Archives de catégorie : Exposition

Irving Penn se fait tirer le portrait

Irving Penn (Spanish Hat by Tatiana du Pessix copyright The Irving Penn Foundation)

Première grande
rétrospective
française du célèbre
photographe de
mode

A l’occasion du
centenaire de sa
naissance, le Grand
Palais a décidé de
célébrer le grand
photographe de
Vogue. Organisé
conjointement avec
le Metropolitan
Museum of Art de New York et la Fondation Irving Penn, Paris
rend ainsi l’hommage mérité à ce photographe majeur du 20e
siècle qui contribua, comme tant d’autres, à faire de Paris, la
capitale mondiale des arts.

Et la période d’Irving Penn à Paris n’échappe pas au cliché de
l’artiste travaillant dans un atelier miteux, sans eau ni électricité.
L’histoire aurait pu d’ailleurs tenir lieu de scénario d’un film d’un
Woody Allen qu’il photographia au demeurant. Et pour cause, au
lendemain d’une guerre qu’il couvrit en Italie et en Inde (et dont
l’exposition se fait l’écho) après avoir intégré en 1943 grâce à
Alexander Liberman, le magazine Vogue, Irving Penn s’installe à
Paris, rue de Vaugirard. Là, il tombe immédiatement amoureux de
cette lumière nacrée qui se dégage du lieu. Après New York où ses
portraits firent de lui, un photographe incontournable, Penn
poursuivit à Paris sa révolution photographique en compagnie de
celle qui devint sa muse, Lisa Fonssagrives, comme en témoigne
l’extraordinaire Spanish Hat by Tatiana du Plessix (Dovima) mais
également en magnifiant des anonymes devenus les symboles
d’un art de vivre parisien. Ainsi, les papes de la haute couture
(Versace, Miyake, St Laurent), les grands artistes (Le Corbusier,
Dali, Duchamp), écrivains (Auden, Wolfe, Mc Cullers, Capote dont
il immortalisa le visage en 1965), les grandes stars du cinéma
(Arthur Penn, son frère, Ingmar Bergman, Alfred Hitchcock)
forment ainsi dans cette exposition une galerie de portraits
convoqués pour cet hommage grandiose.

Car, on pourra nous dire ce que l’on veut, Irving Penn n’est jamais
aussi génial que lorsqu’il met le noir et le blanc au service de son
art. La couleur amoindrit son génie, c’est évident. Elle le rend
commun. Avec le noir et le blanc et ses décors minimalistes
(simple tapis, fond uniforme ou angle de mur) ou son cadrage
serré comme dans ce portrait de Picasso où le peintre apparaît
comme un démiurge, Irving Penn transcende son modèle et d’une
certaine, le met à nu psychologiquement. L’exposition entre
d’ailleurs astucieusement dans la fabrication de ses portraits.
Penn recevait simplement ses modèles. Il les mettait à l’aise,
discutant avec eux autour d’un café afin qu’ils se libèrent. Cela
donna une Marlène Dietrich angoissée, un Jean Cocteau dont la
pose marmoréenne se fissure dans le regard ou un Francis Bacon
sur le point d’être submergé par la folie. Car à y regarder de plus
près, il y a assurément du Picasso dans les photos de Penn quand
on songe à ce même Jean Cocteau dont la pose rappelle une figure
de proue de navire ou ce Peter Ustinov à l’attitude étrangement
cubiste.

Et lorsque Vogue l’enverra à quatre coins du monde, du Dahomey
à la Nouvelle-Guinée en passant par le Maroc ou Cuzco, avec son
studio portatif, la magie opéra de la meme manière sur les cultures
et leurs représentants. Même s’il est vrai qu’on a parfois
l’impression de se trouver devant des photos coloniales, il
n’empêche que face à cette Woman with three leaves (1971) prise
au Maroc et dont le visage est entièrement caché par un grand
voile noir, on ne peut s’empêcher de penser au manteau de l’ange
bleu. Des anonymes du monde entier aux plus grandes stars, l’art
d’Irving Penn va au-delà du simple cliché et pénètre comme le
redoutait certaines civilisations l’âme du modèle, d’une culture.
Pour la rendre encore plus majestueuse.

Irving Penn, Grand Palais jusqu’au 29 janvier 2018

Laurent Pfaadt

A découvrir le fantastique catalogue de l’exposition :
Irving Penn : le centenaire, RMn-Grand Palais,
372 p, 367 ill, 2017

Le météore de la peinture

Egon Schiele, Autoportrait veste orange, 1913 © Albertina, Wien

Le musée de l’Albertina rendait
un hommage appuyé à Egon
Schiele

Il est de ces artistes dont la vie fut
certes brève mais dont l’œuvre
est appelée à demeurer
intemporelle. Leur jeunesse
construisit un mythe et leurs
œuvres transcendèrent les
époques, les modes et défièrent
une morale souvent subjective.
Ainsi en fut-il d’Egon Schiele qui
peut, à juste titre, être considéré
comme l’un des plus grands
dessinateurs du 20e siècle mais
également l’un de plus subversifs.

En attendant le centenaire de sa mort en 2018 et mettant à profit
son incroyable fond, le grand musée viennois de l’Albertina,
consacre ainsi une grande exposition à l’œuvre sur papier du
peintre en réunissant près de 160 dessins sur les quelques 3000
dessins, aquarelles et gouaches que Schiele a laissé.

Puisant dans une existence tumultueuse qui lui fit connaître le
deuil paternel, l’hôpital psychiatrique ou la prison, Egon Schiele
élabora très vite, dès ses premières années d’activité, un art
unique qui dissèque la condition humaine en mettant les corps et
les âmes à nue. Dans cette Vienne du début du 20e siècle, Schiele
partage avec Freud cette même conviction que toute nature
humaine est d’abord sexuelle. Et il allait porter cette réflexion
picturale à un niveau rarement atteint. Nu à la chevelure noire
(1910) en est l’exemple parfait. Avec sa puissance érotique, le
dessin est construit sous la forme d’un miroir entre le visage de la
jeune femme et son sexe. Mais au-delà du simple dessin, il agit
également sur l’inconscient de celui qui le regarde : ai-je le droit
de contempler cette femme sortie de l’adolescence ? Dans le
même temps, la jeune femme semble consciente de son pouvoir
de séduction. Nabokov n’aurait pu en dire mieux.

Tout l’art de Schiele est ainsi résumé dans ce dessin. Convoquer le
spectateur et le mettre devant ses responsabilités conscientes ou
inconscientes. Plus encore, lui renvoyer sa complicité dans la
situation qu’il contemple. Ainsi, lorsqu’il peint les enfants de la
classe ouvrière, il n’omet pas la crasse qui macule leurs visages, ni
l’usure de leurs vêtements.

Pour parvenir à cette puissance expressionniste, Egon Schiele se
détacha de la Sécession et de la figure tutélaire de Klimt qui avait
guidé ses premiers pas et inventa son propre style, surtout à
partir de 1910 et de la fondation du NeueKunstgruppe.
L’exposition montre bien tout le travail de l’artiste sur les rouges,
les orangés, les bleus qui dessinent des corps décharnés,
faméliques, ou sur ces yeux qui prennent à partie le spectateur
même lorsqu’ils sont inexistants comme dans l’Autoportrait
grimaçant
(1910). Il y a aussi ces blancs qui créent des halos de
lumière opaques autour de ses sujets (Femme nue, 1910). On
mesure alors combien les œuvres du peintre témoignent d’une
modernité stupéfiante en annonçant le pop art ou la bande-
dessinée. L’expressivité est ici décuplée et se combine à une forme
de mysticisme revendiqué par un peintre proche de la théosophie
de Rudolf Steiner.

Cet outsider de la peinture ne pouvait rester ignoré. Dès 1912, il
acquit une notoriété qui ne se démentira plus. Naissent alors
quelques chefs d’œuvre gardés bien au chaud à l’Albertina ou
venus du Léopold Museum voisin comme l’autoportrait au manteau
orange
(1913), à la veste jaune (1914) ou la célèbre Femme assise à
la jambe gauche repliée
(1917). A cette date, il ne lui restait plus
qu’une année à vivre mais le mythe était déjà né. Cette exposition
montre qu’il est toujours vivant.

Egon Schiele,
Albertina Museum, jusqu’au 18 juin 2017

Laurent Pfaadt

Humain, trop humain

Courtesy Musée RODIN © Photo Éric Simon

Une magnifique
exposition au
Grand Palais
célèbre le
centenaire de la
mort de Rodin 

C’est une foule
nombreuse qui
vous accueille dès
l’entrée de
l’exposition. Il y a là des noirs plutôt bien charpentés, des barbus
pas très avenants, des blancs inquiets et un grand bonhomme à
qui tout ce spectacle a fiché une peur bleue. Bien entendu, il ne
s’agit pas des visiteurs de l’exposition célébrant le centenaire de la
mort de Rodin au Grand Palais mais bel et bien des statues de
plâtre, de bronze et de marbre du maître ainsi que celle de
Baselitz.

Raconter une œuvre aussi gigantesque et protéiforme que celle
d’Auguste Rodin relevait presque de l’exploit tant le génie du
sculpteur a écrasé son temps avant d’influencer tant d’autres
artistes. L’exposition y parvient toutefois en mêlant chefs d’œuvre
intemporels et œuvres moins connues. Certes, la Porte des enfers
est restée à Meudon mais les plâtres ainsi que le Penseur qui
recueille assurément tous les suffrages photographiques ou
Ugolin, permettent d’approcher au plus près ces incroyables
sentiments humains figées dans un regard, dans un muscle. La
détresse d’Ugolin est palpable, celle de ce père défait de toute
dignité, terrassée par la culpabilité du geste irréparable qu’il
s’apprête à commettre. Plus loin même le Christ redevient, sous
les doigts de Rodin, un homme avant d’être le fils de Dieu, un
homme capable d’amour charnel envers cette Madeleine qui
s’enroule autour de lui dans un merveilleux geste d’affection.

D’autres œuvres expriment cette incroyable poésie propre à
Rodin qui prend la forme d’une sensualité inédite dans le tracé de
ces corps féminins sublimés comme celui de la Faunesse à genoux.
Cette exaltation de la féminité bouleversa d’ailleurs en
profondeur la représentation de la femme dans la statuaire et
allait influencer tant d’artistes.

Indiscutablement, il y eut un avant et un après Rodin. C’est à cela
que s’attache à démontrer l’exposition du Grand Palais en faisant
cohabiter des œuvres contemporaines avec des sculptures ou des
dessins de Rodin. Brancusi, Maillol ou Matisse affichent ainsi leurs
liens évidents avec Rodin. Mais c’est dans la création
contemporaine que la filiation est la plus intéressante à observer,
notamment chez Jean-Paul Marcheschi et surtout dans la
magnifique Chaise esseulée de Tracy Emin. Le critique d’art
Gustave Geffroy affirmait ainsi dans cette épitaphe qui ouvre
l’exposition que « dès qu’il vint, tout le monde comprit que quelque
chose de grand, qui avait été oublié, recommençait. Il nous a rendu la
vie. »
Et ce n’était pas les statues qui parlaient…

Rodin, l’exposition du centenaire,
Grand Palais,
jusqu’au 31 juillet 2017

Laurent Pfaadt

Rodin, ce monument

A l’occasion du
centenaire de sa
mort, une
exposition et un
ouvrage
magnifiques
reviennent sur
cette figure
majeure de la
sculpture.

Il n’appartient plus à la France mais à l’humanité. Auguste Rodin
est depuis longtemps devenu plus qu’un sculpteur, un véritable
mythe qui transcende les frontières, qu’elles soient artistiques ou
territoriales. A l’instar d’un Leonard de Vinci, d’un Michel-Ange
ou d’un Picasso, il a définitivement rejoint les génies immortels de
l’art. On ne compte plus les films, les expositions et les livres qui
reviennent sur cet sculpteur hors du commun qui a influencé tant
d’artistes. Mais s’il en est un qu’il faut avoir, c’est assurément le
livre du centenaire, catalogue raisonné de l’exposition qui se tient
en ce moment au Grand Palais.

Les plus grands spécialistes ainsi que de nombreux artistes qui
apportent des témoignages parfois fort éclairants ont été réunis
dans cet ouvrage découpé astucieusement en grandes
thématiques ce qui permet d’appréhender avec beaucoup de
facilité la complexité de l’oeuvre. Car ce qui frappe
immédiatement à la lecture de l’ouvrage, c’est le caractère
inclassable de l’artiste. « Rodin s’accommode mal des classements en
raison du caractère protéiforme de son oeuvre, ainsi que de ses modes
d’expressions et de sa constante capacité à réinventer la sculpture »

écrivent ainsi les commissaires de l’exposition, Catherine
Chevillot et Antoinette Le Normand-Romain. Son oeuvre
emprunte à des univers différents et en même temps – c’est
d’ailleurs ce qui constitua sa grande force – elle est en perpétuelle
évolution, allant au-delà de son temps, rompant avec les canons
établis (il brisa ainsi les codes du torse en vigueur depuis
l’Antiquité), et n’hésitant pas à évoluer à contre-courant, comme
par exemple dans l’utilisation que fait le sculpture du Baiser du
plâtre qui lui permet de capter si bien la lumière.

Tout en expliquant la carrière et la technique du sculpteur,
l’ouvrage offre de judicieuses respirations sous la forme de focus
permettant de digérer la somme d’informations délivrées. Celui
sur la Porte de l’Enfer est particulièrement instructif puisque la
sculpture est qualifiée à juste titre titre par François Blanchetière,
conservateur du patrimoine, de matrice de l’oeuvre de Rodin. Un
peu plus loin, l’Eve et Dos de Matisse traduit l’incroyable influence
qu’exerça Rodin sur les jeunes sculpteurs de son temps. On pense
immédiatement à Camille Claudel dont la relation au maître
constitua la traduction contemporaine du mythe de Pygmalion.
Rodin influença également d’autres grands peintres et sculpteurs
comme Picasso, Giacometti, Moore et même de Kooning dans son
rapport si généreux à la féminité. Si bien que le peintre Markus
Lupertz apportant son précieux témoignage et dont l’héritage
rodinien n’est plus à démontrer, estime qu’« il est la mesure de
toutes les choses et chaque sculpture d’aujourd’hui s’y mesure »
.

Aussi inconcevable que celui puisse paraître aujourd’hui, Rodin ne
fut pas prophète en son pays. Reconnu internationalement, il dut
cependant attendre les dix dernières années de sa vie pour
connaître cette gloire hexagonale qui se refusait à lui. Après sa
mort, son oeuvre passa par un purgatoire d’un demi-siècle (on
peine à imaginer qu’on pouvait trouver des moulages dans des
bennes à ordures !) avant d’être redécouverte notamment au
Japon et aux Etats-Unis. Le MOMA lui consacra ainsi une
importante exposition en 1963. A partir de cette date, le
sculpteur de la porte des Enfers avait définitivement rejoint le
Paradis.

Rodin, le livre du centenaire,
sous la direction de Catherine Chevillot et
Antoinette Le Normand-Romain,
éditions Réunion des musées nationaux-Grand Palais, 2017

Rodin, l’exposition du centenaire,
Musée Rodin, Grand Palais
jusqu’au 31 juillet 2017

Laurent Pfaadt

« PRÉSENCE » de Nicole WENDEL

Le dessin est
souvent et à tort
communément
considéré comme
une esquisse, un
passage vers
quelque chose de
plus abouti. En fait, c’est tout le contraire ! Il est l’expression la
plus claire du savoir faire et du langage de l’auteur, la
transcription sensible du regard que l’artiste porte sur le monde
qui l’entoure. Une trace sans fard déposée sur une surface, une
marque sans détour qui montre, qui dit, qui pose, qui représente,
qui donne à voir et qui exprime l’intimité de l’artiste, bien plus
qu’une peinture, toujours plus réfléchie et moins immédiate.

Brouiller les traces

L’œuvre de Nicole Wendel change cet état de fait. Si en première
approche, son travail commence avec le dessin, la trace et le trait,
il s’agit d’une phase de construction un peu froide que l’artiste
s’applique ensuite à déstructurer pour brouiller les pistes. Une
seconde approche très sensitive semble suggérer au spectateur
de la performance, que l’œuvre n’est qu’un passage soumis à un
processus de modification visuelle. Le corps, les mains, la
gestuelle de l’artiste deviennent alors les outils qui troublent,
perturbent et floutent ce qui était. Chorégraphie improbable
nous emmenant vers un ailleurs, vers quelque chose de différent.

Des traces de présences

Les univers de Nicole Wendel dépeignent des passages. En dépit
de leur symbolique évidente et de la diversité des supports
utilisés par l’artiste, ils sont universels et intemporels. Le corps, le
geste et donc la chorégraphie, sont au centre de ses travaux et
constituent une force dont émanent les formes et les traces les
plus variées. Ce concept de traces en devenir, de passage d’un
état à un autre est prédominant, et ce, quel que soit la technique
adoptée. On le retrouve aussi bien avec ses dessins qu’avec
l’usage récurrent qu’elle fait de tissus transparents dans lesquels,
les corps eux-mêmes deviennent traces.

L’exposition « Présence » de Nicole Wendel sera l’occasion rare
pour l’Espace d’Art Contemporain André Malraux de proposer
une performance de l’artiste le soir du vernissage vendredi 27
Janvier 2017 à partir de 18h.

Jean-Pierre Parlange

ESPACE D’ART CONTEMPORAIN ANDRÉ MALRAUX
Nicole WENDEL « Présence »
du 28 janvier au 19 mars 2017
4 Rue Rapp
68000 COLMAR

03 89 24 28 73
Entrée libre du mardi au dimanche de 14h à 18h,
excepté le jeudi de 12h à 17h.

L’homme derrière le mythe

© Hergé Moulinsart - 2016
© Hergé Moulinsart – 2016

Hergé à l’honneur d’une
magnifique exposition

On est tous entrés un
jour dans Tintin : dans un
temple inca, en
Amérique, en Chine ou
sur la lune. Pour moi, ce
fut au Tibet à l’occasion
de l’une des plus belles
histoires d’amitié que la
littérature
contemporaine ait créé.
Tintin s’aventure sur les
pentes escarpées de
l’Himalaya à la recherche de son ami Tchang qu’il a sauvé dans le
Lotus Bleu.

Cette histoire est née dans l’esprit d’un homme, celui de Georges
Rémi alias Hergé. Le père de l’un des personnages les plus célèbres
de l’histoire, dont le général de Gaulle disait à juste titre qu’il était
« son unique rival » est aujourd’hui l’objet d’une formidable
exposition au Grand Palais et d’un catalogue fort instructif. Hergé se
voulait journaliste. Il le fut à travers son héros. Entré très jeune au
journal conservateur 20e siècle, Hergé n’a que 22 ans lorsqu’il créé
Tintin dont le succès est immédiat. Et très vite, le personnage et son
créateur ne firent plus qu’un.

L’exposition ainsi que le catalogue mais aussi le film de l’exposition
signé Hugues Nancy, indissociable de l’exposition, permettent de
pénétrer la création en montrant l’élaboration des albums, qu’Hergé
réalisa seul jusqu’au Trésor de Rackham le rouge puis à la tête d’un
studio à la manière d’un grand peintre. Rubens eut Van Dyck, Hergé
a eu Edgar P. Jacobs.

Hergé, c’est d’abord un dessin, celui de la ligne claire constituée de
ce trait unique dont il fut l’inventeur. Coloriste hors pair, l’exposition
présente les magnifiques compositions du Secret de la Licorne ou le
traitement du noir dans On a marché sur la Lune qu’Hergé obtenait au
prix d’une minutie incroyable.

Tous les amoureux de bande-dessinée le savent : une belle plume ne
suffit pas, il faut également avoir une belle langue. Et c’est avec cette
dernière qu’Hergé a construit le mythe de Tintin qui l’a largement
dépassé. Car Hergé fut un formidable scénariste. Son travail dans
XXe siècle où il devait produire chaque semaine une planche avec
une chute en fit le précurseur de nos séries télévisées. Hergé
scénariste, c’est aussi comme toutes les grandes œuvres pour la
jeunesse, l’invention d’une famille avec le capitaine Haddock, le
professeur Tournesol, les Dupont et Dupond. Hergé scénariste, c’est
également des voyages au bout du monde mais également
l’incursion dans le paranormal, le mystère, les sociétés secrètes et la
science-fiction avec le voyage sur la Lune, quinze ans avant Neil
Armstrong. Hergé scénariste c’est enfin la célébration d’un monde
de solidarité et d’amitié qui a transcendé les époques, l’entre-deux-
guerres et le fascisme ridiculisé dans le Sceptre d’Ottokar puis la
seconde guerre mondiale, et d’un idéalisme à toute épreuve. En
1934, Hergé fit la connaissance de Tchang Tcheng-je, étudiant à
l’académie des Beaux-Arts de Bruxelles dont il s’inspira pour en faire
le meilleur ami de Tintin, Chang, qu’il sauva de la noyade dans le
Lotus Bleu
. Rescapé, Chang proposa alors à Tintin de l’aider qui
répliqua : « C’est que je vais peut-être courir de graves dangers ». Le
jeune chinois lui répondit alors : « A deux nous serons plus forts ». Le
trait de génie d’Hergé, au propre comme au figuré, est contenu dans
cette seule phrase. Tintin, c’est à la fois Alexandre Dumas, Jules
Verne et Victor Hugo.

Qu’on le veuille ou non, Hergé demeurera à jamais un grand écrivain.
Son incroyable travail sur la langue française a permis de réhabiliter
des mots oubliés, ces fameuses injures du capitaine Haddock qui,
grâce à lui, ont permis de redécouvrir des pans entiers de notre
histoire ou de la science et de montrer combien notre langue s’est
enrichie au fil des siècles. Mais surtout, comme dans toutes les
grandes œuvres littéraires, ces mots appartiennent à jamais à son
héros.

Depuis près de 90 ans, les œuvres d’Hergé nous accompagnent. Une
fusée rouge et blanche, une statuette à l’oreille cassée présentée
dans cette exposition, des insultes incroyables ou des cigares que
l’on envie de fumer à dix ans. Tintin au Tibet s’achève sur une case
montrant le Yéti regardant les hommes quitter sa montagne. Le
monstre a acquis un semblant d’âme, une humanité. Refermant
l’album, le lecteur âgé de 7  ou de 77 ans en est convaincu : avec
Hergé tout est possible.

Hergé, Grand Palais, Galeries nationales,
jusqu’au 15 janvier 2017

A lire : Hergé, catalogue de l’exposition,
Éditions Moulinsart,
Les éditions Rmn-Grand Palais, 2016, 35 euros.

A voir : Hergé, à l’ombre de Tintin,
film d’Hugues Nancy, Réunion des musées nationaux – Grand Palais, Éditions Moulinsart, Arte France

Laurent Pfaadt

Ils ont changé le monde

Kazimir Malevich, Lady at the Tram Stop, 1913-1914. Collection Stedelijk Museum Amsterdam
Kazimir Malevich,
Lady at the Tram Stop, 1913-1914.
Collection Stedelijk Museum Amsterdam

Le BOZAR consacre
une exposition
lumineuse à l’avant-
garde

Ils s’appellent Pablo
Picasso, Die Brücke,
Robert Delaunay,
Die Blaue Reiter,
Marcel Duchamp ou
Fritz Lang et leurs
réflexions
considérées à
l’époque comme
décalées ou
révolutionnaires
furent en réalité en
avance sur leur temps. Entre 1895 et 1925 et l’émergence du
Bauhaus de Walter Gropius s’élaborèrent de grandes théories
artistiques qui donnèrent naissance à des formes d’art qui allaient
changer à jamais notre approche artistique et bouleverser la
conception que les hommes eurent de leur monde, de leur
environnement et de leur société.

En mêlant comme à son habitude les esthétiques, le BOZAR a voulu
comprendre la genèse, l’élaboration de cette avant-garde mais
également sa diffusion dans l’Europe entière, de cette Allemagne au
carrefour de son histoire politique et artistique à une Russie au bord
de l’abîme en passant par la Belgique de Théo van Doesburg, la
France et une Italie où fascisme et futurisme ne firent qu’un. La
naissance et la diffusion de l’avant-garde russe est à ce titre presque
un cas d’école. Venu de la galerie Tretyakov à qui l’on doit de
magnifiques pièces, le bain des chevaux de Goncharova en 1911 offre
le témoignage d’un monde révolu traversé par une énergie féroce,
celui d’une société paysanne qui se disloque sous l’effet d’un
pouvoir primaire qui prendra la forme de la révolution bolchévique
de 1917 avec son industrialisation à outrance qui hissa en une
trentaine d’années cette société agraire où persistait le servage au
rang de première puissance économique mondiale et en modèle à
suivre et à copier.

L’avant-garde russe ou italienne, avec sa foi inébranlable dans un
progrès basé sur la machine, la vitesse et l’énergie que l’on perçoit
dans les illustrations de Mario Chiattone entraîna le monde dans un
développement urbain jusqu’à la démesure faisant des métropoles
les centres névralgiques du pouvoir humain, illustrées notamment
par un Fritz Lang dans Metropolis et plus tard par un George
Orwell. Car si l’avant-garde a changé le monde, il est légitime de se
demander s’il ne continue pas de le changer aujourd’hui, si la
direction prophétique qu’elle a indiquée aux hommes ne s’est pas
retournée contre eux. C’est peut-être cela le pouvoir de l’avant-
garde, celui dénoncé par Orwell, celui qui a libéré la Russie d’avant
1917 avant de devenir liberticide. On touche là aux limites des
idéologies lorsqu’elles fondent leurs réflexions sur des utopies qui
ne peuvent avoir de matérialisation effective. Cantonnées à l’art,
elles sont encensées. Appliquées à la politique, elles furent souvent
meurtrières.

La ville et sa place est au cœur de la réflexion de l’avant-garde. Et
très vite, les artistes ont perçu ses dangers notamment celui de
l’atomisation de l’individu que l’on trouve dans cette toile de Jakob
Steinhard ou dans ces œuvres inédites de Paul Klee ou d’Egon
Schiele, tirées de collections privées.

Afin de donner plus de relief à ce questionnement, le BOZAR a
demandé à quinze artistes, considérés comme avant-gardistes dans
leur domaine, d’apporter leurs éclairages sur des œuvres de leurs
célèbres aînés. Ainsi, le chorégraphe William Forsythe a installé des
chaînes au sol en invitant les visiteurs à les déplacer avec leurs pieds
pour questionner notre représentation de l’espace. Il a choisi
Marcel Duchamp et son Three Standards Stoppage (1913-1914)
comme miroir de sa conception spatiale, ce même Duchamp qui se
demandait si l’on pouvait « faire des œuvres qui ne soient pas « d’art » ?»
A la lumière de cette exposition, la réponse est clairement oui.
Cependant, il est toujours dangereux d’avoir raison avant les autres.
Pour soi et pour les autres.

Laurent Pfaadt

The Power of the avant-garde, now and then,
BOZAR, palais des beaux-arts, Bruxelles,
jusqu’au 22 janvier 2017

Les joyaux de la couronne de Hongrie

Rippl-Ronaï © Galerie Nationale hongroise, Budapest 2016
Rippl-Ronaï © Galerie Nationale hongroise, Budapest 2016

Les plus beaux tableaux du Musée des Beaux-Arts de Budapest à l’honneur d’une magnifique exposition et d’un catalogue éclairant

Acteur essentiel de l’histoire de l’Europe depuis près d’un millénaire à travers le Saint Empire Romain Germanique ou l’empire des Habsbourg devenu austro-hongrois en 1867, la Hongrie s’expose aujourd’hui à Paris. A l’occasion de la rénovation du Szépmuvészeti Múzeum, l’écrin artistique de Budapest, et de concert avec la Galerie Nationale Hongroise, la patrie de Sissi se donne à voir mais également à lire grâce au catalogue de l’exposition qui a pris place dans le palais d’une autre princesse devenue reine, Marie de Médicis.

Outre le fait de recenser ces merveilleux chefs d’œuvre que le public français pourra admirer, l’ouvrage qui accompagne l’exposition permet, à travers la constitution des magnifiques collections artistiques de grandes familles aristocratiques hongroises notamment celle des Esterházy dont l’un des membres joua un triste rôle durant l’affaire Dreyfus, et la construction de ce qui allait devenir le musée des Beaux-Arts de Budapest, de comprendre tout le travail de collecte et d’organisation muséale. En 1906 naissait de ces efforts le nouveau musée des Beaux-Arts conçu par l’architecte Albert Schickedanz et dans lequel prirent place ces Dürer, Hals, Greco, Tiepolo et Goya. Plusieurs représentations du musée permettent ainsi un voyage dans cette Autriche-Hongrie de la fin du XIXe siècle qui n’avait encore qu’une vingtaine d’années à vivre. Des politiques successives d’acquisition menées par les directeurs notamment en direction de l’école française moderne permirent ensuite d’enrichir avec des œuvres modernes une collection qui témoigne aujourd’hui d’une richesse et d’une diversité sans égale en Europe centrale mais surtout, de réaffirmer les liens artistiques si étroits entre la Hongrie et la France.

Ces liens étaient anciens car dès le Moyen-Age, le roi de Hongrie,
Sigismond de Luxembourg s’inspira du style français, notamment
angevin, pour construire ses palais et leurs statuaires. L’ouvrage permet  avec bonheur de découvrir toute la beauté de l’art médiéval hongrois, très largement méconnu, y compris des Hongrois, et qui trouva son apothéose avec le retable de l’Annonciation de Kisszeben (1515-1520) et celui du maître-autel de l’église franciscaine
d’Okolicsno, présent dans l’exposition.

A la fin du 19e siècle, Paris constituait l’épicentre du monde artistique et faisait converger vers ses salons et ses ateliers tous les
artistes de talent. Les maîtres hongrois du symbolisme et de la modernité ne résistèrent pas à l’appel de la capitale française, ce dont le catalogue de l’exposition se fait largement l’écho. Ainsi, Mihaly
Munkacsy, peintre académique tint à Paris un salon à la mode, fréquenté par les grandes personnalités hongroises de passage à Paris et notamment du plus grand musicien hongrois, Franz Liszt, dont il peignit, en 1886, le dernier portrait. Un autre peintre, Jozsef
Rippl-Ronaï dont la Femme à la cage (1892) s’affiche dans toutes les stations de métro ces jours-ci rejoignit le groupe des Nabi en compagnie de ses acolytes Bonnard, Valloton ou Vuillard.

Il apparaissait donc évident que ce départ forcé, en attendant la
réalisation du grand projet culturel hongrois baptisé Projet Liget
Budapest, prenne l’aspect d’une lune de miel artistique qui n’a jamais véritablement pris fin entre la France et la Hongrie.

Chefs d’œuvre de Budapest, Dürer, Greco, Tiepolo, Manet, Rippl-Rónai… Musée du Luxembourg, jusqu’au 10 juillet 2016

Catalogue de l’exposition : Chefs d’œuvre de Budapest, Dürer, Greco,
Tiepolo, Manet, Rippl-Rónai…
Musée du Luxembourg, Les éditions Rmn-Grand Palais, 2016

Laurent Pfaadt

L’homme qui murmurait à l’oreille des flics, des mafieux et de…Dieu

scorseseMartin Scorsese est à l’honneur d’une magnifique
rétrospective 

Chacun a en tête une réplique ou une image d’un film de Scorsese. Du « You’re talking to me ? » de Taxi Driver aux lunettes fumées de Paul Newman dans la Couleur de l’argent en passant par les tractions de la balance tatouée dans le dos de Robert de Niro dans les Nerfs à vif, le cinéma de Martin Scorsese nous accompagne depuis toujours.

C’est dire avec quel délice on a plongé dans cette exposition qui retrace, de Who’s That Knocking at My Door en 1967 au Loup de Wall Street en 2014, près d’un demi-siècle de cinéma américain. A travers ces magnifiques photographies en noir et blanc que l’on retrouve également dans l’ouvrage très complet de Tom Shone, les extraits de films qui permettent une interactivité très réussie et les objets authentiques sortis de la pellicule comme les gants de Jake La Motta, c’est un voyage incroyable qui nous ait offert.

Décortiquant le travail minutieux du cinéaste – les story-boards ou les scénarios annotés de la main du réalisateur venus tout droit de sa propre collection de Broadway sont là pour le prouver – l’exposition s’attache à analyser les grandes lignes qui tracent, de film en film, une œuvre singulière : le rôle de la fratrie, la fragilité des rapports homme/femme particulièrement perceptible dans le Temps de l’innocence, ou le rapport à la religion catholique entre crucifixion et rédemption qu’il porta à incandescence dans la Dernière Tentation du Christ après l’avoir évoqué dans Boxcar Bertha, film moins connu avec David Carradine.

Scorsese, c’est aussi une histoire d’amour avec ses acteurs, Robert de Niro, Harvey Keitel et Leonardo di Caprio dont il aura contribué à façonner le marbre hollywoodien. Mais c’est aussi des seconds rôles de génie sans qui ses films n’auraient jamais été des chefs d’œuvres. Personne n’imagine ainsi les Affranchis ou Casino sans Joe Pesci. Ses femmes sont charismatiques et fragiles. Il n’y a qu’à se souvenir de Sharon Stone dans Casino  ou des yeux de braise de Juliette Lewis dans les Nerfs à vif.

L’exposition s’attarde également sur les coulisses de la création. Même les profanes pénétreront avec bonheur dans les arcanes de la magie Scorsese où sa technique est décortiquée, analysée. A travers la suspension des mouvements dans cette scène mythique de la Couleur de l’argent, on perçoit cette fluidité qui caractérise sa réalisation et permet de mieux comprendre à travers ceux qui l’ont influencé (Mélies, Hitchcock, Minnelli, King Vidor, Kazan, Eastwood, Rosselini ou Antonioli) que Martin Scorsese est un passeur de cinéma. Le splendide coffret édité par Arte et consacré à ses voyages dans les cinémas américain et italien permettent ainsi de comprendre les influences du maître dans ses peintures de la société américaine – notamment cette fascination des Américains pour la violence et l’illégalité que l’on retrouve dans les films de gangster – et de son propre rôle en tant que réalisateur. Enfin, n’oublions pas la musique, cette musique qui participe à la magie de son cinéma. Qui n’a pas en tête les notes de Bernard Herrmann dans Taxi Driver ou la mélodie de Georges Delerue dans Casino.

A travers sa vie et son œuvre, Martin Scorsese a apporté sa pierre – et quelle pierre ! – à l’édification du mythe américain. Little Italy et Brooklyn à New York ou Las Vegas ont installé dans l’imaginaire collectif de la planète des lieux emblématiques de la culture américaine qui sont aujourd’hui visités par des millions de personnes. La reconstitution d’une maquette de New York permet ainsi une immersion dans l’univers new-yorkais du cinéaste. Ce mythe américain qu’il a transcendé à l’écran, c’est aussi celui de ces immigrés venus sans rien, ces gens du peuple devenus empereurs du crime ou des affaires, ces self-made men qui ont prouvé que tout est possible en Amérique.

Aborder le cinéma de Scorsese, c’est enfin entrer dans cette New York cosmopolite avec ces communautés qui se côtoient, se respectent et parfois s’entretuent sur la base de valeurs basées sur le respect et la violence.

On ressort de l’exposition avec une envie irrépressible de revoir les films de Scorsese, de partir sur les traces de ses héros à New York et ailleurs. Martin Scorsese, comme avant lui Fritz Lang ou Orson Welles, prouve une nouvelle fois que le cinéma est indispensable à la vie.

Martin Scorsese,
du 14 octobre 2015  au 14 février 2016,
la Cinémathèque Française, Paris 12
e 

A lire : Tom Shone, Martin Scorsese, Retrospective, Gründ, 2014

A voir : Martin Scorsese, Michael Henry Wilson, Voyages avec Martin Scorsese à travers les cinémas américain et italien,
Arte éditions, 2015 + lien

A écouter : The Cinema of Martin Scorsese, Universal Music, 2015

Laurent Pfaadt

Velazquez et ses doubles

ChevalMagnifique rétrospective du peintre sévillan.

Le Grand Palais n’était pas trop grand pour accueillir celui qui représente à lui seul le siècle d’or espagnol. Car Diego Rodríguez de Silva y Velazquez, né à l’orée d’un XVIIe siècle qu’il allait bouleverser, révolutionna la peinture et l’art dans sa globalité. Aîné d’une famille de la petite noblesse sévillane, Velazquez montra très jeune un talent pictural prometteur et intégra l’atelier de Francisco Pacheco, peintre religieux bien établi dans cette Séville cosmopolite. Velazquez y construisit progressivement son art, se nourrit d’influences diverses, d’Alonso Cano ou du caravagisme d’un Ribera ou d’un Cavarozzi qu’il admira à Madrid. La mise en perspective de toiles ou de sculptures représentant l’Immaculée Conception (1618-1619) notamment celle conservée à Londres, permettent ainsi de mesurer ces influences.

Après un premier essai avorté, Velazquez tenta en 1623 une seconde fois sa chance à la Cour. Cette fois-ci, il bénéficia du soutien d’un autre sévillan autrement plus puissant, le comte-duc d’Olivares qui faisait alors la pluie et le beau temps à l’Escorial. Et la seconde tentative fut la bonne. Cependant, la partie ne s’annonçait pas pour autant gagnée car nombreux étaient alors les peintres de talent à la Cour.

Diego Velazquez fit exploser tout cela. Comme le rappelle Javier Portus, conservateur en chef du Musée du Prado dans l’extraordinaire catalogue de l’exposition qui tient lieu de monographie « Velazquez fut le seul à s’affranchir des contraintes qui bridaient ses collègues ». L’exposition montre ainsi parfaitement comment il révolutionna le portrait dont il devint rapidement le maître. Lors d’un voyage en Italie (1629-1630) en compagnie de Rubens, alors le grand peintre de l’Europe, il s’imprégna de la composition du Tintoret, de la couleur de Pierre de Cortone, des paysages de Poussin, et enrichit son art qui devint à son retour unique et immédiatement reconnaissable. Avec la puissance d’un Balthazar Carlos sur son poney (1634-1635), on est à des années lumières du portrait figé et froid hérité du règne de Philippe II.

Le génie de Velazquez réside dans le fait d’avoir su transcender la tradition picturale espagnole, de l’avoir sublimé sans la trahir. Velazquez fut le premier peintre du noir dont il révéla comme le fit Soulages plusieurs siècles plus tard, toutes les facettes, toutes les teintes, toutes les lumières. Ainsi la robe de la comtesse de Monterey délivre une puissance picturale jamais atteinte auparavant. La lumière portée sur ces visages encadrés de chevelures de jais ou d’épaisses moustaches, l’alliance de couleurs, les drapés ocres ou ces bleus incandescents qu’il utilisa cependant rarement comme par exemple dans le portrait de Monseigneur Camillo Massimo (1650), témoignent d’un art total, parfait.

Cet art, Velazquez le mit au service des Habsbourg d’Espagne. Sous son pinceau, Philippe IV devint immortel, sorte de double pictural du peintre avec qui il « passait de longues heures ensemble » selon Bartolomé Benassar. Directeur des Beaux-Arts voire directeur de la communication avant l’heure, à la tête de son atelier, il produisit les portraits d’une famille royale qui cherchait en Europe à assurer la stabilité de sa dynastie. L’exposition présente ainsi ces magnifiques portraits de la reine Marie-Thérèse et des infantes Marie-Anne et Marguerite. Dans le même esprit, il partit pour Rome en 1650 afin d’acquérir des toiles pour le roi qui souhaitait décorer l’Alcazar, et recruter de nombreux talents. C’est à cette occasion qu’il réalisa le célébrissime portrait du pape Innocent X figé dans une attitude mi- inquiète, mi- vénéneuse qui valut à Velazquez ce fameux « troppo vero » (« trop vrai ») du souverain pontife.

L’exposition rend également justice à Juan Bautista Martinez del Mazo qui fut, outre son gendre, son fidèle assistant, l’homme-orchestre de l’atelier, cet autre double. Ce dernier tenta de perpétuer l’œuvre de Velazquez sans pour autant la poursuivre. Ne parvenant pas à égaler le maître, Del Mazo assimila cependant le message que Velazquez délivra à l’humanité. Il laissa certaines œuvres troublantes de ressemblance même si comme l’a dit Alfred Bougeard, « le génie crée, le talent reproduit. »

Velazquez, Galeries Nationales du Grand Palais jusqu’au 13 juillet 2015

Catalogue de l’exposition : Velázquez – Grand Palais, Galeries nationales du 25 mars 2015 au 13 juillet 2015, éditions musée du Louvre, Rmn-Grand Palais.

A lire :

José López-Rey, Velazquez, l’œuvre complète, TASCHEN, 2015

Bartolomé Benassar, Velazquez, éditions de Fallois, 2015

Edouardo Mendoza, Bataille de chats, Seuil, 2014

Laurent Pfaadt