Paloma Kouider, Fanny Robillard

Enchanté par leur
disque précédent,
nous avions hâte
de retrouver le
duo. Après s’être
aventurées dans la
première moitié du
20e siècle, les deux
musiciennes
reviennent au
répertoire
romantique du 19e
siècle avec ces
œuvres de Brahms
et de Schumann. La complicité musicale des deux artistes saute
immédiatement aux yeux ou plutôt aux oreilles. Dans les
Schumann, l’entente est parfaite et permet au violon de Fanny
Robillard et au piano de Paloma Kouider d’avancer en symbiose et
non en rivalité. Dans la première sonate de Robert Schumann, le
jeu de chat et de la souris des deux instrumentistes est exquis et
prouve que le créateur de la symphonie rhénane fut aussi un
compositeur pour cordes.

Le point d’orgue est atteint avec la deuxième sonate de Brahms
dont l’interprétation toute en douceur lui confère une
atmosphère feutrée, de salon dirions-nous très agréable. A noter
la découverte de la sonate d’Albert Hermann Dietrich,
compositeur allemand et ami de Brahms dont on regrettera
qu’elle ne soit pas jouée dans son intégralité.

Par Laurent Pfaadt

Paloma Kouider, Fanny Robillard,
Brahms, Schumann,
Evidence Classics

Thomas Ades, Ades conducts Ades

Thomas Ades est
incontestablement
l’un des
compositeurs les
plus brillants de sa
génération, l’un
des plus éclairants.
Preuve en est une
fois de plus donnée
avec ce concerto
pour piano qu’il
dirige lui-même à
la tête de
l’orchestre
symphonique de Boston et enregistré pour la première fois. Dans
cette œuvre transparait à la fois les influences de Leonard
Bernstein avec ses rythmes jazzy et de Maurice Ravel, en
particulier le dernier mouvement du concerto en sol. Le piano est
porté admirablement par Kirill Gerstein qui a inspiré le
compositeur et a su utiliser sa merveilleuse maîtrise de Prokofiev
pour exprimer l’explosivité et les changements de rythmes de
l’œuvre.

La Totentanz répond à cette même logique, celle d’une fusion
entre différents mondes, au propre comme au figuré, et différents
styles où l’on perçoit toute l’idiosyncrasie musicale du
compositeur. Portée par la voix inquiétante de Mark Stone, cette
danse macabre emporte avec elle l’Or du Rhin de Wagner mais également Das Lied von der Erde de Gustav Mahler notamment
dans le dialogue des voix et bien évidemment ce Brahms si cher au
compositeur. Fascinant de bout en bout comme à chaque fois.

Par Laurent Pfaadt

Deutsche Grammophon

Une joie de courte durée

Riccardo Chailly
© Mathias Benguigui

Riccardo Chailly et
l’Orchestre de Paris ont
célébré Beethoven et sa
neuvième symphonie 

On n’a jamais entendu autant
d’hymnes à la joie à Paris
qu’en ce début d’année 2020.
La faute non pas à la crise des
valeurs européennes qui se
répand sur le continent mais
plutôt au début des festivités
du 450e anniversaire de la
naissance du génie de Bonn.

Hasard du calendrier, le concert de l’orchestre de Paris sous la
direction de Riccardo Chailly se tenait le soir même de l’entrée en
vigueur du Brexit. Un spectateur, galvanisé par l’émotion du
concert, lança même, au moment de quitter la salle, un vibrant «
No Brexit ! » comme un dernier appel à nos amis britanniques.

L’émotion avait été au préalable portée à son paroxysme par
l’excellence musicale déployée que n’aurait certainement pas
contesté un Wilhelm Furtwängler même si l’inoubliable interprète
de Beethoven aurait certainement eu quelques remarques à
formuler à son lointain disciple. Car ici, la force de la neuvième
symphonie ne résidait pas tant dans cette puissance orchestrale
et cette dimension épique que sublima le chef allemand jusqu’à la
rendre légendaire. Non, ici, pas d’emphase mais une force
tellurique tenant essentiellement au sens inné de l’harmonie que
le chef, Riccardo Chailly, l’une des meilleures baguettes du monde,
passé par le Concertgebouw d’Amsterdam et la Scala de Milan, a
su instiller à l’orchestre, entourant ainsi son interprétation d’une
magie qui opère à chaque fois.

Cela donna une symphonie vivante, pleine d’énergie et d’une
plasticité sonore assez incroyable que des vents très inspirés et
des percussions en verve ont modelé notamment dans le très
beau troisième mouvement. Un quatuor vocal de choix en
particulier la contralto Gerhild Romberger et le ténor Steve
Devislim, habitués à ces prises de rôle, accompagné d’un chœur de
l’Orchestre de Paris toujours aussi impérial, ont transformé le
final en apothéose. Tous pleuraient de joie, oubliant presque que,
de l’autre côté de la Manche, quelques-uns pleuraient pour
d’autres raisons.

Par Laurent Pfaadt

Programme de l’Orchestre de Paris à retrouver sur www.orchestredeparis.com

Laurence Garnesson

Laurence et Alma
Photo Luc Maechel

Vacuité lyrique

 

Interview et
images de l’artiste
Laurence
Garnesson
lors de
sa résidence en
février 2020 dans l’atelier de taille douce des Éditions Bucciali où elle a réalisé
25 monotypes.
https://youtu.be/b93nxp7jrTU

L’interview, à paraître dans le mensuel culturel franco-allemand Hebdoscope, est lisible ici :  http://racinesnomades.net/ephemerides/ephemeride-2020/#itw-Garnesson 

Entretien, prises de vues & montage :
Luc Maechel avec Mitsuo Shiraishi, Alma et Rémy Bucciali
Nota : les musiques sont diégétiques (radio dans l’atelier…)

L.A. Bibliothèque

Tandis que, de l’autre côté de la
planète, en URSS, le monde
assiste, horrifié, à la plus grande
catastrophe nucléaire de son
histoire, un demi-million de livres
partent en fumée le 29 avril 1986.
Revenant sur cet épisode oublié,
la journaliste du New Yorker,
Susan Orlean offre une
formidable réflexion sur le rôle et
la place des bibliothèques dans
nos vies.

Très vite, l’enquête laisse la place à une réflexion plus globale sur
ces épicentres de la connaissance que constituent les
bibliothèques. Le suspect de cet incendie, minable mythomane,
est très vite relégué dans les réserves du récit pour laisser place à
Aldous Huxley, Ray Bradbury, un tueur en série empruntant
quelques livres ou des trafiquants de drogue venus remplir leur
déclaration d’impôts mais surtout à ces innombrables agents qui,
des départements d’histoire ou des cartes, de la médiation jeune
public à l’aide sociale, nous parlent de leurs métiers. Car y
regarder de plus près, L.A. Bibliothèque est une véritable
déclaration d’amour aux livres, à la lecture et à ceux qui, chaque
jour, rende cette dernière possible.

Par Laurent Pfaadt

Susan Orlean, L.A. Bibliothèque,
Editions du Sous-Sol, 359 p.

L’Empreinte

Sans savoir pourquoi, dès l’incipit, dès la citation de Truman
Capote, ce livre vous prend aux tripes. Quelque chose va se
passer. Quelque de terrible. Quelque chose d’inattendu. Il y a
certes le meurtre du petit Jeremy en quelques minutes. La vie
volée d’un enfant en un instant. Pourquoi ? Qui l’a permis ? Mais
l’incroyable récit qui s’ouvre à cet instant précis ne fait
qu’accroître ce sentiment, celui d’une vérité qui ne veut se révéler
complètement, et qui chemine entre la vie du meurtrier et celle de
la narratrice dont l’histoire familiale va conduire cette dernière
devant la porte de cette maison, le 7 février 1992.

L’écriture puissante d’Alexandra Marzano-Lesnevich plonge
jusque dans les racines du mal pour comprendre. Jusqu’au
moment où des ténèbres jaillit une lumière. Est-on réellement
maître de notre destin ? Peut-être pas finalement. Personne ne
sortira indemne de cette lecture récompensée par le Prix du livre
étranger 2019 France Inter / JDD.

Par Laurent Pfaadt

Alexandra Marzano-Lesnevich, L’Empreinte,
10/18, 456 p.

Réflexions sur la question antisémite

Après les actes antisémites abjects
touchant des cimetières juifs
alsaciens, relire l’ouvrage du rabbin
Delphine Horvilleur tient lieu de
nécessité. Elle livre ainsi ses
réflexions sur ce poison qui, en
dépit des horreurs passées ou
présentes, demeure toujours aussi
vivace. Revenant aux sources
bibliques de ce mal pour mieux
l’expliquer, Delphine Horvilleur
rappelle que l’antisémitisme n’est
pas le problème des juifs mais bel et
bien celui des antisémites.

Tout en mettant en garde contre les tentations victimaires, elle
convoque la littérature antisémite de l’entre deux-guerres ou la
psychologie pour décrypter cette haine des juifs. Elle effectue
ainsi un intéressant parallèle entre montée de l’antisémitisme et
émancipation de la femme. Le juif est accusé d’être celui qui
empêche le tout, qui compromet l’unicité d’un groupe, d’une
nation. On comprend alors, à la lecture de cet essai brillant que le
juif est une sorte de vigie de notre société et s’en prendre à lui
revient, d’une certaine manière, à entamer notre cohésion
nationale.

Par Laurent Pfaadt

Delphine Horvilleur, Réflexions sur la question antisémite,
Le Livre de Poche, 168 p.

Pour un christianisme intempestif

Quelle place pour le
christianisme au 21e siècle ? A
cette question, l’académicien
Michael Edwards tente
d’apporter un début de réponse
dans cet essai brillant qui tient
lieu, aussi bien de traité
philosophique que d’exégèse
biblique. L’auteur de Bible et
Poésie
(2016) en appelle ainsi à
reconsidérer le christianisme
non pas comme une doctrine ou
une somme de préceptes mais
bien plus comme une expérience
sensorielle où la foi par exemple doit être un savoir, celui qui
étymologiquement renvoie à cet état de l’esprit qui sait.

Chacun doit, en dehors de toute considération religieuse, c’est-à-
dire d’obéissance à un certain nombre de dogmes, revenir au
message premier de la Bible et des Evangiles pour reconstruire sa
relation personnelle avec Dieu. Chacun doit apprendre à «
délaïciser » son rapport à la religion, en renonçant à demander à
Dieu de devoir se justifier, de devoir offrir des preuves de son
existence et à vouloir rationaliser son  message. C’est, selon
Michael Edwards, l’unique voie pour redonner une pertinence au
message du Christ et permettre aux hommes, en ces temps
d’inquiétude, de retrouver un sens à leurs vies.

Par Laurent Pfaadt

Michael Edwards, Pour un christianisme intempestif,
Editions de Fallois, 180 p.

Résistances de bureau

L’historienne Valérie Portheret
raconte l’incroyable sauvetage
des enfants juifs de Vénissieux

Le 18 avril 1942, le retour imposé
par l’Allemagne de Pierre Laval à la
tête du gouvernement français
accéléra la traque et l’arrestation
des juifs de France. Cette politique
dont le paroxysme fut atteint avec
la rafle du Vel d’Hiv des 16 et 17
juillet 1942 concerna la zone
occupée mais également la zone
libre. En Rhône-Alpes, les services
de police procédèrent ainsi à de nombreuses arrestations, en
particulier des juifs étrangers.

Alors qu’une rafle de ces derniers se prépare pour la fin d’août
1942, une poignée d’hommes et de femmes pétris d’humanisme
se font une promesse : sauver un maximum de monde et en
particulier les enfants, promesse adressée en guise de menace aux
collaborateurs de Vichy : « Vous n’aurez pas les enfants ». Hommes
d’église, catholiques – notamment l’abbé Glasberg, juif converti et
polyglotte et le jésuite Pierre Chaillet sous l’autorité du primat
des Gaules, le cardinal Gerlier – et protestants regroupés dans
l’association interconfessionnelle de l’Amitié chrétienne, femmes
intrépides telles la jeune Lili Tager ou la secrétaire générale de la
Cimade, Madeleine Barot, médecins complaisants et espions
infiltrés au sein de l’appareil d’Etat comme Gilbert Lesage, chef du
service social des étrangers de Vichy, vont alors s’activer.

L’écho de cette promesse, de ces cris d’espoir ont traversé, tel un
souffle puissant, tout le vingtième siècle avant d’entrer, voilà près
de vingt-cinq ans, dans l’oreille d’une jeune étudiante en histoire,
Valérie Portheret après sa rencontre avec Serge Klarsfled qui
signe, en compagnie de Boris Cyrulnik, cet autre enfant juif tiré
des griffes de l’Holocauste, les préfaces de l’ouvrage. La quête
qu’elle mena durant toutes ces années pour retrouver ces enfants
et qui l’amena au-delà de la simple recherche historique « sans
savoir que cette histoire absorberait une grande partie de ma vie »

aboutit à une thèse et à ce livre magnifique.

Retraçant le parcours de quelques-uns de ces enfants dont la
magnifique Rachel, cette jeune fille au violon dont la ressemblance
avec Anne Frank est proprement troublante, et de leurs parents
qu’il fallut convaincre d’abandonner leur autorité parentale,
Valérie Portheret signe un livre qui se lit comme un thriller.
Pendant ces quatre jours – du 26 au 29 août 1942 – ceux que
l’auteur appelle « les sauveteurs », ces conspirateurs de
l’humanité, vont œuvrer à coup de procédures administratives –
cette résistance de bureau – de kidnappings ou d’arnaques en tout
genre, pour extirper ces enfants des trains de la mort. Dans le
huis-clos du camp de Vénissieux où ont été internés plus de mille
juifs, Valérie Portheret tend son récit lorsqu’il s’agit de sauver tel
enfant, sortir tel autre du camp, mettre tel autre dans le car qui
doit l’emmener dans ces familles d’accueil complices. Encore un,
puis un autre avant que les sbires de Vichy ne viennent siffler la fin
de la partie en envoyant les parents vers leur funeste destination
et en ordonnant la traque de ces enfants évadés. Au final, ces
hommes et ces femmes de bien sauvèrent 108 enfants que
l’auteur rencontra en grande majorité et dont les souvenirs
tissèrent la toile de fond de ce livre poignant.

A la lecture de cet ouvrage palpitant, on ne peut que souligner
l’incroyable travail de l’historienne qui a fait de cette quête
incroyable un livre admirable qui ne doit pas tomber dans l’oubli
mais bien au contraire, offrir aux jeunes générations, matière à
s’interroger sur ce devoir de solidarité aujourd’hui méprisé. Que
cette promesse littéraire devienne une promesse éthique.

Par Laurent Pfaadt

Valérie Portheret, Vous n’aurez pas les enfants,
XO Editions, 234 p.