Des empereurs à la baguette

La Wiener Akademie célèbre la musique des Habsbourg

Septembre 1791, Prague. Toutes les têtes couronnées de l’époque
ont été réunies pour assister au sacre du nouvel empereur du Saint
Empire romain germanique, Leopold II Habsbourg, couronné pour
l’occasion roi de Bohème. Les plus grands compositeurs du moment
ont été mis à contribution pour célébrer ce moment : Mozart, le
génie de l’époque à qui il ne reste que deux années à vivre, Antonio
Salieri bien évidemment, compositeur le plus connu du continent et
Michael Haydn, frère cadet de Joseph. Alors que l’empereur entre
dans la cathédrale Saint-Guy, le kyrie de la Missa Solemnis
composée quelques onze années plus tôt se met à retentir. Chacun
retient son souffle.

Cette ambiance transparaît dans le merveilleux coffret regroupant
quelques interprétations de référence de la Wiener Akademie,
ensemble fondé par Martin Haselböck voilà trente-cinq ans.
Concentré sur les périodes baroque et pré-romantique, ce coffret,
premier d’une série baptisée Resound qui reprend les
enregistrements de la Wiener Akademie, montre combien la
musique joua un rôle primordial sous les Habsbourg. Les grands
compositeurs de l’époque furent ainsi convoqués, choyés pour
glorifier la dynastie et certaines voix comme celles de la mezzo-
soprano et alto, Elisabeth von Magnus, fille de Nikolaus
Harnoncourt dans ce premier enregistrement du Te Deum de Salieri ou Thomas Hampson, porteur de lumière dans la Messe de
couronnement de Mozart clament, de la plus belle des manières, le
triomphe des empereurs dans ces enregistrements de référence.
D’autres disques, véritables découvertes, montrent également que
certains empereurs furent non seulement de brillants interprètes
mais également des compositeurs non dénués de talent. Ainsi
Leopold Ier (1658-1705), passionné de musique, composa pour sa
première épouse, l’infante Marguerite-Thérèse, le premier opéra en
langue espagnole. Ses œuvres sacrées restent marquées d’une
solennité religieuse.

Le coffret navigue dans des univers musicaux différents qui
démontre toute la palette d’interprétation de la Wiener Akademie.
Ainsi, entre les œuvres religieuses de Johann Joseph Fux,
compositeur favori de Leopold Ier, auteur d’une très belle
Deposizione dalla Croce et l’atmosphère plus viennoise d’un
Heinrich Ignaz Franz Biber ou d’un Alessandro Poglietti, Martin
Haselböck propose un incroyable voyage dans le temps,
réinterprétant les œuvres dans les lieux où elles furent créées tel cet
incroyable disque qui reprend le programme du sacre de l’empereur
Léopold II en nous permettant, les yeux fermés, d’être là, dans
l’assistance.

Et à côté de nous, en ce jour de sacre, sous les ors de la cathédrale
Saint-Guy, se trouvait le prince-archevêque de Salzbourg,
Hieronymus von Colloredo-Mansfeld, ce protecteur que Mozart
détestait et qui lui avait commandé la Messe du couronnement. Et en
entendant le kyrie de cette dernière le religieux dut en convenir :
cette musique était bel et bien celle d’un génie aimé de Dieu. Génie
aujourd’hui parfaitement restitué dans ce merveilleux coffret.

Par Laurent Pfaadt

Musica Imperialis, Resound, Wiener Klassische Akademie,
dir. Martin Haselböck, Aparté

Les Dix Plaies du patrimoine

L’historien Peter Eeckhout signe un livre sur les dangers qui
menacent notre patrimoine. Indispensable

mosquée Alep
© Dimitar Dilkoff/AFP)

C’est un vieil adage vérifié à maintes reprises : ce que l’homme a
édifié, il peut le détruire. Bouddhas de Bâmyân par les talibans
d’Afghanistan, vieille ville d’Alep par les forces du régime Assad ou
cité de Palmyre par les soldats de Daech, ces exemples viennent
s’ajouter à une longue liste de sites ou de monuments détruits ou en
passe de l’être.

Le lecteur trouvera dans le magnifique ouvrage de Peter Eeckhout ,
docteur en histoire de l’art et archéologie de l’Université libre de
Bruxelles, vingt-trois exemples qui permettent sans être
malheureusement exhaustifs de cerner les dangers qui menacent le
patrimoine de l’humanité. Des plus connus au plus confidentiels
comme le minaret de Jâm en Afghanistan ou Nan Madol en
Micronésie, il offre aux lecteurs un voyage à la fois enchanteur grâce
aux reconstitutions 3D des différents sites proposés mais également
effrayant puisque ces mêmes reconstitutions témoignent de ce que
nous avons été capables. Ainsi nous emmène-t-il derrière le décor
pour constater comme à Hyderabad ou au pied du Palais Sans Souci
du roi Christophe en Haïti, notre impéritie collective. « Chaque tombe
saccagée, chaque mur démoli, chaque sol éventré qui portait en lui des
traces du passé, c’est une part de la mémoire de l’humanité qui disparaît à
jamais » écrit ainsi l’auteur. Didactique autant qu’instructif, son livre
recense ainsi ces fameuses dix plaies qui sont en fait treize. Il innove
par sa définition de la destruction : non plus cantonnée aux guerres,
aux idéologies et à la volonté clairement affichée de réduire en
cendres ou de piller, celle-ci renvoie à une consommation de masse
qui se décline sous diverses formes : tourisme de masse sur les sites
d’Angkor Vat au Cambodge, changement climatique, urbanisation
comme par exemple à Chinchero au Pérou, cité péruvienne menacée
par la construction d’un aéroport international, défaut de gestion ou
restauration abusive avec cette fascinante étude de cas relative à
Boukhara en Ouzbékistan, victime de ce « paradoxe terrible que cette richesse même lui coûte aujourd’hui son identité, malmenée et manipulée
pour des motifs à la fois politiques et économiques » selon Peter
Eeckhout. Même les plus beaux sites de la planète sont concernés.
Ainsi des pyramides de Gizeh, menacées par la multiplication de
constructions touristiques à commencer par le projet du GEM
(Grand Egyptian Museum) de 480 000 m2 qui, paradoxalement,
risque, à long terme, de tuer la poule aux œufs d’or. Mais parler de
long terme semble aussi vain que de ralentir la destruction du
patrimoine…

Patrimoine mondial en péril est à la fois un livre fascinant et terrifiant
car il est difficile de ne pas y voir un futur livre d’archives rappelant
ce qui fut et, malheureusement, ce qui est déjà. Doit-on voir devant
Hyderabad, intoxiquée par les gaz d’échappement, lacérée par les
fils électriques et défigurée par des boutiques sauvages, un présage
de ce qui attend peut-être sa sœur Agra et son célèbre Taj Mahal,
dans quelques décennies ou siècles ? On en frémit.

L’ouvrage rend également hommage au combat de ces millions d’hommes et de femmes déterminés à protéger le patrimoine
comme ces milices de bénévoles locaux à Leptis Magna en Libye.
Elles demeurent ainsi ce qui reste de nos consciences lobotomisées
par les quêtes toujours plus insatiables de l’argent et du
divertissement. Livre essentiel à mettre entre toutes les mains,
notamment celles des plus jeunes, à intégrer dans toutes les
médiathèques et écoles pour servir de manuels éducatifs, Patrimoine
mondial en péril doit demeurer, espérons-le, le témoignage du génie
du genre humain et non de sa folie.

Par Laurent Pfaadt

Peter Eeckhout, Patrimoine mondial en péril,
Chez Passés composés, 320 p. 2021

Ce qu’il faut dire

Comme pour souligner encore son engagement, le TNS a présenté la
création d’un texte de Léonora Miano  mis en scène par Stanislas
Nordey.  C’est une remise en mémoire des actions menées par les
Européens, non seulement pour « civiliser » les populations, en
particulier  africaines, mais aussi conquérir leurs territoires pour en
exploiter les richesses.

Il faut que ce texte soit dit, soit joué. Il est d’une force, d’une poésie
qui nous transpercent.

Sa mise en scène en trois chants nous transporte d’abord, dans le
premier intitulé « La question blanche » sur l’interrogation
fondamentale « Qu’est-ce qu’être noir ? Seuls les Blancs, les
Européens conquérant des terres sub-sahariennes ont créé cette
notion, ce concept raciste auquel on se réfère encore aujourd’hui,
malgré les dissensions qu’il suscite. C’est une conversation presque
intimiste entre une jeune femme afro-européenne et son partenaire
blanc. On est à l’écoute de ces propos où vibre chez elle la forte
revendication de son identité et chez lui son questionnement, sa
culpabilité sur le fait d’être blanc et d’avoir évoqué la couleur de la
peau de sa partenaire, comme le fait d’un racisme qui est et voudrait
ne pas être.

Tout éclate dans le second chant « Le fond des choses » qui, même s’il
se défend de l’être, nous a paru comme le réquisitoire implacable
contre les exactions commises au nom de nos valeurs de civilisation
à l’encontre des peuples conquis et rendus souvent esclaves. Car il
s’agit « d’aller au fond des choses » et Léonora Miano n’y va pas de
main morte quand elle fait dire à la comédienne qui parcourt le
plateau de long en large : « Il est important de rappeler que l’engeance
coupable d’invasion en terre amérindienne était et reste d’ascendance européenne. Et certains d’entre eux étaient français »  avant d’ajouter
entre autres accusations « L’Europe n’a jamais foulé une terre sans
songer à se l’approprier d’une manière ou d’une autre« . Elle s’interroge
aussi sur  ce nom « Afrique » pour la partie sub-saharienne de ce
continent,  nom que les peuples qui habitaient ces régions ne connaissaient pas et que les Européens lui ont donné sans les
consulter car ces gens  » dit-elle « n’étaient RIEN« . De même on s’est
partagé le territoire et on a créé arbitrairement des frontières. Sur le
mode de la scansion poétique, dans un long texte où réapparaît le
mot  « Afrique » tout est dit et précisé  sur les violence exercées
contre ces peuples dépossédés de leur territoire et d’eux-mêmes,
envoyés comme soldats, comme esclaves, assimilés de force enfin
torturés  et massacrés s’ils prétendaient relever la tête et vouloir
leur indépendance. « On ne prit pas de gants, on plongea les mains
dans le sang délibérément ». Suit alors  la longue litanie qui dit de quoi
« Afrique » est le nom, un récapitulatif poignant des actions commises
contre ce continent et ce qui en est résulté « Afrique est le nom d’une
terre dont les habitants ne sont que les locataires ».

Dans le troisième chant « La fin des fins » un comédien Gaël Baron
endosse le rôle de Maka un afro européen chargé d’apporter le
courrier  à une jeune fille également afro européenne qu’il appelle
« ma soeur ». Il lui fait part d’un rêve celui de voir s’échanger les noms 
des grands hommes célèbres  apposées sur les statues ou sur les
noms des rues contre  ceux des persécutés des pays colonisés, des
résistants à l’esclavage. Elle l’écoute, perçoit sa douleur  le sent
proche du ressentiment. Alors elle suggère un autre point de vue, il
faut assigner aux peuples de la terre « que furent héroïques, non pas
ceux qui crurent soumettre les autres mais ceux qui arrachèrent à
l’oppression leur humanité « , ajoutant, « c’est parce qu’ils créèrent,
dansèrent, prièrent sur le dos de la férocité. Ce qu’il faut refuser c’est
l’ensauvagement du monde » La question reste en suspens pour Maka
répétant « Comment fraterniser quand les héros des uns sont les
bourreaux des autres« .

Autant de mots, de phrases  qui  se sont inscrits profondément en
nous  car il nous semble essentiel qu’il ne faut rien dissimuler ni
renier de la mémoire commune.

Les trois comédiennes,  sorties de l’Ecole du TNS en Juin 2019,
Mélody Pini, Océane Caïraty, Ysanis Padonou, chacune responsable
d’un chant, ont fait preuve d’une grande conviction dans leurs dires
et leurs attitudes , soutenues de façon remarquable et pertinente
par les compositions du musicien Olivier Mellano interprétées par la
percussionniste Lucie Delmas.

Une standing ovation a récompensé ce spectacle. Il ne pouvait en
être autrement  tant le propos était fort, la mise en scène et
l’interprétation des plus justes.

Par Marie-Françoise Grislin

Représentation du 6 novembre 2021

Not all cats are grey

Et oui, tous les chats ne sont pas gris. Ils peuvent surtout être noirs
notamment lorsqu’ils sont musicaux. Avec ce disque, préparez-vous
à une plongée absolument fascinante dans la musique de chambre
contemporaine. Après un premier disque remarqué consacré à
Haydn, le quatuor Hanson, addition réussie de jeunes prodiges,
emprunte aujourd’hui ces trois sentiers musicaux en nous délivrant,
à chaque fois, des interprétations de haute volée. L’auditeur aura le
choix : une course à l’abîme dans cette forêt ténébreuse de Ligeti qui
semble se refermer sur l’auditeur et ce tempo qui sonne comme un
tocsin ; une danse macabre qui confine au sabbat de sorcières avec
Bartók et un songe plus ou moins hanté chez Dutilleux. On en
ressort fasciné, envoûté. De quoi remettre le disque ? Après un
regard derrière soi, oui.

Par Laurent Pfaadt

Not all cats are grey, Ligeti-Bartók- Dutilleux, Quatuor Hanson,
Aparté

Le quatuor Hanson sera en concert lors de la Biennale du Quatuor à la Philharmonie de Paris, le 19 janvier 2022.

Chroniques d’une désillusion

Il y a trente ans, le 26 décembre 1991, les présidents de la fédération de
Russie, de l’Ukraine et de Biélorussie actaient, non loin de Minsk, la
dissolution de l’URSS. Au même moment, Mikhail Gorbatchev, dernier
secrétaire général devenu président de l’URSS démissionnait. Pour
beaucoup, ces actes marquèrent la fin d’un engagement, d’une utopie, le
communisme. Pour d’autres vint le temps de l’introspection sur ce que
François Furet appela dans un essai demeuré célèbre paru en 1995, le
passé d’une illusion. S’ouvrit alors une période de changements, de
bouleversements que nous vivons encore. Quelques conseils de lecture
pour commémorer cet anniversaire.

John Lewis Gaddis, La Guerre froide
traduit de l’anglais par John Edwin Jackson,
éditions Les Belles Lettres, 368 p.

« Une seule planète partagée par des superpuissances qui ont en commun
le pouvoir de s’éliminer réciproquement mais qui, désormais, partagent
un intérêt dans la survie l’un de l’autre ». Cette phrase tirée de l’ouvrage
de référence de John Lewis Gaddis, professeur d’histoire militaire et
navale à l’université de Yale, résume bien cette période de l’histoire
contemporaine qui s’acheva ce 26 décembre 1991. A travers un livre
où la petite histoire côtoie magnifiquement la grande, John Gaddis
fait ainsi revivre cette époque où deux superpuissances faillirent
plonger le monde dans un nouveau conflit. Puisant dans un certain
nombre d’archives inédites, son style très factuel mais très vivant
permet de démystifier les grands évènements de la guerre froide, de
la construction du mur de Berlin à sa chute en passant par le voyage
de Nixon en Chine et l’élection du pape Jean-Paul II tout en
proposant une réflexion de fond sur les grands enjeux dont nous
subissons encore les conséquences.

Witold Szabłowski, Les ours dansants, de la Mer Noire à la Havane, les déboires de la liberté
Editions Noir sur Blanc, 2021, 240 p.

De Sofia à Tirana et de Belgrade jusqu’à Gori, la ville natale de
Staline, en passant par Athènes, Londres et Cuba, l’auteur,
journaliste polonais maintes fois récompensé, notamment par le prix
du journalisme du Parlement européen, Witold Szabłowski,
interroge des femmes et des hommes sur la difficile transition de
leur pays vers la démocratie et l’économie de marché. Il nous montre
parfois que loin de tendre vers la liberté et la démocratie, ce chemin
périlleux peut également mener à l’autoritarisme et à la dictature.
Comme un ours élevé en captivité qui, en retrouvant la liberté, se
retrouve assailli par un certain nombre de dangers.

Sergueï Lebedev, Les hommes d’août
traduit du russe par Luba Jurgenson
Editions Verdier, 2019, 320 p.

L’histoire de roman hybride entre polar, chronique et fantastique
débute après la tentative de putsch menée par la frange
conservatrice du PCUS autour du chef du KGB, Vladimir
Krioutchkov en août 1991 et s’achève avec l’arrivée de Vladimir
Poutine en 1999. Le héros du roman arpente les terres de l’URSS
pour retrouver les traces de disparus mais également celles de ses
racines. Ce voyage dans le temps et l’espace décrit par l’un des
écrivains russes les plus prometteurs montre combien il est difficile
de faire table rase du passé et surtout qu’il ne suffit pas de
descendre un drapeau dans une tombe et d’en hisser un autre. Car
avec lui remonte invariablement les morts, les fantômes d’un passé
que l’on croyait révolu. Ces hommes d’août qui, finalement, ne
disparaissent jamais.

Olivier Rogez, Les hommes incertains
Editions Le Passage, 2019, 380 p.

Krioutchov possédait ses sbires et notamment Iouri Nesterov,
colonel du KGB et héros fictif du palpitant roman d’Olivier Rogez,
ancien correspondant à Moscou. Mais Nesterov est fatigué,
désabusé. Comme ce régime qu’il sert et se délite. En compagnie de
son neveu, Anton, venu pour l’occasion à Moscou, ils assistent tous
deux à la lutte que se livre Gorbatchev et Eltsine sur les décombres
de cet empire devenu un astre mort. Avec une plume pleine d’action
et de rythme, le lecteur s’assoit alors dans cette loge de l’histoire et
contemple ces hommes incertains jouer l’URSS à la roulette russe.
Nos héros arpentent chacun à leur manière, dans les vapeurs
d’alcool pour Iouri, dans les brumes de visions mystiques pour
Anton, les couloirs obscurs d’une comédie du pouvoir en compagnie
d’une galerie de personnages absolument fascinants qui animent
cette saga passionnante.

Irina Flige, Sandormokh : Le livre noir d’un lieu de mémoire
traduit du russe par Nicolas Werth
Les Belles Lettres, 2021, 168 p.

Ce livre magistral retrace l’enquête et les travaux de l’historienne
Irina Flige, de son mari ainsi que de Iouri Dmitriev, historien des
goulags aujourd’hui en prison sur un charnier de la Grande Terreur
stalinienne à Sandormokh en Carélie (nord-ouest de la Russie). Mais
celui-ci est devenu un tombeau qui s’est refermé sur l’histoire et sur
ceux qui tentèrent d’en révéler l’existence. Sandormokh montre ainsi
combien il est difficile de faire la lumière, aujourd’hui, sur la vérité
historique d’un passé ressuscité. Véritable manifeste sur le travail de
mémoire nécessaire à toute société pour avancer et aux familles des
victimes pour faire leur deuil, ce livre est aussi un cri lancé contre les
mensonges historiques, le travestissement de l’histoire et cet oubli
dans lequel on tente de précipiter l’association Memorial ainsi que
ses responsables, présents et passés, lorsqu’ils s’approchent trop
près de la vérité.

Svetlana Alexievitch, La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement
traduit du russe par Sophie Benech
Chez Actes Sud, 2013, 544 p.

Comment ne pas évoquer le livre de la prix Nobel de littérature
2015, prix Médicis essai 2013 et meilleur livre de l’année pour le
magazine Lire. Dans ce brillant essai à tous points de vue, l’auteur
est allé à la rencontre de ces Russes qui, en un clin d’œil, ont changé
de monde, d’époque, de paradigme. Comme à son habitude, Svetlana
Alexevitch a agrégé des morceaux de vie pour composer une
nouvelle symphonie magistrale après Les Cercueils de zinc et La
Supplication. A la manière de celles de Chostakovitch, avec ses
mouvements tantôt lents, tantôts rapides, son œuvre est à la fois
grandiose, tragique, brutale et attachante. Et celle de l’homme
rouge, avec sa dimension crépusculaire confine au génie.

Alexeï Ivanov, Le dernier afghan
traduit du russe par Raphaëlle Pache
Editions Rivages noir, 2021, 640 p.

Enfin le roman noir offre souvent la possibilité de comprendre, à
travers le destin d’un personnage, les mutations à l’œuvre dans une
société et surtout la tragédie de l’histoire. Celui de Guerman,
« l’Allemand », ancien soldat de la guerre d’Afghanistan, vétéran
d’une armée qui n’existe plus devenu mercenaire du crime organisé
est assez emblématique. A travers le braquage qu’il organise à son
profit se lit celui d’une URSS par des hommes sans foi ni loi. Son
destin est à l’image de cette désillusion : celle d’un avenir porteur
d’espoir qui ne profite qu’à quelques-uns. Celle où la fin de l’histoire
a signifié avant tout la fin de sa propre histoire.

Par Laurent Pfaadt

de grands noms du romantisme allemand et nordique

Schumann, Mendelssohn, Brahms, Grieg, Sibelius : durant le mois
de décembre, de grands noms du romantisme allemand et
nordique étaient à l’affiche des concerts d’abonnement de
l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg.

Aziz Shokhakimov
© Jean-Baptiste Millot

Au programme de leur concert de Noel, l’OPS et son chef Aziz
Shokhakimov avaient inscrit l’oratorio Christus de Mendelssohn ainsi
qu’une des symphonies pour cordes de jeunesse. Écrite pour quatre
voix solistes, chœur et orchestre, l’œuvre que son auteur laissa
inachevée en 1847 lorsqu’il mourut dans sa trente huitième année
témoigne de sa grande aisance dans l’écriture vocale. L’influence de
Bach y est notable, notamment celle de la Passion selon Saint-
Mathieu que le jeune Mendelssohn avait exhumée et jouée à Leipzig
en 1829, devant un parterre où figuraient entre autres le poète
Heine et le philosophe Hegel. Quant à Christus, son dernier oratorio,
il ne sera donné que bien après sa mort, en 1852. Dans le concert
strasbourgeois du 10 décembre, que nous avons pu entendre la
veille lors de la générale, on remarque d’abord un très bon quatuor
vocal. Shokhakimov se montre particulièrement soucieux de la
clarté de la partie orchestrale et de la justesse du chœur
philharmonique de Strasbourg, tout en préservant la beauté
mélodique de l’œuvre. Dans la symphonie pour cordes n°12 en sol
mineur, composée à l’âge de quatorze ans (donc avant le génial Songe
d’une nuit d’été), le chef souligne la fraîcheur et la juvénilité de la
partition, écrite pourtant dans une tonalité assez sombre.

Intercalés entre cette partition de jeunesse et l’oratorio tardif de
Mendelssohn, le programme comportait aussi Advent de Walter
Braunfels, compositeur allemand de la première moitié du XXè
siècle, qui gagna en son temps une certaine notoriété grâce à son
opéra Die Vögel. Tiré de la pièce d’Aristophane Les Oiseaux, il figure
au programme de l’Opéra du Rhin, en janvier 2022. Advent, fragment
de Das Kirchenjahr, série de cantates épousant le déroulement de
l’année liturgique, est une pièce orchestrale et vocale à la sonorité
agréable, presque voluptueuse, à défaut d’offrir autre chose. Elle
précédait une des grandes œuvres de Brahms, les Variations sur un
thème de Haydn, répertoire dans lequel on était curieux d’entendre
Shokhakimov. Il en propose une interprétation verticale, mettant en
valeur l’harmonie contrapunctique au détriment d’un certain
velouté mélodique, dans une couleur générale très claire.

Une semaine auparavant, les 2 et 3 décembre, Alexandre Tharaud, pianiste en résidence durant la saison 2021-2022, jouait le concerto
pour piano de Grieg. Connaissant les grandes qualités mélodiques et
poétiques du pianiste, on est un peu surpris, dès les premières
mesures, par la puissance et la force qu’il insuffle à l’œuvre. Cela
étant, durant le premier allegro et l’adagio, on se prend volontiers à
ce jeu pianistique, bien relayé par l’orchestre et la direction de
Shokhakimov, avant d’être décontenancé par un dernier mouvement
dont le pianiste savonne bizarrement le thème introductif avec une
répartie orchestrale dont la violence un peu confuse semble ici hors
de propos.

Le concert avait débuté par une œuvre rarement jouée, l’ouverture
de Hermann et Dorothée composée par Schumann en 1851. Inspirée
de l’œuvre éponyme de Goethe, dont l’action se situe durant les
guerres révolutionnaires françaises en Allemagne, la musique
déploie un entrelacs de thèmes mélodieux entrecoupés d’une
Marseillaise aux accents inquiétants, dans une atmosphère étrange
typique du dernier Schumann. Pour finir, une très grande
interprétation de la première symphonie de Sibelius, longuement
applaudie par le public et par les musiciens d’un orchestre
visiblement conquis par son directeur. Dès le solo introductif de la
clarinette (magnifiquement donné par Jeremy Oberdorf), on devine
que le chef opte pour une conception particulièrement âpre, sombre
et anguleuse de l’œuvre. On pense davantage au finlandais Paavo
Berglund qu’à l’américain Léonard Bernstein, pour évoquer deux
grands noms de l’interprétation sibélienne. Retenant les cuivres
dans une couleur blafarde et jouant sur la puissance des cordes et
des bois, Shokhakimov fait preuve d’un art du clair-obscur
consommé. Ainsi abordée, cette symphonie de jeunesse fait déjà
entendre un Sibelius de la maturité, quand le sentiment humain fusionne avec la minéralité du monde.

Par Michel Le Gris