Borgo

Un film de Stéphane Demoustier

Après La Fille au bracelet (2019), le réalisateur interroge de nouveau un beau personnage féminin qui se dérobe à toute vérité. Magnifique enquête inspirée d’un fait divers, Borgo est l’occasion pour Hafsia Herzi de jouer une partition toute de nuances face à des acteurs pour la plupart non professionnels, dans un film qui prend ses distances par rapport aux clichés sur « l’île de Beauté ».


Derrière ce titre aux consonances mystérieuses, une prison en Corse qui défraya la chronique quand l’une de ses matonnes fut impliquée dans l’assassinat de deux caïds. Si le mode opératoire du meurtre est le même dans le film, le réalisateur tient à préciser qu’il s’agit d’abord d’une fiction, s’étant intéressé à cette femme et à ses motivations mais sans enquêter sur l’affaire elle-même hormis sur l’univers carcéral. Hafsia Herzi campe ce personnage en lui prêtant sa capacité à être à la fois mystérieuse et d’une grande force terrienne. Elle est crédible en uniforme de gardienne de prison à la fois autoritaire face aux hommes dont elle a la garde dans cette prison pas comme les autres et compréhensive, généreuse avec eux. Borgo est une prison ouverte où il est permis de circuler d’une cellule à une autre et quand dans d’autres prisons, la crainte d’un règlement de compte pèse, ici le pacte de non-agression est tenu. Cette prison appelée le Club Med ou l’Hôpital, n’accueille que des Corses.

Aussi, lorsque Mélissa et Djibril, son mari, avec leurs deux enfants, débarquent du continent, Mélissa trouve en prison une structure bienveillante et amicale quand dans le quartier où la petite famille s’est installée, elle subit le racisme et les invectives. Il est dit que ce sont « les prisonniers qui surveillent les gardiens ». Tout se sait dans cette petite ville, et les murs sont poreux entre l’extérieur et l’intérieur. Mélissa, que les prisonniers surnomment Ibiza à cause de la chanson de Julien Clerc, trouve un protecteur inattendu en Saveriu qui dira même à qui veut l’entendre qu’elle est sa « sœur ». Petit à petit, elle va se retrouver dans un engrenage jusqu’à ce double homicide dans un aéroport où elle se trouve impliquée. Manipulable ? Manipulée ? Manipulatrice ? Le film n’apporte pas de réponse mais joue sur le double point de vue objectif/subjectif des enquêteurs et de Mélissa que l’on suit dans son quotidien. Le choix de Hafsia Herzi s’est fait sur sa capacité à être dans le vrai. Elle a préparé son rôle en amont comme à son habitude (voir critique du Ravissement sur Hebdoscope) et son interprétation est remarquable.

Comment trouver sa place ? Comment se faire respecter dans ce monde d’hommes biberonnés à la violence ? Comment franchir ou ne pas franchir la ligne quand elle-même les comprend, subit les injonctions, les règles hiérarchiques ? Séquences mémorables où Mélissa remonte pièce par pièce une arme et plus tard prouve ses talents au tir sur une petite plage corse. Les enquêteurs (Pablo Pauly et l’inénarrable Michel Fau, tellement inattendu dans son rôle de flic dans la retenue) analysent les images de la caméra surveillance de l’aéroport où a eu lieu la tuerie. Tous les angles de vue sont passés au crible, chaque individu est observé, identifié, et pourtant la vérité se dérobe et s’éloigne à mesure d’une enquête sans indices.

Le film joue sur l’enquête en cours d’un évènement qui a eu lieu et qui se joue au temps présent. Le spectateur a toutes les cartes en main mais qui dira savoir pourquoi et comment Mélissa a agi ? Sur une partition somptueuse du grand Philippe Sarde, notre mémoire cinéphilique est éveillée, notamment sur les routes de campagne la nuit, no man’s land qui défile à la lumière des phares, et l’on pense à ces héroïnes tragiques du patrimoine cinématographique qui courent à leur perte mais restent toujours des héroïnes.

Elsa Nagel

Cosmos

Spectacle intelligent et sensible comme on les aime « Cosmos » a remporté un vif succès au TNS auprès d’un public en majorité très jeune qui n’a pas hésité à crier son enthousiasme à la fin d’une représentation il est vrai passionnante, sur un texte de Kevin Keiss mis en scène par Maëlle Poésy


Dans un décor des plus sobres, (scénographie Hélène Jordan), une sorte de grande boîte aux parois blanches, surgit une
« présentatrice », qui nous met au parfum du thème qui va faire l’objet du spectacle, à savoir la conquête spatiale. C’est Domi (Dominique Jeannon) elle se dit astrophysicienne d’origine chilienne, attirée dès son plus jeune âge par la contemplation du ciel et des étoiles. Elle en est encore à évoquer ses souvenirs d’enfance en français et espagnol traduits par sa consoeur astrobiologiste Elphège (Elphège Kongombé Yamalé ) moments passés avec sa
« Nonna », sa grand-mère quand, avec grand fracas, un trou se fait dans la paroi et, projetées sur le plateau, trois cosmonautes apparaissent, Jane(Caroline Arrouas, Wally ((liza Lapert),Jerrie (Mathilde-Edith Mennetrier.

Commence alors l’histoire proprement dite de ces femmes américaines qui, dans les années 60 ont été prises du désir de devenir cosmonautes. Elles étaient pilotes de ligne et ont pu ainsi accéder au programme « Mercury 13 » qui consistait  à tester la capacité des femmes à pouvoir aller dans l’espace. Elles s’y sont adonnées avec l’espoir de faire partie un jour d’un de ces vols. Mais, si leur réussite aux tests fut un succès, il leur restait à être autorisées à suivre l’entraînement pour devenir pilote d’essai, condition indispensable pour prétendre à être sélectionné pour l’espace ce qui, au final, leur fut refusé et, malgré leur demandes d’explication et leur insistance auprès de toutes les instances, jusqu’au congrès, il n’y eut rien à faire.

Si leur parcours tel qu’on peut en suivre les traces et les péripéties au fil de leurs récits, témoignent de leurs désirs, de leur volonté, de leur ténacité, et du leur courage face à l’ adversité, il démontre que la misogynie et le patriarcat étaient encore bien implantés dans les mentalités de ces années-là.

Si tout cela nous a tenus en haleine et bouleversés c’est aussi en raison de la sublime interprétation qui en est faite. Astrophysiciennes ou cosmonautes, les comédiennes endossent ces fonctions avec une sincérité qui nous les rend proches et défie le temps pour nous plonger dans » les années spoutniks » où l’émerveillement était de mise devant ces exploits que constituaient ces envois de fusées soviétiques et américaines avec animaux puis bientôt humain, Gagarine devenant  un super héros ! Et nous allons les suivre et partager les péripéties de cet envoûtement, donnant à entendre et à voir leur implication totale dans cette aventure grâce à un jeu où elles se donnent, on pourrait dire « corps et âme », faisant preuve d’un travail corporel remarquable qui nous amuse et nous stupéfie à la fois. Ne les voit-on pas en phase d’entrainement se livrer avec énergie à des exercices physiques intenses et bien rythmés avant de retrouver l’une ou l’autre escaladant le mur, se hissant sur un trapèze simulant ces postures caractéristiques des astronautes, des mises en jeu performatives  accompagnées de projections vidéo situant les événements dans leur époque (Quentin Vigier) comme  les costumes d’époque également signés Camille Vallat. Les lumières de Mathilde Chamoux, comme le son de Samuel Favart-Mikcha contribuent grandement à nous transporter dans cette époque exceptionnelle.

Un spectacle  qui sait de façon pertinente allier le théâtre, le cirque, la danse (chorégraphie Leïla Ka) pour nous  montrer un moment de l’histoire peu répertorié au théâtre et nous conduit avec bonheur à une réflexion sur l’espace et le temps, sur l’avenir de notre planète si minuscule dans l’immensité du cosmos mais si précieuse  puisque, pour le moment, elle seule y montre la vie.

Marie-Françoise Grislin pour hebdoscope

Représentation du 3 avril au TNS

Les forces vives

Où est Simone ? se dit-on parfois au cours de ce spectacle qui distribue entre différents comédiens le personnage de Simone de Beauvoir, sujet de ce travail de mise en perspective des œuvres de la célèbre écrivaine. Ils sont porteurs de ses attitudes, de ses réflexions, d’un comportement parfois rempli de cris et de trépignements lorsqu’elle atteint le paroxysme de la douleur, de la suffocation en raison par exemple des contraintes qui enferment son enfance dans le carcan dicté par la religion catholique dont ses parents sont de fervents adeptes, rigidité et autoritarisme en étant les manifestations les plus directes.


répétitions – photo de résidence © Patrick Wong

Le dispositif scénique met en évidence cet aspect de séquestration, cage où l’enfant est enfermée, praticables qu’on plie, qu’on déplie, évoquant les barreaux des prisons, créant des espaces plus ou moins fermés. Impossibles à vivre, à supporter, à comprendre.

Libération souhaitée, attendue dans laquelle la jeune fille qu’elle devient se jette avec avidité au grand dam des parents la surprenant, un jour à lire Gide. Ce n’est qu’un début, bientôt Jean -Paul Sartre entrera dans sa vie, son désir d’écrire et de s’engager n’en sera que plus fort. Sa vie deviendra celle d’une femme témoin des événements de son temps , entre autres les guerres qui marquèrent sa vie  puisque née en 1908, elle entendit lors de la première guerre mondiale, encore enfant, les tirades nationalistes de son père, connut la seconde guerre mondiale puis la guerre d’Algérie  pendant laquelle elle prit parti pour l’indépendance et se joignit aux défenseurs de Djamila Boupacha, une jeune militante du FLN pour laquelle elle crée un comité de soutien rassemblant nombre d’intellectuels français dont Jean -Paul Sartre, Louis Aragon, Elsa Triolet, Aimé Césaire …

Bien d’autres moments sont évoqués car la vie comme l’œuvre est protéiforme et mérite attention et réflexion  et nous renvoie à repenser la nôtre

Une vie dont Simone de Beauvoir a fait une œuvre littéraire rassemblée  entre autres dans les ouvrages « Mémoires d’une jeune fille rangée », « La force de l’âge », »La force des choses » que la Cie Animal Architecte a pris comme point de départ pour un spectacle très fouillé, très visuel  , très pertinent et sensible, écrit et mis en scène par Camille Dagen et scénographié par Emma Depoid. Spectacle au long cours  en raison de la richesse des textes requis et de  la volonté de redonner vie à cette personnalité marquante du siècle dernier que les comédiens, Marie Depoorter, Camille Dagen, Romain Gy, Hélène Morelli, Achille Reggiani, Nina Villanova, Sarah Chaumette, Lucile Delzenne ont porté avec fougue et conviction.

Marie-Françoise Grislin pour hebdoscope

Représentation du 14 mars au Maillon

Slowly, Slowly…Until the sun comes up

S’il fallait accorder un prix d’originalité à un spectacle, nous proposerions volontiers celui conçu, écrit, mis en scène et chorégraphié par Ivana Muller car ce Slowly… nous a plongés dans un sujet rarement abordé pour lui seul, à savoir « le rêve », tel qu’en lui-même il se raconte.


© Gerco de Vroeg

Petite mise en condition du public avant d’entrer en salle, se déchausser et enfiler des sur-chaussettes, puis prendre place autour de l’espace scénique, un grand tapis blanc, assis sur de gros coussins également blancs. Puis c’est le noir, avant qu’avec le retour de la lumière n’apparaissent les trois comédiens, deux hommes, Julien Gallée-Ferré, Julien Lacroix et une femme, Clémence Galliard, rampant sur le lapis, le grattant, le lissant jusqu’à en faire sortir par certains interstices des tissus rectangulaires de couleurs et de tailles différentes dont, se remettant debout, ils se parent. Les voilà costumés, déguisés de façon plutôt loufoques.

Tout en se livrant à ces activités, l’un ou l’autre se met à raconter le rêve qu’il a fait récemment et cela avec beaucoup de naturel comme si, tout à coup, cela lui revenait à l’esprit et qu’il trouvait normal de le communiquer à ces compagnons.

C’est ce mode opératoire qui va dominer tout au long de cette prestation pendant laquelle ils maintiennent une activité en donnant aux différents tissus redéployés des allures de draps, de tapis, choisissant telle ou telle harmonie en les juxtaposant au gré de leur fantaisie, une sorte de travail qui s’effectue de manière suivie et appliquée comme répondant à quelque obligation secrète. (couture de la scénographie Angélique Redureau et Elsa Rocchetti)

Simultanément, voilà que surgissent les récits des rêves, étonnants comme seuls peuvent l’être ces rencontres fantaisistes qui les habitent avec des gens inconnus, des animaux, rêve où tout est moi, rapporte l’un d’eux, amusé, un autre a vu dans son rêve de son cœur s’élever un phare …la comédienne s’est vue en homme….

Tous prêtent une oreille attentive à ces récits surprenants qui font sourire parfois mais semblent bien transformer les autres en porteurs de rêve tant il est vrai que cette activité nocturne nous la partageons tous.  Interrompant activités et récits les voilà qui se mettent à danser avant de se questionner de manière qui semble spontanée, par exemple sur la différence entre être « collègue « ou
« camarade ».

Les enchainements se font de façon fluide, une grande attention est accordée aux voix, à l’accompagnement musical (création sonore Olivier Brichet) et aux lumières (Fanny Lacour).

Nous sommes littéralement transportés dans un monde ludique où domine la fantaisie et où vagabonde l’imaginaire, celui que mettent en jeu les comédiens et qui contamine celui des spectateurs ravis  de  partager ce voyage inédit au pays des rêves.

Marie-Françoise Grislin pour hebdoscope

Représentation du 28 mars au Maillon

Passeur de rêves

Un livre magnifique revient sur la carrière de Steven Spielberg

En novembre dernier, les élèves de 4e du collège Wolf de Mulhouse ayant réalisé un film sur Steven Spielberg ont eu la surprise de voir leur idole les féliciter et les inviter à se rendre à Hollywood. Un cinéaste qui sait et qui a montré dans ses innombrables films que puiser dans son enfance pouvait à jamais changer votre vie. Et tandis que le 6 juin prochain, le 80e anniversaire du débarquement allié en Normandie sera l’occasion d’une nouvelle vague éditoriale dont rendra compte Hebdoscope, il devenait nécessaire de se plonger cinématographiquement dans l’œuvre de celui qui mythifia au plus haut point l’action des Etats-Unis durant la seconde guerre mondiale comme en témoigne sa nouvelle série Masters of the air, diffusée en début d’année sur la plateforme Apple TV.


Steven Spielberg sait combien ces rencontres construisent les rêves, les vocations. Un jour peut-être l’un de ces collégiens deviendra lui-aussi un réalisateur culte après avoir découvert le cinéma de Spielberg comme ce dernier découvrit celui de Cecil B. de Mille, ou après avoir imité dans son cinéma de quartier telle scène ou reproduit tel procédé à l’image de ce que fit le futur réalisateur de Jurassic Park (1993) lorsqu’il expérimenta une mixture ressemblant à du vomi qu’il déversa depuis les balcons du cinéma de Phoenix à l’été 1960.

Un cinéma que nous invitent à découvrir Olivier Bousquet, Arnaud Devillard et Nicolas Schaller dans ce très beau livre. Car voilà plus d’un demi-siècle que Spielberg nous accompagne, nous fait rêver, pleurer, tressaillir. Nous, nos parents et nos enfants dans ce formidable lien entre les générations qu’il a su tisser, avec cette magie qu’il a fabriqué derrière sa caméra, cet héritage qu’il nous a transmis et que nous transmettons à notre tour en regardant à travers les yeux de nos enfants, ces premières découvertes d’E.T (1982), d’Indiana Jones ou des Dents de la mer (1975).

Le livre raconte ces épopées cinématographiques avec leurs acteurs (Richard Dreyfuss, l’alter-ego, Tom Cruise, les enfants acteurs promis à un brillant avenir), ses fidèles comme son incroyable directeur de la photographie, Janusz Kaminski, ou John Williams qui mit en musique ses légendes,  et ces anecdotes savoureuses comme celle où l’on apprend qu’il renonça à réaliser Rain Man car déjà engagé sur le troisième opus des aventures du célèbre archéologue.

Le lecteur se promène ainsi dans cette filmographie incroyable où la comédie côtoie la science-fiction, le film d’aventures, la fresque historique ou le thriller politique. Avec une empathie communicative pour leur sujet, les auteurs parviennent même à séduire les plus avertis avec ces films moins connus comme Always (1989) et ces innombrables détails passionnants. Tout en entrant dans la fabrication des ses chefs d’œuvre avec ses analyses techniques et les évolutions technologiques que Spielberg a inventés, ses arrêts sur image passionnants, le livre évoque aussi la difficile gestation de certains films comme La Liste de Schindler (1993) qui mit près de dix ans à voir le jour et les projets avortés comme ceux des biopics de Lindbergh et de Gershwin. Mais surtout, ces démonstrations permettent de révéler le cœur de l’ouvrage, celui de la compréhension du cinéma de Spielberg qui renvoie en permanence à l’enfance, et qui rend hommage à la famille, à sa mère (La Liste de Schindler) et à son père avec Il faut sauver le soldat Ryan (1998).

En faisant quelques pas de côté en explorant l’homme d’affaires via ses sociétés de production Dreamworks ou Amblin ou sa passion pour la peinture et notamment pour Norman Rockwell dont il possède plusieurs dizaines de toiles, le livre aborde également l’homme derrière la caméra. Un livre passionnant de bout en bout donc qui constituera une inépuisable source d’inspiration pour nos cinéastes alsaciens en herbe.

Par Laurent Pfaadt

Olivier Bousquet, Arnaud Devillard, Nicolas Schaller, Spielberg, la totale, les 48 films, téléfilms et épisodes tv expliqués, EPA, 540 p.

Liaisons dangereuses avec Moscou

De l’URSS à la Russie de Poutine, plusieurs livres reviennent sur la complaisance voire la compromission d’une partie des élites françaises à l’égard de Moscou

Depuis plusieurs siècles, la Russie exerce une fascination sur la France, fascination qui ne s’est jamais démentie. De Diderot qui qualifiait la tsarine Catherine II de Semiramide du Nord jusqu’à nos jours en passant par les thuriféraires du stalinisme même après le congrès du PCUS en 1956 qui révéla les crimes de Staline à l’image d’un Georges Marchais approuvant l’invasion de l’Afghanistan en 1978, nombreux ont été hommes politiques, journalistes, intellectuels et autres hommes de l’ombre à admirer régimes et hommes politiques russes. Jusqu’à la compromission et la trahison.


Claude Estier entouré de Pierre Mauroy, Michel Rocard et François Mitterrand au congrès d’Epinay en 1971©Robert Delvac/AFP

C’est ce que révèle le grand reporter Vincent Jauvert dans son livre en forme de tribunal de l’histoire où viennent ainsi siéger ces hommes qui ont trahi leur pays. L’auteur a ainsi eu accès aux rapports, comptes-rendus et jusqu’aux notes de frais de ces espions qui dormaient paisiblement dans les archives de la STB, les services de la Sûreté de l’Etat tchécoslovaque qui surveillaient la France pour le compte du KGB. Et dans cet incroyable livre aux allures de roman d’espionnage se révèlent les identités de ces personnes qui furent des familiers des Français et surtout des hommes au-dessus de tout soupçon.

Ils s’appelaient Heman, Frank, Pipa, Robert ou Portos. Ils conseillaient les présidents de la République, étant ceux qu’on nommait alors les « visiteurs du soir », délivraient des éditoriaux sur les écrans des principales chaînes de télévision ou dans les pages des principaux titres de la presse écrite ou se terraient dans la haute administration. Parmi eux, Claude Estier alias Robert, grognard de François Mitterrand et président du groupe PS au Sénat dont le secret s’était déjà effrité depuis les révélations des archives Mitrokhine. Son importance fut telle que le KGB dessaisit son homologue tchèque traiter directement avec lui.

Dans les médias, le STB fit du Nouvel Observateur une cible de choix en recrutant plusieurs plûmes mais également Gérard Carreyrou, ancien rédacteur en chef politique d’Europe 1 qui conteste farouchement ces révélations. Mais c’est dans les rangs de personnalités de droite que le livre se révèle fascinant en décrivant les trajectoires à la fois machiavéliques et romanesques de Paul-Marie de la Gorce, panégyriste du gaullisme – il fut même conseiller de Pierre Messmer entre 1972 et 1974 lorsque ce dernier était à Matignon – et de Patrick Ollier, ancien président de l’Assemblée nationale et compagnon de Michèle Alliot-Marie, qui fut un agent double de la STB au profit de la DST.

A Matignon ou à l’Elysée, ces espions rapportèrent à leurs maîtres soviétiques des propos plutôt complaisants à l’égard de l’URSS. La chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS au début des années 1990 bientôt remplacée par la Russie de Vladimir Poutine ne changèrent rien. « Ne pas humilier la Russie » affirma ainsi le président de la République…Jacques Chirac en 1997, repris un quart de siècle plus tard par Emmanuel Macron. Elsa Vidal, journaliste, responsable de la rédaction russe de RFI et habituée de l’émission C dans l’air nous invite ainsi à comprendre cette mansuétude, cette complaisance qui a conduit la classe dirigeante française, à quelques exceptions près, à fermer les yeux sur les agissements répétés, les provocations et les guerres de Vladimir Poutine jusqu’à la catastrophe du 24 février 2022. Analysant, sources et témoignages à l’appui, les positions de la France et de ses responsables, de François Mitterrand à Emmanuel Macron en passant par Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy dont la présidence symbolisa pour la France « les positions les plus pros-russes de son histoire récente », Elsa Vidal montre combien cette politique fut dictée par plusieurs facteurs, en particulier cette solidarité entre deux nations n’ayant pas fait le deuil de leur puissance passée et se jaugeant dans le miroir américain.

Russian President Vladimir Putin (R) shakes hands with former French president and President of the right-wing Les Republicains (LR) party Nicolas Sarkozy during a meeting at the Novo-Ogaryovo residence outside Moscow on October 29, 2015. AFP PHOTO / POOL / SERGEI CHIRIKOV (Photo by SERGEI CHIRIKOV / POOL / AFP)

Seule exception notoire : la présidence d’un François Hollande, plus méfiant à l’égard de Vladimir Poutine, et qui conduisit le président français a annulé la vente des navires de guerre Mistral en 2015. Des navires qui, selon Elsa Vidal, « auraient aidé les dirigeants russes dans cette entreprise [guerre contre l’Ukraine]. Ce qui aurait été un déshonneur cinglant pour Paris et aurait nui à sa stature internationale ». Ainsi si nos dirigeants ont toujours souhaité coopérer avec la Russie, celle-ci sous la férule de Vladimir Poutine, ne chercha en réalité qu’une confrontation alimentée par nos atermoiements successifs. Et Elsa Vidal d’appeler son lecteur à ouvrir les yeux sur le régime russe, sur ce qu’il est, sans romantisme ni passion. Car d’autres yeux, dans les sphères politiques et médiatiques, observent déjà nos secrets pour le compte d’une puissance qui a changé de nom mais pas de méthodes : « Les services secrets russes continuent de recruter informateurs parmi les reporters occidentaux – plus que jamais sans doute » rappelle ainsi Vincent Jauvert. Nous voilà prévenus.

Par Laurent Pfaadt

Vincent Jauvert, À la solde de Moscou
Aux éditions du Seuil, 176 p.

Elsa Vidal, La fascination russe, politique française : trente ans de complaisance vis-à-vis de la Russie
Chez Robert Laffont, 324 p.

L’embrasement, comprendre les enjeux de la guerre Israël-Hamas

Après six mois d’une guerre entre Israël et le Hamas débutée après le massacre du 7 octobre 2023, une bande de Gaza transformée en un cimetière à ciel ouvert où reposent pêle-mêle, des dizaines de milliers d’enfants palestiniens, près de deux cents humanitaires et une centaine de journalistes venus de nombreux pays, où sévit la famine et où personne ne peut fuir, des clés de compréhension  s’avéraient nécessaires.


Dans ce court essai fort pertinent, Michel Goya, ancien militaire et docteur en histoire propose une analyse dépassionnée et fondée sur des données factuelles tout en la traitant sur le temps long. A l’instar ce qu’il a réalisé dans un ouvrage consacré à l’Ukraine (L’ours et le renard, une histoire immédiate de l’Ukraine, avec Jean Lopez, Perrin, 352 p.), il s’attache ainsi à décrire le fait militaire à l’œuvre dans la bande de Gaza entre l’État d’Israël et les mouvements palestiniens depuis 1967 à Gaza mais plus encore depuis la fondation du Hamas en 1987, ce mouvement terroriste qu’Israël favorisa pour diviser un mouvement palestinien qu’il pensait alors écraser plus facilement.

Face à la guerre asymétrique conduite par le Hamas, Israël mena ainsi des opérations de police plus qu’une véritable guerre. Des opérations de police visant à réduire, à écraser, à éliminer toute menace. C’est ce qu’il appelle « tondre le gazon ». Et qu’à force de répéter cette tactique, celle-ci viendrait à bout du Hamas. Mais ce dernier ne fit que renaître en permanence. Et Israël s’est épuisé. Le 7 octobre a fait volé en éclats cette stratégie car pour la première fois le Hamas a porté la guerre, sa guerre, sur le sol israélien. Ni une barrière de sécurité, ni des décennies d’occupations militaires et d’assassinats ciblés n’ont pu l’éviter. L’attaque du 7 octobre a ainsi cruellement démontré l’échec de cette stratégie menée notamment par le Premier ministre, Benjamin Netanyahou.

Michel Goya montre ainsi qu’Israël, cumulant de nombreuses erreurs stratégiques, s’est enfermé dans un piège. Emprunt d’un profond fatalisme où toute perspective de paix durable semble lointaine, voire impossible, l’essai de Michel Goya est une amère constatation de la fuite en avant des deux belligérants qui fabriquent aujourd’hui les ennemis de demain. Mais demain est un autre jour qui paraît bien lointain.

Par Laurent Pfaadt

Michel Goya, L’embrasement, comprendre les enjeux de la
guerre Israël-Hamas
Perrin/Robert Laffont, 240 p.

Discours sur l’histoire

Pour le 700ème opus de sa collection Essais, Folio  a choisi une réflexion sur l’histoire et plus particulièrement celle de Thomas Hobbes. L’histoire justement, celle des idées politiques,  a retenu de ce dernier le Léviathan, traité politique paru en 1651 et Du citoyen (1642-1647)


Dans ces deux textes inédits en français et tirés d’articles écrits par Hobbes et Lord William Cavendish dont Hobbes fut le précepteur, le penseur anglais s’appuie sur l’histoire romaine, et plus particulièrement sur Tacite pour avancer ses idées qui constitueront la matrice du Leviathan à savoir la souveraineté et la puissance politique.

A cette époque, l’étude et la connaissance de l’histoire étaient à la base de la formation humaniste de tout noble ou aristocrate. Car l’histoire ne devait pas seulement servir d’exemple mais permettre d’appréhender les changements politiques qui s’opéraient et notamment dans cette Angleterre pré-révolutionnaire. Précédés d’une longue introduction de Jauffrey Berthier, maître de conférences en philosophie politique à l’université de Bordeaux et Nicolas Dubos, lui-aussi universitaire et auteur d’un ouvrage consacré à Hobbes qui recontextualisent, ces deux textes constituent de précieux inédits pour comprendre la pensée de l’un des plus influents philosophes de l’histoire européenne des idées.

Par Laurent Pfaadt

Thomas Hobbes, William Cavendish, Discours sur l’histoire
Folio Essais, 272 p.

Fils de rois et de prostituées

L’historienne Julie d’Andurain signe un ouvrage de référence sur l’histoire des troupes coloniales

Marsouins, tirailleurs, goumiers, bigors ou zouaves. Ces noms qui nous disent vaguement quelque chose renvoient à un passé colonial et une époque où la France agrégea sous son autorité des combattants issus du monde entier. Des noms croisés dans nos manuels scolaires et venus d’une époque révolue et parfois oubliée à dessein. Mais les tirailleurs sénégalais et autres indigènes sont revenus ces dernières années, hanter notre mémoire collective notamment par le biais du cinéma, si bien qu’un ouvrage s’avérait salutaire pour y voir plus clair. Julie d’Andurain, professeur à l’université de Lorraine à Metz et autrice d’un Gouraud très réussi, s’est emparée de cette lanterne pour produire la première histoire militaire et politique des troupes coloniales et tenter de nous éclairer.


Dans un propos clair, concis et très approfondi, l’autrice détaille ainsi la lente structuration des troupes coloniales au sein de l’armée métropolitaine, puis son absorption à cette dernière selon deux périodes quasi équivalentes. De 1880 à 1920, la conquête coloniale constitua ainsi un âge d’or des troupes coloniales. C’est l’époque des explorations, des expéditions financées par des fonds privés, soutenues par un puissant lobby parlementaire à travers les figures d’Eugène Etienne, député d’Oran et Albert Sarraut, plusieurs fois ministre notamment des colonies, et appuyées sur des organes de presse qui formèrent ce qu’on appela le parti colonial. Une vision politique qui amène l’autrice à détailler une pensée coloniale qui ne fut pas unie, loin de là, et s’analyse selon les armes et les régiments avec cependant une constante : le rôle du commandement. Parmi ces chapelles idéologiques, celle de l’indigénisme qui eut notamment pour promoteur le général Charles Mangin, concepteur de la fameuse force noire, l’intégration des troupes africaines à l’armée française qui s’illustra notamment au chemin des Dames, en avril 1917 lorsque près de 7 000 tirailleurs périrent dans la désastreuse offensive. Mais nous rappelle Julie d’Andurain, « la rencontre entre Charles Mangin et le projet d’armée noire relève donc d’un contexte global, non d’un projet personnel »

Un contexte qui, passé l’hécatombe d’une Grande Guerre qui mobilisa près de 600 000 indigènes, ouvrit la seconde période, celle du reflux et de l’absorption des troupes coloniales dans l’armée métropolitaine. A partir de 1923 puis sous le cartel des gauches qui voulait « tuer la guerre », les choses évoluèrent. Dans les colonies, les administrateurs ont remplacé les officiers. Les régiments algériens et marocains allaient se battre durant le second conflit dans l’armée métropolitaine avant que la décolonisation n’enterre définitivement les troupes coloniales en les reléguant à des corps d’élite.

Avec ce livre, Julie d’Andurain raconte ainsi une histoire de France à travers la « coloniale », de la IIIe République qui la glorifia avec ses héros (Lyautey, Galliéni, Gouraud) à la Cinquième qui en fit le deuil. Une histoire politique, sociale, culturelle, patrimoniale mais également une histoire de la géographie de la France et de son Empire où l’on apprend une multitude de choses comme par exemple que le Sahara fut déjà, dans les années 20 et bien avant l’arme nucléaire, le terrain des expérimentations militaires avec l’aviation dans le ciel marocain. Une histoire qui résonne encore aujourd’hui dans ce mythe de la puissance perdue qui nous a conduit à mener certaines guerres sur le continent africain. Une histoire où faire le zouave avait encore un sens.

Par Laurent Pfaadt

Julie d’Andurain, les troupes coloniales, une histoire politique et militaire
Passés composés, 400 p.

A lire également :

Julie d’Andurain, le général Gouraud : un destin hors du commun, de l’Afrique au Levant
Chez Perrin, 2022

L’affaire Rockwell

Dwight Myers aurait dû sen douter : les criminels ont toujours un ego surdimensionné et cherche en permanence des adversaires à leur taille. Et s’il pensait en fuyant le LAPD pour la petite ville californienne de Bakersfield après une vie personnelle gâchée, qu’il pourrait mener une existence tranquille, il a vite déchanté lorsque son bip a signé le début d’un nouveau cauchemar.


Eden, une gamine de onze ans surdouée, vue pour la dernière fois au moment de prendre ce bus qu’elle laissa filer, vient de disparaître. Eden qui ressemble à sa fille Nancy. Pour l’instant, le polar est assez classique, le profil du flic somme toute assez commun. C’était sans compter notre auteur, modeste journaliste sportif breton qui signe là son premier roman. Sa mise en scène est très réussie avec sa dimension cinématographique. On s’y attend mais on la veut. C’est comme regarder un thriller à la télé avec Morgan Freeman ou Woody Harrelson.

On sait donc à quoi s’attendre. On imagine Myers, 33 ans, beau gosse cabossé façon Mark Wahlberg, Megan Bailey, la journaliste en Eva Mendes avec ses cheveux châtains et sa peau hâlée. Des flash-backs de disparitions d’autres enfants insérés donnent un petit côté Mindhunter. Et puis l’astuce de Penalan est de ne rien révéler jusqu’au bout. Donc on avale les pages en attendant la confrontation finale.

On pense s’attendre à tout. Les jours passent, l’espoir se réduit, d’autres meurtres interviennent, des pistes se refroidissent, des parents suspectés, des interrogatoires avec des glaces sans teint. Et Eden qui s’est volatilisée tandis que Myers commence à vaciller. Au milieu de la nuit vient alors l’épilogue, inattendue. Eh oui, c’est toujours pareil avec les bons polars. On pense être plus malin et puis non. Alors on respire un bon coup. On laisse Myers repartir dans sa Ford Crown Victoria. Quelque chose nous dit qu’il reviendra, un peu plus cabossé. Car d’autres criminels à l’intelligence machiavélique se cachent, tapis, dans l’ombre de nos sociétés. Face à eux, des adversaires redoutables, tapis, eux, dans l’imaginaire d’auteurs comme Christophe Penalan. Ça promet.

Par Laurent Pfaadt

Christophe Penalan, Eden. L’affaire Rockwell, coll. Chemins nocturnes
Aux éditions Viviane Hamy, 384 p.