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Un abri de fortune

Après une pige de quelques années chez Flammarion, l’une de nos plus belles romancières, la Strasbourgeoise Agnès Ledig revient chez Albin Michel avec son nouveau roman, Un abri de fortune. Une petite infidélité à son Alsace natale pour s’aventurer chez le voisin vosgien dans ce très beau roman qui glorifie la nature avec l’histoire magnifique de cette maison devenue le refuge de quelques cabossés de la vie. Au contact de la nature sauvage et envoûtante de la forêt vosgienne, les trois personnages du livre tireront ainsi la force de leur résurrection.

Tous les ingrédients qui ont fait le succès d’Agnès Ledig sont une nouvelle fois réunis dans ce nouveau roman feel-good. Il devrait à coup sûr réjouir ses lecteurs et en séduire, avec cette ode à la nature rédemptrice et à la biodiversité, de nouveaux. Un retour aux sources, aux fondamentaux donc pour redonner du sens à sa vie.

Par Laurent Pfaadt

Agnès Ledig, Un abri de fortune
Chez Albin Michel, 368 p.

Bibliothèque ukrainienne, épisode 5

Témoigner, voilà le maître-mot de ce nouvel épisode de bibliothèque ukrainienne. Témoigner de la réalité des bibliothèques détruites ou endommagées par l’armée russe et ses supplétifs, témoigner de la mobilisation des acteurs locaux mais également pour rendre hommage à la mémoire des écrivains morts durant le conflit. Témoigner enfin de la réalité de la guerre.


Le 17 novembre 2022 s’est ainsi réunit un forum international sur les destructions de bibliothèques ukrainiennes. Piloté par Lyusyena Shum, Executive Director Charitable Foundation Library Country, il a été l’occasion de dresser un état des lieux des destructions opérées par l’armée russe à l’encontre du patrimoine ukrainien. En matière de lecture publique et de livres, une entreprise systématique de purge des bibliothèques des villes passées sous contrôle russe a été opérée. Considérés comme « extrémistes », de nombreux livres traitant de la révolution de Maidan en 2013-2014, des mouvements de libération ukrainiens ou des opérations militaires contre les régimes séparatistes dans les régions de Donetsk et Louhansk ont été saisis ou détruits. Dans certaines écoles de la région de Kharkov, les livres saisis ont été remplacés par des livres de propagande russe.

A Marioupol, l’armée russe a ainsi brûlé la bibliothèque ukrainienne Vasyl Stus, bibliothèque publique située dans l’église de la ville. Vasyl Stus était un poète qui durant l’époque soviétique, célébra la langue et la nation ukrainienne. Envoyé au goulag, il y décéda en 1985.

Ce forum a aussi été l’occasion de mettre en lumière la formidable mobilisation de la population ukrainienne, militaires comme civils pour sauvegarder les livres et les bibliothèques de leur pays. Une immense chaîne de solidarité s’est ainsi mise en place et a permis de collecter près de 10 000 euros qui ont été redistribués à 200 bibliothèques. Cette chaîne de solidarité a également été entretenue par tous ces intellectuels, femmes et hommes de lettres engagés sur le front qui ont produit œuvres littéraires ou ont continué depuis leurs postes de combat à faire vivre la littérature ukrainienne.

Bibliothèque Karazin

Nous commençons ce nouvel épisode de bibliothèque ukrainienne par le discours de l’écrivain ukrainien Serhiy Jadan, à l’occasion de la remise du prix de la paix des libraires allemands le 23 octobre 2022 et traduit par Iryna Dmytrychyn. Serhiy Jadan a fait un don de 12 500 dollars afin de reconstruire la bibliothèque Karazin de Kharkov (photo). Il a publié son nouveau roman L’Internat aux Éditions Noir sur Blanc, dans une traduction d’Iryna Dmytrychyn que nous avons chroniqué dans notre épisode 4 : http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/bibliotheque-ukrainienne-episode-4/

« Qu’est-ce que la guerre change en premier lieu ? La perception du temps, la perception de l’espace. Ils changent très vite, les contours de la perspective, les contours du temps. L’homme dans l’espace de la guerre s’efforce de ne pas bâtir des projets d’avenir, tente de ne pas trop penser à comment sera le monde de demain. Ce qui compte, c’est ce qui t’arrive ici et maintenant ; ce qui a du sens, ce sont les choses et les gens qui resteront avec toi jusqu’au lendemain matin, tout au plus, dans le cas où tu survis et que tu te réveilles. L’objectif principal est de rester entier, d’avancer une demi-journée de plus. Après, plus tard, on verra, on saura comment agir, comment se comporter, sur quoi s’appuyer dans cette vie, quel en sera le nouveau point de départ. »

« C’est une question de langage. De l’usage précis et justifié de tel ou tel mot, de l’exactitude de notre intonation, lorsque nous parlons de l’existence à la limite entre la vie et la mort. À quel point notre vocabulaire d’avant, ce lexique qui hier encore nous permettait parfaitement d’appréhender le monde, à quel point est-il donc opérant aujourd’hui, pour exprimer ce qui nous fait mal ou, au contraire, nous donner de la force ? Car nous nous sommes tous retrouvés dans ce lieu du langage que nous ne connaissions pas auparavant et, par conséquent, notre système de valeurs et de perception est déplacé, le sens a changé de grille de lecture, le besoin a redessiné ses limites. Ce qui de l’extérieur, vu de côté, peut s’apparenter à des conversations sur la mort, en vérité représente très souvent une tentative désespérée de s’accrocher à la vie, à sa possibilité, à sa pérennité. De manière générale, où dans cette réalité nouvelle, brisée et déplacée, se termine le thème de la guerre et où commence la zone de la paix ? »

Pour lire l’intégralité du discours :

https://www.leseditionsnoirsurblanc.fr/prix-de-la-paix-des-libraires-allemands-2022-pour-serhiy-jadan-discours-de-reception-du-prix/

Témoigner, c’est aussi ce qu’entreprend Lasha Otkhmezuri, ancien diplomate et historien géorgien. Délaissant un temps le front russe de la seconde guerre mondiale qu’il a raconté avec Jean Lopez dans quelques livres devenus aujourd’hui des références (Barbarossa 1941, la guerre absolue, Passés composés, 2019 ou Joukov, Perrin, 2013), il est allé à la rencontre d’acteurs de la guerre en Ukraine pour recueillir leurs témoignages qu’il a consigné de ce livre simplement appelé Combattre pour l’Ukraine, dix soldats racontent (Passés composés, 224 p). Pour Hebdoscope, il nous en dit plus :

1.Comment est née l’idée de ce livre ?

Contrairement à mes livres précédents, il s’agit d’un livre très personnel. J’ai longtemps hésité avant de me lancer dans son écriture. J’avais peur de ressembler à un journaliste « vautour ». Quand la guerre a débuté, j’ai voulu aider l’Ukraine autrement que par mes écrits. C’est après la multiplication d’imprécisions et d’inexactitudes notamment des déclarations faisant référence à Yalta et à Munich que j’ai décidé d’écrire. La déclaration d’Henry Kissinger du 23 mai 2022 disant que l’Ukraine devait consentir à des concessions territoriales m’a définitivement convaincu.

2. Votre livre regroupe les témoignages de différentes personnes impliquées dans la guerre. Qu’ont-elles en commun ?

Je pense que ce que les unit renvoie à des termes comme la liberté, la paix et la sécurité. Des mots que certains en Occident considèrent depuis quelques décennies comme acquis. Maksym Lutsyk, un étudiant âgé de 20 ans, est sûrement le plus explicite lorsqu’il explique être allé à la guerre pour défendre la vie paisible, le droit des habitants de Kiev à pouvoir prendre un verre en terrasse. Il ne faut jamais oublier que la liberté et la paix renvoient à la nécessité de les défendre. Dans le livre, je cite Romain Rolland qui, en juillet 1938, a déclaré que « la paix ne se donne qu’à ceux qui ont le courage de la vouloir et de la défendre ». Mais je pourrais également citer Périclès qui, il y a 2500 ans, a prononcé exactement les mêmes mots. C’est pourquoi Maksym Lutsyk, Maria Chashka, des Russes, des Géorgiens ou encore le Letton Gundars Kalve ont raison quand ils déclarent que ce n’est pas seulement une guerre pour la liberté de l’Ukraine, mais également une guerre pour la paix et la démocratie en Ukraine.

3. Les propos des témoins non ukrainiens, notamment cet ancien officier du FSB, sont particulièrement édifiants

Je voulais avoir le témoignage de Russes pour démontrer qu’il n’y a pas de fatalité à voir la démocratie disparaître de Russie pour des décennies. En voyant les crimes à Boutcha et dans d’autres villes d’Ukraine, beaucoup ont conclu que tous les Russes sont des impérialistes, que la Russie ne sera jamais une démocratie. Rappelons-nous comment les citoyens russes ont réagi à l’invasion de la Lituanie le 13 janvier 1991 : des foules de moscovites sont descendues dans les rues de Moscou dès le lendemain et ont stoppé la possibilité d’un accroissement de la violence. Ce fut la plus grande manifestation de l’histoire de la Russie moderne. Ces manifestants tenaient des pancartes « pour votre et notre liberté».

L’Europe doit parler avec le peuple russe et non avec Poutine pour lui rappeler ces pages de l’histoire dont ils peuvent être fier comme ce 14 janvier 1991. L’Europe doit assurer aux Russes qu’après Poutine, au lieu du cauchemar impérialiste, ils auront la possibilité de vivre une vie meilleure et que l’Europe les aidera à réaliser cet objectif.

4. Vous, l’historien, le diplomate qui a écrit sur les batailles du front de l’Est pendant la seconde guerre mondiale, comment avez-vous perçu ces témoignages sur celles d’Irpin ou de Marioupol ?

En général, je préfère éviter ce type de parallèles, surtout quand ils sont faits par des historiens. Comme l’écrit Nietzsche, « l’histoire monumentale trompe par analogie ». 

5. Votre pays a également été envahi par la Russie (en 2008). Quel regard portez-vous sur la différence de réactions par apport à l’Ukraine ?

En 2008, je fus l’un des premiers à pointer dans la presse française la responsabilité géorgienne dans ce conflit. Comme je l’écris dans l’introduction de mon livre, il y a une grande différence entre ces deux guerres : en 2008, rien n’était noir ou blanc alors que dans la guerre actuelle nous avons une partie – l’Ukraine – qui, alors même qu’elle était déjà à moitié occupée, a tout fait pour éviter la guerre et que de l’autre côté, il y a un agresseur qu’aucun compromis n’a arrêté.

Un autre point très important pour moi : j’ai une aversion profonde pour toute sorte « d’exhibitionnisme littéraire ». Si dans l’introduction du livre je parle de mon expérience personnelle, je l’ai fait pour que le lecteur ne se méprenne pas sur mes intentions qui n’ont rien à voir avec mes origines.

Henry Lion Oldie, Invasion, journal d’Ukrainiens pacifiques, Les Belles Lettres, 180 p.

Henry Lion Oldie est un pseudonyme regroupant deux célèbres auteurs d’heroic fantasy et de littérature imaginaire (publiés chez Mnémos), Oleg Ladyjenski et Dmitri Gromov. Délaissant leurs mondes merveilleux, c’est dans le chaos et les ténèbres de l’occupation russe qu’ils nous convient dans ce livre. Vivant dans le même immeuble de Kharkov, ils sont certainement passés par cette bibliothèque Karazin qui illustre aujourd’hui notre épisode.

L’attaque du 24 février 2022 les a projetés dans le réel, dans le quotidien d’une nation en armes, d’une population qui combat et qui survit. Leurs témoignages qui s’étalent de février à l’automne 2022 parlent des attaques quotidiennes de missiles russes, de ces astuces pour éviter que volent en éclats les vitres des appartements, de ces séjours prolongés dans la cave avec les autres résidents. Et puis l’exil. Début mars 2022, les deux hommes accompagnés de leurs familles sont contraints de quitter Kharkov pour Lviv. Leur notoriété leur permet, grâce au réseau de leurs lecteurs et fans, de trouver des points de chute. Un chronique ordinaire d’une guerre extraordinaire.

Etienne de Poncins, Au cœur de la guerre, XO éditions, 352 p.

La guerre, il l’a vu à de nombreuses reprises. Mais peut-être pas d’aussi près. Etienne de Poncins est un diplomate chevronné. Passé par l’ENA, il a été en poste en Bulgarie, au Kenya et en Somalie. Arrivé à Kiev en 2019, il ne s’attendait certainement pas, malgré les menaces russes, à voir les chars de Vladimir Poutine, envahir l’Ukraine aux premières heures du 24 février 2022. « Comment expliquer et comprendre ce qui vous paraît proprement incompréhensible et irrationnel ? » écrit alors que les fantômes de la seconde guerre mondiale et de Staline se bousculent dans son esprit.

Vient alors l’évacuation de l’ambassade pour Lviv, à l’ouest du pays, la photo brisée – comme cette relation franco-russe qui avait survécut à deux guerres mondiales – du président de la République sous le bras, l’évacuation des ressortissants français, l’aide apportée à l’Ukraine, les visites à Boutcha, lieu de crimes de guerre qui semblaient appartenir au passé ou à la bibliothèque de Tchernihiv que nous avons évoqué dans notre épisode 2.

Puis vient le moment de coucher ses souvenirs sur le papier, conscient d’être engagé dans quelque chose qui le dépasse et s’appelle l’Histoire avec un grand H. Avec ce récit, le lecteur a l’impression de faire un bon dans le passé. Le livre d’Etienne de Poncins n’est pas un livre d’histoire mais un témoignage, celui d’un diplomate en guerre qui constate avec amertume que l’essence même de son action a échoué. Ce n’est pas un livre d’histoire. Pas encore.

Sylvie Bermann, Madame l’Ambassadeur, De Pékin à Moscou, une vie d’ambassadeur, Tallandier, 352 p.

De l’autre côté du Donbass, un autre diplomate français a vu cette guerre se dessiner. Première femme à avoir occupé un poste d’ambassadeur dans trois pays du Conseil de sécurité des Nations-Unies (Chine, Royaume-Uni, Russie), Sylvie Bermann arrive à Moscou en 2017. Pendant un peu plus de deux ans (jusqu’en décembre 2019), elle est la voix de la France et côtoie le maître du Kremlin dont elle perçoit vite sa volonté de renouer avec un passé sanglant : « À la recherche de l’avenir dans le passé, empreints de nostalgie de la puissance, des hommes forts rêvent du retour d’empires et s’inscrivent dans la lignée des empereurs de Chine et des tsars de toutes les Russies » estime celle qui a également côtoyé Xi Jinping.

Aux premières loges d’une situation qu’elle voit se dégrader malgré la signature des accords Minsk en 2014-2015 qui prévoyaient notamment un cessez-le-feu bilatéral et le retrait des unités armées, Sylvie Bermann a aujourd’hui un jugement sévère sur l’action du maître du Kremlin : « Cette guerre absurde est tragique pour l’Ukraine, d’abord en raison du sang versé, mais également pour la Russie et le peuple russe » écrit-elle avant de conclure  « La guerre, dont le premier objectif était de décapiter le gouvernement en installant un homme de main à Kiev, est d’ores et déjà perdue. »

Pavel Filatiev, ZOV, l’homme qui a dit non à la guerre, Albin Michel, 224 p.

ZOV, trois lettres peintes sur les blindés russes. Trois lettres qui résument l’occupation de l’armée russe. Trois lettres, titre du témoignage de l’un de ses soldats, Pavel Filatiev. Engagé dans le 56e régiment d’assaut aéroporté, ce dernier est très vite blessé à l’œil. Son témoignage, édifiant, révèle une prise de conscience parmi les militaires. Filatiev décrit une armée russe mal préparée, désorganisée, mal équipée. Mais surtout une profonde désillusion sur son pays, sur le sens que lui, et à travers lui, des milliers de jeunes russes, peinent à trouver dans cette guerre absurde. Aux épisodes de la guerre qu’il vit, succèdent ceux de sa vie d’avant, celle-là même qu’il a consacré, en vain, à son pays. « J’ai un pressentiment très net de fiasco total » écrit-il dès le 24 février 2022. Son témoignage dont l’intégralité des droits d’auteurs sera reversée à des ONG venant en aide aux victimes de la guerre en Ukraine traduit ce doute désormais présent, tel un poison, dans la société et l’armée russes. Mais ce poison est-il devenu mortel ? Personne ne le sait pour l’instant.

Hommage à Valeriya Karpylenko

Valerija Karpylenko (Nava) Asow-Kämpferin

Avant de clore ce nouvel épisode, Hebdoscope souhaite citer ce poème de Valeriya Karpylenko dont le sort a ému le monde entier au printemps 2022. L’universitaire et poétesse faisait partie des défenseurs de l’usine Azovstal à Marioupol. Elle s’était mariée avec l’amour de sa vie, Andrei, 3 jours avant la mort de ce dernier. Aujourd’hui, Valeriya Karpylenko est depuis plusieurs mois, prisonnière des Russes dans la colonie pénitentiaire d’Olevnika. Nous pensons à elle et à tous les prisonniers et demandons sa libération.

VIS !

Tire ! Peu importe le nombre de balles volées en réponse !

Peu importe le nombre de visières d’ennemis pour lesquelles tu es une cible !

Tire ! N’aies peur de rien, même de la mort !

Ne meurs pas ! En ayant une âme tachée de peur, laisse mourir tes ennemis – unités, dizaines, centaines, milliers – de toi seul !

Car ils n’ont pas ce que tu as. Un but suprême ayant pour noms honneur et dignité !

Ne meurs pas ! Il faut vivre. Toujours.

Vis jusqu’à ce que les ennemis de la terre ukrainienne soient obligés de se mettre à genoux !

Ou qu’ils soient profondément enterrés dans ses profondeurs !

Vis, car la noblesse de l’homme réside dans l’amour et la fidélité à sa terre natale

Ce dégueulasse n’a ni sa terre, ni sa maison. Ils n’ont rien. Rien à défendre.

Vis et tue ! Peu importe le nombre de balles volées en réponse !

Vis car tu n’as pas le droit de mourir !

Traduction Olha Demidas

Le Livre de Pacha

Véronique Sales possède un style qui lui est propre. Perceptible dans Okoalu (Vendémiaire, 2021), son univers situé à mi-chemin entre rêve et réalité, convie son lecteur dans une sorte d’entre-deux où seules les sensations permettent au lecteur d’avancer. Comme dans un brouillard qui s’effiloche au fur et à mesure de la progression du récit avant de dévoiler l’ensemble du paysage. Ici dans ce livre publié une première fois en 2010, point de jungle tropicale ni d’humidité suintante mais un voyage dans le temps et l’espace entre Suède et Sibérie en passant par les côtes normandes. Quoique…


Dans ce livre qui n’est pas sans rappeler la grande tradition littéraire russe avec ces personnages mi sorcier, mi démon, Pavel Kiriline a indéniablement quelque chose du baron balte Ungern-Sternberg, ce général fou converti au bouddhisme pendant la révolution russe. Kiriline est entouré en permanence d’un halo de mystère dont la perte de la vue va renforcer sa clairvoyance sur la nature du monde. Un chaman arrivé au terme de ses multiples réincarnations que le lecteur rencontre dans l’immensité de cet univers que fait tenir parfaitement Véronique Sales à travers ses pages en exhalant la beauté du monde. Le brouillard se déchire alors, révélant, comme dans Okoalu, une île, située au Fidji cette-fois ci. Une île à la fois paradisiaque et cruelle, circulaire où tout se tient, et dominée par des aras, ces perroquets aux mille couleurs comme le livre et l’œuvre de Véronique Sales.

Par Laurent Pfaadt

Véronique Sales, Le Livre de Pacha
Vendémiaire, 312 p.

Les hyènes nazies

Un livre passionnant revient sur les gardiennes des camps de concentration et d’extermination

Nombreuses furent les survivantes évoquant ces femmes qui, à l’instar de leurs collègues masculins, ont fait régner la terreur dans les camps de concentration et d’extermination. Mais pourquoi alors, ces histoires ont-elles été si peu racontées ? Certes, La liseuse de Bernhard Schlink avait abordé ce sujet mais le livre n’avait pas eu de suites.


Celui de Barbara Necek remédie enfin à ce manque. En se penchant sur le cas des Aufseherin, les « surveillantes » comme elles furent appelées, la documentariste ne souhaite pas faire œuvre d’exhaustivité mais plutôt expliquer à travers quelques exemples, la place que réserva le Troisième Reich à ces femmes provenant de milieux populaires et modestes et qui ont servi le régime de la plus funeste des manières.

En suivant ainsi les destinées de quelques-unes des 4000 femmes environ qui servirent dans les camps de concentration et d’extermination nazis, en particulier Johanna Langefeld et Maria Mandl, l’ouvrage revient sur la mécanique d’extermination des ennemis du Reich dans laquelle les femmes eurent toute leur place. De plus, il met à mal un tabou, celui qui a longtemps prévalu et qui servit d’ailleurs de défense à ces femmes en les assimilant à des « victimes d’un régime qui les instrumentalisés ».

Barbara Necek s’inscrit ainsi en totale contradiction avec cet argument. Et dresse le portrait de ces femmes qui participèrent activement, de leur plein gré, souvent à des fins d’ascension sociale, à la Shoah. L’ascension sociale, voilà le point de départ de cette implacable mécanique, celle donnant à des êtres méprisés socialement, économiquement, l’impunité de leur vengeance. « Beaucoup de femmes issues de milieux défavorisés, peu éduquées, aux ambitions professionnelles déçues, ont en effet l’impression d’être devenues quelqu’un » écrit ainsi l’auteur. Cette vengeance qui s’accompagna d’avantages de toutes sortes comme des logements ou une relation amoureuse avec l’élite SS des camps, s’exerça sur ces médecins, ces avocats, ces professeurs devenus les ennemis du régime et qui les méprisaient avant la guerre.

Puis le crime comme preuve d’une fidélité au Führer. Celui-ci s’exerça à Ravensbrück, centre de formation des Aufseherin, ce camp de femmes dont l’enceinte était interdite aux hommes et où une femme comme Johanna Langefeld, à la tête de 150 gardiennes et de 3000 prisonnières, régna comme une reine sur un royaume de spectres. A Auschwitz où Maria Mandl décida à 30 ans, de la vie et de la mort de milliers de femmes en procédant notamment à la sélection des déportées devant la Judenramp et dont le sadisme n’eut rien à envier à ses coreligionnaires SS. Si Mandl fut pendue en Pologne après la guerre et que Langefeld échappa de peu à la mort, nombreuses furent celles qui revinrent à la vie civile sans être inquiétées. Et selon Barbara Necek, « les greniers allemands recèlent encore des trésors sous forme de journaux intimes ou de mémoires que la génération des enfants garde honteusement dans le secret ». Son livre n’est donc pas un constat. C’est un point de départ.

Par Laurent Pfaadt

Barbara Necek, Femmes bourreaux
Aux éditions Grasset, 304 p.

A lire également : Wendy Lower, Les Furies de Hitler, coll. Texto,
Chez Tallandier, 368 p. 2019

Des colombes brisées

Le nouveau roman de Douglas Stuart s’attaque à l’homophobie. Glaçant et magnifique.

Une douceur sur le visage. Voilà la première impression que l’on ressent. Ces derniers jours, le héros du dernier roman de l’écrivain écossais Douglas Stuart, Mungo, a revêtu un visage : celui du jeune Lucas, 13 ans, qui s’est suicidé dans les Vosges, début janvier parce qu’il aimait un garçon. Celui d’une homophobie révoltante, lancinante comme un poison.


Si les usines rouillées de Glasgow ont remplacé les plaines vallonnées de Golbey et que Mungo est un peu plus âgé (15 ans), le poison, lui, est le même. Il imprègne les consciences, se nourrit d’alcool et de misère sociale, les véritables maladies de nos sociétés. Cet alcool qui a corrodé le cœur de la mère de Mungo, Mo-Maw, qui n’est pas sans rappeler l’Agnès de Shuggie Bain, la poussant à abandonner son fils à deux malfrats pour le « guérir » de son homosexualité lors d’une partie de pêche, pour vider son cœur de son amour pour l’ennemi catholique James, ce garçon différent qui aime tant les colombes.

Mungo lui ne se doute de rien. Il est étranger à cette lutte que se livre catholiques et protestants, ces Atrides modernes, entre cités rivales et derbys Celtic-Rangers. Il se plaît à se moquer de ces caïds un peu harlequin. La trame narrative une nouvelle fois menée de main de maître et qui atteste du grand talent littéraire de Douglas Stuart avec ces scènes qui resteront longtemps dans la mémoire des lecteurs en particulier celles entre Mungo et James, embarque son lecteur vers ce lac tout en déroulant le chemin qui y conduit comme un fleuve menant à la mer. Un fleuve empoisonné dont on redoute l’embouchure. La solitude du voyage de l’adolescent sur ce Styx écossais où les enfers semblent être la destination finale est terrible et prenante. Dans notre cœur, les larmes se teintent de colère.

Poursuivant avec Mungo le même sillon littéraire qui lui valut un succès international et le Booker Prize 2020 pour son premier roman, Shuggie Bain qui sort en poche, Douglas Stuart signe bien évidemment un livre d’une puissance inouïe sur l’intolérance. Mais ce dernier va bien au-delà. C’est un cri d’alerte sur la destruction de notre société et de nos valeurs. Une destruction que nous constatons sans rien faire. Un choc littéraire qui pousse le lecteur et le citoyen à s’interroger sur son inaction, sur sa complicité. Pour que ne s’éteignent plus les visages de jeunes adolescents au visage d’ange.

Par Laurent Pfaadt

Douglas Stuart, Mungo, Globe, 480 p.

A lire également : Shuggie Bain, Pocket, 576 p.

Lumière noire

Ce proche de Barack Obama signe un ouvrage sur le rôle et la place des églises afro-américaines dans la société américaine. Un livre passionnant de bout en bout

Absolument fascinant. Henry Louis Gates Jr, directeur du Hutchins Center for African American Research à l’Université de Harvard, nous raconte sur plus de cinq siècles la constitution et l’évolution de l’Eglise noire américaine. Le lecteur découvre non seulement une histoire des Etats-Unis vue par une partie de sa population mais également une histoire globale de ce pays avec ses démons et ses réussites grandioses.


Dans cette histoire à la fois politique, culturelle et religieuse qui s’appuie sur de nombreux témoins aussi divers que le chanteur John Legend, l’ancien maire d’Atlanta et premier ambassadeur noir aux Nations-Unies, Andrew Young ou Oprah Winfrey, Henri Louis Gates Jr montre que les églises afro-américaines furent les refuges d’une population persécutée mais également des lieux d’émancipation ces « incubateur de talents » d’où sortirent quelques grandes personnalités politiques et culturelles qui paradoxalement, participèrent au rayonnement de cette Amérique qui s’est pourtant employée, avec des moyens étatiques considérables, à les persécuter.

Plus vieille et plus importante institution mise en place par les Afro-américains aux Etats-Unis, l’Eglise noire s’est immédiatement donnée pour mission de protéger ses membres du racisme qui les frappait. Elle est devenue alors une « nation dans la nation » tout en s’appuyant sur un message biblique qui donna naissance à de grandes figures oratoires américaines. En imbriquant sa propre histoire et sous l’égide de la figure tutélaire de W.E.B. Du Bois, premier afro-américain à obtenir un doctorat à Harvard et fondateur de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) en 1909 qui allait devenir le fer de lance des droits civiques un demi-siècle plus tard, Henry Louis Gates Jr dresse une magnifique galerie de portraits, de Frederick Douglass à Jesse Jackson en passant bien évidemment par Martin Luther King et ces figures moins connues tels qu’Otis Moss III, fils de l’un des compagnons de MLK ou Barbara C. Harris, première femme ordonnée évêque de l’Eglise épiscopalienne des Etats-Unis. A ce titre, l’auteur réhabilite le rôle des femmes dans cette Eglise noire. « Les femmes noires, qu’il s’agisse de chanteuses célèbres comme Mahalia Jackson ou de simples fidèles impliquées dans tous les aspects de la vie ecclésiale, furent l’élément-clé de la plupart des communautés religieuses et demeurent aujourd’hui encore les leaders indispensables et trop souvent négligées de la lutte non seulement pour le salut, mais aussi pour la libération » écrit ainsi Henry Gates. Ce dernier revient ainsi sur le fameux « I have a dream » du 28 août 1963 qui aurait été soufflé au pasteur américain par Prathia Hall, activiste des droits civiques et théologienne avant que Mahalia Jackson, se tenant derrière la scène ne pousse ce jour-là le leader des droits civiques en lui disant « Parle-leur de ton rêve, Martin ! »

Des femmes qui, aujourd’hui encore, sont à l’avant-garde des défis qui traversent l’Eglise noire, à l’image d’une Oprah Winfrey venant écouter à Dallas, le prédicateur Thomas Dexter Jakes, partisan de l’insertion totale de l’Eglise noire dans le modèle économique américain. Une Eglise noire traversée depuis une quarantaine d’années par un message difficilement audible par la nouvelle génération, une baisse de la religiosité mais également par le mouvement Black Lives Matter et un rapport à Dieu bouleversé après l’épisode du coronavirus. Pour autant, le livre d’Henry Louis Gates Jr nous dit que cette église a su en permanence se réinventer. Elle n’a donc pas fini de nous surprendre.

Par Laurent Pfaadt

Henry Louis Gates Jr, Black Church, De l’esclavage à Black Lives Matter
Chez Labor et Fides, 304 p.

A lire également :

Mon article sur l’ouvrage de W.E.B. Du Bois, Pénombre de l’aube, coll. Compagnons de voyage, Vendémiaire, 420 p.

Fifty rouble

L’auteur de La Soif et de La Rose des vents suit, dans son nouveau roman, la vie d’un rappeur russe

On aurait tort, sous prétexte de guerre ou de russophobie primaire, de se priver de lire la littérature russe. Car, non seulement elle survivra au régime en place comme elle l’a fait dans les siècles passés mais surtout elle raconte une société nous permettant de comprendre une guerre, une époque, un monde.


Dans ce décor, le nouveau roman d’Andrei Guelassimov s’aventure sur le sentier de la drogue en compagnie de Tolian, rappeur de cette Russie qui est entrée tête baissée dans cet ultralibéralisme né avec la chute de l’Union soviétique. La rencontre en Allemagne avec une ancienne fille de sa cité de Rostov-sur-le-Don le fait plonger quelques vingt-cinq ans en arrière. Guelassimov y dépeint une société post-soviétique en pleine déliquescence où tous ses piliers se sont effondrés. Plus d’Etat, plus d’armée, plus de valeurs laissant, sur ce champ de bataille sociétal, la violence régir les rapports humains. Chacun se débrouille comme il peut. On trafique, on deale, on vole les ampoules dans les hôpitaux pour les revendre. Les uns trouvent leur salut dans le rap comme Tolian devenu Pistoletto quand d’autres deviennent les proies du crime organisé. « Evidemment, elle s’était foutue de moi quand, sur notre trajet vers l’hôpital, elle avait suggéré de gagner le fric des truands en composant du rap, mais mon cœur se métamorphosa alors en oreille » dit ainsi Tolian.

Commence alors pour Tolian/Pistoletto, une vie faîte de lumières, blanches comme la poudre et de ces ténèbres que sont la dépendance, les cures de désintoxication et la perte de soi. Sa rédemption, Tolian la trouve auprès du père Mikhail au monastère de Pskov. Là-bas, il redevient Tolian avant d’opérer, tel un saint orthodoxe, une nouvelle transfiguration et devenir Booster, nouvelle icone…du rap.

A l’image de cette dope que l’on revend à Rostov, la prose de Guelassimov, une nouvelle fois magnifiquement traduite par Raphaëlle Pache, est, comme à chaque fois, addictive. Tolian est si attachant qu’on veut en savoir plus, l’accompagner dans sa rédemption. Avant Pskov, Tolian était un mort en sursis et son destin a fini par se confondre avec celui de tout un pays. Après il est devenu un ressuscité millionnaire.

Dans ce chaos de l’après communisme où dans les clubs les portraits de Lénine et de Staline côtoient ceux de femmes nues et où les producteurs de MTV ont remplacé les apparatchiks dans les chambres du Metropol même l’armée n’est plus un élément de stabilité, ravagée par la gangrène de la guerre de Tchétchénie, un thème que l’auteur reprend. Dans La Soif, elle avait mangé le visage de Kostia. Dans Purextase, elle dévore la notion même de paternité privant Tolian de père comme on prive une société de ses repères. Mais Kostia et Tolian ont fini par trouver dans l’art, l’instrument de leur rédemption.

Avec leurs œuvres, les écrivains tracent des perspectives sur le temps long, matérialisent sur le papier des convulsions sous-jacentes qui, telles des microséismes, ne sont pas perceptibles immédiatement mais conduisent aux tremblements de terre les plus violents comme celui du 24 février 2022. Comme Guelassimov, les écrivains ouvrent cependant la voie à des renaissances, celle de Tolian comme celle de la Russie. Des renaissances que seule la littérature russe peut produire. Voilà pourquoi il est impératif de continuer à la lire.

Par Laurent Pfaadt

Andrei Guelassimov, Purextase
Aux éditions des Syrtes, trad. Raphaëlle Pache, 384 p.

Parle avec elle

En évoquant le métier de thanatopracteur, Amandine Dhée délivre un véritable manifeste en faveur de la vie

La vie réserve parfois de surprenantes rencontres même pour quelqu’un qui les attend et en fait la matière de son activité créatrice. C’est ce qui arriva à Amandine Dhée, autrice de plusieurs romans dont La Femme brouillon (Contre Allée, 2017), prix Hors Concours qui évoque son expérience de la maternité.


Alors qu’elle fait la promo de son dernier ouvrage, elle rencontre une femme, Gabriele, qui lui parle de son métier : thanatopractrice. Commence alors une relation entre les deux femmes qui allait aboutir à ce livre magnifique.

Comme le dit Gabriele, thanatopracteur est un métier mal connu, qui fait peur. Bien évidemment, il en faut, comme d’autres métiers car sinon, qui s’occuperait de nos morts pour les accompagner lors de leur dernier voyage ? Il faut pourtant, dans l’esprit des gens, un petit grain de folie pour exercer ce métier. Or il s’avère que ce petit grain de folie est, chez Gabriele, une reconversion devenue vocation et transformée en perle de papier par Amandine Dhée.

Gabriele évoque tour à tour dans ce livre les contraintes du métier, sa charge émotionnelle, le mépris des familles. Parfois le récit est caustique quand elle aborde l’aspect du mort qui ne convient pas. Avec cette femme qui a choisi ce métier après une expérience dans la com, le lecteur entre dans cet autre monde du silence où la beauté des sentiments, leur noblesse magnifiquement retranscris par l’autrice n’a rien à envier à ceux de Cousteau. Côtoyer la mort c’est comme nager avec les requins. L’appréhension du début cède vite la place à la puissance de l’émotion.

Amandine Dhée délivre ainsi un récit sensible où beauté et respect se côtoient dans cette antichambre du deuil, entre vie et mort, isolée de cette société où tout n’est que consumérisme. Ici les morts conservent leurs individualités. Et tant pis si le métier de thanatopracteur peut s’apparenter à une illusion. Car ce qui compte n’est pas la finalité, la mort, qui est la même pour tous mais au contraire, le chemin que chacun prend avant d’y arriver. Et celui, c’est-à-dire nous tous, qui accompagne les derniers pas de l’être aimé, a besoin d’une Gabriele pour continuer à vivre, pour continuer à apprécier la brièveté de la vie « comme s’il m’avait fallu fabriquer la vie pour la savoir si fragile » écrit-elle à juste titre.

Sortir au jour n’est donc pas un livre sur la mort, bien au contraire. Il est un manifeste pour la vie et sur ces liens qui nous unissent, sur ces interactions qui constituent la beauté et la singularité de notre espèce.

Par Laurent Pfaadt

Amandine Dhée, Sortir au jour,
Edition La Contre Allée, coll. La sentinelle, 128 p.

Amadine Dhée sera l’invitée de la Grande librairie,
le 18 janvier prochain

Le phénix de l’humanité

L’universitaire britannique Paul Cartledge signe un ouvrage passionnant sur l’histoire de la démocratie.

On l’a si souvent donné pour morte. Et pourtant, elle renaquit, à chaque fois, de ses cendres. Cela tombe bien car, à l’instar du phénix, cette créature mythologique, le mot démocratie apparut pour la première fois sous la plume du grand historien grec Hérodote. Et comme le rappelle Paul Cartledge dans son ouvrage passionnant, cette histoire-monde de la démocratie, c’est véritablement la Grèce Antique qui fut le berceau de cette autre créature mythique que nous vénérons encore.


Là-bas, à partir de la fin du VIe siècle avant notre ère débuta la codification d’une forme nouvelle de gouvernance qui prit vers 425 av. J-C le nom de demokratia, contraction de « demos », le peuple et de « kratos », le pouvoir. Cet élan se matérialisa avec quelques grands pères fondateurs notamment Clisthène qui organisèrent la prise en main des affaires de la cité – d’abord athénienne – par le peuple. S’en suivit un âge d’or avec des hommes tels que Périclès ou Démosthène qui portèrent la démocratie à un firmament rarement égalé. Mais tel Icare, ce phénix s’y est parfois brûlé les ailes et dans ce livre qui tient à la fois du récit historique et d’une histoire des idées politiques, Paul Cartledge, convoquant les sources – de Thucydide à Polybe en passant par Platon et Aristote – montre que tous ceux qui ont tenté d’affaiblir la démocratie l’ont finalement appris à leurs dépens. Ainsi l’opposition de Sparte « à l’avènement de la démocratie fut un des facteurs les plus puissants du ralentissement de son expansion à travers le monde grec » rappelle l’auteur.

Mille fois fut annoncée la fin de la démocratie. Roi macédonien ou empereur romain, tous crurent avoir dompté la créature. D’ailleurs, l’auteur n’est pas tendre avec Rome qui fit de la démocratie le paravent d’un régime autoritaire symbolisé notamment par l’édit de l’empereur Caracalla en 212 qui conférait la citoyenneté à tous les citoyens de l’Empire. Ce dernier fut avant tout pour Paul Cartledge « le signe le plus évident que la citoyenneté romaine était devenue totalement insignifiante ».

Le phénix mit alors plusieurs siècles à renaître de cendres jamais éteintes. C’est dans l’Angleterre du XVIIe siècle et la France de la Révolution que la démocratie réapparut. Mais celle-ci, nous rappelle l’auteur, ne fut pas le fac-similé de sa lointaine aïeule athénienne, la faute notamment à la méconnaissance des penseurs politiques de la Grèce antique par les Locke, Rousseau et Tocqueville qui privilégièrent les historiens romains. Ouvrant sa focale, l’auteur sort également d’une vision trop européo-centrée pour nous montrer que l’idée de démocratie ne naquit pas en Grèce mais exista au même moment dans d’autres civilisations, notamment indiennes grâce à la convocation salutaire du prix Nobel d’économie, Amartya Sen.

Cet ouvrage qui allie rythme et érudition s’achève sur l’alerte d’un historien qui a, comme toujours, le regard posé sur le temps long pour nous prévenir des dangers contemporains qui guettent nos démocraties. Celles-ci ne sont certes pas parfaites et ne ressemblent plus à l’idéal athénien, mais elles demeurent selon le mot resté célèbre d’un autre phénix, politique celui-ci, « le pire des systèmes, à l’exclusion de tous les autres. »

Par Laurent Pfaadt

Paul Cartledge, Demokratia, une histoire de la démocratie
Chez Passés composés, 384 p.

Un maréchal allé trop loin

Daniel Feldmann débarrasse le maréchal allemand Walter Model de ses oripeaux romantiques

Longtemps, l’image véhiculée notamment par les Etats-Unis et son cinéma sur Walter Model fut celle d’un féroce aigle allemand sans tâches défait par des Britanniques, une image insérée dans un discours historiographique bien rôdé et incarné par Dirk Bogarde et Sean Connery dans un Pont trop loin (1977) de Richard Attenborough, ce film racontant l’opération Market Garden, vaste opération aéroportée menée par les Alliés en septembre 1944.


Model et Hitler
Crédits : National Digital Archives, Poland

Daniel Feldmann rétablit la vérité historique sur le personnage. En retraçant le parcours de ce fils de la bourgeoisie allemande défait par une France de la Première guerre mondiale qu’il vainquit en 1940 et qui s’illustra sur les fronts de l’Est et de Normandie, l’auteur dépeint le militaire et le criminel qu’il fut réellement. Séide fanatique d’un régime qu’il servit jusqu’à son suicide, Model se rendit ainsi coupable de crimes de guerre à l’Est notamment lors de l’invasion de la Pologne en septembre 1939 lorsqu’il ferma les yeux sur le massacre de civils à Czestochowa. Non seulement, Model ne fut pas sanctionné mais pire, il fut promu à la tête de la 16e armée. « Il a été en réalité, le général qui a devancé ou amplifié la mise en œuvre d’exactions contre les populations russes jugées racialement inférieures dans l’idéologie nazie. L’adhésion de Model au nazisme n’a rien eu de passif ou d’intellectuel : elle s’exprimait chaque jour dans des actes concrets » écrit Daniel Feldmann. Ces autres « actes concrets » comme la réquisition d’une main d’œuvre civile dans le saillant de Rjev en 1942 lui auraient certainement valu de comparaître devant un tribunal à la fin du conflit.

Personnage détesté, Model fut à bien des égards, l’anti-Rommel. Pur produit du soldat national-socialiste, il demeura jusque dans la mort le suppôt d’un Führer qu’il ne manquait d’ailleurs pas de contester. Sa fameuse remarque, « mon Führer, est-ce vous qui commandait la 9e armée ou moi ? » en 1942 sur le front russe, avant d’infliger à Joukov l’une de ses pires défaites, est restée dans toutes les mémoires.

Envoyé sur le front ouest après le débarquement allié en 1944, « le nouveau commandant passait pour maîtriser les situations désespérées » écrit ainsi Jean-Luc Leleu dans son livre brillant sur une Wehrmacht radicalisée en cette année 1944. Après le désastre d’Avranches à l’été, Model remplaça Von Kluge mais ne fit que retarder sans les stopper la progression des troupes américaines. L’auteur revient ainsi sur son rôle dans l’opération Market Garden qui constitua son chant du cygne. Ainsi durant la bataille d’Arnhem que décrivit également avec brio Antony Beevor, Model risqua gros, le 20 septembre 1944. Finalement, estime l’auteur « Model a eu de la chance d’être au point critique dès la première heure de l’attaque, mais il a su exploiter cette chance pour frustrer l’ennemi. Market-Garden a été un de ses beaux succès défensifs ». Refusant la défaite, il signa alors en avril 1945 sa plus belle victoire : son suicide.

Daniel Feldmann produit ainsi un livre salutaire qui complète notre vision de la seconde guerre mondiale, de cette guerre d’anéantissement menée par une Wehrmacht prise entre deux fronts et coupable de crimes de guerre. Cet ouvrage s’inscrit également dans cette nouvelle galerie bibliographique voulue par les éditions Perrin qui renouvelle nos connaissances du conflit en se s’attardant sur les grands généraux d’Hitler analysés cette fois-ci dans leur singularité. Mais surtout Daniel Feldmann signe un livre nécessaire pour déconstruire ces mythes romantiques encore attachés à certains militaires en présentant les preuves d’une incontestable vérité de papier. Pour que des hommes tels que Model ou d’autres ne disparaissent pas de l’histoire en toute impunité. Car si Model a échappé à la justice des hommes avec son suicide, celle de l’histoire, en revanche, est imprescriptible. Le livre de Daniel Feldmann en est la preuve la plus incontestable.

Par Laurent Pfaadt

Daniel Feldmann, Model, le « pompier » de Hitler
Aux éditions Perrin, 416 p.

A lire également :

Jean-Luc Leleu, Combattre en dictature, 1944, la Wehrmacht face au débarquement
Perrin, 784 p.

Antony Beevor, Arnhem, la dernière victoire allemande
Calmann-Levy, 608 p, 2018