Archives de catégorie : Lecture

Pour un christianisme intempestif

Quelle place pour le
christianisme au 21e siècle ? A
cette question, l’académicien
Michael Edwards tente
d’apporter un début de réponse
dans cet essai brillant qui tient
lieu, aussi bien de traité
philosophique que d’exégèse
biblique. L’auteur de Bible et
Poésie
(2016) en appelle ainsi à
reconsidérer le christianisme
non pas comme une doctrine ou
une somme de préceptes mais
bien plus comme une expérience
sensorielle où la foi par exemple doit être un savoir, celui qui
étymologiquement renvoie à cet état de l’esprit qui sait.

Chacun doit, en dehors de toute considération religieuse, c’est-à-
dire d’obéissance à un certain nombre de dogmes, revenir au
message premier de la Bible et des Evangiles pour reconstruire sa
relation personnelle avec Dieu. Chacun doit apprendre à «
délaïciser » son rapport à la religion, en renonçant à demander à
Dieu de devoir se justifier, de devoir offrir des preuves de son
existence et à vouloir rationaliser son  message. C’est, selon
Michael Edwards, l’unique voie pour redonner une pertinence au
message du Christ et permettre aux hommes, en ces temps
d’inquiétude, de retrouver un sens à leurs vies.

Par Laurent Pfaadt

Michael Edwards, Pour un christianisme intempestif,
Editions de Fallois, 180 p.

Résistances de bureau

L’historienne Valérie Portheret
raconte l’incroyable sauvetage
des enfants juifs de Vénissieux

Le 18 avril 1942, le retour imposé
par l’Allemagne de Pierre Laval à la
tête du gouvernement français
accéléra la traque et l’arrestation
des juifs de France. Cette politique
dont le paroxysme fut atteint avec
la rafle du Vel d’Hiv des 16 et 17
juillet 1942 concerna la zone
occupée mais également la zone
libre. En Rhône-Alpes, les services
de police procédèrent ainsi à de nombreuses arrestations, en
particulier des juifs étrangers.

Alors qu’une rafle de ces derniers se prépare pour la fin d’août
1942, une poignée d’hommes et de femmes pétris d’humanisme
se font une promesse : sauver un maximum de monde et en
particulier les enfants, promesse adressée en guise de menace aux
collaborateurs de Vichy : « Vous n’aurez pas les enfants ». Hommes
d’église, catholiques – notamment l’abbé Glasberg, juif converti et
polyglotte et le jésuite Pierre Chaillet sous l’autorité du primat
des Gaules, le cardinal Gerlier – et protestants regroupés dans
l’association interconfessionnelle de l’Amitié chrétienne, femmes
intrépides telles la jeune Lili Tager ou la secrétaire générale de la
Cimade, Madeleine Barot, médecins complaisants et espions
infiltrés au sein de l’appareil d’Etat comme Gilbert Lesage, chef du
service social des étrangers de Vichy, vont alors s’activer.

L’écho de cette promesse, de ces cris d’espoir ont traversé, tel un
souffle puissant, tout le vingtième siècle avant d’entrer, voilà près
de vingt-cinq ans, dans l’oreille d’une jeune étudiante en histoire,
Valérie Portheret après sa rencontre avec Serge Klarsfled qui
signe, en compagnie de Boris Cyrulnik, cet autre enfant juif tiré
des griffes de l’Holocauste, les préfaces de l’ouvrage. La quête
qu’elle mena durant toutes ces années pour retrouver ces enfants
et qui l’amena au-delà de la simple recherche historique « sans
savoir que cette histoire absorberait une grande partie de ma vie »

aboutit à une thèse et à ce livre magnifique.

Retraçant le parcours de quelques-uns de ces enfants dont la
magnifique Rachel, cette jeune fille au violon dont la ressemblance
avec Anne Frank est proprement troublante, et de leurs parents
qu’il fallut convaincre d’abandonner leur autorité parentale,
Valérie Portheret signe un livre qui se lit comme un thriller.
Pendant ces quatre jours – du 26 au 29 août 1942 – ceux que
l’auteur appelle « les sauveteurs », ces conspirateurs de
l’humanité, vont œuvrer à coup de procédures administratives –
cette résistance de bureau – de kidnappings ou d’arnaques en tout
genre, pour extirper ces enfants des trains de la mort. Dans le
huis-clos du camp de Vénissieux où ont été internés plus de mille
juifs, Valérie Portheret tend son récit lorsqu’il s’agit de sauver tel
enfant, sortir tel autre du camp, mettre tel autre dans le car qui
doit l’emmener dans ces familles d’accueil complices. Encore un,
puis un autre avant que les sbires de Vichy ne viennent siffler la fin
de la partie en envoyant les parents vers leur funeste destination
et en ordonnant la traque de ces enfants évadés. Au final, ces
hommes et ces femmes de bien sauvèrent 108 enfants que
l’auteur rencontra en grande majorité et dont les souvenirs
tissèrent la toile de fond de ce livre poignant.

A la lecture de cet ouvrage palpitant, on ne peut que souligner
l’incroyable travail de l’historienne qui a fait de cette quête
incroyable un livre admirable qui ne doit pas tomber dans l’oubli
mais bien au contraire, offrir aux jeunes générations, matière à
s’interroger sur ce devoir de solidarité aujourd’hui méprisé. Que
cette promesse littéraire devienne une promesse éthique.

Par Laurent Pfaadt

Valérie Portheret, Vous n’aurez pas les enfants,
XO Editions, 234 p.

La guerre de Troie aura bien lieu

Un seul ouvrage réunissant les
récits homériques.
Toute une odyssée.

Qui n’a pas, enfant, après avoir lu
L’Iliade ou L’Odyssée, rêvé
d’endosser les armures d’Achille
ou d’Ulysse pour répéter les
exploits des héros ? Qui n’a pas,
devenu adulte, frémi devant les
vers du barde le plus célèbre de
l’histoire et rêvé de déclamer «
Laissons le passé être le passé »
ou
« De sa tête elle fit descendre ses
cheveux en boucles, pareils à la fleur de jacinthe »
?

De ces deux recueils de vers, il en est bien entendu question dans
Tout Homère qui combine une nouvelle traduction de L’Iliade signée
Pierre Judet de La Combe qui véritablement sublime le lyrisme
inhérent à l’œuvre et la version mythique – si j’ose dire – de
L’Odyssée de Victor Bérard. Mais l’ouvrage contient un trésor
autrement plus important que celui de Troie : tous ces textes
ignorés d’Homère ou que la tradition lui rattache et qui apportent
des éclairages complémentaires à ceux déjà connus. Ainsi, les vies
d’Homère avec ces épisodes qu’enfant, nous avons imaginé
comme le combat de Penthésilée, reine des Amazones et d’Achille,
prennent ici vie. A l’image de la tapisserie de Pénélope se
déroulant lentement sous nos yeux, le récit libère ces épisodes et
ces vers qui le rendent, au fur et à mesure, plus net.

A la différence de la seule lecture de L’Iliade ou de L’Odyssée, Tout
Homère
est l’archétype même du livre du livre de chevet. On y
entre à n’importe quelle page, dans les deux poèmes bien entendu
pour apprécier leur force, mais également dans le lexique pour
raconter à son fils, l’histoire de tel personnage de la guerre de
Troie ou de tel mythe. Tout Homère est à la fois un traité de
philosophie, un recueil de poésies, un livre d’histoire ou un roman
d’heroic-fantasy. D’ailleurs Hélène Monsacré qui a coordonné ce
travail colossal ne dit pas autre chose : « pourquoi lire dans l’ordre ?
Pourquoi vouloir des débuts et des fins ? »

Mais alors pourquoi lire Homère ? Pourquoi est-il, près de 2800
ans après sa codification, toujours aussi moderne, toujours aussi
attractif ? Parce que les idées et les valeurs qu’il véhicule comme
la fidélité ou l’accueil de l’étranger demeurent toujours aussi
prégnantes de nos jours. Les diverses crises et conflits que
l’humanité a vécu viennent ainsi nous rappeler l’actualité de ce
qu’Homère a sublimé et a inscrit dans le marbre des civilisations
et qui, en se replongeant dans ce volume, doit nous permettre, en
ces temps agités, de replacer aux frontons de nos sociétés. Car, à y
regarder de plus près, Tout Homère serait un peu une Bible laïque,
éthique qui devrait guider nos actions, offrir à nous humains, des
préceptes de vie. La pérennité des mythes d’Homère tient donc
aux paraboles qu’il a introduit, car comme le rappelle Heinz
Wismann, le grand philosophe franco-allemand, dans sa postface,
« lire Homère nous incite à nous interroger sur le rapport qui existe
entre mythe, mythologie et philosophie »

Avec cet ouvrage, les Belles Lettres, formidable mausolée
littéraire et indispensable passeur des auteurs antiques qui ont
forgé nos sociétés modernes, closent leur centenaire avec celui
qui les a tous inspiré, avec celui qui continue de nous inspirer.

Par Laurent Pfaadt

Tout Homère, sous la direction d’Hélène Monsacré,
Albin Michel/Les Belles Lettres, 1296 p.

Sarabande pour un chef d’œuvre

A la découverte
des secrets de
fabrication de
Barry Lyndon.
Magnifique

Quarante-cinq ans
après sa sortie,
Barry Lyndon reste
toujours aussi
fascinant. La
preuve avec le
merveilleux
ouvrage que les
éditions TASCHEN lui consacrent après avoir publié, il y a
quelques années, les archives Kubrick.

Barry Lyndon est d’abord l’adaptation d’un roman de William
Thackeray, les Mémoires de Barry Lyndon (1844). Après avoir
imposé son nom et son style avec des films cultes comme 2001,
l’Odyssée de l’espace
(1968) et Orange mécanique (1971), Stanley
Kubrick s’attaqua en 1975 au roman historique pour mettre en
scène les aventures de cet intrigant. Le réalisateur connu pour son
exigence et en même temps pour son inventivité souhaitait
absolument coller au réalisme du XVIIIe siècle – il fit une entorse
en utilisant le trio de Schubert composé en 1814 – et mit un soin
tout particulier à ce que le scénario ne déborde pas le cadre défini.
« Le scénariste a tendance à vouloir se montrer créatif trop vite »
assurait-il dans l’entretien qu’il donna à Michel Ciment et que
l’ouvrage reproduit en même temps que plusieurs planches du
scénario annotée de la main du cinéaste

L’ouvrage nous fait alors entrer dans le laboratoire du film et ce
qu’il nous révèle est absolument fascinant. De la réalisation des
costumes à l’utilisation de décors naturels, les passages sur la
photographie de John Alcott qui reçut pour ce film l’un des quatre
Oscars sont, de loin, les plus intéressants. Tout en écornant le
mythe d’une lumière naturelle qu’il n’était pas possible, à cette
époque, de rendre intacte sans apports artificiels, Barry Lyndon
demeure l’un des plus beaux films d’intérieur avec cet éclairage à
la chandelle qui lui donne des airs de tableaux vivants. « Je ne
pouvais pratiquement pas bouger sinon je devenais floue »
se souvint
Marisa Berenson qui interprète Lady Lyndon. Le livre montre ainsi
comment Kubrick obtint cette incroyable patine en utilisant des
objectifs Zeiss récupérés de la NASA et bricolés par ses
techniciens.

Porté par la merveilleuse Sarabande d’Haendel ainsi que
l’incroyable trio de Schubert dans la scène de la séduction de Lady
Lyndon, la musique, en remplaçant certains dialogues, accentue la
dramaturgie de l’histoire. Au final,  Barry Lyndon, cette histoire si
moderne de ce personnage mi-héros, mi-crapule, n’a,
esthétiquement et philosophiquement, pas pris une ride.

Par Laurent Pfaadt

Alison Castle, Stanley Kubrick, Barry Lyndon,
Coffret livre & DVD, TASCHEN.

Pour aller plus loin : Alison Castle,
Les Archives Stanley Kubrick,
TASCHEN, 544 p.

Eschyle aux enfer

Camp de Mauthausen ©Bundesarchiv

Le grand dramaturge grec
Iakovos Kambanellis raconte sa
déportation à Mauthausen.
Inoubliable.

Les grands livres, ceux qui
demeurent en vous toute votre
vie, laissent toujoursquelques
images. Parfois une seule. Un
enfant tétant le sang de sa mère
juive italienne. Un homme
brandissant le bras au milieu d’un
charnier sans que l’on sache s’il
s’agit d’un acte de survie, de
résistance ou les deux à la fois.
Des cadavres dont on fait le revêtement des routes. Des pendus
avec du fil de fer barbelé. « La mythologie de la cruauté à
Mauthausen comportait une foule de monstres »
écrit Iakovos
Kambanellis. Les mots de ce dernier marquent au fer rouge. Ils
manquent à traduire ce que l’on ressent en les lisant tellement ils
vous écrasent. On ralentit la lecture, foudroyé par la puissance du
texte ou décontenancé lorsque l’horreur cède à l’absurde, comme
avec ce détenu fondant en larmes au moment de quitter le camp
parce qu’il n’a rien à ramener à sa femme et à ses enfants.

Mauthausen est le récit de la déportation de Iakovos Kambanellis
(1922-2011) qui deviendra le plus grand dramaturge grec. Publié
initialement en 1963 puis remanié en 1995, il raconte la
douloureuse expérience des camps de concentration nazis du
point de vue d’un jeune étudiant grec devenu le représentant de
ses compatriotes à la libération du camp. Sa construction
narrative qui oscille en permanence entre les semaines qui
suivirent la libération du camp en mai 1945 et les quelques dix-
huit mois de captivité de l’auteur permet de mettre en miroir,
l’asservissement et la liberté mais surtout les vivants et les morts
où on se demande parfois de quel côté du miroir sont les uns et les
autres.

Bien évidemment, comme dans de nombreux récits
concentrationnaires, on y retrouve cette quête omniprésente du
sens, de celui que l’on donne à sa vie lorsque vous n’êtes plus qu’un
objet, qu’une chose.  Cette quête qui vous rend fou si bien qu’il
faut abandonner toute logique si vous voulez survivre ou comme
le dit un prisonnier espagnol «mettre une croute de folie autour du
cerveau »
. Cependant Kambanellis montre que la fin du supplice ne
signifie pas le recouvrement de son identité. Car le monde, sur le
point de basculer dans la guerre froide, a changé et laisse les
déportés, d’une autre manière, hors du temps sans savoir qui ils
sont.

Mais Mauthausen n’est pas qu’un chant funèbre. C’est aussi un
livre plein d’amour où les regards entre les hommes et les femmes
à travers la clôture électrifiée est, chaque dimanche, une victoire
contre la mort. Cet amour notamment celui qui né entre Iakovos
et Yannina et traverse tout le livre, ne fut jamais vaincu. Tel un
fleuve enfermé si longtemps dans la souffrance, et qui se met
lentement, à coups de vengeance et de lutte contre ses démons, à
briser la glace qui le retenait prisonnier durant cet hiver sans fin.

N’en doutons pas, Mauthausen est avant tout un livre plein
d’espoir. De la vie face à la mort. De la force de l’homme face à la
barbarie. Après l’Auschwitz de Primo Levi et le Buchenwald d’Imre
Kertesz, il convient d’ajouter aux monuments de la littérature des
camps, ce Mauthausen de Iakovos Kambanellis. Comme avec les
deux premiers, on ne sort pas indemne d’une telle lecture. « Aucun
mortel ne traverse intact sa vie sans payer »
écrivit Eschyle dans les
Choéphores
. A n’en point douter, Iakovos Kambanellis, paya la
sienne avec ce livre inoubliable qui ne laissera pas notre vie
intacte.

Par Laurent Pfaadt

Iakovos Kambanellis, Mauthausen,
Chez Albin Michel, 384 p.

Le signe des 4

Un ouvrage célèbre les grands
quatuors à cordes du 20
e siècle

Ils sonnent à nos oreilles comme
autant de mythes : Borodine,
Amadeus, Kronos, LaSalle, Berg.
Parfois, leurs noms sont plus
célèbres que leurs compositeurs
éponymes. Et pour cause. Dans
l’univers de la musique classique
et plus particulièrement dans
celui de la musique de chambre,
ils font office de légendes. Après
les grands violonistes, après avoir
célébré le soliste, le génie et l’individu, Jean-Michel Molkhou,
critique musical pour le magazine Diapason, évoque dans son
nouvel ouvrage, toujours aussi passionnant et exhaustif, ces
ensembles à cordes si particuliers où deux violons, un alto et un
violoncelle cohabitent ensemble pour ne devenir qu’un seul
instrument à seize cordes.

A mi-chemin entre la formation orchestrale dont il ne partage à
vrai dire que peu de valeurs et de caractéristiques et le récital d’un
seul, le quatuor à cordes, né à la fin du XVIIIe siècle et popularisé
par Mozart, Haydn ou Boccherini célèbre le sens du collectif. Ici
plus qu’ailleurs, l’individu s’efface au profit du groupe. Ici plus
qu’ailleurs on apprend à écouter l’autre, à jouer avec lui. Alors que
les grands primarius – nom donné au premier violon – tels que
Norbert Brainin (Amadeus) ou Robert Mann (Julliard) demeurent
à bien des égards les égaux des grands solistes dans le petit
monde fermé de la musique classique, ils restent néanmoins de
parfaits inconnus aux yeux du grand public car ils se sont mis au
service des autres. Dans leur préface, les membres du quatuor
Modigliani insistent d’ailleurs sur « l’écoute et le respect de l’autre.
Sans ces principes fondamentaux, il est presque impossible de jouer
ensemble durablement et de chercher un idéal musical commun »
.

Mais lorsqu’on a dit cela, on a presque rien dit. Car l’histoire des
quatuors à cordes regorgent d’exemples divers sur cette question
principale et sur la conception qu’ont leurs membres de leur
aventure commune. Derrière tout cela se dessine en réalité la
question de la démocratie. Véritable organisme vivant d’une
durée de vie en moyenne d’un demi-siècle et portant en lui les
tragédies et les joies humaines, le quatuor fonctionne tout aussi
bien avec l’omniprésence voire l’omnipotence d’un leader comme
dans la tradition russe ou régi par une stricte égalité entre ses
membres comme dans le quatuor allemand Artémis. Cultures
politique et musical semblent ainsi indissociables. Fusionnelles ou
détachées, il y a donc à la lecture du livre de Jean-Michel Molkhou
et de ces quelques 120 ensembles autant de conceptions que de
quatuors. Tout dépend de l’alchimie produite.

Les six heures de musique qui accompagnent comme à chaque fois
les ouvrages de la très belle collection les Grands Interprètes
permettent aux lecteurs de cheminer dans l’histoire de la musique
de chambre en compagnie de ceux qui se sont littéralement fait
les voix – tels les quatuors Beethoven et Taneïev pour
Chostakovitch ou Kolish et Berg pour la seconde école de Vienne
–  des grands créateurs du siècle passé. Outre les magnifiques
archives célébrant les légendaires quatuors Budapest, Busch ou
Beethoven, chacun trouvera son morceau favori. Du 14e quatuor à
cordes de Schubert, cette « Jeune fille et la mort » à ceux moins
connus de Weinberg en passant par le 12e quatuor « américain »
de Dvorak ou le quatuor en ut majeur dit « l’Empereur » de Haydn
qui servit de base à l’hymne allemand, chacun mesurera alors
pleinement qu’il est ici question de quelque chose qui va bien au-
delà de la simple musique.

Par Laurent Pfaadt

Jean-Michel Molkhou, les grands quatuors à cordes du XXe siècle,
Buchet-Chastel, 474 p.

Un phénix culturel

Plongée dans Vienne, cette
ville qui n’a eu de cesse de se
réinventer

S’il fallait dessiner le portrait
de Vienne, il serait à la fois
baroque, romantique et
contemporain, art déco et expressionniste, névrosé et
exubérant, boulimique et
raffiné, intrigant et révolté.
Autant dire impossible à
restituer, à caractériser.

C’est pourtant le pari qu’ont tenté et il faut le dire devant la
beauté de l’ouvrage, réussi les trois auteurs de ce livre, Christian
Brandstätter, Andreas J. Hirsch et Hans-Michael Koetzle. Car on
ne se lasse pas de tourner les pages de cet ouvrage magnifique.
Encore et encore. Pour y découvrir tel détail qui nous aurait
échappé, telle information qui aurait glissé dans notre esprit déjà
assiégé. Chaque phrase, chaque photo de ce livre ressemblent à
ces innombrables ruelles et rues qui dessinent Vienne et son
histoire. Ville-musée, ville-monde, ville-humanité, à Vienne tout
est histoire. Histoire de l’Europe et du monde où civilisations,
empires et blocs se sont tantôt affrontés, tantôt enrichis. Histoire
des arts, de la musique, de la littérature. Histoire de la
gastronomie, du café, du vin. Toutes ces histoires mêlées dans un
maelström fascinant et ordonné, a fait de cette ville une cité
unique dont les multiples échos résonnent dans ce livre.

« Qu’est-ce qu’un littérateur de café ? Un homme qui le temps de
réfléchir au café à ce que les autres, dehors, ne vivent pas »
résume
ainsi un habitué des fameux cafés de Vienne. Evidemment, la ville
ne serait pas ce qu’elle est sans eux où, depuis 175 ans, on lit, on
refait le monde, on crée ou on se rencontre tout simplement pour
évoquer la famille de son voisin ou disputer une partie d’échecs.
L’ouvrage s’attarde ainsi sur ces institutions telles que le Demel ou
le Hawelka où il était possible de croiser les sommités littéraires.

Berceau artistique d’une pléiade de génies, de Mozart à Klimt en
passant par Beethoven, Mahler, Freud, Zweig, Karajan ou
Bernhard, ce portrait se nourrit également de ces photographies
d’artistes connus comme Edith Tudor-Hart, grand-tante de
l’écrivain Peter Stephan Jungk et espionne soviétique ou Emil
Mayer et de clichés anonymes, qui permettent, sur près de 175
ans, d’observer cette ville s’embellir, se transformer et respirer au
gré des atermoiements politiques et artistiques. Tous les styles
architecturaux s’y côtoient, se répondent. Mais Vienne c’est aussi
ses habitants, acteurs principaux et maîtres d’œuvre – bourgeois
comme ouvriers, artistes comme étudiants – de ce « laboratoire de
la modernité »
qu’elle restera à jamais. Car nos auteurs ont pris
bien soin de montrer que pour faire battre ce poumon artistique
et politique, il lui fallait du sang, un souffle que ces clichés si
touchants montrant l’insouciance d’une population prenant plaisir
aux joies du quotidien dans ces années 30 d’avant l’orage et de ces
manifestations contre le président Kurt Waldheim dans les
années 1980, restituent à merveille.

Au final, devant ce portrait complexe et paradoxal, la beauté de la
ville ne fait qu’éclater un peu plus et témoigne de la force d’une
culture qui a su être, tout en maintenant ses traditions, à la fois un
port pour les artistes et intellectuels avant-gardistes mais
également une forteresse dissuadant la folie architecturale des
grands totalitarismes du 20e siècle.

Par Laurent Pfaadt

Christian Brandstätter, Andreas J. Hirsch, Hans-Michael Koetzle, Vienne, Portrait d’une ville,
Editions TASCHEN, 532 p.

https://www.taschen.com/pages/fr/catalogue/photography/all/05323/facts.vienne_portrait_dune_ville.htm

Affluents de papier

Matthew Neill Null ©Melania Avanzato/Opale

L’écrivain
américain
Matthew Neill
Null est de retour
avec une série de
nouvelles
éblouissantes

C’est la petite
merveille
étrangère de cette
rentrée littéraire.
Neuf nouvelles pour arpenter la nature sauvage et préservée des
Appalaches. Après Le Miel du lion (Albin Michel, 2017), Matthew
Neill Null revient avec ces nouvelles où l’on retrouve ses matrices
littéraires taillées comme des grumes dans son roman précédent
et surtout cette langue si imagée, si parfaitement sculptée dans
ces rochers inaltérables, dans ces troncs d’arbres qui craquent ou
dans cette rivière qui tantôt « s’était soulevée dans un gémissement
d’accouchement avant de se fragmenter »
tantôt « montrait les dents ».
On lit et relit ces nouvelles, encore et encore, jusqu’à l’ivresse
comme un bourbon qui, jamais, ne donne mal à la tête. Ça sent la
sueur des hommes, l’humus, le sang, l’alcool chèrement gagné. La
vie semble passer sans distinction des animaux aux hommes puis
aux plantes pour ne former qu’un tout, celui d’une nature
redevenue primitive où l’amour, l’amitié mais également la
violence et la mort se mêlent indistinctement dans un malström
épique plein de grâce tel ces tourbillons qui emportent les troncs
vers les rapides et charrient les corps. A la violence des hommes
répond celle, incommensurable de son environnement et pousse
ces derniers en même temps que les lecteurs à l’humilité, au
respect.

Evidemment, la beauté de ces nouvelles qui sont autant
d’affluents se rejoignant dans ce fleuve naissant que constitue
cette œuvre littéraire en construction, tient aussi à sa dimension
nostalgique car elle offre de contempler ces endroits tels qu’ils
existaient avant l’action mortifère des hommes. Parlerons-nous
un jour de génocide environnemental opéré par cette société
contemporaine qui a transformé ces rivières en déversoirs à
poisons et a rasé ces forêts millénaires ? Peut-être bien. Car à y
regarder de plus près, ces lignes qui rappellent London pour la
beauté des paysages et Steinbeck pour cette relation des hommes
avec leur environnement et ce travail de forçats qu’ils y menèrent
nous embarquent dans un monde révolu, celui d’un rapport de
force entre l’homme et la nature à l’avantage de cette dernière et
qui s’est inversé depuis. Null montre dans chacune de ses
nouvelles que cette inversion est contre-nature. On a l’impression
de revivre le génocide indien. Après avoir éradiqué les peuples,
voilà que l’homme, sous couvert du progrès, annihile son propre
environnement sans savoir – ou plutôt à l’image de Sarsen, le
héros de la très belle nouvelle La lente bascule du temps, qui ne le
sait que trop bien – jusqu’où cette folie le mènera. Car à y
regarder de plus près, Matthew Neill Null, en écrivant sur cette
nature puissante et grandiose, ne fait que parler de ces hommes
trop orgueilleux pour ne pas avouer leurs défaites et trop
aveugles pour constater leurs impuissances.

Matthew Neill Null, l’un des prodiges de la littérature américaine,
parti sur les traces appalachiennes de ses brillants aînés Ron Rash
et Taylor Brown, n’a plus rien à envier à ces derniers. Sa voix qui
court sur les lignes des crêtes, désormais mêlée à celles des
draveurs, des commis-voyageurs et des anciens Cherokees, est
partie pour résonner longtemps.

Par Laurent Pfaadt

Matthew Neill Null, Allegheny River,
Terres d’Amérique Albin Michel 288 p.

Derrière les lignes ennemies, une espionne juive dans l’Allemagne nazie

Comment une jeune infirmière
juive de Lorraine se mue en une
espionne implacable
récipiendaire de la médaille
militaire ? C’est tout le mystère
de la vie de Marthe Cohn, cette
femme ordinaire devenue une
héroïne extraordinaire et que
l’Histoire a mis plus de soixante-
dix ans à faire ressurgir.

Dans ses mémoires
passionnantes, le lecteur perçoit
ainsi lentement, au gré des
événements, la lente mutation de Marthe Cohn. Politisée dès son
plus jeune âge après un soupçon de rébellion qui ne demandait
qu’à éclore, Marthe Cohn est témoin de la défaite de 40, de
l’occupation, de la traque et la déportation des juifs notamment au
camp des Milles à Aix-en-Provence. En janvier 1945, parlant
parfaitement allemand, elle intègre les commandos d’Afrique qui
tentent de reprendre le sud de l’Alsace aux Allemands. Elle
s’infiltre alors derrière les lignes ennemies et risque mille fois la
mort. Mais au final, elle donnera de précieuses informations qui
permettront aux Alliés de prendre la région. Ces lignes résonnent
comme une merveilleuse leçon de courage.

Par Laurent Pfaadt

Marthe Cohn,
Derrière les lignes ennemies, une espionne juive dans l’Allemagne nazie,
coll. Texto, Tallandier, 344 p.

La course au mouton sauvage

A l’occasion de la réédition de
quelques romans du grand
romancier japonais, l’occasion était
trop belle de se replonger dans l’un
de ses plus beaux chefs d’œuvre, la
course au mouton sauvage
qui ferme
la trilogie du rat. Publié initialement
en 1982, le troisième roman de
l’écrivain suit les pérégrinations
d’un homme qui a rompu avec sa
famille et se lance bien malgré lui et
presque contraint et forcé, sur les
traces d’une créature mythique, le
mouton étoilé.

Une fois de plus, Murakami nous embarque dans son univers
particulier où il parvient à construire à partir d’éléments
disparates, – quoi de plus éloigné qu’un spécialiste des moutons,
de mystérieuses oreilles féminines et des fanatiques d’extrême-
droite – une histoire incroyable. Oscillant en permanence entre la
réalité et le conte – ce roman constitue d’ailleurs la porte d’entrée
de ce réalisme magique qui lui est propre – entre l’Histoire et les
histoires, la course au mouton sauvage évoque à bien des égards sa
dernière fresque, le Meurtre du Commandeur. Mais derrière ce récit
farfelu se cachent bien souvent de grandes réflexions sur les
hommes ou l’Histoire. A consommer sans modération donc pour
ceux qui auront cette chance extraordinaire de ne jamais l’avoir lu.

Par Laurent Pfaadt

Haruki Murakami, La course au mouton sauvage,
Chez Belfond, 304 p.