera et de manière plutôt violente, par des gesticulations et des proférations sa désolation et sa rancœur vis-à-vis de ce maître qui ne le considère plus , criant « je ne suis pas un chien » avant qu’on le retrouve effondré, mort sur les toilettes.
Deux univers dissemblables que ni l’art, ni l’amour n’ont réussi à réunir et cela pose évidemment le problème de la différence des classes sociales auquel nous sommes forcément sensibles.
Les comédiens, Arthur Nauzyciel et Vincent Dissez
interprètent les rôles de Francis Bacon
et George Dyer avec une vraie sensibilité et une grande justesse accompagnés
par la musique en live de Richard Comte
et la présence discrète de Guillaume Costanza qui fait Sybillin.
Ecrire et mettre en scène
un drame humain qui a réellement eut lieu est un défi que les auteurs, le metteur en scène et les
comédiens ont relevé avec brio.
A l’occasion du 80e anniversaire du
début de la bataille de Stalingrad, Benoit Rondeau,
biographe de Rommel et de Patton
nous propose de côtoyer non pas
les grands chefs mais tous ceux qui
furent mobilisés pour défendre le
Reich de mille ans du Führer. Du
désert libyen au front russe, des U-
Boot à la bataille d’Angleterre,
l’ouvrage aborde avec intelligence
la grande diversité de ces
Allemands qui ont servi dans la Wehrmacht et la SS. Des rations
alimentaires à la vie quotidienne en passant par l’endoctrinement,
Benoît Rondeau déconstruit le mythe d’une armée de nazis
fanatiques sans pour autant omettre leurs crimes – dans un
chapitre fort intéressant au demeurant – et propose une variété
de portraits, allant des braves types venus des campagnes de Saxe
ou de Thuringe aux SS fanatisés en passant par les témoignages de
chefs restés célèbres comme Heinz Guderian, théoricien du
Blitzkrieg ou Erwin van Manstein dont la légende est écornée à
juste titre d’ailleurs.
Il y a dans ces pages des témoignages touchants d’hommes
ordinaires plongés dans des situations extraordinaires, broyés par
une guerre trop grande pour eux, qui les dépassa et dans laquelle
ils furent des milliers à y laisser leurs vies après y avoir enduré
mille souffrances. Mais il y a aussi ces mots terribles de soldats
engagés notamment sur le front russe. Fourmillant d’informations
édifiantes comme l’utilisation de méthamphétamine, cette drogue
servant à stimuler l’ardeur au combat des soldats ou de ces chiens
écorchés à Stalingrad pour en faire des gants, l’auteur nous
montre que l’histoire des hommes s’écrit rarement en noir et en
blanc.
Par Laurent Pfaadt
Benoit Rondeau, Etre soldat de Hitler,
Chez Tempus/Perrin – poche
Avec De l’argent à flamber,
l’écrivaine danoise Asta Olivia Nordenhof inaugure une passionnante saga
consacrée à la tragédie du Scandinavian Star
Dans plusieurs décennies,
l’histoire se souviendra certainement qu’une jeune auteure pleine de talent
écrivit ce qui fut l’épopée littéraire de référence du Titanic de la fin du 20e
siècle. Le 7 avril 1990, 159 personnes ayant embarquées sur un ferry low-cost,
le Scandinavian Star, reliant Oslo à Frederikshavn perdent la vie à la suite d’un
incendie. L’enquête conclut à une somme d’escroqueries organisées. Les vies de plus
de cent cinquante passagers ont ainsi été le prix à payer de l’enrichissement d’investisseurs
sans scrupules devenu le symbole de la voracité d’un système capitaliste fou.
A partir de ces éléments, Astia Olivia Nordenhof a bâti une fresque sombre et majestueuse récompensée par de nombreux prix notamment celui de l’Union européenne. A coups de chapitres courts et secs, elle déploie un récit implacable, prenant à témoin son lecteur en remontant le temps d’avant la tragédie, à la genèse du drame, en compagnie dans ce premier opus, de deux personnages à la fois pathétiques et magnifiques, Kurt et Maggie qui, d’une certaine manière, personnifient la tragédie du Scandinavian Star. Avec tout le talent littéraire qui est le sien, l’auteure nous installe dans ce ferry sans possibilité d’en descendre. Un sentiment d’urgence s’empare alors du lecteur. Il cherche Kurt et Maggie, pensant qu’ils sont de futures victimes. Mais impossible de mettre la main sur eux. Et tandis que le ferry vogue vers son funeste destin, les vies brisées de Kurt et Maggie, consumées dans leur relation asymétrique, comme celle qui oppose dans ce capitalisme effréné passagers et propriétaires, se dessinent sous nos yeux. Et la violence qui les unit est, dans une sorte de miroir inversé, le reflet de celle que génère ce capitalisme sur ceux qui veulent être leurs complices et ne sont, en fait, que leurs victimes consentantes.
Dans ce troubillon, Astia Olivia Nordenhof ne laisse aucun répit à un lecteur devenu addict. Elle tient à lui montrer les conséquences de ce système que nous entretenons tous et dans lequel nous nous complaisons, sciemment ou non. Que chaque geste même le plus anodin, vient alimenter ce monstre qui finit par nous dévorer. Car Maggie, Kurt et tous ces gens finissent d’une manière ou d’une autre par payer nous dit Nordenhof. Physiquement, moralement, éthiquement. Pour ce système qui les broie quotidiennement. Détestables, Kurt et Maggie sont malgré tout touchants car ils portent en eux une sorte de fatalité indépassable. Parce que Kurt ne peut échapper à ce capitalisme qu’en devenant l’un de ses bourreaux ordinaires. Et le pire dans cette affaire, c’est qu’il ne le sait pas. C’est là la plus grande victoire du système que dénonce magistralement Astia Olivia Nordenhof dans ce livre.
Par Laurent Pfaadt
Astia Olivia Nordenhof, De l’argent à flamber, traduit du danois par Hélène Hervieu Les Argonautes, 216 p.
De nouvelles publications
permettent de redécouvrir l’œuvre de Frank Herbert
Frank Herbert ne fut pas
uniquement le génial créateur de Dune, l’un des monuments de la
littérature de science-fiction. Il fut également un grand nouvelliste comme en
témoigne ces deux recueils comportant quelques quarante textes dont de nombreux
inédits, une nouvelle fois magnifiquement traduits par Pierre-Paul Durastanti. Car
avant d’être romancier, Herbert commença comme de nombreux auteurs de
science-fiction, par publier des nouvelles. Il reconnaît lui-même qu’il écrivit
sa première nouvelle à l’âge de…quatre ans ! Divisées en deux tomes, le
premier courant de 1952 à 1962, soit juste avant la publication du premier tome
de Dune et le second allant de 1964 à 1979, ces nouvelles montrent qu’il
poursuivit son activité de nouvelliste jusqu’à quasiment sa mort en 1986
notamment parce qu’elles lui permettaient de vivre de sa plume lorsque le
succès de Dune se faisait attendre.
Bien évidemment, happé par son
œuvre-monde, il n’eut pas la production d’un Philip K. Dick ou d’un Robert
Silverberg. Mais ses nouvelles qui évoquent de lointaines planètes, des races
extrasolaires ou des dysfonctionnements technologiques, comme dans toute grande
œuvre de SF, résonnent de prémonitions sur le monde d’après, celui que nous
connaissons aujourd’hui comme par exemple dans cette nouvelle qui évoque une
gigantesque épidémie décimant les grandes métropoles. Parfois, en lisant ces
nouvelles notamment Les esclaves du vert, on se prend à rêver d’une
autre saga de Frank Herbert dans un monde verdoyant.
Le lecteur retrouvera dans ces
nouvelles les grandes thématiques propres à l’œuvre herbertienne : les
menaces sur l’environnement, la psychologie avec cette nouvelle sur le syndrome
de brouillage ou le fanatisme lorsqu’il évoque un choc de violence générateur d’une
nouvelle société plus juste. D’autres thèmes plus classiques comme les
distorsions du temps et de l’espace ou les limites du corps humain l’inscrivent
dans la grande tradition de la SF américaine de l’âge d’or.
Les deux volumes sont précédés
d’une formidable introduction d’Herbert où il donne quelques précisions sur sa
conception de l’écriture qui valent conseils aux jeunes auteurs en herbe. « J’ai
essayé d’enseigner l’écriture mais c’est impossible (…) L’écriture, on se
l’enseigne. On l’apprend sur le tas. La connaissance vient de soi et s’appuie
avec insistance sur la tradition orale de la langue, au désespoir de tous ceux
qui voudraient un processus ordonné aux règles explicites » dit-il
avant de poursuivre « Pour qu’on croie à la réalité d’un récit,
quelqu’un doit se dresser sur la page imprimée et demande la voix ».
Justement, celui qui se dresse
sur la page imprimée de l’Empereur-dieu de Dune s’appelle Leto II,
souverain d’Arrakis. Ainsi, parallèlement à ces nouvelles se poursuit la
publication de la nouvelle édition collector du cycle de Dune par Robert
Laffont. Ces jours-ci paraissent les tomes 4 et 5 du cycle, ceux où l’œuvre
entame sa transformation métaphysique. Paul Muad’Dib appartient désormais à un
passé révolu puisque la planète Arrakis est régie par son fils Leto II, ce
tyran ayant opéré sa transmutation en ver des sables et contrôlant les
dernières réserves de l’épice. Désormais invulnérable et immortel, sa
prescience l’avertit toutefois qu’il court à sa perte. « Herbert
imagine ici un récit en deux arcs. Un premier arc qui suit les étapes
classiques de la construction du héros. Un deuxième arc qui montre sa chute. L’Empereur-Dieu,
en un sens, c’est ce deuxième arc. Arc qui a un goût amer pour Herbert, car
lectrices et lecteurs ont principalement lu et aimé le premier arc, démontrant
que les héros charismatiques sont effectivement le danger qui nous guette
toujours » estime ainsi David Meulemans, éditeur et grand fan de Dune.
Paradoxe sur la mort et le
sacrifice, l’Empereur-Dieu de Dune opère un changement dans le
cycle : celui d’une finitude, d’une extinction des hommes et des
ressources. Que faire alors ? traverse ce roman devenu la chronique de la
chute du tyran.
Irène Langlet, maîtresse de
conférences à l’université Paris-Est Marne la Vallée, qui signe la préface du
tome 4 avoue avoir « gardé une préférence pour l’Empereur-Dieu de Dune
(…) en souvenir d’un émerveillement de lecture qui confine au vertige ou plus
précisément à cinq vertiges de lecture. Cinq tourbillons de voix, de textes, de
temps, de savoirs. Et en fin de compte vertige du cycle lui-même. ». Ce
vertige vient du fait que ce volume porte à son paroxysme les thématiques de la
saga à savoir la psychologie, le pouvoir, la politique, l’écologie et la
religion quand on pense à l’Etat centralisé qu’est devenu Arrakis ou au
messianisme de Leto II.
C’est précisément dans ce vertige de l’homme devenu élément et de la quête devenue civilisation qui ont fini par se confondre que réside la beauté de l’Empereur-Dieu de Dune. Avant que la vie ne reprenne son cours dans Les Hérétiques de Dune (voir interview de Laurent Nunez).
Par Laurent Pfaadt
Frank Herbert, Nouvelles, tome 1 1952-1962 et tome 2 1964-1979, trad. Pierre-Paul Durastanti Aux éditions Folio SF, 736 p. et 658 p.
Frank Herbert, Dune, tomes IV (L’Empereur-Dieu
de Dune) et V (Les Hérétiques de Dune), Irène Langlet (préface de
l’Empereur-Dieu de Dune), Laurent Nunez (préface des Hérétiques de Dune), Serge
Lehman (postface de), Guy Abadia (traduit par), coll. Ailleurs et Demain, Robert
Laffont, 576 p. et 624 p.
Et toujours Tout sur Dune
dirigé par Lloyd Chéry avec la contribution de David Meulemans, Editions de
l’Atalante & Leha, 304 p.
Christian Baechler signe une
biographie passionnante d’un Gustav Stresemann plus complexe qu’il n’y paraît
Coincée entre la Première guerre
mondiale et l’arrivée des nazis, la République de Weimar ainsi que l’un de ses
plus illustres représentants, Gustav Stresemann, restent encore relativement
méconnus. Avec son Prix Nobel de la paix, obtenu conjointement avec le Français
Aristide Briand en 1926 pour leurs efforts en faveur de la paix, Gustav
Stresemann est devenu le symbole d’une République luttant contre cette fatalité
historique qui n’avait, et le livre le montre bien, rien d’évident.
Pour y tenter d’y voir plus clair,
Christian Baechler, l’un de nos plus grands universitaires spécialistes de
l’Allemagne contemporaine, nous invite dans cette biographie passionnante, à
examiner le grand homme de la République de Weimar et celui que l’on considéra,
à juste titre, comme son dernier espoir. Mais pendant longtemps,
l’historiographie a été partagée à l’égard de Stresemann : était-il
réellement animé d’un sentiment de paix ou bien a-t-il agi par cynisme, par
opportunisme ?
Il faut dire que la complexité de
l’homme est patente sous les mots de Christian Baechler. Militariste, partisan
d’un Anschluss avant l’heure et républicain de raison, Gustav Stresemann fut
avant tout un libéral dans une époque de polarisation et de radicalisation
politique. Cette philosophie guidant son action politique détermina ses choix
en matière de politiques intérieure et extérieure. Des choix guidés avant tout
par un esprit de compromis, de dialogue pour celui qui commença sa carrière
dans les organisations sociales professionnelles. Un libéral dont les actions
en matière de reconstruction monétaire, sociale et économique de son pays se
portèrent sur les classes moyennes dont il perçu très vite le danger que
représentait leur affaiblissement notamment sur la stabilité du régime.
Son action sur la scène
internationale en tant que chancelier en 1923 et ministre des affaires
étrangères (1923-1929) fut également guidée par cette stratégie des petits pas
qui allait faire, après la seconde guerre mondiale, des émules. Bien décidé à
réviser le traité de Versailles, il s’employa à réintroduire l’Allemagne dans
le concert européen tout en s’assurant que cette stratégie ne se fasse pas aux
dépens des autres nations. Respect de certaines frontières germano-polonaises,
réduction de la dette allemande, lutte contre l’intransigeance française après
l’occupation de la Ruhr, ses efforts trouvèrent leurs aboutissements avec la
ratification des accords de Locarno le 1er décembre 1925 qui
prévoyaient notamment la garantie des frontières occidentales de l’Allemagne,
et l’adhésion de cette dernière à la SDN en septembre 1926.
« On peut dire que la politique de paix de Stresemann est à la fois réalisme et conviction » note ainsi Christian Baechler en guise de conclusion dans ce livre qui trace le portrait d’un véritable homme d’Etat, sorte d’ancêtre des Monnet et Schuman mais dont la mort prématurée à 51 ans, a certainement précipité le destin de l’Allemagne et du monde.
Par Laurent Pfaadt
Christian Baechler, Gustav Stresemann, le dernier espoir face au nazisme Passés composés, 334 p.