Un éclat de soleil sur Paris

La Maison du Danemark invite à découvrir l’art des îles Féroé

Hansina Iversen. Sans titre, 2021. 140 x 190 cm

C’est un tout petit archipel – à peine plus de 50 000 habitants – et
pourtant d’une vitalité artistique exceptionnelle comme en
témoigne cette exposition présentée au Bicolore, la plateforme d’art
contemporain de la Maison du Danemark. Empruntant le titre de
l’exposition au poète danois Thomas Kingo (1634-1703), elle met en
lumière quatre artistes sélectionnés par la commissaire de
l’exposition, Kinna Poulsen : Ingalvu av Reyn, sorte de père
fondateur de l’art féroïen et héraut d’un naturalisme artistique,
Hansina Iversen, présente à l’occasion d’un Artist Talk, Zacharias
Heinesen, artiste majeur des Féroé qui résida par deux fois à la cité
des arts de Paris et Rannva Kunoy. Immédiatement, les influences
sautent aux yeux : Cézanne dans Reyn, abstraction américaine chez
Iversen dont les couleurs et en particulier ce rose qui enveloppe
cette nouvelle série de toiles rappelle un Willem de Kooning qu’elle
vit à New York et Nicolas de Staël chez Heinesen. Pour beaucoup
d’artistes féroïens, la France et Paris tout particulièrement
constituèrent des sources d’inspiration majeures. Autant dire que
cette exposition constitue une sorte de retour aux sources.

L’art féroïen n’ayant qu’une petite centaine d’années, Kinna Poulsen
a décidé de mettre l’accent sur sa florissante création
contemporaine. Si la nature constitue toujours un vecteur créatif
important, les toiles présentées se signalent par leur lumière
jaillissante, avec des couleurs saturées chez Iversen ou un jeu
tridimensionnel absolument fascinant, particulièrement marqué
chez Kunnoy notamment dans cette incroyable Study qui dispense
un jaune magnétique. Hansina Iversen qui s’est formée en Islande et
en Finlande est ainsi revenue sur sa conception de l’art, sur son
travail consistant à « construire un monde dans le monde, un espace
dans l’espace » dans lequel, elle travaille une peinture à l’huile qui
permet plus de transparence tout en libérant ses mouvements qui
dessinent de merveilleux aplats. Mais elle confesse également que
l’environnement impacte également son art, d’où son retour dans
ses Féroé natales afin de permettre « l’accomplissement de mon
langage artistique, de mon identité pour être moi-même ».

Une commissaire d’exposition, une artiste peintre perdue dans un
monde d’hommes, une traductrice et une journaliste danoise. Un
directeur du Bicolore qui salue le public d’un « Bonjour Madame,
Monsieur et Troisième genre ». Une fois de plus, le Danemark a été
plus qu’un éclat de soleil mais bel et bien un phare. Et dehors, une
lumière comme venue du Nord baignait la plus belle avenue du
monde. Comme pour illuminer cette belle découverte picturale à ne
pas rater.

Par Laurent Pfaadt

Un éclat de soleil, Art des îles Féroé, Le Bicolore,
Maison du Danemark, 142 avenue des Champs-Elysées
75008 Paris
Jusqu’au 13 mars 2022

Shostakovich: String Quartets no.3 & no.8

Parmi la nouvelle génération de quatuors qui a émergé ces dernières
années, le Novus Quartet mérite une attention toute particulière.
Au-delà de l’excellence des talents réunis, son approche des œuvres
interprétées est particulièrement intéressante. Formé en 2007 par
quatre musiciens coréens, il semble avancer dans une temporalité
musicale en puisant à chaque fois dans ses expériences précédentes
matière à nourrir les suivantes comme un voyage musical où
l’instant joué conserve le souvenir d’accords passés.

Leurs troisième et huitième quatuors de Chostakovitch procèdent
de cette logique presque filiale. Leurs interprétations ont comme
capté la queue de comète webernienne de leur disque précédent
pour la projeter dans l’astre noir du compositeur soviétique. Comme
un Mahler inspirant les symphonies de Chostakovitch. Il y a quelque
chose de tout à fait particulier et de fascinant à écouter ces
quatuors. Dans le même temps, les passages mouvementés sont
presque hitchcockiens, notamment dans le 8e. Grâce à une prise de
son une fois de plus exceptionnelle (dans les studios de la SWR), ces
deux quatuors superposent à merveille l’angoisse passée d’un
homme et celle, présente, d’une époque. Une résonance qui confine
à l’exceptionnel.

Par Laurent Pfaadt

Quatuor Novus, Shostakovich: String Quartets no.3 & no.8,
Aparté

Portrait de l’artiste en poète

Génie de la peinture, Pablo Picasso fut également l’auteur d’écrits remarquables réunis dans ce nouveau volume de la collection Quarto

Tout le monde connaît le peintre le plus célèbre du 20e siècle.
Chacune de ses expositions attire des millions de visiteurs. Mais peu
en revanche savent qu’il écrivit une multitude de textes poétiques,
des fulgurances d’une beauté stupéfiante, aujourd’hui reunis dans ce
volume absolument magnifique de la collection Quarto.

Regroupant plus de 340 textes poétiques ainsi que deux pièces de
théâtre, Le Désir attrapé par la queue (1945) et Les Quatre petites filles
(1968), écrits entre 1935 et 1959, ce livre complète, grâce à un
certain nombre d’inédits puisés dans les musées Picasso et dans des
collections privées, l’édition aujourd’hui épuisée du livre d’art
consacré à ses Ecrits en 1989 et coordonnée par Michel Leiris. Ces
textes inscrivent ainsi Pablo Picasso dans plusieurs temporalités :
artistiques bien évidemment où le peintre évoque son rapport à la
peinture mais également sa relation aux écrivains et poètes de son
temps qui virent très tôt en lui l’un de leurs pairs. Historiques
ensuite où les mots de Picasso, sans jamais être explicites,
reviennent tels des aplats sombres sur une guerre d’Espagne qui
s’acheva avec la victoire de Franco – « le roi a mis sa robe de mariée et
paré d’anémones ses cheveux mais le long voile de plomb l’immobilise et
l’écrase » – et sur la seconde guerre mondiale présente dans le Cahier
Royan. Pendant ces années 1935-1940 où même « la lumière se cache
les yeux devant le miroir », sa production s’intensifia comme si l’écrit
devenait pour lui une sorte d’exutoire à cette trop grande souffrance
que la peinture ne parvenait plus à absorber.

Un certain nombre de personnages traversent ses textes, en
particulier les figures de Dora Maar « diablement séduisante dans son
déguisement de larmes et chapeautée à merveille » (18 février 1937)
dont le livre puise abondamment dans l’ancienne collection, et de
Françoise Gilot, « ma femme chérie et la mère de mes enfants Claude et
Paloma que j’aime tellement » (12 avril 1951). Mais également tous
ces poètes et écrivains qui se succèdent dans l’ouvrage, formant un
aréopage de génies, d’Apollinaire qu’il rencontra à Ilya Ehrenbourg
en passant par Max Jacob, André Breton et moins connu, Aimé
Césaire. Car, à y regarder de plus près, Picasso apparaît comme le
double inversé d’un Guillaume Apollinaire et de ses fameux
calligrammes.

Christine Piot, qui a coordonné ce volume avec Marie-Laure
Bernadac, prévient : « Gardons-nous de demander à ce qu’il a écrit la
vérité de ce qu’il a peint. Les poèmes de Picasso ne sont pas la
transcription de ses tableaux » Certes oui, cependant des similitudes
apparaissent comme des repentis poétiques cachés dans sa peinture
et dessinent une œuvre à plusieurs dimensions qui prend tout son
sens à force de la contempler. Faisant fi de l’orthographe et de la
grammaire comme des codes de la perspective qu’il transgressa,
Picasso assume son impuissance face à la force créatrice de l’art :
« La peinture est plus forte que moi / Elle me fait faire / Ce qu’elle veut ».
Et à la lecture de ces textes, sa poésie semble effectivement obéir à
la même logique.

Ce livre absolument fabuleux, est un véritable musée de papier que
l’on parcourt à foison, s’attardant ici sur telle ou telle œuvre,
parcourant là tel manuscrit ou lettre. Un livre sans fin qui se lit dans
tous les sens, se débute et s’achève à n’importe quelle page. Picasso
est omniprésent mais jamais écrasant. Il survole le lecteur, l’invite à
entrer dans son œuvre selon son bon plaisir, à travers la description
d’un repas, la manière de se torcher le cul de façon propre et
élégante ou dans l’analyse de cet Enterrement du comte d’Orgaz
(1978) qui passe du théâtre à la poésie avec le consentement
implicite du grand Greco.

En 1931, Picasso illustrait le Chef d’œuvre inconnu de Balzac. Voici
celui du peintre enfin révélé entre nos mains…

Par Laurent Pfaadt

Pablo Picasso, Ecrits 1935-1959, édition présentée et annotée par Marie-Laure Bernadac et Christine Piot,
collection Quarto, Gallimard, 936 p.

Regarde-moi

Reclus dans son appartement de banlieue, un homme, raciste et
bourré de médicaments, rumine sa haine et sa frustration. Dans
l’une des pièces de l’appartement, il voue un culte à sa sœur, Eva,
morte prématurément. Il vomit les immigrés et n’aspire qu’à une
chose : se débarrasser d’eux. De sa fenêtre, il observe ses voisins et
notamment une famille de narco-trafiquants paraguayens dont la
fille, Irina, semble animée de cette « même tristesse absente ».

Auteur remarqué des Oreilles du Loup, Antonio Ungar débute ce
thriller comme un film d’Hitchcock, comme une sorte de Fenêtre sur
cour. Tandis qu’il murit sa vengeance à l’encontre de ces étrangers
qui l’entourent, le narrateur observe Irina, prisonnière de sa famille
et se prend d’affection pour elle. Il n’a pas réussi à sauver sa sœur, il
sauvera Irina, l’extirpera de ses brutes de père et frères. Le transfert
est ainsi parfaitement construit par l’auteur.

Le narrateur s’enfonce alors dans une obsession et une paranoïa
sans retour possible. La violence et le sexe qui traversent toutes les
pages finissent par se répandre dans l’encre de l’auteur pour ne
former qu’une seule et même matière. Alors qu’il rencontre, séduit
et possède Irina, le lecteur hésite : le pouvoir rédempteur de l’amour
ne pourrait-il pas inverser le cours funeste du récit et sauver le
narrateur de sa folie meurtrière ? Mais ce dernier est descendu trop
profondément dans ces ténèbres qui le recouvrent. Et lecteur, ne
distinguant plus le vrai du faux, la réalité de la folie, tente de
s’extirper du piège littéraire tendu magnifiquement par Antonio
Ungar. Il y parviendra, au terme d’une scène finale d’une incroyable
violence, non sans séquelles littéraires…

Par Laurent Pfaadt

Antonio Ungar, Regarde-moi, Collection Notabilia,
Aux éditions Noir sur Blanc, 288 p.

Scream

Scream
Un film de Matt Bettinelli-Olpin et Tyler Gillett

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est SCREAM-1-1.jpg.

Voilà près de 25 ans que le regretté Wes Craven (disparu en 2015) nous offrait Scream, premier film d’une saga qui allait engendrer de nombreuses suites et même une série pour le petit écran.

Véritable phénomène à sa sortie, le film allait remettre le sous-genre du slasher au goût du jour. Mais le long-métrage se distinguerait en proposant un étonnant mélange des genres, associant la comédie, le whodunit et le slasher. Le public serait au rendez-vous, même si certains puristes se permettraient de critiquer cette atteinte au slasher initial. Très vite (l’année suivante, en 1997) une suite serait projetée, suivie trois années après d’un troisième opus. Avec toujours le même accueil enthousiaste. Bien des années plus tard (en 2011), un quatrième épisode verrait le jour, mais ne rencontrerait pas le même succès. Le temps se serait écoulé, et le public seait passé à autre chose. Nous voilà aujourd’hui dix années plus tard, à nous demander quel accueil réserver à ce cinquième long-métrage, qui se veut plus dans le prolongement de l’œuvre originale qu’une énième séquelle ?
La scène d’ouverture ramène le spectateur loin dans le passé. Une jeune fille seule dans sa cuisine, et soudain la sonnerie stridente d’un téléphone. Nous sommes à Woodsboro, vingt-cinq années après les événements tragiques ayant coûté la vie à de nombreuses personnes. Billy Loomis et Stu Macher, les deux psychopathes derrière les massacres de l’époque, sont bel et bien morts (ou pas?), et quelqu’un a décidé d’endosser la panoplie complète de Ghostface. La suite on la connaît, elle rappelle le premier film. Dans le bon sens du terme. Matt Bettinelli-Olpin et Tyler Gillett savent comment suivre leur personnage et utiliser au mieux l’espace pour susciter la peur. Par la suite ils le prouveront à plusieurs reprises. Ghostface apparaît donc très vite, mais nous laisse une impression bizarre (un brin empoté, non ?). La jeune fille s’appelle Tara, elle s’en remettra mais restera bien amochée. Sa sœur Samantha viendra aussitôt à son chevet, accompagnée de son petit ami (Jack Quaid, fils de Dennis Quaid et Meg Ryan, connu pour sa participation à la série The Boys et aux deux premiers Hunger Games notamment) et se mêlera à un sympathique petit groupe d’amis. Lesquels fourniront à Ghostface un vivier de potentielles victimes.
Le décors est planté, il ne reste plus qu’à faire interagir tout ce petit monde en faisant surgir le croquemitaine au moment où on ne l’attend plus (ou au contraire là où on l’attend le plus, mais d’une manière inhabituelle). Les réalisateurs s’appuient sur plusieurs piliers pour mener à bien la « résurrection » du mythe de Ghostface. Ils reprennent ainsi de nombreux éléments ayant contribué au succès de la franchise. Le croquemitaine au goût prononcé pour les armes blanches est bien là, les étudiants insouciants et prévisibles lui servant de proies également. Mais les agissements du premier ont changé, ils sont un peu brouillons par moment. Les fausses pistes abondent, et les méta commentaires sont nombreux. Ce dernier point ne pouvait être oublié, tant il fait partie de l’identité de la saga.
Pour consolider l’ensemble, Matt Bettinelli-Olpin et Tyler Gillett ne laissent pas de temps mort à leurs personnages. Le lien avec le premier film est fait de manière très directe, « attachante » et originale. Et si ce n’était pas suffisant, les metteurs en scène ont eu l’idée de faire revenir trois personnages-clefs de l’histoire originale, qui reprennent du service aussi naturellement que possible. Neve Campbell reprend donc le rôle de Sidney Prescott, Courteney Cox celui de Gale Weathers, tandis que David Arquette retrouve l’uniforme de Dewey Riley. Chaque comédien a ainsi l’occasion de retrouver son personnage d’une manière assez naturelle, merci pour la nostalgie. Mais la démarche n’est pas artificielle et semble sincère de la part des deux cinéastes. Ils donnent à chacun l’occasion de revenir sur le lieu du drame, avec une sérieuse carte à jouer.
Ce Scream ne réinvente pas le genre, celui-ci n’en a d’ailleurs pas besoin. Mais il raconte une nouvelle histoire tout en proposant un hommage plutôt bien ficelé à l’œuvre originelle. Et que dire de la manière dont le personnage de Samantha est relié à celle-ci, si ce n’est que c’est une bien belle manière de faire revivre les fantômes du passé !!!

Jérôme Magne

Deux amis

Nous retrouvons Stanislas Nordey dans le spectacle écrit pour lui et
pour Charles Berling par Pascal Rambert, auteur associé au TNS et
que nous connaissons bien pour avoir vu ici plusieurs de ses oeuvres.
Il est en quelque sorte un »spécialiste » des histoires de rencontre. On
se rappelle de « Clôture de l’amour » avec Stanislas Nordey et Audrey
Bonnet. Dans cette pièce il s’agit  de la rencontre entre deux amis,
deux metteurs en scène que l’on va redécouvrir identiques à eux-
mêmes puisque leurs prénoms jailliront au cours de leurs échanges,
néanmoins quelque peu transfigurés par le jeu auquel ils doivent se
prêter à l’instigation de l’auteur qui en fait les protagonistes de cette
pièce. Deux amis certes mais à qui, d’entrée de jeu on propose une
querelle de professionnels puisqu’il va être question de « monter » les
« Quatre Molière » comme l’avait fait Antoine Vitez, un des grands
maîtres de la mise en scène vis à vis duquel ils ont tous les deux une
profonde admiration. Ils ne sont pas d’accord sur la scénographie et
leurs échanges sont peu amènes et leur donnent l’occasion de
dérisionner journalistes et critiques.

L’audace de cette pièce est de mêler amour et théâtre, de reproduire
avec acuité et parfois de façon violente et crue la relation très
tendre mais aussi très tendue entre ces deux hommes au caractère
entier qui ne s’épargnent pas. Preuve s’il en fallait  cette crise de
jalousie qui surgit chez Charles quand il surprend par inadvertance
un message sur le portable de Stan. La crise frise le délire avec tous
les fantasmes qui l’envahissent et que Stan qui garde son sang-froid
essaie  de juguler.

C’est un pur moment de Théâtre, les deux comédiens se prêtant au
jeu avec maîtrise et talent, l’un dans l’excès, l’autre dans le calme
jusqu’à ce qu’à son tour comme pour de défouler Stan se mette à
tout casser.

On n’en restera pas là. plus tard dans le temps on verra Charles aux
portes de la mort et durant cette agonie le dévouement, la
compassion, l’amour dont Stan fait preuve vis à vis de lui  et qui sont
tout simplement poignants.

Alors, cette pièce comme le reconnaît l’auteur est bel et bien une
pièce d’art, de guerre, d’amour, de mort qui a retenu et bouleversé
un public fasciné de retrouver en parfaits comédiens deux hommes
de théâtre bien connus, interprétant avec conviction, humour et
sensibilité des situations aussi vraisemblables par certains côtés
qu’improbables par d’autres.

Par Marie-Françoise Grislin

Représentation du 24 novembre 2021 au TNS     

L’empereur de la bande-dessinée

A l’occasion de son centenaire, un livre revient sur la figure de
Jacques Martin, créateur d’Alix et de Lefranc

C’est très certainement l’un des Alsaciens qui vendit le plus de livres
au monde. Environ 16 millions d’exemplaires en plus de quinze
langues. Antiquité, Moyen-Age, monde contemporain, ses héros
traversèrent l’histoire pour arriver jusqu’à nous. Telle fut
l’incroyable destinée de Jacques Martin, le génial créateur d’Alix,
Jhen et Lefranc racontée magistralement par Patrick Gaumer dans
sa très belle monographie.

Né en 1921 à Strasbourg, Jacques Martin se tourne d’abord vers le
théâtre avant de s’orienter vers une bande-dessinée qui produisit
avec la ligne claire belge, quelques-uns des grands monstres sacrés
du 9e art. A commencer bien évidemment par la légende Hergé qui,
en croisant Jacques Martin, lui dit : « Ah, Martin, c’est vous ? Eh bien
vous avez encore beaucoup de progrès à faire… ». Il n’empêche, après
avoir fait ses armes chez Bravo, Jacques Martin entre au journal de
Tintin, révélateur de talents, et au Lombard de Raymond Leblanc qui
lui propose d’éditer les aventures d’un jeune Romain.

Le 16 septembre 1948 naît Alix. Démarre alors une folle aventure de
plus d’un demi-siècle où les albums se succèdent. Jacques Martin
enchaîne les succès, se voit étudié par des professeurs d’université
et se lance dans de nouvelles aventures temporelles avec Lefranc
(1952) et Jhen (1978). Si bien qu’Hergé révise son jugement et
intègre l’Alsacien aux studios Hergé entre 1954 et 1973. Il travaille
sur l’Affaire Tournesol – on lui doit l’histoire du sparadrap du capitaine
Haddock – et Coke en Stock. Puis, en rejoignant Casterman, l’éditeur
historique d’Hergé, Jacques Martin obtient une nouvelle revanche.

Alix traverse ainsi le livre dont on suit avec passion les évolutions et
les péripéties. L’ouvrage présente ainsi nombre de planches
originales et il est passionnant d’observer l’évolution du dessin d’un
Jacques Martin soucieux des détails, des accessoires, des costumes.
Album après album, cette lente maturation scandée par la Griffe
noire, le Dernier spartiate et les Légions perdues atteint des sommets à
partir de Iorix le Grand, le 10e opus (1972). Et en tournant les pages,
le lecteur découvre avec délice les couvertures désormais cultes du
Dernier spartiate ou d’Alix l’Intrépide mais également le scénario
manuscrit du Prince du Nil. Patrick Gaumer a eu accès à un certain
nombre d’archives inédites notamment familiales pour faire
cohabiter dans son récit le dessinateur et l’homme. De la
correspondance avec Edgar P. Jacobs aux photos personnelles avec
sa femme Monique et ses enfants Frédérique et Bruno, le livre
réussit avec brio à donner vie au créateur et à le dissocier de ses
créatures.

L’Alsacien s’est voulu également reconnaissant à l’égard de sa région
natale qu’il immortalisa dans plusieurs d’albums, notamment dans La Cathédrale (1985) qui rend un hommage appuyé à la cathédrale de
Strasbourg tandis que le château du Haut-Koenigsbourg apparaît
dans la Grande menace de Lefranc (1954).

A l’inverse d’un Hergé ou d’un Edgar P. Jacobs, la transmission aux
nouvelles générations constitua d’emblée une préoccupation pour
Jacques Martin. Il travailla ainsi avec André Julliard, futur Grand prix
d’Angoulême (1996) sur Arno ou Christophe Simon (Orion) pour ne
citer qu’eux. « Moi, je voudrais qu’Alix, Lefranc et les autres me survivent
longtemps après ma mort. Mon bonheur serait qu’Alix puisse un jour fêter
ses 100 ans. Faire travailler des artistes et donner de nouvelles aventures
à lire aux lecteurs voilà mon rêve ». Et en voyant le succès ininterrompu
remporté par Alix dont une nouvelle aventure vient de paraître fin
2021, jamais le dicton Fortes fortuna juvat, « la fortune sourit aux
audacieux », n’aura été aussi vrai…

Par Laurent Pfaadt

Patrick Gaumer, Le voyageur du temps
Chez Casterman, 400 p.

Une nation de saints et de martyrs

Plusieurs ouvrages reviennent sur la construction de la nation hongroise

Budapest

De quoi la Hongrie est-elle le nom ? D’un royaume de magyars
établi au Moyen-Age ? D’une partie de l’empire des Habsbourg
devenu en 1867 austro-hongrois ? D’un satellite progressiste de
l’Union soviétique ? D’un archétype de démocratie illibérale ?

« Un pays qui se complaît dans la nostalgie d’avoir été grand » écrit
Catherine Horel, grande spécialiste de la Hongrie, dans son nouvel ouvrage fort éclairant. Ce qu’elle fut assurément. D’emblée, il faut
reconnaître que la Hongrie, à l’instar de la France, possède une
histoire millénaire. D’où cette notion de grandeur. D’ailleurs, c’est à
la même époque, celle où Hughes Capet devint le premier capétien à
monter sur le trône de ce qui n’était pas encore la France, c’est-à-
dire vers l’an mille, que les premières bases de l’état hongrois furent
jetées après l’apparition du terme même de Hongrois, un siècle
auparavant. Grand car choisi par Dieu, ce qui conditionne tout et
ouvre l’histoire d’une nation qui va s’échafauder autour de héros,
surtout de rois, de saints et de martyrs. Et en premier lieu avec
Etienne, ce roi devenu saint grâce au soutien de l’église catholique.
Sur cette terre où l’origine des Hongrois reste encore sujette à
discussion, le culte des saints rois – Etienne puis Emeric et Ladislas –
sert ainsi de ciment à l’édification d’une cathédrale mémorielle. La
formidable somme d’érudition coordonnée par Marie-Madeleine de
Cevins et réunissant 96 chercheurs venus de dix-sept pays ne dit pas
autre chose. Après une première partie en forme d’essai collectif, la
seconde, brillant dictionnaire, définit ainsi ce roi : « la figure d’Etienne
comme fondateur de l’Etat et de l’Eglise de Hongrie est devenue une pièce
maîtresse de la légitimation du pouvoir étatique, ainsi que de la
construction de l’identité nationale hongroise ».

Les bases étant jetées, les divers auteurs déroulent l’évolution de la
nation hongroise, toujours placée sous cette trinité : royauté, saints
et martyrs. La royauté avec la succession des dynasties, des Arpad et
Luxembourg aux Habsbourg en passant par le roi Matthias Corvin
qui fonda la première bibliothèque princière d’esprit Renaissance au
nord des Alpes réunissant jusqu’à 2000 volumes. Les « saints » qui
oscillèrent entre religion catholique et protestantisme, elle-même
divisée en une nouvelle dichotomie, les partisans des Habsbourg
fidèles au catholicisme et les protestants inscrits dans une Réforme
dont les idées véhiculées très tôt par l’imprimerie contribuèrent à
façonner les oppositions futures, au XVIIIe d’abord puis surtout
entre 1848 et 1867, date du compromis austro-hongrois. « Le
protestantisme a énormément contribué à la formation de la nation
hongroise, à la naissance des sentiments nationaux. Jusqu’à la fin de la
seconde guerre mondiale, les églises protestantes ont été animées par des
tendances anti-monarchiques et patriotiques » affirme ainsi János
Havasi ancien journaliste à la télévision hongroise et diplomate,
ayant notamment été entre 2015 et 2019, directeur de l’institut
hongrois de Paris.

Les martyrs enfin qui jalonnent la construction de la nation
hongroise et servent régulièrement à renforcer l’identité du pays.
Les chrétiens face aux Ottomans à partir du XIVe siècle, les nobles
rebelles contre les Habsbourg lors du printemps des peuples de
1848, les morts de la Première guerre mondiale sacrifiés sur l’autel
du traité de Trianon le 4 juin 1920, les communistes progressistes
autour de la figure d’Imre Nagy face aux Soviétiques en 1956 et
enfin les discours de Viktor Orban à l’encontre de l’Union
européenne. Catherine Horel explique ainsi parfaitement le
tournant de 1918-1920, véritable césure dans l’histoire de la
Hongrie. Si cette dernière accède enfin à une indépendance tant
revendiquée, elle l’obtint au prix de l’amputation d’une partie de son
territoire, plantant ainsi les germes d’une contre-révolution
autoritaire incarnée par l’amiral Horthy qui fustigea les « ennemis
intérieurs » notamment la classe politique et les juifs et dont on sait
où elle mena. Mais surtout elle brouilla pour longtemps la frontière
séparant héros et martyrs. De quoi alimenter un peu plus le débat.

Par Laurent Pfaadt

Catherine Horel, Histoire de la nation hongroise, Des premiers
Magyars à Viktor Orban,

Chez Tallandier, 384 p.
https://www.tallandier.com/livre/histoire-de-la-nation-hongroise/

Démystifier l’Europe centrale, Bohème, Hongrie et Pologne du VIIe
au XVIe siècle, sous la direction de Marie-Madeleine de Cevins,

Passés composés, 996 p.

Renaissance tchèque

Un coffret exceptionnel et un nouveau disque signent le retour du
mythique label Praga Digitals

Il est si fréquent de devoir constater la fin ou la transformation –
c’est-à-dire souvent la fin – d’un label et ces dernières années, les
exemples n’ont pas manqué, pour se réjouir de la renaissance de l’un
d’eux. Et quand celui-ci se nomme Praga Digitals, label ô combien
légendaire, la curiosité pique inévitablement le critique. Car quel
label ! Fondé il y a trente ans, en 1991, par un Français, Pierre-Émile
Barbier, afin d’éditer les archives de la radio tchécoslovaque, Praga
Digitals est désormais propriété de la société de productions Little
Tribeca dirigée par Nicolas Bartholomée, l’un des meilleurs
ingénieurs du son du monde, qui a souhaité voir perdurer l’esprit
originel de Praga en entamant la digitalisation de son catalogue.

Le critique a ainsi fait connaissance de Praga Digitals voilà près de
vingt-cinq lorsque, voulant ramener un souvenir musical d’un
voyage praguois, il est tombé sur un enregistrement de la 9e
symphonie de Chostakovitch par l’orchestre philharmonique
tchèque sous la direction de Zdenek Kosler (1967). Ce disque qui
figure toujours en bonne place dans sa discothèque se retrouve
aujourd’hui dans ce merveilleux coffret célébrant les 30 ans du label.

Sur ce même disque figurait également la 5e de ce même
Chostakovitch par le Leningrad Philharmonic Orchestra sous la
direction du grand Mravinsky, malheureusement absente du coffret.
Pour autant, le chef soviétique est fidèlement représenté avec
plusieurs enregistrements de référence de Prokofiev, Stravinsky,
Bartók et son majestueux Musique pour cordes, percussions et célesta
de 1967 ainsi qu’un Tchaïkovski résonnant avec force dans une
Pathétique grandiose et un premier concerto pour piano
accompagné du grand Richter venu prêter main-forte au chef. Tous
deux délivrent une interprétation puissante, solennelle mais sans précipitation. Comme un grand fleuve russe en somme. Et si la
sélection a écarté la 5e de Chostakovitch, elle a fait le choix judicieux de sa 13e Babi Yar dirigé par un Kirill Kondrashin dans la grande salle
du conservatoire de Moscou, le 20 décembre 1962, soit deux jours
après sa création par le même Kondrashin. D’autres pépites
symphoniques traversent le coffret : le deuxième concerto de
Bartók avec Anda et Fricsay et une symphonie de psaumes de
Stravinsky dirigée par un Igor Markevitch à la tête de l’orchestre
symphonique russe.

Cependant, ces trésors symphoniques ne doivent pas faire oublier
que Praga Digitals fut avant tout un extraordinaire vecteur de
diffusion de la musique de chambre tchèque. Avec un quatuor
Pražák nouvelle génération d’abord sous la figure tutélaire de
l’altiste Josef Kluson qui signe avec cet anniversaire un nouvel
enregistrement consacré aux trois derniers quatuors de Haydn tout
en s’inscrivant assurément dans une filiation naturelle avec son illustre aîné. Mais également avec les quatuors Zemlinsky et Kocian
qui trouvèrent dans ce label, des écrins à la mesure de leurs
extraordinaires talents. Il n’y a qu’à écouter ou réécouter Martinu
(Zemlinsky) et Smetana (Kocian) pour s’en convaincre. Et bien
entendu qui dit quatuors tchèques dit bien évidemment musique
tchèque avec quelques monuments comme les quatuors
« américain » de Dvorak et « Lettres intimes » de Janáček (Pražák).
Ce dernier est également à l’honneur à travers un voyage musical
passionnant de l’orchestre philharmonique tchèque dans la maison
des morts et sur les traces de La Petite renarde rusée avec comme
guide un Vaclav Neumann fidèle à lui-même. Enfin, les amoureux de
musique de chambre apprécieront avec délice les trios Guarneri et
Oïstrakh. Qu’on le veuille ou non, voici donc un vitrail de plus dans la
cathédrale discographique de la fin du 20 siècle et du début du 21e.
Vitrail qu’il revient à tous les amoureux de musique de contempler
cette incroyable lumière musicale praguoise qui illumina le ciel gris
de ce jour où j’acheta ce fameux CD et qui, aujourd’hui, continuera, à
n’en point douter, d’enchanter nos oreilles avec de nouveaux disques.

Par Laurent Pfaadt

Praga Digitals, 30 years, 30 CD Limited Edition

Mariss Jansons, une vie de héros

Plus de deux ans après sa disparition, un coffret monumental
revient sur la carrière du célèbre chef letton à la tête de l’orchestre
symphonique de la radio bavaroise

Une vie de héros. Eine Heldleben comme le nom du poème
symphonique de Richard Strauss. La vie du chef d’orchestre letton a
fini par se confondre avec la musique qu’il interpréta et notamment
avec ce Strauss qu’il affectionnait tout particulièrement. Ce Strauss
que l’on retrouve dans ce coffret monumental réunissant la quasi-
totalité des enregistrements que Jansons réalisa à la tête de
l’Orchestre symphonique de la Radiodiffusion bavaroise
(Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks) qui fut, peut-être
avec le Concertgebouw d’Amsterdam, « son » orchestre.

Avec le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks, Mariss
Jansons transcenda quelques grandes pages du répertoire. Son cycle
des symphonies de Beethoven en 2012 reste encore aujourd’hui
l’une des versions de référence. Bruckner, Mahler ou Chostakovitch
attestent également avec force de sa grande compréhension et de
son incroyable sensibilité à l’égard du répertoire post-romantique et
contemporain. La version de la 8e symphonie de Mahler présentée
ici est d’une beauté à couper le souffle. Œuvre monumentale, totale,
cette interprétation inédite parmi les quinze que compte le coffret,
résonnera longtemps aux oreilles des auditeurs. Sa 10e d’un
Chostakovitch qui figura à l’affiche de l’un de ses derniers concerts
parisiens et imprégnée de son expérience auprès du grand
Mravinsky à Leningrad, dévoile avec fracas ce message qui doit faire
« appel aux sentiments humains les plus profonds ».

Ce coffret très complet permet également d’apprécier le chef dans
un répertoire qu’on ne lui associait peut-être pas immédiatement
comme ce très beau War Requiem de Benjamin Britten avec Emily
Magee et Mark Padmore ou encore Haydn. Soucieux également de
valoriser la création contemporaine, les disques consacrés à
Wolfgang Rihm, Jorg Widmann ou Rodion Shchedrin permettent à la
fois de comprendre son approche de la création contemporaine et
de l’inscrire dans une histoire de la musique plus longue.

Mariss Jansons se montra également à l’aise dans le répertoire
sacré, du Requiem de Mozart à la Berlin Mass d’Arvo Pärt eux-aussi
inédits en passant par la Messe n°3 de Bruckner, la Messa da Requiem
de Verdi ou la plus rarement jouée San Cecilia Messe de Gounod.
Capable aussi bien de sortir le Requiem de Mozart d’un tombeau que
d’élever dans les cieux ce sublime Stabat Mater de Poulenc
transcendée par la voix de Genia Kühmeier, le chef letton s’est
souvent entouré des plus belles voix de la planète – Anna Prohaska,
Mia Persson, Gerhild Romberger ou Anja Harteros – qu’il s’évertua à
mettre à l’honneur dans ses concerts. Il faut donc écouter et
réécouter, encore et encore, les enregistrements de Mariss Jansons,
pour se pénétrer du message de ce chef unique, ce héros ayant
désormais rejoint le Walhalla des musiciens d’exception.

Par Laurent Pfaadt

Mariss Jansons, The Edition, Chor & Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks, 70 CDs, 72-pages Book, BR Klassik