Archives de catégorie : Lecture

Un pont entre deux rives

Publication du premier livre autobiographique de Jeanine Cummins, l’auteur d’American Dirt. Attention chef d’œuvre

Une déchirure dans le ciel sont les paroles de « Til Tuesday », cette chanson que fredonnaient Julie et Tom, ces cousins inséparables. Ainsi dès les premiers mots du livre Jeanine Cummins, le lecteur, bouleversé, entre dans une histoire qu’il n’est pas près d’oublier.

Dans ce récit autobiographique qui prend, dès les premières pages, le lecteur aux tripes, Jeanine Cummins, alias Tink, cette jeune fille de 16 ans que le hasard de la mort épargna et décida de son destin d’écrivain, revient sur ce pont de St Louis, durant cette nuit du 4 au 5 avril 1991, lorsque son frère et ses cousines Robin et Julie furent les victimes d’une barbarie ordinaire. Une nuit où tout bascula. Une nuit gravée à jamais dans la mémoire de Tom, témoin du viol et de la mort de ses cousines.

Avec son exceptionnel talent littéraire, Jeanine remonte ainsi le temps pour revenir dans cette maison familiale que le drame a ravagée. Les petits bonheurs quotidiens, l’amour que se vouait les membres de cette famille qui n’aspirait qu’à demeurer dans l’anonymat furent ainsi écrasés sous la botte du destin, comme ce pied broyant la nuque d’un Tom obligé d’assister aux viols de ses cousines. Dans ces pages, il arrive souvent que l’on pleure de douleur mais également de rage devant tant d’injustices. Ces enfants deviennent nos enfants. Nous sommes leurs parents. Leur douleur est la nôtre.

Le caractère ordinaire de leurs vies, de leurs joies nous brise le cœur devant ce destin s’acharnant sur eux, sur ces deux filles pleines de bonté et assassinées, puis sur leurs proches. Et surtout Tom, ce survivant condamné à une perpétuité psychologique après avoir échoué à sauver Julie des griffes de ses ravisseurs et des flots tumultueux du Mississippi. Perpétuité alimentée par des accusations infondées. Perpétuité d’une reconstruction impossible, entouré des spectres des disparues et dont aucun traitement même celui de l’écriture de cet ouvrage avec sa sœur, ne parvint pas à atténuer la charge.

La puissance du récit de Jeanine Cummins qui rappelle celle de l’Empreinte d’Alexandria Marzano-Lesnevitch tient à la fois à cet étrange phénomène d’appropriation d’une histoire devenue notre histoire, mais également à cette fragilité de la vie qui peut basculer en un instant dans le chaos. Ce récit constitue également une violente charge contre l’emballement médiatique prompt à fabriquer un coupable idéal à une époque où heureusement la virulence des réseaux sociaux n’existait pas. Tom aurait-il survécu de nos jours à un tel déchaînement de violence ? On peut aisément en douter.

Construire le bonheur prend plusieurs années nous dit Jeanine Cummins. La détruire est l’affaire d’un instant. C’est certainement dans cette extrême fragilité, cette fugacité que réside la beauté tragique de ce livre.

Je ne traverse plus pour te rejoindre / Je reste debout sur les rives boueuses à te faire signe / Mais sans te voir clairement écrivit Julie peu de temps avant sa mort. Une déchirure dans le ciel prouve ainsi de la plus belle des manières que la littérature doit avant tout donner une voix à ceux qui n’en n’ont pas ou qui n’en n’ont plus. Grâce à Jeanine Cummins, celles de Julie et de Robin résonneront longtemps en nous.

Par Laurent Pfaadt

Jeanine Cummins, Une déchirure dans le ciel, traduit de l’américain par Christine Auché, Philippe Rey, 368 p.

A noter la publication d’American Dirt de Jeanine Cummins aux éditions 10/18.

Bibliothèque ukrainienne, épisode 2

Plus de 50 jours après le début de la guerre, nous poursuivons notre série visant à promouvoir des ouvrages traitant de l’Ukraine ainsi que des auteurs ukrainiens afin de sensibiliser l’opinion et d’éclairer les lecteurs sur ces enjeux qui traversent le pays alors que pleuvent sur Kiev, Kharkiv, Marioupol ou Mykolaïv, les bombes russes. Rétablir la vérité historique, redire l’attachement de l’Ukraine à l’Europe, et promouvoir les lettres et la culture ukrainiennes à travers leurs écrivains, leurs artistes, tels sont les enjeux de cette bibliothèque ukrainienne.

L’autre enjeu, affirmé d’emblée dans le premier épisode de notre série, est de mobiliser un maximum de lecteurs et d’acteurs sur les dangers que courent les bibliothèques du pays, toutes les bibliothèques, qu’elles soient historiques ou non. Alerter sur la disparition d’un savoir national et sur la fin de l’accès aux livres, à la lecture mais également à la mémoire pour toute une population, tel est également l’autre enjeu de cette chronique. Continuons donc à nous mobiliser pour sauver les bibliothèques ukrainiennes avec #Saveukrainianlibrary. Ainsi, dans cet épisode, vous trouverez les photos de la destruction de la bibliothèque de Tchernihiv, près de la frontière avec le Belarus.

Ceci étant dit, promenons-nous dans cette nouvelle bibliothèque ukrainienne

Pierre Lorrain, L’Ukraine, une histoire entre deux destins, Bartillat, 670 p.

Comprendre l’Ukraine, sa résistance, son désir d’indépendance, sa vocation européenne, c’est d’abord comprendre son histoire. Grâce au livre de Pierre Lorrain, spécialiste reconnu de la Russie, cet ouvrage permet assurément d’y voir plus clair.

Complété par les premières années de la présidence Zelensky, l’ouvrage de Pierre Lorrain entre ainsi dans la complexité de ce pays, entre Europe et Russie, entre aspirations européennes et berceau de l’histoire russe. Couvrant ainsi plus de mille ans d’histoire, le livre de Pierre Lorrain témoigne d’une exceptionnelle objectivité qui permet de cerner les grands enjeux et les forces à l’œuvre dans ce conflit. Assurément une lecture salutaire en ces temps de guerre.

Jean Lopez, Kharkov 1942, Perrin, 316 p.

L’histoire de l’Ukraine contemporaine s’est édifiée dans le sang. Et Kharkov devenue aujourd’hui Kharkiiv, a malheureusement renoué avec son tragique passé. Haut-lieu de la guerre à l’Est entre Wehrmacht et Armée rouge, elle a été le théâtre de trois batailles sanglantes. Après avoir pris la ville en septembre 1941, les Allemands affrontèrent ainsi au printemps 1942, des Soviétiques bien décidés à infléchir le cours de la guerre après avoir stoppé la Wehrmacht devant Moscou, quelques mois plus tôt. Premier opus de la nouvelle collection Champ Bataille des éditions Perrin, ce récit haletant de la bataille par un Jean Lopez toujours aussi passionnant, nous fait entrer dans ce combat titanesque. Agrémenté de cartes et de témoignages de premier plan, le lecteur suit au jour le jour, dans les états-majors et sur le front, le récit de cette bataille majeure.

Niels Ackermann & Sébastien Gobert, New York, Ukraine, guide d’une ville inattendue, éditions Noir sur Blanc, 204 p.

Et si on vous disait que les Etats-Unis sont déjà présents en Ukraine, est-ce que vous nous croirez ? C’est pourtant bien le cas comme le rappelle le très beau livre de Niels Ackermann et Sébastien Gobert sur la ville de New York en Ukraine dont voici notre chronique :http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/new-york-ukraine-guide-dune-ville-inattendue/

Maria Galina, Autochtones, traduit du russe par Raphaëlle Prache, Agullo éditions, 2020

Ecrivain de science-fiction, Maria Galina nous emmène avec ce récit inquiétant dans une ex-république soviétique que l’on identifie très vite à l’ouest de l’Ukraine, à la recherche d’un obscur groupe d’artistes des années 20 qui aurait créé un opéra mythique « La mort de Pétrone » ne donnant lieu qu’à une seule représentation. Un enquêteur bien décidé à retrouver la trace de ces hommes et ces femmes commence alors à recueillir des témoignages et s’enfonce dans un abîme aux frontières du réel. Et très vite, il est confronté à d’étranges phénomènes.

D’autant plus que les autochtones, dont on ne sait s’ils sont humains ou non, semblent fortement intéressés par son enquête. D’indices en contre-vérités, le lecteur, ensorcelé par le subtil talent de conteuse de Maria Galina, avance alors dans un labyrinthe fait de détours historiques et policiers. Entre loups-garous et le Maître et Marguerite de Boulgakov, enfoncez-vous dans le blizzard littéraire fascinant de Maria Galina. Sans certitude de retour…

Interview de Maria Galina (entretien réalisé le 1er avril)

Comment allez-vous aujourd’hui ? Pouvez-vous nous décrire la situation à Odessa ?

Plus d’un mois s’est écoulé depuis le début de la guerre et, dans une certaine mesure, une routine s’est installée avec les bombardements et les sirènes annonçant les raids aériens. Odessa reste relativement calme par rapport à ce qui se passe dans l’est de l’Ukraine et dans certaines petites villes non loin de Kiev. Il y a une certaine activité marchande à Odessa – même les animaleries sont ouvertes – et il n’y a pas de pénurie alimentaire jusqu’à présent. Même le célèbre marché alimentaire Privoz est actif. Bien sûr, il y a des restrictions militaires, telles que des couvre-feux et des postes de blocage, des barricades et des contrôles…

Vous aviez prévu de venir au Festival Intergalactiques à Lyon fin avril. Est-ce toujours le cas ?

Non. Aujourd’hui, il est très difficile de quitter l’Ukraine. Tous les vols ont été bien évidemment reportés. De toute façon, je ne quitterai l’Ukraine qu’en dernier recours, s’il n’y a pas d’autre issue. J’aime la France. Elle est, à bien des égards, similaire à l’Ukraine – multiculturelle et diversifiée – mais en même temps d’un seul tenant, avec une histoire ancienne, complexe et unique.

Avez-vous des contacts avec des auteurs russes ? Comment vivent-ils la situation ?

Beaucoup de mes amis et collègues ont quitté à la hâte la Russie afin d’éviter d’être complices de ce crime. Beaucoup d’autres sont restés et vivent aujourd’hui sous la menace de poursuites s’ils protestent ouvertement contre la guerre. Mais de nombreux écrivains de science-fiction soutiennent également activement cette agression, et il m’est très difficile de comprendre quel mécanisme psychologique les habite. C’est un phénomène assez étrange, car en théorie, ceux qui imaginent le futur devraient s’appuyer sur des idéaux humanistes. Ils ont été fortement influencés par la propagande et sont eux-mêmes devenus les instruments de cette dernière. Je suis fier de ces membres de Russian Fandom qui sont restés quant à eux, inébranlables. Mais il y en a très peu hélas.

Pensez-vous que cette guerre va entraîner le développement de la littérature et de la langue ukrainienne ?

Les guerres et les cataclysmes sociaux en général, aussi cynique que cela puisse paraître, servent généralement de puissants stimulants créatifs. L’Ukraine, au cours des vingt dernières années, a fortement développé sa propre littérature y compris de science-fiction. Aujourd’hui, elle essaie de rompre avec l’héritage impérial, ce qui aurait pour conséquence de favoriser des découvertes créatives très intéressantes et inattendues. En règle générale, en tant de crise, la réponse littéraire la plus immédiate est celle de la poésie et de l’essai. Après seulement vient la prose et la fiction. L’Ukraine a aujourd’hui besoin de forger son propre mythe culturel sans lequel aucun pays ne peut exister. Et maintenant que ce mythe est créé – dans lequel les écrivains de science-fiction ukrainiens ont d’ailleurs leur propre rôle à jouer – tout est réuni pour construire un nouveau récit national.

Quant à la langue, le russe était très répandu ici avant la guerre même s’il régresse aujourd’hui. Tous les Ukrainiens sont bilingues et jusqu’à présent la langue que vous parliez n’avait pas d’importance. Certaines personnes ne réalisaient même pas quelle langue ils utilisaient pour communiquer ou pour écouter les informations. Les choses ont changé aujourd’hui.

Comment pouvons-nousaider les auteurs ukrainiens ?

Tout d’abord, il est important de réaliser que l’Ukraine se bat non seulement pour son indépendance mais également pour sa propre survie. Deuxièmement, il faut savoir que la Russie utilise tous les agents de propagande y compris les auteurs russes pour s’imposer. Il faut proposer aux auteurs ukrainiens toutes les plates-formes culturelles disponibles afin qu’ils puissent s’exprimer. Car jusqu’à présent, la culture ukrainienne est restée, pour ainsi dire, dans l’ombre. Mais c’est une culture européenne vibrante et vivante. Et j’aimerais que cette culture soit reconnue à sa juste valeur dans le monde entier.

Par Laurent Pfaadt

Prix Sheikh Zayed Book Award 2022 : Les finalistes

Qui succédera à Iman Mersal, lauréate 2021 pour Sur les traces d’Ennayat Zayat (Actes Sud) ?


Assurément, les auteurs retenus dans les catégories littérature, jeune auteur et auteur jeunesse gagnent à être connus et ce prix, l’un des plus importants consacrés à la littérature et à la culture arabes et d’un montant de 170 000 euros, les aidera assurément. A cela s’ajoute également un prix récompensant un éditeur qui a œuvré pour les lettres et la culture arabes. Et surprise plus que méritée de trouver la si belle collection Sindbad d’Actes Sud à qui l’on doit les découvertes de Naguib Mahfouz, Mahmoud Darwich, Waciny Laredj ou plus récemment le très beau Monsieur N de Najwa Barakat qui figura dans la première sélection du Fémina étranger. Enfin, deux prix récompenseront les ouvrages de Culture arabe dans une autre langue et les traductions.

Après examen de 3000 candidatures venues de 55 pays dont la France, les finalistes sont donc :

Catégorie littérature :

  • Ghorbat Al Manazil (Etrangers à la maison) du romancier et journaliste égyptien Ezzat Elkamhawy, publiée par Al Dar Al Masriah Al Lubnaniah en 2021
  • Wa Tahmelany Hayraty  Wa  Dh’anony.  Seerat  Altakween  (Ma  confusion  et  mes pensées  m’emportent  :  Biographie  de  la  formation)  du  critique  et  universitaire marocain Said Bengrad, publié par Le Centre culturel du livre en 2021
  • Maq’ha Reesh, Ain Ala Massr (Regard sur l’Égypte : Le Café Riche) de la poétesse et romancière émiratie Maisoon Saqer, publié par Nahdet Misr Publishing en 2021

Catégorie jeune auteur :

  • Al Kaa’in al Balaghi al Lugha wal Aaql wal Istita’a fi Kitab ‘Al Bayan wal Tabyeen (L’être rhétorique : langage, raison et capacité dans le livre Al-Bayan wal-Tabyeen) de l’écrivain marocain Mustafa Rajwan, publié par Dar Kunouz Al Maarifa en 2021
  • Al Badawa fi  al  She’er  al  Arabi  al  Qadeem  (Le  bédouinisme  dans  la  poésie  arabe ancienne)  du  Docteur  Mohamed  Al-Maztouri  (Tunisie)  publié  par  the  Faculty  of Literature, Arts and Humanities at Manouba University and the GLD Foundation (Al-Atrash Complex for Specialised Books) en 2021
  • Al Hikaya al Shaabiya al Saudia al Maktooba bil Fus’ha : Dirasa fi al Muta’aliyat al Nasiya (Contes  populaires  saoudiens  écrits  en  Fus’ha  :  étude  de  la  transcendance textuelle) de l’écrivaine saoudienne Manal Salem Al-Qathami , publié par the Arab Diffusion Foundation en 2021

Catégorie littérature jeunesse :

  • Shams Tadhak (Un soleil souriant) de l’auteur syrien Bayan Al-Safadi, publié par Dar Al Banan en 2020
  • Loghz al Kora al Zujajiya (Le mystère de la boule de verre) de l’autrice syrienne Maria Daadoush, publié par Dar Al-Saqi en 2021
  • Maw’idi maa al Noor (Mon rendez-vous avec la lumière) de l’autrice marocaine Raja Mellah publié par Al Mu’allif en 2021

Catégorie éditeur :

  • Les Editions SINBAD (France)
  • Bibliotheca Alexandrina (Egypte)
  • Internationale Jugendbibliothek (Munich – Allemagne)

Catégorie Culture arabe dans une autre langue :

  • Avicenne – Prophétie et gouvernement du monde, de l’historienne franco-marocaine Meryem Sebti, publié par les Editions du Cerf en 2021. (France)
  • L’Alhambra: à la croisée des histoires, de l’historien turc Edhem Eldem, publié par Les Belles Lettres en 2021. (France)
  • Revealed Sciences : The Natural Sciences in Islam in Seventeenth-Century Morocco de l’universitaire américain  Justin    Stearns, publié Cambridge University  Press  en 2021.(Etats-Unis)
  • The Arabian Nights  in  Contemporary  World  Cultures:  Global  Commodification, Translation, and the Culture Industry du Dr. Iraquien- américain Muhsin J. Al-Musawi, publié par Cambridge University Press en 2021. (Etats-Unis)
  • Die Deutschen und  der    Faszination,  Verachtung  und  die  Widersprüche  der Aufklärung, de l’historien allemand Joseph Croitoru, publié par Carl Hanser Verlag en 2018. (Allemagne)
  • El perfume de la existencia : Sufismo y no-dualidad en Ibn Arabi de Murcia, de l’écrivain espagnol Fernando Mora, publié par Almuzara en 2019. (Espagne)
  • Surrealismi Arabi 1938-1970 : Il Surrealismo e la letteratura araba in Egitto, Siria e Libano, de l’écrivain italien Arturo Monaco publié par Istituto per l’Oriente C. A. Nallino en 2020. (Italie)
  • Etymologic Dictionary of Ancient Arabic (Based on the Material of Selected Texts of Pre-Islamic Poetry). Issue III, de Dr en philologie russe Anna Belova, publié par Institute of Oriental Studies of the Russian Academy of Sciences en 2016. (Russie)

Catégorie Traduction :

  • ‘Ratha’il al Maarifa: Bahth fi al Ahkaam al Akhlaqiya al Fikriya’ (Les Vices du savoir: Essai d’éthique intellectuelle) du philosophe français Pascal Engel, traduit du français vers l’arabe  par  Dr  Kassem  Almekdad  et  publié  par  Ninawa  Studies  Publishing  & Distribution en 2021.
  • ‘Fadaalat al Ikhwan fi Tayibat al Ta’aam wal  Alwan’ (Best  of  Delectable Foods  and Dishes from Al-Andalus and Al-Maghrib: A Cookbook by 13th Century Andalusi Scholar Ibn Razin Al-Tujibi, 1227–1293), écrit par Ibn Razin Al-Tajibi, traduit de l’arabe vers l’anglais par Nawal Nasrallah, et publié par Brill Publishing en 2021.
  • ‘Nash’at al  Insaniyat  Einda  al  Muslimeen  wa  fi  al  Gharb  al  Maseehi’  (The  Rise  of Humanism in Classical Islam and the Christian West) écrit par George Makdisi, traduit de l’anglais vers l’arabe par le Dr. Ahmed Aladawi, publié par Madarat for Research and Publishing in 2021.

Réponse donc le 24 mai prochain au Louvre Abu Dhabi pour connaître les lauréats.

Pour hebdoscope Laurent Pfaadt

Un intellectuel engagé

Le nouvel opus des cahiers de l’Herne revient sur la figure de Raymond Aron.

Relire Raymond Aron en ces temps troublés est devenu salutaire. L’homme, le philosophe, le journaliste agrégea ainsi plusieurs vies au cours d’une existence inscrite dans un 20e siècle troublé qu’il analysa parfois dès ses racines. Etiqueté à droite et mis au banc par une intelligentsia de gauche qu’il critiqua dans son livre l’Opium des intellectuels (1955), le passionnant cahier de l’Herne qui lui est consacré sous la direction d’Elisabeth Dutartre-Michaut, avec ses sources, ses contributions majeures et ses inédits, jette un nouveau regard sur l’homme ainsi que sur sa pensée.

Le cahier explore ainsi toutes les dimensions de cet homme qui ne posa jamais de frontières à son champ intellectuel, ce qui conduisit parfois les cercles littéraires et politiques, trop soucieux d’enfermer les intellectuels dans des cases, à vouloir, sans succès, le marginaliser. Mais, à la lecture de ce cahier, Raymond Aron apparaît comme une sorte de version moderne du savant de la Renaissance, embrassant une connaissance sans frontières à travers un prisme qui, avec du recul et l’évolution de la perméabilité des disciples, dessine une figure prophétique. Ainsi en tant que journaliste, il fut comme le rappelle Jean-Claude Casanova qui fut son élève et dirige aujourd’hui la revue Commentaire qu’Aron fonda, un journaliste engagé notamment au Figaro pendant 30 ans où il défendit le gaullisme et manifesta une critique subtile du marxisme comme le rappelle d’ailleurs Sylvie Mesure dans sa contribution où elle montre que si Aron reconnut à Karl Marx un apport fondamental en matière d’économie, il l’assimila cependant à un « sophiste maudit qui porte sa part de responsabilité dans les horreurs du XXe siècle ».

Ici se révèle la dimension philosophique et sociologique d’Aron et le cahier insiste à juste titre sur cet aspect de l’œuvre aronienne tournée autour de l’histoire qu’il observa au plus près, notamment l’arrivée du nazisme à Berlin en 1933 ainsi que la Seconde guerre mondiale et la Shoah. Son analyse de Clausewitz ainsi que sa divergence avec le philosophe allemand proche du nazisme, Carl Schmitt, notamment à propos du Concept de politique (1928) son œuvre majeure, sont quelques-uns des grands moments du cahier.

L’invasion récente de l’Ukraine et la violation de l’intégrité territoriale de cette dernière amènent à considérer d’un œil nouveau ce courant réaliste des relations internationales dont Aron fut l’un des principaux tenants et qu’il développa dans l’un de ses ouvrages, devenu une référence, Paix et guerre entre les nations (1962). Sa thèse basée sur l’Etat, acteur central des relations internationales, influença un certain nombre de penseurs et d’acteurs. A Henry Kissinger, futur secrétaire d’Etat américain, et réaliste comme lui qu’il rencontra dès 1957 alors que les deux hommes étaient universitaires, il reprocha dans une correspondance inédite – les cahiers de l’Herne ne seraient pas ce qu’ils sont sans leurs formidables inédits – absolument fascinante, cette realpolitik inhérente à tout théoricien se confrontant à l’exercice du pouvoir. « Une puissance dominante, comme les Etats-Unis, doit aussi incarner des idées ». Des mots qui résonnent aujourd’hui avec plus d’acuité et qui renvoie à cette position unique qu’Aron occupa et que résume parfaitement Jean-Claude Casanova : « Respecter la vérité, respecter les autres, exprimer courageusement ses choix, voilà les trois qualités maîtresses d’Aron comme professeur et comme journaliste, comme commentateur et comme historien du présent. »

Par Laurent Pfaadt

Raymond Aron, Cahier de l’Herne sous la direction d’Elisabeth
Dutartre-Michaut
Aux Editions de l’Herne, 272 p.

Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis

« Plus discrète qu’une épouse infidèle rejoignant son amant, la lune rasait les nuages, impatiente d’aller retrouver le soleil qui l’avait précédée depuis longtemps au couchant ». Ouvrir le livre de Nétonon Noël Ndjékéry c’est comme entrer dans la maison d’un griot, s’assoir avec lui et, avec comme horizon ce lac Tchad s’entendant à perte de vue, l’écouter nous relater de sa voix et de sa plume envoûtantes le destin de Zeïtoun. Arraché aux siens par une razzia et flanqué de deux compagnons d’infortune, Tomasta Mansour, ancien esclavage devenu eunuque et théologien respecté et Yasmina, « la Blanche », Zeïtoun va ainsi vivre une épopée sur les routes des caravanes, des rives du lac Tchad aux dunes d’Arabie. Se saisissant de la question de l’esclavage transsaharien, l’auteur, Grand Prix Littéraire National du Tchad pour l’ensemble de son œuvre en 2017, a construit un ouvrage qui s’apparente à la fois à une fresque grandiose et à un monument littéraire de référence.

Tantôt terrible, tantôt burlesque, le récit oscille magnifiquement sur les bords de ce lac romanesque où le lecteur contemple à la fois la beauté et la cruauté des êtres humains comme on aperçoit la grâce d’un oiseau ou la férocité d’un crocodile. Dressant le récit de ces bannis, ces victimes devenues héros d’une formidable utopie, Nétonon Noël Ndjékéry fait entrer de plein fouet la littérature tchadienne, africaine dans la langue française en la revigorant, en la vivifiant et surtout en la sublimant dans son universalité. Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis n’est pas qu’un simple récit, certes tout en images, avec ses métaphores et cette poésie qui rappelle parfois celle du grand Amin Maalouf. Non, il y a quelque chose de plus grand : cette grande idée d’une Afrique maîtresse de son destin comme lorsqu’elle présida aux destinées de la Terre à l’aube de l’humanité.

Le lecteur ressort littéralement envoûté de cette histoire et de cette leçon. Devant les rives du lac Tchad, son esprit se perd dans cette confluence à la fois littéraire et historique où la petite histoire rejoint la grande comme une multitude de rivières se déversant dans l’horizon de l’humanité. L’arc-en-ciel de Nétonon Noël Ndjékéry est là, reliant l’Afrique à la Terre, la langue française africaine à ses sœurs. Quelle fierté pour le lecteur d’arpenter cet arc-en-ciel. Là, il y scrute cette île, cette utopie où nos héros trouvèrent refuge. La plume du griot suspend alors son vol comme une alouette rousse accrochée à un papyrus et on ne demande qu’une seule chose : qu’il se saisisse de son calame et qu’il écrive une fois de plus son histoire.

Par Laurent Pfaadt

Nétonon Noël Ndjékéry, Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis,
Hélice Hélas, 360 p.

Retour en enfer

Avec ce livre passionnant, Luba Jurgenson nous emmène sur les
traces de Varlam Chalamov

Il y a quarante ans disparaissait Varlam Chalamov, l’un des grands
écrivains de l’univers concentrationnaire soviétique avec Alexandre
Soljenitsyne, Gueorgui Demidov, Evguénia Guinzbourg – dont nous
fêtons également le 45e anniversaire de la mort – et d’autres. Varlam
Chalamov naquit en 1907. Ingénieur, il fut envoyé une première fois,
entre 1929 et 1932, dans un camp de travail situé dans l’Oural. «
Disparu à l’âge de trente ans » écrit Luba Jurgenson, il est à nouveau
condamné en 1937 pour son soutien à Trotski et expédié dans cette
région inhospitalière de Sibérie au nom si bucolique de Kolyma qui
allait symboliser pour des millions d’hommes, de femmes et
d’enfants, l’enfer sur terre.

Chalamov fut le premier à écrire sur le goulag, bien avant le grand
Soljenitsyne qu’il rencontra en 1962 et avec qui il allait se brouiller.
Pour remonter le temps, s’engager sur les sentiers de Chalamov et entrer dans cette Kolyma devenu l’autre nom du goulag, il nous suffit
de suivre les pas de Luba Jurgenson, maître de conférences à l’université de Paris, qui traduisit en compagnie de Sophie Benech
(lire l’interview) les récits de Chalamov parus en 2003 aux éditions
Verdier et signe l’appareil critique de ces Souvenirs de la Kolyma qui
paraissent aujourd’hui et dans lesquels se dégagent une figure plus
personnelle de Chalamov, ce poète qui forgea ses vers dans les
glaces de la mort.

Nous voilà donc revenu quelques soixante-dix ans plus tôt, dans les
contrées glacées de la Kolyma. Le camp est une maladie incurable
nous dit Luba Jurgenson. Elle vous poursuit jour et nuit, modifie vos
comportements, s’empare progressivement de votre être au
moment où vous pensez être guéri et se nourrit de votre espoir
comme un parasite. « Sa chambre, bien assez grande, ressemble de
manière insaisissable, à la baraque d’un planqué du camp » note
l’écrivain Alexander Gladkov en 1972 cité par Luba Jurgenson. Le
cœur du livre tient dans cette phrase : revivre le camp, dans ses os
mais également dans cette mémoire fragmentée que l’auteur
reconstitue pour nous offrir aussi bien un magistral essai littéraire
sur la création artistique trempé dans les affres de la mort, une
biographie composite de l’auteur et l’inscription de Chalamov dans
la mémoire littéraire d’une Russie qui, aujourd’hui, lui a tourné le
dos.

Le récit de l’auteur épouse le corps noueux, l’âme torturée, incurable
de Chalamov qui finit dans un asile de vieillards. Les rapports à la
chair, au paysage sont évoqués pour écrire, tracer sur ces chemins
tortueux l’élaboration de ce chef d’œuvre que fut les Récits de la
Kolyma. Comme un tatouage dont on suit les lignes. « Le propre de la
nature est qu’elle reste indifférente à l’égard de l’homme (…) Elle
l’abandonne à son destin ». Avec toujours, ce constat implacable que la
mort vaut parfois mieux que la vie, ce qui le différencia par exemple
d’un Soljenitsyne qui avec d’autres dont Gueorgui Demidov,
traversent le livre. Comme une excavation, le récit fait ressurgir la
puissance du verbe chalamovien. Dans les mots de Luba Jurgenson
éclate ainsi la force du récit de Chalamov, celui d’une fatalité
implacable que rien ne peut empêcher, même pas les bourreaux.
Même pas Dieu. Comme une histoire dévorant ses propres enfants.
Et lire cela vous terrifie.

Par Laurent Pfaadt

Luba Jurgenson, Le semeur d’yeux, Sentiers de Varlam Chalamov
Aux éditions Verdier, 336 p.

A lire également :

Varlam Chalamov, Souvenirs de la Kolyma, traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton, Appareil critique par Luba Jurgenson,
Aux éditions Verdier, 320 p.

L’œuvre de Soljenitsyne parue chez Fayard

Isla Negra

Isla Negra est une vieille bâtisse baroque et noire accrochée à un
flanc de montagne battu par les vents et dominant l’océan. A
l’intérieur vit Jonas, un vieillard acariâtre surnommé « le Vieux ».
On évite de le croiser sous peine de prendre quelques plombs dans
le derrière et lui-même se complaît dans sa réclusion volontaire
tout juste troublée par quelques âmes charitables tout aussi
excentriques que lui.

Jusqu’au jour où deux notaires, sorte de Laurel et Hardy modernes
viennent sonner à sa porte pour lui signifier son expulsion. Entre
alors en scène Audiard et le Vieux devenu une sorte de Bernard
Blier entre en résistance avec ses dialogues gratinés et sa vision du
monde soi-disant pessimiste.

Aussi irascible qu’il soit, le Vieux nous apparaît cependant touchant.
Ici se niche le talent de l’écrivain pour tirer de ces êtres originaux et
singuliers échappant à la normalisation des corps et des pensées,
une attachante individualité. Alliage de Robin des bois et de
Robinson Crusoé, Jonas est à la fois le dernier guerrier des temps
anciens où solidarité et respect des autres et de l’environnement
comptaient plus que tout mais également, une sorte de prophète, de
patriarche d’un nouveau modèle à inventer.

A travers sa galerie de personnages tantôt truculents, tantôt
pathétiques, à laquelle il faut également rajouter la maison, l’auteur nous dépeint une société qui marche souvent sur la tête avec ses
contradictions, ses faux-semblants et surtout, ses lâchetés
quotidiennes et son égoïsme triomphant.

Le récit sculpté par une écriture vivante, tantôt saignante comme
une côte de bœuf, tantôt nimbée d’une sauce au vin, se révèle,
comme à chaque fois avec Delfino, d’une justesse où le rire hésite
entre hilarité et cynisme. En somme une Comedia del arte à la
française, théâtre burlesque où les harlequins finissent par se
transformer en bouffons du quotidien. L’atterrissage est difficile
mais c’est là tout l’intérêt du livre…

Par Laurent Pfaadt

Jean-Paul Delfino, Isla Negra,
Aux Editions Héloïse d’Ormesson, 242 p.

Interview Sophie Benech

« Il est descendu bien plus bas et bien plus profondément dans le mal que la plupart des autres rescapés »

Sophie Benech est l’une de nos plus importantes traductrices du
russe. Elle a notamment permi au public français de lire Isaac Babel,
Anna Akhmatova, Svetlana Alexievitch, Ludmila Oulitskaïa, Iouri
Bouïda et bien évidemment Varlam Chalamov. Pour Hebdsocope,
elle revient sur sa fascination pour ce dernier.

Comment qualifieriez-vous la prose de Chalamov dans la
littérature concentrationnaire soviétique ?

Parmi tous ceux qui ont écrit sur les camps soviétiques, Chalamov
occupe une place à part : il avait dès sa jeunesse l’intention de
devenir écrivain, et il a beaucoup réfléchi sur la façon dont la
littérature pouvait, ou ne pouvait pas, transmettre les expériences
indicibles vécues par tous ceux que l’on a cherché à broyer, à
anéantir tant physiquement que psychologiquement dans les camps
créés par les totalitarismes du XXe siècle. Rien n’est dû au hasard
dans les Récits de la Kolyma, ni son style sobre et concret, dénué de
toute émotion apparente (ce qui lui donne une force très
particulière), ni sa façon d’écrire et de composer son œuvre, qui
répond à une façon d’aborder un thème réclamant une nouvelle
approche littéraire.

En quoi ses récits diffèrent-ils de ceux de Soljenitsyne ou de
Demidov ? On a souvent dit qu’il était plus pessimiste, plus noir que
le prix Nobel…

Il a souvent répété que l’expérience des camps était totalement
négative, et ses récits ont quelque chose de profondément
désespéré. Contrairement à Soljenitsyne, par exemple, ou à
Euphrosinia Kersnovskaïa, pour ne citer qu’eux, qui ont su trouver
dans les épreuves subies dans les camps une occasion de découvrir
certains aspects « positifs » de la nature humaine, de se dépasser et
même de transcender ces épreuves en leur donnant un sens,
Chalamov, lui, leur dénie tout sens et estime qu’elles n’apprennent
rien, qu’elles sont uniquement destructrices. Il faut dire que son
expérience à la Kolyma a sans doute été bien pire que celle des deux
auteurs que j’ai cités, en un sens, il est « revenu d’entre les morts », il
est descendu, je pense, bien plus bas et bien plus profondément dans
le mal que la plupart des autres rescapés des camps soviétiques.

Peut-on dire qu’il a inscrit la Kolyma dans l’imaginaire collectif, à la
fois en Russie mais dans la littérature mondiale ?

Oui, très certainement. D’autres que lui ont écrit sur la Kolyma, mais
l’immense valeur littéraire de son œuvre en fait davantage qu’un
simple témoignage, et la gravera à jamais dans la mémoire de
l’humanité. Je suis sûre que si on lit encore des textes sur ce thème dans quelques siècles, ce seront les Récits de la Kolyma.

La découverte de Chalamov, a bouleversé votre carrière et peut-
être votre vie, non ?

Oui. Sur plusieurs plans : celui de ma « carrière » de traductrice et
d’éditrice, car c’est après avoir traduit à titre d’essai un texte de lui
(inédit à l’époque) sur la place des livres et de la lecture dans sa vie
que j’ai commencé à travailler pour les éditions Gallimard, et
ensuite, le texte en question a été celui qui m’a incité à me lancer
dans l’édition (je voulais donner à lire cet essai trop court pour
intéresser des éditeurs), si bien que Chalamov est pour ainsi dire
mon auteur «mascotte ».

Et bien entendu sur un plan personnel. La simple lecture de ses
récits peut bouleverser votre façon de percevoir le monde, mais les
traduire représente une expérience qui ne vous laisse pas indemne,
puisque traduire, c’est pénétrer très profondément dans l’être
intime d’un écrivain et du coup, partager avec lui quelque chose
d’indicible. Donc, oui, Chalamov a joué un très grand rôle dans ma
vie. Et son destin douloureux (il est mort dans la solitude, se croyant
revenu en camp et cachant du pain sous son matelas) me hante
jusqu’à ce jour, je pense à lui presque tous les soirs.

Par Laurent Pfaadt

Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma, traduit du russe par Sophie Benech et Luba Jurgenson,
Chez Verdier, 1760 p. 2003

Celle qui écrit sur les pierres

Edith Bruck raconte sa traversée de l’enfer. Bouleversant.

On ne ressort pas indemne d’un tel livre. De ceux qui vous marquent
au fer rouge comme Si c’est un homme dont il est presque le pendant
féminin ou L’Espèce humaine de Robert Anthelme.

Edith Bruck, écrivaine de langue italienne, prend la plume, plus de 63
ans après l’avoir couché pour la première fois sur le papier, pour se
raconter, évoquer l’indicible, ce quotidien banal d’une jeune fille
juive hongroise de treize ans vivant à la campagne que la haine
antisémite va briser à jamais. En un instant, alors que le pain lève,
elle voit le monde se refermer sur elle comme un soleil obscurci par
une soudaine éclipse. Le pain sera perdu, oui. Le courage de survivre,
jamais.

Tout est là : la chosification de l’être, devenu le matricule 11152, la
disparition des êtres chers, assassinés et balayés d’un « Allez, allez,
cesse de pleurer, ta mère est allée à gauche, hein ? On l’a brûlée ! » par
Aliz, sa kapo.

Les camps se succèdent : Auschwitz, Dachau, Christianstadt,
Bergen-Belsen avec ces passages poignants comme celui dans le
camp des hommes à Bergen-Belsen. « Certains d’entre eux disaient, de
leur ultime regard « Non, non, non ! » D’autres balbutiaient leur nom et
leur origine, certains encore réussirent à dire : « Raconte-le, si tu survis,
fais-le pour nous aussi » Suffoqués de sanglots, nous faisions signe que
oui, oui, oui. ». Viennent ensuite les marches de la mort, la survie en
compagnie de Judit, cette sœur magnifique qui l’appelait affectueusement « Ditke » et dont les bras se transformèrent en
étreinte de survie. Entrée enfant dans l’antichambre de la mort,
Edith Bruck en ressortit femme.

Puis, le retour à la vie, la nécessité de témoigner, l’amitié avec Primo
Levi et le suicide de ce dernier vécu comme une trahison.

Décidé, à l’inverse d’une autre amazone de la Shoah disparue
récemment, Ruth Klüger, à témoigner, Le Pain perdu est une véritable
leçon de courage, d’une beauté littéraire inouïe qui lui valut le succès
en Italie et jusqu’à l’émotion du pape. On finit tout petit devant une
telle magnanimité, devant une si grande sagesse. Et puis cette
couverture qui vous happe, vous poursuit encore et encore. Un livre
précieux qui doit trôner dans chaque bibliothèque aux côtés des
plus grands. Un livre à mettre dans les mains des plus jeunes. Edith
Bruck était née Steinschreiber, celle qui écrit sur les pierres. Ici, sur
les tombes de la mémoire, le Pain perdu s’y grave en caractères
indélébiles.

Par Laurent Pfaadt

Edith Bruck, Le Pain perdu, traduit de l’italien par René de Ceccaty,
Aux éditions Le Sous-Sol, 176 p.

Évènements de langage

Dans son nouveau livre, Éric Vuillard revient sur la débâcle
française en Indochine

L’Indochine, territoire lointain que la France, défaite, a vite fait
d’oublier. On n’enseigne pas aux enfants de la République l’histoire
d’un esclavagisme révoltant, de crimes et surtout d’une défaite
honteuse. On laisse cela aux Américains et à leur cinéma. Si la France
a fermé cette porte de l’histoire, quelques écrivains et notamment
Éric Vuillard ont décidé de regarder par le trou de la serrure. Les
livres de ce dernier, agrégeant à première vue des évènements
singuliers, anodins permettent au lecteur, en s’y penchant,
d’appréhender de l’autre côté de cette même porte, l’ensemble de la
perspective historique. Ainsi après Congo et surtout L’Ordre du jour
(Actes Sud), le prix Goncourt 2015 nous offre de poser notre œil sur
la serrure des guerres coloniales et en particulier sur celle de
l’Indochine.

Une sortie honorable porte déjà dans son titre toutes les
contradictions d’une France engagée dans un processus décolonial
qu’elle ne maîtrise plus mais qui – cas malheureusement voué à se
reproduire par la suite – va tout faire pour maintenir les apparences,
celles de l’illusion d’une grande puissance et celles d’une « sortie »
par le haut de ce bourbier.

Alors rappelons les faits. Afin de mettre un terme à un mouvement
de libération nationale enclenché dès la fin de la seconde guerre
mondiale par un Ho Chi Minh formé en France – il participa au
congrès de Tours en 1920 qui vit la naissance du PCF – la France a
envoyé un corps expéditionnaire dans cette Indochine qu’elle
exploite depuis 1887. Mais une série de déconvenues et la guérilla
incessante du Vietminh, sorte de petite fourmi remontant dans la
trompe de l’éléphant français jusqu’à lui manger le cerveau, entraîna
la chute de plusieurs gouvernements de la IVe République. L’arrivée
de Pierre Mendes France à la présidence du Conseil en mai 1954 qui
promet de faire la paix, change alors la donne. Il faut dès lors
envisager « une sortie honorable ».

Voilà pour la porte. Ici se glisse alors Éric Vuillard pour nous
dépeindre les intérêts économiques prompts à réduire en esclavage
et à profiter de la guerre, ces soi-disantes élites politiques,
économiques et technocratiques qui, condescendantes, demeurent
persuadées, avec un cynisme écœurant, d’œuvrer pour le bien de la
France. L’auteur passe ainsi avec maestria d’une plantation de
caoutchouc à l’état-major des généraux en passant par les couloirs
du palais Bourbon, exposer cette somme d’incompétences qui
fabriqua, au final, une défaite. Mais au-delà de la guerre ou de la
défaite de Dien Bien Phu, Éric Vuillard interroge également notre
historiographie et cette quatrième république vilipendée. Au-delà
de la faillite d’un système institutionnel, vite désignée comme
coupable idéal, Une sortie honorable pointe du doigt la responsabilité
du personnel économique et politique de cette époque. Dumas ne
disait-il pas que l’Histoire est un coup sur lequel il accrochait ses
romans ? Éric Vuillard, lui, le plante dans l’Histoire pour y faire
ressortir tout le pus contenu dans ces plaies qui font mal.

Par Laurent Pfaadt

Éric Vuillard, Une sortie honorable,
Chez Actes Sud, 208 p, 2022.