Archives de catégorie : Lecture

Les masques tombent

Deuxième opus du subtil changement de Jo Walton
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On avait laissé notre brave inspecteur Carmichael au prise avec le meurtre de Peter Farthing, artisan du rapprochement de l’Angleterre avec le IIIe Reich.

On le retrouve quinze jours plus tard avec une nouvelle affaire peu commune. Une compagnie de théâtre s’apprête à donner Hamlet de Shakespeare lorsqu’une actrice meurt dans l’explosion de sa maison. Avec sa perspicacité légendaire Carmichael se doute vite que la bombe qui a soufflé la maison n’a rien d’un accident. Et, en tirant les fils de cet écheveau, l’inspecteur de Scotland Yard
plonge une nouvelle fois dans les tréfonds d’une machination qui va le mener jusqu’au plus haut sommet de l’état et ne va pas le laisser indemne car Adolf Hitler et le Premier Ministre britannique doivent assister à la représentation du chef d’œuvre de Shakespeare.
Jo Walton, auteure récompensée à maintes reprises, poursuit dans ce deuxième opus du subtil changement son incroyable travail de réécriture de l’histoire britannique durant la seconde guerre mondiale. L’uchronie qu’elle nous dépeint est, à la manière d’une Connie Willis, une histoire alternative tout à fait plausible et qui interpelle le lecteur lorsque l’on se souvient des sympathies d’un Édouard VII ou d’un lord Halifax pour le régime nazi. Originale autant que glaçante, elle contient tous les ingrédients nécessaires à passer une nuit blanche.
Construit sur le même modèle que le premier tome autour de deux personnages principaux, l’inspecteur Carmichael et Viola Lark qui a fui son milieu d’origine pour intégrer cette troupe de théâtre, Hamlet au paradis poursuit sa peinture d’une aristocratie anglaise compromise et vérolée par le mal en même temps qu’il nous tient en haleine jusqu’à la dernière page.
Quelque chose nous dit que le dernier volume du subtil changement, Half a Crown (la moitié d’une couronne), non seulement apportera les réponses aux questions d’un Carmichael qui ressemble un peu au Bernie Gunther de Philip Kerr, mais surtout révélera l’extraordinaire machination bâtie par Walton. Shakespeare n’écrivait-il pas dans sa pièce maîtresse que « nous savons ce que nous sommes, mais nous ne savons pas ce nous pouvons être » ?

Jo Walton, Hamlet au paradis, Denoël, 2015

Laurent Pfaadt

Nul n’est prophète en son pays

© Joel Saget AFP
© Joel Saget AFP

Retour sur l’œuvre de Boualem Sansal

Lorsque j’ai rencontré Boualem Sansal à Alger en octobre 2007, le jeune fonctionnaire européen que j’étais fut frappé par la simplicité du personnage autant que par l’extrême lucidité avec laquelle il analysait les grands problèmes du monde. Il faut dire que j’avais préparé mon sujet en lisant Harraga, ce roman parlant de ces hommes, ces « brûleurs » de routes, de passés et de destins qui tentent au péril de leur vie, d’atteindre l’Europe.

Dans ce roman où les trois personnages principaux sont des femmes : Lamia, enceinte d’un homme qu’elle ne reverra pas, Chérifa qui accueille Lamia, et la maison de Chérifa, véritable personnage, pleine de bruits et d’odeurs si attachants, on plonge dans une littérature qui ressemble à un cri de souffrance, celui de ces milliers de jeunes qui ont perdu leurs illusions et sont livrés à eux-mêmes.

Ce cri en même temps qu’il symbolise cette colère contre la société algérienne et les promesses non tenues de son histoire fonde l’œuvre de Boualem Sansal qu’il est aujourd’hui permis de découvrir dans son intégralité, dans la collection Quarto, cette pléiade des vivants.

Harraga n’est que l’un des chapitres de cette œuvre magistrale. Avec Rue Darwin, l’écrivain poursuivit sa plongée dans cette histoire algérienne tourmentée à travers la vision d’une femme, Djéda, magnifique personnage inspirée d’une parente, et son pouvoir absolu sur les hommes. D’ailleurs, les femmes que Sansal admire et magnifie, sont les grandes actrices de ses romans.

Sévère avec son histoire nationale, Sansal passe au crible les grands hommes de l’Algérie, qu’il s’agisse de Ben Bella, de Boumedienne ou des zélotes de l’islamisme dans 2084. Ces portraits permettent, par un effet de résonance, de donner écho à ce même cri, parfois intérieur et silencieux, celui d’une jeunesse brisée. Car l’œuvre de Sansal est le roman permanent d’une enfance perdue, celle de Lamia qui tente en vain de retrouver son frère, celle de Rachel qui se suicide au début du Village de l’Allemand pour ne pas porter le terrible fardeau de son père. Et cette enfance perdue se perpétue de génération en génération dans une guerre sans fin et sans visage.

Avec son nouveau roman, 2084, Sansal traverse le miroir. Pour donner plus de force à son message, pour que son cri se fasse appel, il lui fallait sortir de la réalité et s’engager sur le terrain de la satire. Comme Voltaire et Orwell avant lui, le conte lui fournit le cadre. C’est l’objet de 2084. Avec ce clin d’œil à la fable orwélienne pleine de fureur et si glaçante car plausible, Sansal s’élève contre l’islamisme qui est en train de ronger le monde et de manger tel Saturne dévorant ses enfants, les musulmans. Cynique, 2084 est une charge contre le totalitarisme religieux. On ne trouvera pas de barbus mais plutôt des énarques de l’islamisme et des pros de la communication. On reconnaît aisément la référence au Big Brother d’Orwell annonciateur de nos sociétés modernes mais celui-ci est mâtiné d’islamisme et non d’islam pour en faire quelque chose de terrifiant.

Sans aucun doute, 2084 constitue une pierre supplémentaire à l’édifice littéraire de l’écrivain algérien qui ne cesse de nous avertir depuis 1999. C’est pour cela que Boualem Sansal est l’un des grands écrivains de notre temps.

Boualem Sansal, Romans 1999-2011, coll. Quarto, Gallimard, 2015.

Laurent Pfaadt

Le pouvoir des mots

barthesThriller jouissif sur la piste du langage

25 février 1980, une camionnette de blanchisserie fauche un passant qui ne survit pas à l’accident. Ce banal accident de la route comme il en existe tant et en existera tant d’autres après 1980 se révèle tout de même singulier. En effet, la victime n’est autre que le professeur Roland Barthes en route vers le collège de France où il occupe la chaire de sémiologie.

Voilà donc le point de départ de l’aventure que nous conte dans son nouveau roman Laurent Binet. On avait adoré son roman précédent, HHhH, qui nous relatait l’opération chargée d’assassiner Reinhard Heydrich, n°2 des SS. Et une petite voix (nous sommes après tout dans un roman qui traite du langage !) nous dit que cet accident n’allait pas en rester là…

C’est en tout cas ce que croient notre couple d’enquêteurs pour le moins assez classique, un flic très cartésien et un intello plutôt barré. Car, très vite, une hypothèse se fait jour : Barthes a été assassiné car il aurait découvert la septième fonction du langage.

Mais revenons en arrière. Barthes est un professeur de sémiologie, c’est-à-dire l’étude des signes linguistiques verbaux et non verbaux. Roman Jakobson, le maître de Barthes a identifié six fonctions propres au langage. Mais l’élève a dépassé le maître en découvrant une septième, celle qui permet d’agir sur les masses, de conquérir le pouvoir. On se rend vite compte que Barthes se trouve en possession d’un feu sacré, dangereux et convoité. De quoi provoquer sa mort, bien évidemment maquillée en accident.

Alors, qui est derrière cet assassinat ? Nos enquêteurs partent sur la trace du meurtrier et le thriller prend alors des airs de jouissance intellectuelle où des visages familiers nous apparaissent dans toute leur caricature. Qui dit sémiologie, dit bien entendu Umberto Eco, devenu le temps de quelques pages un héros de roman. Voilà un juste retour des choses pour celui qui publiait en cette même année 1980 son Nom de la Rose où il s’agissait de langage – le rire chez Aristote – et de complot.

Plus drôle encore est la merveilleuse galerie de portraits de l’intelligentsia de l’époque que nous offre Laurent Binet entre Althusser, Sollers et BHL pour ne citer qu’eux et que l’auteur tourne parfois en ridicule pour notre plus grand plaisir.

Ajouter à cela, des services secrets bulgares, la société secrète du Logos Club, une intrigue qui remonte jusqu’à l’Elysée et on se retrouve dans un maelstrom comique et palpitant entre Dan Brown et OSS 117.

Au final, on ne lâche qu’à regret ce page turner pour intellos où l’on a beaucoup ri, frissonné avant de se demander : et si c’était vrai ? Mais chut ! Pas un mot de plus….

Laurent Binet, La Septième Fonction du Langage, Grasset, 2015.

Laurent Pfaadt

Une vie d’acteur

Des plateaux de cinéma à la présidence des Etats-Unis, le destin fou de Ronald Reagan.

©getty images
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On aura beau dire ce que l’on veut mais il n’y a qu’aux Etats-Unis que ce genre de destin est possible. En tout cas dans une démocratie. Car l’histoire de ce fils de commerçant a quelque chose d’une success story que même le meilleur des scénaristes d’Hollywood n’aurait pu imaginer. Et pourtant, cette destinée exista bel et bien comme le démontre l’excellente biographie de Françoise Coste consacrée au 40e président des Etats-Unis.

Rien ne prédestinait ce garçon croyant et doté d’une bonté naturelle à devenir l’un des hommes les plus importants du XXe siècle. A l’heure où nombre de ses contemporains entrent dans les meilleures écoles du pays et occupent les plus hautes fonctions dans les administrations, Ronald Wilson Reagan est à 28 ans, assistant du procureur de New York…au cinéma. L’auteur explique parfaitement la construction intellectuelle et idéologique de ce démocrate libéral qui, lentement, glissa progressivement vers l’aile conservatrice des démocrates puis vers les républicains et vers cette nouvelle droite américaine. Après deux tentatives, Reagan fut finalement investi par les Républicains en 1980 pour affonter le président Jimmy Carter.

Françoise Coste montre à merveille que la victoire de Reagan, loin d’être un accident de l’histoire, est au contraire le reflet d’une Amérique qui se berce d’illusions sur sa puissance perdue. La thématique du déclin est d’ailleurs omniprésente dans le message présidentiel. « Le réconfort que Reagan trouvait à travestir le réel correspondait à ce dont ils (les Américains) avaient profondément besoin : un sentiment de simplicité et d’optimisme » écrit à juste titre l’auteur. L’acteur n’était d’ailleurs jamais bien loin puisque Reagan, en enrobant ses actions d’idéologie et de ressenti, parvint à faire illusion sur sa politique.

Si l’homme joua les seconds rôles au cinéma, sur les scènes internationale et intérieure, Ronald Reagan fut un acteur de premier plan, fossoyeur de l’Union soviétique et grand défenseur d’une Amérique des riches. Le livre n’omet rien du coût social et budgétaire de sa politique économique et fiscale influencée par Arthur Laffer, ni de sa relation avec l’Union soviétique entre « l’Empire du Mal » et le duo qu’il forma avec Gorbatchev. Plus intéressant et moins connu est la plongée que nous offre l’auteur dans les arcanes de la Maison-Blanche où les clans s’entre-déchirent et où la communication règne en maîtresse. Celle-ci, sous la houlette de Michael Deaver, consista à isoler le plus possible le président de la presse pour le préserver de ses gaffes tout en monopolisant l’image avec notamment ses fameux photos op, ces clichés permettant de construire une histoire présidentielle. Encore aujourd’hui, la communication de cette époque est citée en modèle.

Mais sa présidence fut également marquée par l’affaire Iran-Contra – le financement de la contre-révolution au Nicaragua par la vente illégale d’armes à l’Iran– dont le paroxysme fut atteint lors du « mensis horribilis » de novembre 1986 et dont Reagan parvint jusqu’au bout à dissimuler son degré d’implication. C’est peut-être à cette occasion qu’il joua le rôle de sa vie, entre Ubu Roi et Usual Suspects. A Oliver North, l’homme-orchestre du scandale à la Maison Blanche, Reagan déclara au moment de le congédier : « Ollie, vous êtes un héros national, votre vie ferait un superbe film ».

On ne change pas sa nature.

Françoise Coste, Ronald Reagan, Perrin, 2015.

Laurent Pfaadt

Rome n’est plus dans Rome

BélisaireEssai pertinent autour de la perception de la capitale du monde romain et chrétien.

 

On connait l’histoire : 476 après-J-C, le dernier empereur romain, Romulus Augustule est déposé par le chef barbare Odoacre mettant ainsi fin à l’Empire romain d’Occident. A cette époque, Rome, la ville des Césars, n’était déjà plus que l’ombre d’elle-même. Mise à sac dès 410 par Alaric, le chef des Goths, puis en 455 par les Vandales et en 472 par les troupes de Genséric, elle avait cessé d’être le centre du pouvoir impérial, réfugié à Ravenne. Mais Rome demeura cependant un enjeu de pouvoir durant les dernières décennies de l’Empire et surtout un symbole à conquérir. C’est ce que raconte très bien l’ouvrage d’Umberto Roberto, professeur associé d’histoire romaine à l’Université européenne de Rome, et auteur de ce livre passionnant. Se lisant parfois comme un roman historique avec ses rebondissements, il montre bien que la ville éternelle demeura un enjeu de pouvoir autant que le reflet d’une époque.

Bien entendu, l’ouvrage relate par le menu les grandes batailles de rues, les trahisons et ces épisodes qui ont brisé, humilié la capitale du monde romain et chrétien. Mais le grand intérêt du livre réside dans le fait d’aller au-delà de 476. L’auteur nous explique que les vicissitudes de l’histoire qui frappèrent la ville éternelle reflétèrent l’évolution de l’histoire de l’humanité et les changements d’époques et de paradigmes. Ainsi en se focalisant sur la figure du général romain d’origine barbare Ricimer, Umberto Roberto montre très bien le basculement d’un modèle politique centrée autour de Rome, pivot d’une unité méditerranéenne contrôlée par l’institution impériale, vers un « système d’Etats romano-barbares ». Ainsi, le statut de Rome et sa conception politique et institutionnelle s’en trouvèrent bouleversés conduisant inéluctablement à sa marginalisation.

Cependant nous rappelle Roberto, Rome resta la ville éternelle avec un capital symbolique fort comme en témoigna aussi bien la formidable appropriation de la ville par les papes des premiers siècles transformant «  la capitale du monde romain en capitale de la chrétienté ». Mais également, l’image véhiculée par le sac de 1527 par les troupes de l’empereur Charles Quint, qui apparaissent comme les nouveaux barbares mettant fin à un monde imprégné de l’humanisme de la Renaissance.

Tirant son récit des dernières recherches sur cette époque si troublée des invasions barbares, l’auteur évite tout manichéisme qui a longtemps prévalu entre des barbares assoiffés de sang et des Romains vils et corrompus. Ici, l’opinion est plus mesurée. A travers le prisme de Rome et de son histoire, Umberto Roberto montre avec justesse une réalité plus complexe avec des acteurs réfléchis, nourris de projets politiques construits et antagonistes. Comme il le rappelle à juste titre, les sacs n’ont fait qu’accélérer un processus de transformation inscrit dans l’histoire. Rome, aussi immortelle qu’elle est dans nos cœurs, n’en demeura pas moins mortelle…

Umberto Roberto, Rome face aux barbares, Seuil, 2015.

Laurent Pfaadt

La leçon de piano

PiresRencontre à Belgais avec Maria Joao Pires 

On savait que Mario Joao Pires était une pianiste à part. Preuve en est encore donnée avec ce livre fascinant de Frédéric Sounac qui a suivi, pendant plusieurs années, la virtuose à Belgais, au Centre d’Etude des arts qu’elle a fondé en 1999 et au sein duquel tout est possible, notamment celui de croire en ses rêves.

« Quand Marie Joao se met au piano, il me semble savoir non pas ce qu’elle va jouer, mais si elle va jouer cela ou non » écrit l’auteur. Ainsi, en suivant les pas de l’auteur, celui-ci nous emmène dans un voyage à la rencontre de l’essence même de la musique et de la magie qu’elle opère sur les êtres. Voguant de Mozart à Prokofiev en passant par Schubert, Brahms ou Chopin, on y apprend une multitude de choses sur Maria Joao Pires, de son rapport à la musique et au monde des solistes mais également de son « autre vie », celle en dehors du piano, qui l’a vu notamment figurer au casting de la Divine Comédie de Manoël de Oliveira.

Mais l’essentiel n’est pas là. L’intérêt premier de l’ouvrage réside indubitablement dans cette conception qu’elle se fait de la musique mais également, à travers elle, de la mission qui est la sienne. A Belgais, Maria Joao Pires explore le pouvoir de la musique sur les autres en particulier sur les enfants. On l’accompagne dans ces séances quotidiennes avec les enfants qui ne viennent pas à Belgais comme dans un conservatoire mais dans un lieu où se développe « l’imaginaire des enfants en leur offrant un éventail exceptionnel d’initiatives artistiques, de manière à ce qu’ils grandissent avec l’évidence de cette possibilité d’expression de soi ».

On comprend alors mieux que la musique n’est pas une fin en soi mais simplement un outil dans l’expression de chacun. A Belgais, se produit une sorte d’alchimie où les êtres se révèlent à eux-mêmes. « Maria Joao Pires est sans conteste une fabuleuse artiste mais n’use pas d’arguments musicaux pour guider les élèves » car elle « ne fait que les renvoyer à une sphère intuitive et corporelle » écrit Frédéric Sounac. Le contact physique ou la danse sont ainsi utilisés, la transmission plutôt que l’enseignement est privilégiée. Et le miracle se produit comme avec cette jeune fille qui après une dizaine d’échecs, joua divinement bien la 27e sonate de Beethoven.

Il est fort à parier qu’à l’instar de Sergiu Celibidache, le chef d’orchestre roumain, peu d’élèves de Maria Joao Pires, deviendront de grands musiciens. Mais tous, assurément, après leur contact avec elle, ont vu leur vie bouleversée à tout jamais.

Si ce livre est une leçon de piano, il est avant tout une leçon de vie.

Frederic Sounac, une saison à Belgais : autour de ,
Editions Aedam Musicae, 2015

Laurent Pfaadt

Les démons du passé

Russland-Süd, Panzer IVUn ouvrage palpitant revient sur la bataille de Koursk

Défait en février 1943 à Stalingrad, Adolf Hitler ne s’avoua pas vaincu et lança dans le centre du pays à l’été 1943 une grande contre-offensive dans un lieu devenu mythique : Koursk.

En lisant l’ouvrage de Nicolas Pontic, Koursk : Staline défie Hitler, on a un peu l’impression d’être dans une salle d’Etat-major à déplacer des petits drapeaux sur une carte, à étudier la topographie ou à attendre un coup de fil de Berlin ou de Moscou pour nous prévenir de l’arrivée de renforts. L’ouvrage construit de façon très académique détaille les enjeux, les phases de la bataille du saillant de Koursk tout en effectuant une excellente montée en tension de l’issue finale.

Car Koursk, c’est la tentative d’Hitler pour reprendre l’avantage après Stalingrad. Et comme dans la bataille de la Moscova telle que la relate Tolstoï dans Guerre et Paix, le mythe s’est construit via l’opposition entre deux stratèges de génie, Erich von Manstein, « l’homme des situations inextricables » et Nicolaï Vatoutine, général russe impétueux défendant sa terre natale.

Avec cet ouvrage, Nicolas Pontic renouvelle aussi la connaissance historique et stratégique de la bataille, débarrassée des oripeaux mythiques qui ont prévalu jusqu’à une date récente. Ce qui est certain, c’est que Koursk a constitué l’aboutissement de la maturité stratégique des généraux soviétiques, balayés en 1941. « La bataille du saillant représente peut-être la première opération de guerre moderne de l’Armée rouge » écrit ainsi l’auteur.

Koursk, c’est également plusieurs batailles en une seule (Voronej, Orel) notamment celle, meurtrière, de la Prokhorovka, le 12 juillet 1943 au sud-est de Koursk où les T-34 Staline prouvèrent leur supériorité dans ce que l’on appela plu tard « la plus grand bataille de chars de l’histoire » où le sort du monde s’est joué comme ce fut le cas avant à Leningrad, Kharkov ou Stalingrad.

C’est d’ailleurs ce que racontent ces hommes et ces femmes, dans Grandeur et misère de l’armée rouge de Jean Lopez et de Lasha Otkhmezuri, déjà auteurs d’un excellent Joukov chez Perrin (2014). Ils furent ouvriers ou intellectuels et combattirent les fascistes durant cette grande guerre patriotique.

Ce conflit constitua chez ces survivants du feu un moment déterminant dans leur rapport au système soviétique et à son maître de l’époque, Staline. Sorte de catharsis, la guerre poussa les uns vers une défense inconditionnelle du régime et les autres vers la dissidence, cette nouvelle guerre « beaucoup plus dure et difficile » selon Elena Bonner, la compagne d’Andreï Sakharov, Prix Nobel de la Paix en 1975. Entre ces deux groupes, il y eut ces milliers d’hommes qui  perdirent leurs illusions et qui, après la guerre, pour de multiples raisons, se résignèrent. C’est le cas de Nikolaï Nikouline, qui s’illustra à Leningrad, Varsovie et Berlin et devint conservateur au musée de l’Ermitage à St Pétersbourg. Jusqu’à sa mort, il affirma que « ceux qui ont gagné la guerre, soit ils sont tombés sur le champ de bataille, soit, accablés par le poids de l’après-guerre, ils sont devenus alcooliques. »

Nicolas Pontic, Koursk : Staline défie Hitler, Tallandier, 2015

Jean Lopez et  Lasha Otkhmezuri, Grandeur et misère de l’Armée rouge, Perrin, coll. Tempus, 2015

Laurent Pfaadt

Le livre à emmener à la plage

BelloComme chaque été, Hebdoscope vous propose une sélection d’ouvrages à lire durant vos vacances

Antoine Bello, les Producteurs, Gallimard, 2015

Antoine Bello est véritablement un auteur à part dans la galaxie des lettres françaises. Son roman les Producteurs qui poursuit l’œuvre entamée avec les Falsificateurs (2007) et les Eclaireurs (2009) et peut se lire indépendamment des autres, tient aussi bien du polar que du roman d’anticipation. Sorte de conte sur notre société hyper médiatisée, il emmène le lecteur au sein du Consortium de Falsification du Réél, organisation secrète chargée de donner à l’humanité les illusions nécessaires à sa stabilité. Le Consortium a créé tous les mythes de ces dernières années. Mais voici que certaines de ces créations lui échappent et menacent le Consortium lui-même. C’est le cas notamment d’Al-Qaida  qui était censé prévenir le développement de l’islamisme radical.

Pour prévenir ce danger qui risque de divulguer l’existence du Consortium et de ses mensonges, les héros de cette série, Sliv, Youssef et Maga recourent non pas à la violence mais à la surenchère en inventant de nouvelles illusions.

A la manière d’un Orwell, Antoine Bello dénonce avec maestria et truculence, cette société des médias, cette mondialisation de l’information en même temps qu’il exploite jusqu’à la décrédibiliser cette théorie du complot qui fait le lit de tant de fanatiques.

Laurent Pfaadt

Notre meilleur ennemi

WellingtonLe vainqueur de Napoléon
enfin à l’honneur

La France n’aime pas ses vainqueurs surtout lorsqu’il s’agit de celui qui mit un terme à la gloire de l’un de nos plus illustres héros, Napoléon Bonaparte. Car, Arthur Wellesley, duc de Wellington peut être considéré comme le grand oublié de l’historiographie napoléonienne française. Même le tsar Alexandre, allié puis ennemi de l’empereur, eut droit à plus d’égards. Et en ces temps de commémoration du bicentenaire de la défaite de Waterloo, son artisan faillit passer à la trappe.

C’était sans compter avec Antoine d’Arjuzon, auteur d’un remarquable Caulaincourt (Perrin, 2012) qui republie sa biographie du maréchal anglais (Perrin, 1998). Entré très jeune dans l’armée et après des classes aux Pays-Bas ou en Inde, Wellington se révéla durant les guerres napoléoniennes. Commandant les forces anglo-espagnoles au Portugal et en Espagne, il infligea aux Français et à leurs alliés, de lourdes défaites. L’auteur insiste d’ailleurs à juste titre sur les grandes qualités de stratège de Wellington. Ce dernier étudia en profondeur la tactique utilisée par Napoléon, la décortiqua pour mieux la contrer. « Il est capable de mobiliser son intelligence pour trouver la meilleure solution au problème qui e pose à lui (…) Minutie, patience et détermination ne le quitte jamais » écrit ainsi d’Arjuzon.

C’est avec ces qualités qui vainquirent de nombreux maréchaux de l’Empire qu’il se présenta face Napoléon en ce mois de juin 1815 sur la plaine de Waterloo. Les deux hommes nés la même année (1769) ne s’étaient jamais affrontés. Jour après jour, heure après heure, l’auteur nous conte l’affrontement de ces deux titans qui allait tourner à l’avantage du Britannique en ce 18 juin 1815. En dépit de sa victoire face à Napoléon qu’il respectait au demeurant, Wellington ne fut pas l’ennemi de la France comme en témoigne son opposition aux revendications territoriales prussiennes lors du congrès de Vienne en 1814 auquel il assista en tant qu’ambassadeur.

Devenu le héros de toute une nation, Wellington affronta une autre bataille autrement plus meurtrière : celle de la politique. Il s’y montra nettement moins brillant, piètre stratège. L’autre grand mérite de l’ouvrage est d’aller au-delà de la simple perspective historique franco-française et de montrer comment Wellington, et après lui Ulysse Grant puis Dwight Eisenhower, sut capitaliser sa popularité pour accéder aux plus hautes fonctions politiques. Membre du Parlement britannique dans ses jeunes années, il est nommé par le roi George IV, Premier ministre, en 1828. L’histoire militaire laisse alors la place à une histoire sociale, économique de la Grande-Bretagne où pendant près de trois années, le duc de Wellington fut dépassé par les évènements, ne pressentant pas « l’accélération des changements dans les domaines politiques, sociaux et économiques qui vont marquer le siècle » et qui allait faire de la Grande-Bretagne la première puissance du globe.

Malgré cet échec, cette biographie très complète est là pour rappeler que celui qui restera à jamais le vainqueur de Napoléon, appartient en compagnie de l’Empereur « au patrimoine historique de toute l’Europe ».

Antoine d’Arjuzon, Wellington, Perrin, 2015

Laurent Pfaadt

Machiavel à Washington

KissingerRemarquable biographie du conseiller de Richard Nixon.

L’histoire raconte que sa thèse sur le congrès de Vienne fut la plus longue de l’histoire universitaire d’Harvard. Cette anecdote, emblématique de la virtuosité intellectuelle du personnage, n’est que l’énième chapitre de la légende Henry Kissinger.

C’est à un personnage à la fois fascinant, brillant et détestable que s’est attaché l’un de nos plus grands noms de la géopolitique française, Charles Zorgbibe, professeur émérite à la Sorbonne pendant de longues années et auteur de remarquables biographies de Mirabeau et de Metternich parues chez de Fallois.

L’auteur nous emmène sur les traces de son sujet, dans cette Allemagne où Heinz Alfred devenu Henry Kissinger vit le jour avant de la quitter sous la menace des nazis en 1938. Brillant théoricien des relations internationales, Henry Kissinger, devenu professeur à Harvard, manifesta très vite son souhait de passer à la pratique et cultiva ses réseaux. C’est auprès du milliardaire Nelson Rockefeller, plusieurs fois candidat aux primaires républicaines qu’il pénétra les cercles restreints du pouvoir. Charles Zorgbibe rappelle d’ailleurs que, c’est en attendant un coup de fil de la Maison-Blanche pour proposer à Rockefeller un poste dans l’administration Nixon que Kissinger fut invité à rejoindre cette dernière !

L’élection de Richard Nixon en 1969 qu’il rencontra pour la première fois en 1967 va propulser Kissinger au cœur du pouvoir. Conseiller à la sécurité nationale, l’homme dont tout le monde reconnaît l’intelligence se révéla très vite indispensable au nouveau président. Au sein de ce « couple improbable » selon Zorgbibe, Kissinger « veillait à ce que nul ne puisse paraître plus proche du Président que lui, tout en s’assurant que nul ne puisse sembler le mépriser plus que lui » assure l’un de ses anciens conseillers.

Evidemment, l’ouvrage ne manque pas de relater les hauts faits de Kissinger : la visite secrète de Nixon en Chine que Kissinger prépara en secret, la guerre du Kippour ou les accords de Paris qui mirent fin à la guerre du Vietnam et lui valurent le prix Nobel de la paix. Mais également ses revers comme l’invasion du Timor Oriental, la chute de Saigon, la guerre civile en Angola ou le coup d’Etat au Chili. L’auteur relativise d’ailleurs l’implication de Kissinger et des Etats-Unis à ce sujet.

Devenu l’homme le plus puissant des Etats-Unis après le président, son aura fut tellement grande qu’il survécut au Watergate en intégrant comme secrétaire d’Etat l’administration Ford. De diplomate, Kissinger devint également une icône des médias. Charles Zorgbibe montre également comment l’homme a su bâtir sa légende à coup de mémoires et d’ouvrages de stratégie, le célèbre Diplomatie étant devenue la bible des diplomates. On le consulte tel l’oracle de Delphes comme les deux présidents Bush lors de leurs invasions respectives de l’Irak. A ce titre, le spécialiste des relations internationales qu’est Charles Zorgbibe nous montre comment Kissinger, ce réaliste s’est converti progressivement à l’interventionnisme néo-conservateur.

En même temps que d’être une histoire des relations internationales de la deuxième moitié du 20e siècle vue parfois depuis la coulisse, cette biographie de référence nous dresse le portrait de l’un des plus influents diplomates du siècle passé.

Charles Zorgbibe, Kissinger, éditions de Fallois, 2015

Laurent Pfaadt