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Interview Christophe Rousset

Christophe Rousset
© Eric Larrayadieu

« Salieri, ce mal-
aimé »

Christophe
Rousset est
claveciniste et le
chef fondateur des
Talens lyriques. Sa
formation est
aujourd’hui l’une des meilleures
interprètes de musique baroque, collectionne les récompenses
(victoire de la musique classique, nomination aux Grammy
awards) et ses disques sont régulièrement distingués par la
critique. A l’occasion de l’enregistrement du Tarare d’Antonio
Salieri chez Aparté, Christophe Rousset revient sur ce
compositeur quelque peu oublié.

Après les Danaïdes et les Horaces, vous enregistrez Tarare
d’Antonio Salieri. Qu’est-ce qui vous attire chez ce compositeur ?

Son étiquette de « mal-aimé » de l’histoire de la musique. Salieri
était acclamé partout en Europe et bénéficiait d’une réputation
bien plus importante que celle de Mozart. Cherchons l’erreur!

Comment qualifierez-vous ses opéras français ?

Ils s’inscrivent dans la tradition de Gluck qui lui obtient la
commande des Danaïdes. Il s’inspire sans imiter et va plus loin dans
ses architectures, dans ses audaces, ses couleurs orchestrales bien
plus « viennoises ». Et l’avantage quand Salieri écrit en français
c’est qu’on n’ira pas le comparer à Mozart car ce dernier n’a pas
écrit d’opéra en français. Quelle chance pour Salieri ! Ainsi, son
génie propre peut s’exprimer sans que nous le fassions passer sous
d’injustes fourches caudines.

N’est-il pas un compositeur malaimé qui a eu la « malchance »
d’être né à la même époque que Mozart et éclipsé par
ce dernier ?

Exactement. À part que dans ses opéras en français, Salieri
préfigure clairement une veine romantique et héroïque qui ouvre
vers le XIXe.

Peut-on parler d’influences réciproques entre les deux hommes ?
Car Tarare composé quelques années après les Noces de Figaro et
l’Enlèvement au sérail rappelle fortement ces opéras ?

Sûrement. Cependant, on trouve un peu l’exotisme de l’Enlèvement
au sérail
dans Tarare mais au fond peu de Mozart. En revanche on
trouve beaucoup de Salieri dans Mozart comme la Grotta di
Trofonio
dans Don Giovanni et La Cifra dans Così fan tutte.

Votre approche de Salieri est-elle différente de celle que vous
adoptez avec Lully ou Haendel par exemple ?

Évidemment parce que les esthétiques sont si différents.
Cependant la référence à Lully est toujours pertinente quand on
parle de « tragédie lyrique ». J’avoue beaucoup aimer
personnellement les terrains vierges comme Salieri. Les traditions
d’interprétation de Mozart sont très encombrantes pour un chef
comme moi ! Difficile d’obtenir des Nozze ou un Cosi comme je les
rêve dans mon imaginaire: les chanteurs ont trop d’idées précises,
puisées chez leurs professeurs, chez d’autres chefs ou metteurs en
scène. C’est très contraignant … et ça n’existe heureusement pas
avec Salieri!

On retrouve sur cet opéra quelques chanteurs habitués des
Talens lyriques mais surtout une petite nouvelle : Karine
Deshayes

Karine était Vénus sur un enregistrement que j’ai fait d’une
tragédie d’Henri Desmarets, Vénus et Adonis (1697). Je l’ai connue
toute jeune et lui ai proposé ses premiers récitals en France et à
l’étranger, avant qu’elle ne chante sur les scènes les plus
prestigieuses. C’est un plaisir pour moi de la retrouver après un
autre inédit Uthal de Méhul réalisé il y a deux ans. J’ai juste
regretté que le rôle d’Aspasie dans Tarare soit si court!

Par Laurent Pfaadt

Angélique Kidjo rappelle Marciac à ses racines

Angélique Kidjo
© Laurent Sabathé

La diva béninoise a
enflammé la scène
du festival de jazz

Un concert
d’Angélique Kidjo
est toujours un
moment unique.
Les spectateurs du
festival de Marciac,
l’un des hauts lieux
du jazz en France, ont, une nouvelle fois, pu s’en rendre compte. La
diva africaine revenait dans le Gers avec son nouvel album, Célia,
hommage à Célia Cruz, l’impératrice cubaine de la salsa. Mais il y
avait plus que cela. De toute façon, avec Angélique Kidjo,
ambassadrice d’Amnesty International, il y a toujours plus que de
la musique.

Débuté avec Baila Yemaya, le concert d’Angélique Kidjo a bien
entendu été l’occasion d’interpréter ses derniers titres. De Cucala
et ses « Azucar ! » (sucre) que lançait la reine de la salsa
surnommée « Café com leche » à Quimbara qu’Angélique Kidjo
chanta avec Célia Cruz à Paris dans les années 70, l’atmosphère
s’est très vite chargée de rythmes caribéens. Mais ce concert a
également été l’occasion pour les fans de l’artiste et pour ceux
moins au fait de sa discographie de redécouvrir ou de découvrir
des morceaux plus anciens comme Once in a lifetime (Remain in
light, 2018) ou le virevoltant Toumba (Black Ivory Soul, 2002) tirés
d’univers explorés précédemment. Invitant très vite un public qui
n’attendait que cela, à se joindre à cette musique devenue une
fête, Angélique Kidjo a alors fait ce qu’elle sait faire de mieux :
jeter des ponts entre les musiques et entre les hommes (et les
femmes ne manquerait-elle pas d’ajouter !). Passant aisément de
la salsa au funk ou de la soul à la world music, elle rappela avec sa
musique, véhiculée par les sonorités envoûtantes de son
percussionniste Magatte, venu tout droit du Sénégal, et
symbolisée par Sahara, que l’océan musical séparant l’Afrique de
l’Amérique est aisément franchissable comme l’ont fait les
esclaves du Pérou dans Toro mata et la rumba congolaise.

Ce concert constitua ainsi une nouvelle occasion de se rendre
compte en une heure et demie et en condensé qu’à travers tous
ses albums, Angélique Kidjo personnifie à elle seule la diaspora
musicale de l’Afrique. Là, l’Ethiopie. Ici l’afro-beat de New York. Et
puis le Bénin, omniprésent. Célia n’est au fond qu’une étape
supplémentaire dans ce qu’il convient d’appeler l’œuvre musicale
d’une vie. Et au détour de cette immense communion qui laissa à
chacun un souvenir inoubliable, comme chez cette dizaine de
spectateurs devenus, le temps d’une soirée, des danseurs africains
improvisés, perça quelques moments de grâce notamment ces
accords de la guitare de Dominic James, compagnon de longue
date de la diva, qui rappelèrent ceux du grand Farka Touré.
Comme pour dire que la musique ne meurt jamais.

Si la vie s’apparente souvent à un carnaval, celui qui se répandit
sur la scène du festival de jazz de Marciac se para de couleurs
musicales bigarrées. El les costumes musicaux que la diva revêtit
s’apparentèrent plus à des legs qu’à des hommages : ceux de Célia
Cruz, de Nina Simone, de Miriam Makeba et de toutes celles qui,
dans toutes les chaumières de l’Afrique et du monde et en toute
humilité, font chaque jour de la musique, un hymne à la liberté.
Une reine parmi les reines en somme.

Par Laurent Pfaadt

Pour aller plus loin :

Angélique Kidjo, Celia, Decca records

Retrouvez toute l’actualité de Jazz in Marciac sur www.jazzinmarciac.com

Interview Francis Geffard

Francis Geffard
© Jean-Luc Bertini

« On ne comprend pas l’Amérique si on ne
s’intéresse pas à la question
indienne »

L’éditeur Francis Geffard
dirige depuis près de vingt-
trois ans la collection Terres
d’Amérique chez Albin
Michel. Editeur de plusieurs
Prix Pullitzer comme Colson
Whitehead, Anthony Doerr
ou Adam Johnson, il a
également permis aux
lecteurs français de découvrir
des auteurs tels que Louise Erdrich, Donald Ray Pollock ou Joseph
Boyden. Pour Hebdoscope, il revient sur sa vision de la littérature
américaine et nous dévoile la prochaine rentrée littéraire.

Comment qualifierez-vous la littérature américaine ?

Personne en France n’est à même de traiter de la littérature
américaine dans son intégralité. C’est pour cela qu’il y a autant
d’auteurs américains dans les catalogues de toutes les maisons
d’édition. La littérature américaine est une des rares littératures
universalistes du monde. N’importe qui peut devenir un écrivain
américain. Il suffit d’émigrer, de devenir américain et d’utiliser la
langue anglaise. Elle n’est finalement que le creuset dans lequel
toutes les littératures du monde se sont mêlées. Car à part les
Indiens, les Américains sont tous venus d’ailleurs, emportant avec
eux leur histoire, leur culture, leur vision, leur ADN. Tout cela s’est
fondu dans un nouvel espace et c’est peut-être ce qui donne à la
littérature américaine cette énergie, cette fluidité et cette
capacité à être, quatre siècles plus tard, une littérature
d’immigrants.

Et quelle la place de la littérature indienne là-dedans ?

C’est LA littérature américaine par excellence parce que cela fait
des générations et des générations que les hommes habitent cet
espace, l’ont mis en mots dans des poèmes, dans des chants, dans
des rites et dans des histoires. Leur littérature se fait ainsi l’écho
de cela même si l’oralité y tient une place prépondérante. Faulkner
disait qu’on ne comprend pas l’Amérique si on ne s’intéresse pas à
la question indienne. C’est la base de ma relation à l’Amérique. S’il
n’y avait pas les Indiens et les Noirs, l’Amérique serait
insupportable.

Donc plus qu’aucune autre, la littérature indienne est une
littérature de l’oralité

Oui, c’est vrai. Le monde indien est fondé essentiellement sur
l’oralité. Il y a aux Etats-Unis un auteur assez emblématique à ce
sujet : Sherman Alexie qui dit préférer avoir dix lecteurs blancs
que dix lecteurs indiens car les dix lecteurs blancs vont chacun
acheter un livre alors que chez les lecteurs indiens, un seul va
l’acheter et va le raconter aux neuf autres. La spécificité de mon
travail, ici, chez Albin Michel, est d’avoir rassemblé dans une
maison d’édition la quasi-totalité des écrivains de ce monde-là que
ce soit James Welch, Leslie Silko, Scott Momaday, Louise Erdrich,
David Treuer, Joseph Boyden, Sherman Alexie ou Tommy Orange.

Pensez-vous que la littérature américaine a imposé ses codes au
monde entier ?

Je ne pense que pas que le goût de la littérature américaine soit la
résultante d’un impérialisme culturel. Simplement, l’Amérique,
depuis qu’elle existe, fait rêver l’Europe. On l’associe au
dynamisme, à la liberté, à la vitalité, à l’égalité, à l’idée que tout est
possible. Je ne sais pas ce que le monde serait devenu si
l’Amérique n’avait jamais existé. Elle a constitué un sacré souffle
dans l’histoire humaine.

Cette littérature est également marquée par l’influence de la
terre et des morts

La capacité qu’ont eue les écrivains américains à s’enraciner dans
un lieu comme les Indiens et à être en total osmose avec ce qui les
entoure, les paysages, la nature, constitue un élément important
de cette littérature traversée par l’opposition entre la civilisation
et la sauvagerie. Et puis, en Europe, les auteurs appartiennent aux
élites alors qu’aux Etats-Unis, ils sont toujours à la périphérie de la
société et se réservent le droit d’être en désaccord avec elle.

Comment faites-vous vos choix éditoriaux ?

Je crois qu’on reçoit ici 500 à 600 manuscrits étrangers
anglophones. Il y a d’abord des affinités avec des éditeurs
étrangers. Et puis, je ne me pose jamais la question de savoir si un
livre va avoir du succès car honnêtement on ne le sait jamais. Il
faut que l’écriture transporte quelque chose. Je suis assez sensible
à la voix, à l’écriture et à l’univers. Je préfère une voix pas tout à
fait aboutie mais qui a un véritable univers et au service d’une
intention plutôt que quelqu’un de très bien sur le plan technique
mais où il ne se passe pas grand-chose. Et puis, on ne peut pas être
l’éditeur de tout. Il faut donner une coloration à ce que l’on fait. Je
suis avant tout un lecteur comme les autres avec cette possibilité
de transformer ma lecture en proposition de lecture aux autres.

Parlez-nous de vos futurs choix, de l’ovni Tommy Orange ? Et à
quoi peut-on s’attendre dans les mois à venir ? 

Ici n’est plus ici de Tommy Orange qui collectionne les prix se situe
dans la droite ligne des auteurs que j’ai cité sauf que ce roman se
passe dans les villes. On associe souvent les Indiens à la nature, à
leurs réserves. Aujourd’hui 60% des Indiens vivent pourtant dans
les villes, là où il y a du travail. On parle légitimement de la
question noire aux Etats-Unis mais la question indienne reste le
péché originel de ce pays. Les différents personnages de Tommy
Orange, dealers, rappeurs reflètent la violence, la maltraitance, la
dépossession, le mensonge et la guerre dont furent victimes les
Indiens. Et cette violence émane également des Indiens eux-
mêmes. Ces gens n’ont toujours eu que le pire du rêve américain.
Sinon, il y aura également Les patriotes de Sana Krasikov, une
histoire familiale sur trois générations de refuzniks entre Etats-
Unis et URSS, une nouvelle traduction de La maison de l’aube de
Scott Momaday, l’une des grandes voix de la littérature indienne
ou un formidable écrivain canadien à découvrir, Michael Christie.

Par Laurent Pfaadt

Tous les auteurs cités sont à découvrir chez Albin Michel

ColmarJazz Festival

Jazz en puissance !

En 2018, une
nouvelle équipe a
pris en charge la
gestion du Colmar
Jazz Festival. Un
nouveau format et
une programmation ambitieuse qui invitent de grands noms sur la
scène musicale colmarienne.

Désormais Colmar et son Festival de Jazz font le buzz avec une
programmation forte et les liens tissés avec d’autres grands
festivals en France, mais aussi au Luxembourg. Colmar devient
« the place to be » pour les artistes, les programmateurs, les curieux
et même, l’équipe en est convaincue, ceux qui n’ont pas l’oreille
« Jazz ».

Soirée inaugurale, le vendredi 13 septembre à la Salle Europe
(gratuite sur réservation). En 1re partie, M’Scheï avec Matthieu
Scheidecker, un groupe de musiciens aguerris et accros à la scène
qui aiment les espaces susceptibles d’accueillir leur musique
originale et audacieuse. Cette première soirée du festival invite
d’emblée un grand nom du Jazz, avec le Bluesman, Big Daddy
Wilson, chanteur américain de « blues rural engagé » et auteur-
compositeur.

Le 20 septembre sur la grande scène du Parc des expositions, ils
sont quatre pour relever le challenge du mariage entre musique
urbaine et jazz, Weare 4 : Sly Johnson, André Ceccarelli, Laurent
de Wilde, Fifi Chayeb. En 1re partie, le gagnant du Tremplin de
l’édition 2018, Obradovic Tixier Duo.

Le lendemain, samedi 21 septembre, toujours au Parc des
expositions, l’incontournable Thomas Dutronc & Les esprits
manouches. En 1re partie, Foehn Trio, qui vous emmènera dans un
voyage musical empli d’émotions et de complicité.

Avec l’ambition de séduire de nouveaux publics, le Festival va à sa
rencontre : jusqu’au Tanzmatten à Sélestat, mardi 17 septembre
avec Sylvain Luc & Stéphane Belmondo.

De même, la collaboration est plus étroite avec le OFF au Grillen
qui, depuis plus de 15 ans, propose de nombreuses découvertes
avec ses concerts gratuits : jazz innovant, musiques improvisées,
etc.

Le message est clair : du Jazz pour tous et partout dans la ville !
Déambulation, Apéros Jazz, Ciné concert, Master Class,
Expositions, partenariat avec des scolaires… Alors surtout ne rien
s’interdire, de toute façon, l’interdit provoque le désir !

Colmar Jazz Festival 

du 1er au 23 septembre 2019

Tout le programme et la billetterie sur 

festival-jazz.colmar.fr

Conversations entre adultes, Dans les coulisses secrètes de l’Europe

Janvier 2015. Ministre des finances
du gouvernement grec durant la
crise économique qui frappa le pays
et fit craindre une sortie de la
Grèce de la zone euro, Yanis
Varoufakis assista pendant sept
mois en spectateur médusé aux
sommets européens qui décidèrent
du sort de son pays. Ses notes
prises dans le plus grand secret,
décrivent sans concessions, un
monde où règne hypocrisie et
duplicité, bien loin des préoccupations humanistes
requises à ce niveau de responsabilité. Passant de Bruxelles à
Athènes, l’ouvrage permet également de mesurer les rapports de
force en Europe et de prendre conscience un peu plus de
l’effacement des idéologies dans un monde en changement soumis
définitivement aux lois de l’argent.

L’ouvrage qui devrait être adapté au cinéma par Costa-Gavras
raconte ces moments tantôt ubuesques, tantôt tragiques. Ces
discussions pourraient prêter à sourire sauf qu’ici se décida, entre
quelques-uns, du sort d’un pays, d’un continent et de plusieurs
millions de personnes. Ici l’Histoire avec un grand H prit
certainement une direction irréversible. En y pensant, cela fait
froid dans le dos. Au lendemain des élections européennes, voilà
donc une lecture nécessaire.

Par Laurent Pfaadt

Yanis Varoufakis, Conversations entre adultes,
Dans les coulisses secrètes de l’Europe,
Chez Babel, Actes Sud, 544 p.

 

L’espion et le traître

L’histoire qui semble sortie tout
droit d’un roman de John Le
Carré ou de Robert Littell est
d’autant plus effrayante qu’elle
est véridique. Pur produit d’une
famille qui a servi sans ciller le
KGB, Oleg Gordievsky entra à
son tour dans la carrière d’espion
avant de faire défection. De
cette histoire, l’écrivain Ben
MacIntyre qui a recueilli pour la
première fois les témoignages
des acteurs de cette incroyable histoire, en a tiré un document
digne des meilleurs thrillers.

Gordievsky devient alors un agent double. Tout en travaillant pour
les Anglais qui l’ont recruté à Copenhague, il donne le change
auprès des Soviétiques grâce aux infos distillées par le MI6. Sorte
de Philby soviétique, son histoire est racontée avec un rythme tel
qu’il est impossible de lâcher ce livre, best-seller en Angleterre et
qui devrait bientôt devenir une série télévisée. Mais n’est pas
Philby qui veut et Gordievsky le comprit très vite. Car les traîtres
sont partout. Il lui fallut ainsi s’arracher des griffes du KGB et son
passage définitif à l’Ouest lors de l’opération Pimlico est l’un des
passages les plus incroyables du livre. Alors oubliez tout et
plongez d’ce récit incroyable qui vous transportera des ors du
Kremlin au coffre obscur d’une voiture à la frontière finlandaise,
du 10 Downing Street à de ludiques parties de badminton en
compagnie de personnages à la fois brillants et médiocres d’une
guerre froide à qui il ne reste que quelques années à vivre.

Par Laurent Pfaadt

Ben MacIntyre, L’espion et le traître,
Aux éditions de Fallois, 416 p.

Classé sans suite

Chaque livre est une forme de
musée. Il permet de se souvenir mais
surtout de ne pas oublier. Consacré
livre de l’année par le magazine Lire,
le roman de l’écrivain italien Claudio
Magris, auteur de l’inoubliable
Danube, revient dans ce roman qui
tient parfois de l’essai, sur un
épisode peu connu de la seconde
guerre mondiale : la présence à
Trieste d’un camp de la mort – le
seul sur le territoire italien – où juifs
et opposants politiques furent
enfermés et exécutés notamment
via un four crématoire. Là-bas, les détenus gravèrent sur les murs
du camp les noms de leurs bourreaux, noms consignés dans de
petits carnets.

La narratrice de ce roman, petite-fille d’une prisonnière du camp
au passé trouble, raconte la volonté d’un professeur d’établir à
partir de ces carnets, un musée de la guerre pour montrer
l’horrible ingéniosité des hommes. Cette quête muséale se double
vite d’une quête personnelle en même temps que d’un combat
contre l’oubli de cette ville qui classa sans suite la mort de ce
professeur et de son projet pour la vérité. Du poignard qu’il fut, le
stylo devient ainsi, dans la main de Magris, ce burin destiné à
gratter la chaux d’un mensonge qui, même s’il est partagé par tous,
n’en demeure pas moins un mensonge.

Par Laurent Pfaadt

Claudio Magris, Classé sans suite,
Chez Folio, 480 p.

 

Hommages et récits

Alors que vient de mourir Zhang
Jian, l’un des leaders de la révolte
étudiante de Tiananmen en
1989, durant laquelle il fut
blessé, paraît une anthologie de
témoignages et de récits
célébrant les trente ans de la
révolte étudiante qui secoua la
Chine et le monde. Rassemblées
par Vincent Hein, présent là-bas
et auteur remarqué du récent
Kwai (Phébus), l’ouvrage
regroupe des contributions d’intellectuels chinois et
occidentaux œuvrant pour que ce massacre ne reste pas impuni
comme la traductrice Brigitte Duzan ou Sébastien Lapaque, Prix
Goncourt de la nouvelle 2002.

Se croisent ainsi les voix des écrivains Xue Yiwei et Bei Dao, et
surtout celle de Liu Xiaobo, Prix Nobel de la paix 2010 présent sur
la place Tiananmen en mai-juin 1989 et disparut depuis deux ans,
presque jour pour jour, qui dans son poème la place étouffante
évoque « cette place étouffante/Bondée de foule et de cris/En un
instant seulement/S’évacue comme du mercure ».
Le mercure ne
quitte jamais le corps après ingestion. Cette foule de spectres sera
à jamais à l’intérieur de la Chine. Et le mercure continue de couler
notamment à Hong Kong. Pour ne pas oublier donc.

Par Laurent Pfaadt

Tiananmen, 1989-2019, Hommages et récits,
Chez Phébus, 192 p.

Le chant des revenants

Ce roman
incroyable où la
féerie et le
cauchemar
dansent en
permanence ne
vous laissera à
coup sûr pas
insensible. Jesmyn
Ward, double
lauréate du
National Book
Award notamment pour ce livre, l’une
des plus prestigieuses récompenses littéraires qui couronna
notamment des auteurs tels que William Faulkner, Philip Roth,
Jonhatan Franzen ou Colson Whitehead, nous embarque dans une
incroyable odyssée, celle de Léonie, une mère droguée et de ses
enfants dont Jojo vers le pénitencier de Parchman, la plus grande
prison du Mississippi bâtie sur une ancienne plantation et où se
trouve son compagnon qui s’apprête à être libérer.

Ce voyage vers le nord de l’Etat va très vite s’apparenter à une
plongée dans un passé douloureux, celui de la condition des Noirs
aux Etats-Unis. Et à la manière des harpies grecques, les fantômes
de ces jeunes garçons noirs incarcérés à Parchman dont Richie
qu’a connu le grand-père de Jojo viendront rappeler aux
voyageurs que malheureusement le passé ne meurt jamais.
Récemment couronné par le Grand prix des lectrices d’Elle, ce
livre absolument poignant et le fantôme de Richie vous hanteront
longtemps. Alors précipitez-vous pour écouter le chant des
revenants
. Vous y entendrez certainement des échos de la grande Toni Morrisson.

Par Laurent Pfaadt

Jesmyn Ward, Le chant des revenants,
Chez Belfond, 272 p.

2312

L’auteur de la désormais cultissime
trilogie martienne revient avec un
nouveau monument tout aussi
intense. Après Mars, c’est au
système solaire dans son intégralité
que s’attaque Kim Stanley
Robinson, un système qui a survécu
tant bien que mal au changement
climatique et dominé par des
intelligences artificielles, ces qubes
implantées dans les humains. Swan,
une jeune femme, vient d’hériter de
l’entreprise d’Alex, sa grande belle-mère décédée. Mais rapidement,
elle se rend compte que cette dernière développait des projets
alternatifs qui ont certainement précipité sa mort. Aidé de
quelques compagnons de route rencontrés au gré de ses voyages
dont le truculent diplomate de Titan, Fitz Wahram, Swan s’engage
alors dans une quête pour découvrir la vérité sur la mort de sa
parente et devient l’ennemi à abattre.

Une fois de plus, le roman devient scénario, celui d’un monde
possible. Comme dans Mars, 2312 est une dystopie écologique à
prendre au sérieux. Le roman qui a reçu le prix Nebula du meilleur
roman 2012, l’une des plus importantes distinctions littéraires du
genre, devrait donc ravir les amateurs du genre aussi bien que
ceux qui se demandent à quoi ressemblera notre galaxie dans trois
siècles.

Par Laurent Pfaadt

Kim Stanley Robinson, 2312, Babel,
Chez Actes Sud, 624 p.