le secret du piano

Dernière-née de l’édition, les éditions Fugue, fondées par trois éditrices du groupe Libella – Sophie Bogaert, Gaëlle Belot et Eva Dolowski – souhaitent promouvoir des voix nouvelles de la littérature française, des livres de référence pour les amateurs de musique ainsi que des portraits de grands artistes des scènes d’aujourd’hui. Pour inaugurer l’aventure de Fugues, elles ont choisi le merveilleux pianiste brésilien, Nelson Freire, par l’un des plus grands connaisseurs de l’instrument roi, Olivier Bellamy, ancien journaliste de Radio classique dans ce portrait à la fois sensible et fascinant.


Novembre 2017. L’auteur de ces lignes assiste à la répétition du 20e concerto de Mozart à Montpellier. Il a pour l’occasion emmener des lycéens pour leur permettre d’observer ce pianiste de légende. En interprétant le génie autrichien, Nelson Freire se souvient-il de ce Jeunehomme, ce neuvième concerto de Mozart qu’il joua à 12 ans en compagnie de l’orchestre symphonique du Brésil et qui signa le début de son incroyable destin ? Repense-t-il à ces rues, à ce Ring d’une Vienne maintes fois arpentées après les classes de Bruno Seidlhofer ? Ou en compagnie de l’autre légende du livre, Martha Argerich, son âme-soeur ? Peut-être.

Martha Argerich – Nelson Freire. L’une des plus belles histoires d’amitié que la musique ait connue. Une histoire digne d’un film. Ils sont si différents et pourtant si complémentaires. Elle est le feu. Lui l’eau. Elle ne jure que par Ravel quand lui préfère Debussy. Olivier Bellamy nous conte à merveille cette relation qui naquit dans la capitale autrichienne et se poursuivit jusqu’à la mort de Freire. Biographe et proche de la pianiste argentine, Olivier Bellamy nous fait pénétrer dans l’intimité de leur relation, « il sent tout d’elle, elle sent tout de lui » écrit-il sans jamais verser dans le voyeurisme. On y découvre cette relation musicale et humaine si spéciale qui les lia. Grâce à sa parfaite connaissance de l’univers du piano et de la musique classique, l’auteur parsème son récit de détails qui humanisent ces êtres parfois perçus comme hermétiques au monde tout en rendant son sujet fascinant. Il est là avec Nelson Freire, en Europe, au Brésil, en Australie dans ces innombrables concerts où il transcenda Brahms, Chopin ou Debussy dont il eut une affectation particulière. Mais également avec ses Miguel et Bosco, ses grands amours.

Suivre la destinée de Nelson Freire, c’est aussi parcourir l’histoire de la musique et du piano durant cette deuxième partie du vingtième siècle et le début du vingt-et-unième. On y croise les figures de légende, de Sviatoslav Richter qu’il croisa à la Roque d’Anthéron dont il devint à partir de 1986 un habitué à Vladimir Horowitz qu’il admira avec Argerich au Carnegie Hall à l’occasion du jubilé du pianiste ukrainien en 1978 en passant par Michelangeli et cette incroyable rencontre avec le pianiste italien et le roi de la bossa nova, Tom Jobim ou son amie de toujours, Cesarina Riso ou Cristian Budu qu’il soutint.

Une mauvaise chute en 2019 va sceller son destin. Le cristal s’est brisé en mille morceaux. L’éclat n’est plus aussi brillant et il le sait. Cet hypersensible sombre alors dans la dépression. Et Olivier Bellamy accompagne dans ces dernières pages, un pianiste jouant cette marche funèbre, non pas ce troisième mouvement de la deuxième sonate de ce Chopin qu’il affectionnait tant mais celle de sa propre vie. Seule la perspective d’aller se reposer à Petrópolis semble encore le réconforter. Petrópolis, la ville où Zweig s’est suicidé, déçu d’un monde qui a sombré dans la folie. Petrópolis, la ville où l’écrivain viennois est définitivement entré dans la légende. Suicide ou chute, le 31 octobre 2021, Freire a rejoint Zweig, inscrivant ses pas dans ce Ring de légende qu’ils ont tous deux arpenté. 

Le livre d’Olivier Bellamy refermé, il a fallu réécouter Chopin.

Par Laurent Pfaadt

Olivier Bellamy, Nelson Freire, le secret du piano,

Aux éditions Fugue, 224 p.

La guerre d’indépendance américaine

Ce fut certainement l’un des conflits qui eut le plus d’influence sur notre histoire, sur notre monde. Une guerre irréversible qui fit ce que nous sommes aujourd’hui. Pourquoi ? C’est tout l’enjeu du livre passionnant des historiens Pascal Cyr et Sophie Muffat qui ont délaissé, le temps de cet ouvrage, l’Europe napoléonienne pour remonter quelques trente années plus tôt. 


1775. Les colonies britanniques sur le sol nord-américain vivent sous le joug d’un pouvoir lointain, celui d’une Grande-Bretagne qui vient de remporter sur la France la guerre de Sept Ans. Maîtresse des mers, il lui faut cependant renflouer ses caisses et actionne le traditionnel levier fiscal, notamment en Amérique du Nord. Mais comme le montre les auteurs dans leur essai qui brille par sa volonté de déconstruire certains mythes fondateurs, la question fiscale et le fameux épisode du Tea Party de Boston, ne furent qu’un prétexte pour remettre en question un système colonial dans sa globalité. Remise en question qui se trouva percutée par une époque marquée par l’émergence des Lumières d’un Benjamin Franklin, l’un des pères de l’indépendance américaine.

La guerre, devenue inévitable, se propage alors tel un feu de paille et les quelques 500 pages du livre, centrées majoritairement autour du fait militaire, passent intelligemment des champs de batailles – l’insertion de cartes est particulièrement pertinente – de l’invasion du Canada à la capitulation de Yorktown en 1781 au tournant de la guerre à Saratoga en octobre 1777, aux innovations en matière d’armement notamment grâce à la France et au système Gribeauval dans l’artillerie et aux répercussions si importantes de la guerre sur les opinions publiques, notamment en Angleterre où les auteurs montrent parfaitement la nasse dans laquelle s’est enfermée le Premier ministre d’alors, lord North.

Mettant à mal quelques clichés de la traditionnelle mythologique américaine, Pascal Cyr et Sophie Muffat montrent que la victoire américaine ne fut pas la longue marche d’une nation en armes mais plutôt la succession de hasards heureux, de défaites qui ne furent pas définitives et de constructions anarchiques qui finalement, avec un peu de chance, concoururent à apporter le succès aux Insurgents. Le chapitre sur la naissance de l’armée américaine est ainsi particulièrement intéressant. Formée de bric et de broc et dotée de commandants médiocres, les deux auteurs n’hésitent pas à qualifier le père des Etats-Unis, George Washington de « piètre tacticien ». De la question de la langue – tous les Américains ne parlaient pas l’anglais – à la naissance de la cavalerie américaine par Kazimierz Pulaski, un noble polonais en fuite car accusé de régicide, la victoire fut en grande partie le fruit d’outsiders.

Pour autant, et cela n’est pas faire preuve d’un chauvinisme exacerbé, la victoire américaine se joua grâce à l’entrée dans le conflit de la France d’un Louis XVI, roi marin et de son ministre Vergennes qui virent immédiatement tout l’intérêt qu’ils pouvaient retirer de cette guerre qui allait affaiblir l’ennemi héréditaire.  Ce soutien symbolisé par Beaumarchais et Lafayette constitue l’un des piliers du livre et donne à la fois une dimension géopolitique européenne au conflit mais surtout revient, au regard des évènements récents, sur les racines notre relation transatlantique. 

A ce titre, ce livre offre enfin et surtout une lecture passionnante d’un conflit qui contient en lui les germes des maux futurs des Etats-Unis. La glorification de l’outsider qui se déclinera dans sa dimension économique. Mais également un esclavage et un sexisme assumés, deux séismes dont les répliques se font toujours sentir dans une Amérique qui a fait de sa guerre d’indépendance et de la violence qu’elle a généré, la matrice d’une civilisation qu’elle continue toujours de diffuser au monde entier. 

Par Laurent Pfaadt

Pascal Cyr, Sophie Muffat, La guerre d’indépendance américaine,
Passés composés, 512 p.

Le soldat désaccordé

Jusqu’aux dernières pages, on essaie de trouver le sens du titre. Le soldat désaccordé. Disloqué peut-être tant celui-ci parcourt les champs de bataille de la Première guerre mondiale à la poursuite d’un poilu dénommé Emile Joplain.


Le narrateur, engagé par la mère de ce dernier, en est devenu un spécialiste dans cette France qui a perdu des millions de soldats et a laissé inconsolables nombre de veuves et de mères. Ecumant registres, asiles et fosses communes, il en a retrouvé plus d’un.

Notre Blaise Cendrars d’un jour – il a comme lui perdu une main au champ d’honneur – accepte cette affaire sans savoir qu’elle va l’obséder pendant une quinzaine d’années. Car Joplain « Il parle comme un poète, il est beau comme un prince ». Le lecteur est ainsi très vite embarqué dans l’aventure. Plongeant avec bonheur sa plume dans l’encre de boue et de sang d’un Sébastien Japrisot, l’écriture de Gilles Marchand enivre. On veut savoir. 

La narration s’étoffe alors de deux éléments qui vont densifier le récit : l’amour et le fantastique. Et en alliant les deux dans la même personne, Gilles Marchand réussit coup double. Car oui, il y a une femme dans cette histoire. Mais en est-on bien certain ? Qui est Lucie l’Alsacienne, amoureuse d’Emile, rejetée par la mère de ce dernier et partie à la recherche de son grand amour qui laisse sur les champs de bataille, de Verdun à Vimy, des poèmes comme le Petit Poucet des cailloux ? Ou est-elle cette Fille de La Lune, cette hallucination collective traversant les no man’s land, apportant le repos aux soldats agonisants et que le grand Henri Barbusse décrivit dans son Feu ? Cet amour, ce feu que le héros poursuit et dont il a lui-même été privé pendant quatre ans finit par entremêler les deux histoires – celle du narrateur et celle de Joplain – jusqu’au dénouement final. « C’est pour ça que, quelques années plus tard, je me suis tant investi dans l’histoire d’Emile et Lucie. Parce que c’était un amour incroyable, magnifique, entier, sans concession, et que chaque histoire que je croisais contribuait à redonner vie à la mienne » dit -il.

Avec ses personnages tantôt truculents notamment ce Raymond Davisse qui s’obstine à tout compter tantôt si attachants, et la manière que l’auteur a de raconter cette quête presque impossible qu’il fond dans la grande histoire – quel plaisir de voir enfin l’histoire des lieutenants Millant et Herduin du 347e RI entrer dans la littérature – Gilles Marchand signe un magnifique roman à ranger assurément sur les étagères dédiées à la Grande Guerre, entre Sébastien Japrisot et Pierre Lemaître. Et pourquoi alors désaccordé ? Car dans cette marche funèbre littéraire, rien ne se passe comme prévu. Réponse donc dans les dernières pages.

Par Laurent Pfaadt

Gilles Marchand, Le soldat désaccordé
Aux forges de Vulcain, 206 p.
Prix des libraires 2023, Le Livre de Poche

Brahms Symphonies 1-4

Avec le Concertgebouw d’Amsterdam et le Chamber Orchestra of Europe, le London Symphony Orchestra fut l’un des orchestres favoris du chef néerlandais Bernard Haitink, disparu il y a tout juste un an et qui est resté dans les mémoires pour ses interprétations de Bruckner et de Beethoven.


Le Brahms que donne à écouter ce magnifique coffret composé d’enregistrements de 2003 et 2004 au Barbican, est absolument grandiose. C’est un Brahms des origines, trempé dans le romantisme de son temps. Il y a là tout le génie du compositeur : une écriture musicale épique, rythmée que jamais Haitink ne trahit. Et s’il pousse parfois les cuivres notamment dans la troisième symphonie, c’est pour mieux mettre en valeur l’instant d’après, des bois lumineux. Sa première symphonie contient ce qu’il faut de l’héritage beethovénien. Cette intégrale symphonique inclut également une très belle version du double concerto avec Gordan Nikolitch, violon solo du LSO et Tim Hugh qui ont tous d’eux laissé un enregistrement mémorable du triple concerto de Beethoven avec Maria Joao-Pires (LSO live, 2019).

Avec Haitink, jamais d’emballement, pas de fougue surjouée mais toujours une puissance naturelle, sous-jacente, qui se manifeste au moment le plus opportun. L’ouverture tragique est d’ailleurs à l’image de cette conception. Le LSO se transforme ainsi sous la conduite du chef néerlandais en une sorte de quadrige divin tenu par un dieu de l’Olympe que rien ne perturbe. Un génie, un immense orchestre et un chef de légende réuni pour notre plus grand plaisir.

Par Laurent Pfaadt

Bernard Haitink, Brahms Symphonies 1-4, London Symphony Orchestra,
LSO label

Close

Un film de Lukas Dhont

Grand Prix au dernier Festival de Cannes, Close confirme le talent de Lukas Dhont après Girl. Sorti en 2018, ce film racontaitl’histoire de Lara qui rêve de devenir danseuse étoile alors qu’elle est née dans un corps de garçon. Avec Close, Lukas Dhont creuse le sillon de la question  de l’identité en conflit avec le regard des autres, d’un groupe. « Je voulais essayer de parler des choses qui m’ont perturbé pendant l’enfance ou ma jeune adolescence. Je tenais surtout à parler d’un sujet extrêmement intime. »


© Menuet Diaphana

La tendresse et la douceur ne sont pas acceptables de la part d’un garçon. Dans la cour de récré du collège, Remi et Léo ne passent pas inaperçus. Léo pose la tête sur l’épaule de son ami. Ils sont assis en classe l’un à côté de l’autre, arrivent et repartent en même temps. Une élève leur demande s’ils « sont ensemble » et c’est un cataclysme qui s’abat sur Léo. L’idée que l’on pense que leur amitié ait quelque chose de sexuel lui est insupportable. Sa vie bascule et celle de Rémi. Plus rien ne sera comme avant : leurs jeux encore enfantins, les nuits passées ensemble quand ils dorment l’un chez l’autre, Léo plein d’admiration, qui dit à Rémi qu’il sera son manager car Rémi joue de la musique. Léo va s’éloigner de Rémi, se dérober lorsque celui-ci veut poser sa tête sur lui, allongés dans l’herbe, ne plus emprunter au même moment le chemin qu’ils parcourent ensemble à vélo entre chez eux et le collège et choisir de faire du hockey sur glace, un sport bien viril. Puis le drame survient. Malgré tout, Close échappe au sensationnel, à la sensiblerie. Film juste, tout de finesse, délicat dans l’expression des sentiments, il impressionne par la manière de traiter un sujet des plus difficiles.

Magnifique duo d’interprètes pour incarner les deux jeunes garçons à la lisière de l’enfance et de l’adolescence ! Lukas Dhont en a casté des centaines et l’alchimie a été évidente entre ces deux-là qui ne se connaissaient pas. La belle idée du film est d’être situé à quelques kilomètres de Gand, dans la campagne, une région que connaît bien le réalisateur. Les parents de Léo exploitent une ferme floricole et le film s’ouvre sur la course des garçons dans des champs de fleurs, faisant la part belle aux corps en mouvement et à ce décor édénique au sens propre qui sera détruit en même temps que la relation des deux garçons. C’est la fin de la récolte avec une machine qui broie tout sur son passage, les couleurs de l’automne puis de l’hiver vont succéder aux couleurs vives et joyeuses de l’été et la glace du terrain de hockey, dure et froide, va remplacer les hautes herbes accueillantes. Le corps en mouvement sera corseté, emprisonné dans la tenue de hockeyeur si pesante sur les frêles épaules du garçon, le visage derrière la grille du casque évoquant à la fois la prison dans laquelle s’est enfermé Léo et une protection contre ses propres sentiments et son émotion, sa tristesse à fleur de peau prête de jaillir. La brutalité l’emporte sur la fragilité. 

Lukas Dhont a été inspiré par le livre de la psychologue Niobe Way, Deep Secrets, dans lequel elle suit 100 garçons entre 13 et 18 ans. À mesure des années, les adolescents qui grandissent ont du mal à parler de leur amitié quand d’aucuns disaient quelques années plus tôt que leur ami était la personne qu’ils aimaient le plus au monde. C’est encore ce livre qui a donné l’idée du titre du film : « l’expression revenait souvent : « close friendship ». C’est un mot incontournable pour évoquer l’amitié très proche entre ces deux garçons. C’est cette proximité questionnée qui déclenche le drame du film. Quand on perd quelqu’un, on cherche à retrouver une proximité avec l’être perdu. On est plongé dans une dimension philosophique. Ce mot illustre tout aussi bien l’idée d’être enfermé, de porter un masque et de ne pas pouvoir être soi-même. » Très émouvant et très fort, Close répond au souhait de Lukas Dhont qui était decréer avec son film  du cœur et du corps.

Elsa Nagel