Velazquez et ses doubles

ChevalMagnifique rétrospective du peintre sévillan.

Le Grand Palais n’était pas trop grand pour accueillir celui qui représente à lui seul le siècle d’or espagnol. Car Diego Rodríguez de Silva y Velazquez, né à l’orée d’un XVIIe siècle qu’il allait bouleverser, révolutionna la peinture et l’art dans sa globalité. Aîné d’une famille de la petite noblesse sévillane, Velazquez montra très jeune un talent pictural prometteur et intégra l’atelier de Francisco Pacheco, peintre religieux bien établi dans cette Séville cosmopolite. Velazquez y construisit progressivement son art, se nourrit d’influences diverses, d’Alonso Cano ou du caravagisme d’un Ribera ou d’un Cavarozzi qu’il admira à Madrid. La mise en perspective de toiles ou de sculptures représentant l’Immaculée Conception (1618-1619) notamment celle conservée à Londres, permettent ainsi de mesurer ces influences.

Après un premier essai avorté, Velazquez tenta en 1623 une seconde fois sa chance à la Cour. Cette fois-ci, il bénéficia du soutien d’un autre sévillan autrement plus puissant, le comte-duc d’Olivares qui faisait alors la pluie et le beau temps à l’Escorial. Et la seconde tentative fut la bonne. Cependant, la partie ne s’annonçait pas pour autant gagnée car nombreux étaient alors les peintres de talent à la Cour.

Diego Velazquez fit exploser tout cela. Comme le rappelle Javier Portus, conservateur en chef du Musée du Prado dans l’extraordinaire catalogue de l’exposition qui tient lieu de monographie « Velazquez fut le seul à s’affranchir des contraintes qui bridaient ses collègues ». L’exposition montre ainsi parfaitement comment il révolutionna le portrait dont il devint rapidement le maître. Lors d’un voyage en Italie (1629-1630) en compagnie de Rubens, alors le grand peintre de l’Europe, il s’imprégna de la composition du Tintoret, de la couleur de Pierre de Cortone, des paysages de Poussin, et enrichit son art qui devint à son retour unique et immédiatement reconnaissable. Avec la puissance d’un Balthazar Carlos sur son poney (1634-1635), on est à des années lumières du portrait figé et froid hérité du règne de Philippe II.

Le génie de Velazquez réside dans le fait d’avoir su transcender la tradition picturale espagnole, de l’avoir sublimé sans la trahir. Velazquez fut le premier peintre du noir dont il révéla comme le fit Soulages plusieurs siècles plus tard, toutes les facettes, toutes les teintes, toutes les lumières. Ainsi la robe de la comtesse de Monterey délivre une puissance picturale jamais atteinte auparavant. La lumière portée sur ces visages encadrés de chevelures de jais ou d’épaisses moustaches, l’alliance de couleurs, les drapés ocres ou ces bleus incandescents qu’il utilisa cependant rarement comme par exemple dans le portrait de Monseigneur Camillo Massimo (1650), témoignent d’un art total, parfait.

Cet art, Velazquez le mit au service des Habsbourg d’Espagne. Sous son pinceau, Philippe IV devint immortel, sorte de double pictural du peintre avec qui il « passait de longues heures ensemble » selon Bartolomé Benassar. Directeur des Beaux-Arts voire directeur de la communication avant l’heure, à la tête de son atelier, il produisit les portraits d’une famille royale qui cherchait en Europe à assurer la stabilité de sa dynastie. L’exposition présente ainsi ces magnifiques portraits de la reine Marie-Thérèse et des infantes Marie-Anne et Marguerite. Dans le même esprit, il partit pour Rome en 1650 afin d’acquérir des toiles pour le roi qui souhaitait décorer l’Alcazar, et recruter de nombreux talents. C’est à cette occasion qu’il réalisa le célébrissime portrait du pape Innocent X figé dans une attitude mi- inquiète, mi- vénéneuse qui valut à Velazquez ce fameux « troppo vero » (« trop vrai ») du souverain pontife.

L’exposition rend également justice à Juan Bautista Martinez del Mazo qui fut, outre son gendre, son fidèle assistant, l’homme-orchestre de l’atelier, cet autre double. Ce dernier tenta de perpétuer l’œuvre de Velazquez sans pour autant la poursuivre. Ne parvenant pas à égaler le maître, Del Mazo assimila cependant le message que Velazquez délivra à l’humanité. Il laissa certaines œuvres troublantes de ressemblance même si comme l’a dit Alfred Bougeard, « le génie crée, le talent reproduit. »

Velazquez, Galeries Nationales du Grand Palais jusqu’au 13 juillet 2015

Catalogue de l’exposition : Velázquez – Grand Palais, Galeries nationales du 25 mars 2015 au 13 juillet 2015, éditions musée du Louvre, Rmn-Grand Palais.

A lire :

José López-Rey, Velazquez, l’œuvre complète, TASCHEN, 2015

Bartolomé Benassar, Velazquez, éditions de Fallois, 2015

Edouardo Mendoza, Bataille de chats, Seuil, 2014

Laurent Pfaadt

Machiavel à Washington

KissingerRemarquable biographie du conseiller de Richard Nixon.

L’histoire raconte que sa thèse sur le congrès de Vienne fut la plus longue de l’histoire universitaire d’Harvard. Cette anecdote, emblématique de la virtuosité intellectuelle du personnage, n’est que l’énième chapitre de la légende Henry Kissinger.

C’est à un personnage à la fois fascinant, brillant et détestable que s’est attaché l’un de nos plus grands noms de la géopolitique française, Charles Zorgbibe, professeur émérite à la Sorbonne pendant de longues années et auteur de remarquables biographies de Mirabeau et de Metternich parues chez de Fallois.

L’auteur nous emmène sur les traces de son sujet, dans cette Allemagne où Heinz Alfred devenu Henry Kissinger vit le jour avant de la quitter sous la menace des nazis en 1938. Brillant théoricien des relations internationales, Henry Kissinger, devenu professeur à Harvard, manifesta très vite son souhait de passer à la pratique et cultiva ses réseaux. C’est auprès du milliardaire Nelson Rockefeller, plusieurs fois candidat aux primaires républicaines qu’il pénétra les cercles restreints du pouvoir. Charles Zorgbibe rappelle d’ailleurs que, c’est en attendant un coup de fil de la Maison-Blanche pour proposer à Rockefeller un poste dans l’administration Nixon que Kissinger fut invité à rejoindre cette dernière !

L’élection de Richard Nixon en 1969 qu’il rencontra pour la première fois en 1967 va propulser Kissinger au cœur du pouvoir. Conseiller à la sécurité nationale, l’homme dont tout le monde reconnaît l’intelligence se révéla très vite indispensable au nouveau président. Au sein de ce « couple improbable » selon Zorgbibe, Kissinger « veillait à ce que nul ne puisse paraître plus proche du Président que lui, tout en s’assurant que nul ne puisse sembler le mépriser plus que lui » assure l’un de ses anciens conseillers.

Evidemment, l’ouvrage ne manque pas de relater les hauts faits de Kissinger : la visite secrète de Nixon en Chine que Kissinger prépara en secret, la guerre du Kippour ou les accords de Paris qui mirent fin à la guerre du Vietnam et lui valurent le prix Nobel de la paix. Mais également ses revers comme l’invasion du Timor Oriental, la chute de Saigon, la guerre civile en Angola ou le coup d’Etat au Chili. L’auteur relativise d’ailleurs l’implication de Kissinger et des Etats-Unis à ce sujet.

Devenu l’homme le plus puissant des Etats-Unis après le président, son aura fut tellement grande qu’il survécut au Watergate en intégrant comme secrétaire d’Etat l’administration Ford. De diplomate, Kissinger devint également une icône des médias. Charles Zorgbibe montre également comment l’homme a su bâtir sa légende à coup de mémoires et d’ouvrages de stratégie, le célèbre Diplomatie étant devenue la bible des diplomates. On le consulte tel l’oracle de Delphes comme les deux présidents Bush lors de leurs invasions respectives de l’Irak. A ce titre, le spécialiste des relations internationales qu’est Charles Zorgbibe nous montre comment Kissinger, ce réaliste s’est converti progressivement à l’interventionnisme néo-conservateur.

En même temps que d’être une histoire des relations internationales de la deuxième moitié du 20e siècle vue parfois depuis la coulisse, cette biographie de référence nous dresse le portrait de l’un des plus influents diplomates du siècle passé.

Charles Zorgbibe, Kissinger, éditions de Fallois, 2015

Laurent Pfaadt

Villégiature russe à San Sébastian

TemirkanovLa Quinzaine musicale rendra hommage aux grands compositeurs et interprètes russes.

Il y a près d’un siècle, dans le casino de San Sebastian, se côtoyaient tous les grands noms de la politique et de la musique russe. On pouvait y croiser Léon Trotski ou la compagnie des ballets russes. La Quinzaine musicale a décidé cette année de célébrer cet héritage en axant sa programmation sur les grands interprètes et les grands œuvres du répertoire russe.

Ainsi, Yuri Temirkanov et l’Orchestre philharmonique de Saint Pétersbourg, héritiers d’Evgueny Mravinky et de l’Orchestre philharmonique de Leningrad seront présents deux soirées pour des concerts consacrés à Maurice Ravel, autre célèbre pensionnaire du casino de San Sébastian (Ma mère l’Oye) et Elgar le 17 août, et surtout à Serge Prokofiev (18 août). Les suites tirées du ballet Roméo et Juliette, qui fut en son temps joué par les ballets russes, ainsi que sa cantate Alexandre Nevski que Temirkanov et l’Orchestre philharmonique de St Pétersbourg réorchestrèrent pour grand orchestre seront au programme du concert du 18 aout qui constituera à n’en point douter l’un des moments phares de cette quinzaine. Le chœur Orpheon Donostiarra accompagnera comme à l’accoutumé cet illustre invité.

De Prokofiev, il en sera également question en ouverture de la quinzaine avec sa première symphonie dite classique interprétée par le Mahler Chamber Orchestra sous la conduite de Manfred Hohneck, actuel directeur musical de l’Orchestre symphonique de Pittsburgh. Des grands symphonistes russes, il ne manquait que Tchaïkovski qui clôturera la quinzaine avec sa quatrième symphonie sous la baguette de Vasily Petrenko à la tête de l’Orchestre symphonique d’Oslo.

Ce magnifique hommage sera complété par un récital de Grigori Sokolov, l’un des plus grands pianistes vivants, au théâtre Victoria Eugenia, le 10 août, qui devrait rester dans toutes les mémoires. Le soliste dominera une phalange de jeunes prodiges qui ont déjà fait leurs preuves sur les scènes du monde entier comme Till Fellner dans Beethoven (1er août), Javier Perianes dans Ravel (17 août) ou les violonistes Kristof Barati (Bartók) et Vilda Frang (30 août), cette dernière étant attendue avec impatience dans le concerto de Brahms. De ce dernier, l’interprétation du Requiem allemand par l’Orchestre de la radio de Cologne sous la férule de son chef, Jukka-Pekka Saraste sera également très attendu. Il répondra au Requiem de Mozart donné quelques semaines plus tôt.

Bien entendu, comme il est de coutume lors de la Quinzaine musicale, l’opéra ne sera pas oublié avec une Tosca de Puccini. Cette production espagnole qui a triomphé au théâtre Liceu à Barcelone et à Séville ravira certainement passionnés et curieux. Enfin, l’éclectisme propre à ce festival qui reste l’un des plus anciens d’Europe et demeure en tout point unique, permettra à tous les amoureux du flamenco (20 août) et de la musique classique basque en compagnie de son plus illustre représentant, José Maria Usandizaga (22 août), de revenir avec des souvenirs par dizaines.

L’Océan atlantique aura bel et bien des reflets de Mer noire durant cette Quinzaine musicale qui s’annonce une fois de plus passionnante.

La Quinzaine musicale (1er-30 août 2015)

Retrouver l’intégralité de la programmation ainsi que les informations pratiques sur : www.quincenamusical.eu

Laurent Pfaadt

Opéra pour la main gauche

levshaCréation du nouvel opéra de Rodion
Shchedrin.

On ressent toujours un sentiment mêlé d’excitation et d’inconnu lorsque l’on écoute une œuvre pour la première fois. On a l’impression d’assister, à la minuscule place qui est la nôtre, à l’histoire musicale en train de se construire, d’évoluer. On ne ressasse plus le passé, on regarde un peu ébahi, interrogatif, ce nouvel objet en se demandant quel sera sa place.

La création contemporaine étant parfois un peu hermétique – certains diront souvent – il nous faut réviser en permanence nos jugements, abandonner nos réflexes, nos habitudes et revoir nos codes pour aborder chaque nouvelle œuvre. Le théâtre Mariinsky, en plus d’être une impressionnante machine à concerts et à produire des disques, est également un lieu de création disposant des conditions les plus optimales pour mettre en valeur ces nouvelles œuvres.

Levsha (« le gaucher »), nouvel opéra du compositeur russe Rodion Shchedrin ne pouvait trouver meilleur berceau. L’homme, qui vient de perdre son épouse, la célèbre danseuse Maïa Plissetskaïa, est en Russie une légende vivante après avoir été glorifié par le régime soviétique, remportant notamment le prix Lénine en 1984. Son nouvel opus, Le Gaucher, opéra en deux actes, est tiré d’un roman de Nikolaï Leskov qui avait déjà été une source d’inspiration pour Shchedrin avec le Vagabond ensorcelé et surtout pour Chostakovitch avec son fameux opéra, Lady Macbeth du district de Mtsensk.

Aux commandes de ce brillant vaisseau musical, il fallait un capitaine chevronné. Et en la personne de Valéry Gergiev, cet opéra a trouvé l’homme idoine. Dans la fosse, le chef excelle une fois de plus à donner corps à cette musique. Sa parfaite connaissance du répertoire russe ainsi que de l’œuvre du compositeur lui permet d’osciller entre tragédie et comédie.

La musique reflète ainsi à merveille les changements de rythmes et de narration qui passent allégrement de l’épopée avec son lyrisme habituel à la bouffonnerie la plus grotesque.

En plus, les voix sont superbes, à commencer par celle d’Andrei Popov, formidable Toula, cet artisan analphabète et fameux gaucher.

Shchedrin, The Left-Hander, Théâtre Mariinsky, dir. Valéry Gergiev, LSO Live, Mariinsky Label, 2015

Laurent Pfaadt

L’empereur de la musique

© Walter Scott
© Walter Scott

Le chef d’orchestre Seiji
Ozawa est à l’honneur d’un magnifique coffret.

Avec son épaisse chevelure noire devenue grise avec le temps et sa relation avec les orchestres, Seiji Ozawa ne laissait insensible aucun spectateur ni aucun musicien.

Eloigné des pupitres en raison de problèmes de santé, Seiji Ozawa qui soufflera en septembre prochain, ses 80 bougies se rappelle régulièrement à nous grâce au disque et en particulier avec ce magnifique coffret de 25 CDs édité par Warner Classics qui comprend notamment ses enregistrements parus sous le label Erato. Ce coffret est exceptionnel car il reflète à merveille la personnalité et les combats musicaux que ce chef exceptionnel mena.

Assistant de Leonard Bernstein à New York et de Herbert von Karajan à Berlin, Ozawa fut directeur musical de l’orchestre symphonique de Boston pendant près de trente ans avec lequel il grava en compagnie notamment de solistes de légende présents dans ce coffret (Rostropovitch ou Perlman) quelques disques inoubliables.

Brillant héritier de Charles Munch qui l’avait remarqué au festival de Tanglewood, Ozawa développa un attachement profond à la musique française qu’il exprima en compagnie de l’Orchestre National de France ou de l’Orchestre de Paris. Le concerto en sol de Maurice Ravel avec Alexis Weissenberg ou la troisième symphonie de Saint-Saens avec les grandes orgues de la cathédrale de Chartres présents dans ce coffret sont ainsi des moments musicaux uniques.

Ozawa fut également l’un des grands ambassadeurs de la musique contemporaine, de ces XIXe et XXe siècles qui donnèrent tant de génies, d’Igor Stravinsky (magnifique version de l’Oiseau de feu avec le Boston Symphony Orchestra) à Bela Bartok en passant Serge Prokofiev ou Jean Sibelius, et qui révélèrent les grands noms de la musique contemporaine (Wiltold Lutoslawski, Robert Starer, Riodon Shchedrin) qu’Ozawa promut avec le BSO. Il créa de nombreuses pièces (dont le Shadow of Time d’Henri Dutilleux assez exceptionnel), permit à la création musicale de gagner les foules et aux compositeurs d’imposer leurs œuvres au répertoire.

Enfin, le chef d’orchestre nippon fut à lui seul un passeur de musique. Peu nombreux furent les musiciens ayant eu cette influence car non seulement Seiji Ozawa représenta à lui seul la musique classique japonaise mais il constitua également ce trait d’union entre l’Est et l’Ouest, entre le Japon et les Etats-Unis. Avec lui, l’Asie fit son entrée de plein pied dans la musique classique. Son action révéla également de nombreux musiciens, compositeurs ou interprètes (dont Tsumotu Yamashita aux commandes des percussions de l’incroyable Cassiopéa de Takemitsu) et permit à de nombreuses œuvres de voir le jour comme en témoigne le So-Gu II d’Ishii dans ce coffret. A son contact, Tore Takemitsu, autre grande légende de la musique classique japonaise ou la regrettée Masuko Uchioda (magnifique dans le concerto de Bruch), gagnèrent en notoriété.

Voyage planétaire incroyable, ce coffret permet ainsi de redécouvrir avec bonheur et passion la vie consacrée à la musique de l’un des derniers monstres sacrés de la direction d’orchestre.

Seiji Ozawa, The Complete Warner Recordings, Warner Classics, 2015

Laurent Pfaadt

Au panthéon des pianistes

HorowitzToutes les légendes du piano enfin réunies.

Quand Deutsche Grammophon, le célèbre label jaune, fait les choses, elle les fait en grand comme en témoigne ce somptueux coffret, 111 Piano, réunissant les grands noms du piano d’hier et d’aujourd’hui. Les plus belles pièces enregistrées en solo par les plus grands interprètes, on ne sait pas par où commencer. Chopin par Zimmermann ou Argerich ? Rachmaninov par Yuja Wang ? Boulez par Pollini ? Beethoven par Barenboïm ? Ravel par Pogorelich ?

Il faut pourtant bien en choisir un. Tout dépend donc de vos goûts, de votre humeur du jour. Commençant donc par le plus grand : Mozart. Plusieurs enregistrements sont présents mais aucun n’égale les sonates 16 et 17 par Friedrich Gulda. Celui qui n’accepta aucun élève avant de faire une exception avec Martha Argerich délivre dans cette interprétation une émotion rarement atteinte.

Evidemment, on ne peut passer à côté de certains disques dirons-nous incontournables. Prenez par exemple, les Nocturnes de Maria Joao Pires ou la sonate n°8 de Prokofiev par Sviatoslav Richter enregistrée à Londres, ils constituent ce qui se fait de mieux.

Les légendes d’hier côtoient les talents d’aujourd’hui. Ainsi Monique Haas et son magnifique Tombeau de Couperin ou Horowitz dans Scriabine répondent dans ce coffret à Daniil Trifonov au jeu si inventif ou à Raphael Bechacz sans oublier Lang Lang dans un Tan Dun époustouflant, tiré du fameux live qu’il donna à Carnegie Hall. Il y a également les compositeurs phares de ce cube, Bach et ses variations Goldberg par un Andrei Gavrilov qui offre une autre vision que la sacro-sainte Gould, Beethoven ou Scarlatti interprété par une Clara Haskil impériale de vitalité et de virtuosité. Les compositeurs moins connus sont aussi présents et ravissent nos oreilles tels Grieg et ses magnifiques pièces lyriques interprétés par Emil Gilels plus connu pour son Beethoven, Christoph Eschenbach dans Haydn ou Bartok et ses Mikrocosmos par le méconnu Andor Foldes, qui a su, à travers son jeu, tirer toute la plénitude de l’œuvre du grand compositeur hongrois.

Dans ce tourbillon de notes et d’accords sublimes, on terminera par les Moments musicaux de Rachmaninov sous les doigts de poète du trop méconnu Lazar Berman. Enregistré dans la Jésus-Kirche, haut lieu musical de Berlin, le rubato de Berman permet une osmose avec l’œuvre du compositeur. On se demande parfois si on n’entend pas Rachmaninov lui-même et sa flamboyance légendaire.

Alors, que vous soyez mélomanes ou auditeurs du dimanche, amoureux de tel nocturne ou de tel impromptu ou simplement désireux de rêver un soir d’été au son d’une mélodie sans nom, ce coffret est plus qu’une simple addition de génies. Il vous plonge dans le cœur de l’humanité où se mêlent tous les sentiments.

Piano 111, Legendary recordings, Deutsche Grammophon, 2015.

Laurent Pfaadt

Une vérité qui dérange

KatynBernie Günther mène l’enquête en terre soviétique.

On avait laissé à Prague l’inspecteur de la Kripo, la police nazie, Bernie Günther, héros des romans désormais célèbres de Philip Kerr. Notre policier favori, tiraillé par sa conscience, démêlait l’écheveau du meurtre de l’un des proches de Reinhard Heydrich, l’un des hommes les plus puissants du Troisième Reich.

C’était en 1942 et la Wehrmacht volait alors de victoires en victoires. Mais depuis, la défaite de Stalingrad est intervenue. Commençait alors sous les coups de boutoirs de l’Armée rouge, l’agonie de l’armée allemande en terre soviétique. Au cours de cette retraite qui allait prendre l’aspect d’un calvaire, dans les forêts glacées de Biélorussie, près du village de Katyn, les Allemands découvrent un charnier d’officiers polonais qui visiblement ont été exécutés.

Et à la défaite militaire, le ministre de la propagande, Joseph Goebbels, lance une contre-offensive médiatique. Pour lui, Katyn est une aubaine. Günther est donc envoyé sur place, à Smolensk, pour faire la lumière sur ce meurtre de masse.

Dans cette atmosphère qui pue la mort et la charogne et où les morts et les fantômes ne se rencontrent pas uniquement dans les fosses communes, Günther se retrouve très vite pris entre sa volonté de révéler la vérité et son devoir moral de promouvoir un régime qu’il déteste car il sait bien que ce massacre a été perpétré par le NKVD de Beria (que les Soviétiques imputeront aux nazis après la guerre).

Une nouvelle fois, Philip Kerr parvient à restituer à merveille cette dichotomie qui agite en permanence son héros et traverse tous ses romans. Cette dimension contribue d’ailleurs grandement à la réussite de ce nouvel opus.

Le décor de cette nouvelle enquête où le silence des morts côtoie la fureur des combats ajoute avec bonheur à la dramaturgie du roman. Günther se confronte enfin à la guerre, bien loin de ses enquêtes précédentes entre salons praguois ou ruelles berlinoises mal famées. Ici, arbres morts, paysages enneigés construisent une ambiance de désolation qui n’est pas sans rappeler l’extraordinaire Empereurs des ténèbres d’Ignacio del Valle (Phébus, 2010).

A Smolensk, Günther se rend vite compte qu’il se trouve au milieu d’un piège qui chaque jour se referme sur lui car il dépasse le simple cadre du front russe. Pour s’en sortir et faire surgir la vérité, notre inspecteur de la Kripo devra tirer tous les fils de cette nouvelle enquête en forme de toile d’araignée que Kerr a une nouvelle fois construite de main de maître. Pour notre plus grand bonheur.

Philip Kerr, les ombres de Katyn, JC Lattes-Le Masque, 2015

Laurent Pfaadt

Toucher par la grâce

PiresMozart par Maria Joao Pires. Sublime

Une humanité à fleur de peau. Voilà ce que l’on ressent lorsqu’on voit Maria Joao Pires. Et également lorsqu’on l’écoute jouer Mozart car depuis Clara Haskil, on avait plus entendu cette communion entre Amadeus et ses lointains disciples.

Depuis qu’elle a fêté ses 70 ans en 2014, les coffrets retraçant la fabuleuse carrière de la soliste portugaise se sont succédés notamment chez Deutsche Grammophon. Aujourd’hui, le label au cartouche jaune édite le joyau de la couronne mozartienne avec ce coffret regroupant les enregistrements de certains concertos que Maria Joao Pires grava tout au long de sa carrière.

On peut tourner le problème dans tous les sens, il faut bien en convenir. Mozart au piano c’est Maria Joao Pires et vice-versa. Il n’y a qu’à écouter le second mouvement du 26e concerto, celui du couronnement pour s’en convaincre. On n’y peut rien et elle non plus puisque dès sa plus tendre enfance, à 5 ans précisément, elle donnait un récital Mozart. Commençait alors la carrière que l’on sait

Son Mozart, c’est une humanité et une profondeur grandiose. Cela va bien au-delà du piano puisque avec Mozart, la pianiste diffuse cette magie, cette musique universelle qui touche des milliards d’êtres humains sur la terre. Avec Maria Joao Pires, c’est la musique même de la vie qui se répand.

Ce coffret reflète également l’une des plus belles collaborations musicales de ces trente dernières années, celle entre Maria Joao Pires et le chef d’orchestre italien Claudio Abbado. La moitié des cinq Cds du coffret illustre cette formidable amitié en compagnie du Berliner Philharmoniker, du Wiener Philharmoniker, du Chamber Orchestra of Europe ou de l’orchestre Mozart que fonda Abbado. Maria Joao Pires fut pour Abbado, ce que Weissenberg représenta pour Karajan, son double pianistique. Car, si Abbado fut très lié avec Pollini par exemple, son osmose avec Pires fut plus grande.

Alors oui son Chopin est très sensuel (on se souvient des magnifiques nocturnes enregistrés en 1997 que rééditent Deutsche Grammophon dans son fantastique coffret 111) et son Schumann romantique à souhait mais ils ne surpassent pas ces chefs d’œuvres d’interprétation que sont par exemple le 20e concerto dont on se souvient qu’elle dut l’improviser en plein concert un jour de 1998 avec le Royal Concertgebouw d’Amsterdam alors qu’elle avait préparé le 19e !

Excellent complément du coffret consacré aux enregistrements solos de Maria Joao Pires sorti l’an passé, ce magnifique coffret ravira les amoureux de Mozart autant qu’il fera redécouvrir ses concertos sous un jour nouveau grâce à la beauté d’une interprétation unique.

Maria Joao Pires, Complete concertos recordings on DG, 5 CDs, Deutsche Grammophon, 2015

Le 22 août 2015, Mario Joao Pires interprétera le 23e concerto de Mozart au festival de Lucerne en compagnie du Chamber Orchestra of Europe sous la direction de Bernard Haitink.

Laurent Pfaadt

Le condottiere du piano

© Southbank Center
© Southbank Center

Maurizio Pollini en récital à la Philharmonie

Les grands monstres sacrés du piano se font rares. Après la disparition d’Aldo Ciccolini, il ne reste plus que Martha Argerich, Nelson Freire, Daniel Barenboim ou Maria Joao Pires pour nous offrir ces moments musicaux d’exception et cette plongée dans l’âge d’or du piano au XXe siècle où jouer du piano allait bien au-delà de la simple interprétation.

Maurizio Pollini, ce prince rouge du piano, fait partie de ces artistes qui ont transcendé leur art musicalement et humainement. On se souvient de ces moments d’anthologie avec son ami Claudio Abbado mais surtout de l’expérience que les deux milanais menèrent pour apporter la musique au plus grand nombre, dans les usines, les universités, etc. Aujourd’hui, l’homme a vieilli mais dans ses yeux subsistent toujours cette humilité profonde et dans ses mains est resté intact ce don exceptionnel qu’il a travaillé notamment avec Michelangeli.

Le récital qu’il donna dans la toute nouvelle Philharmonie de Paris fut un nouveau moment de partage entre un public conquis au sein duquel hommes politiques et professionnels de la musique s’étaient donné rendez-vous pour rendre hommage et admirer une fois de plus le pianiste de légende qu’il est.

Celui qui a remporté avec brio le concours Chopin en 1960 ne pouvait pas faire l’impasse sur l’œuvre du maître même s’il s’est évertué tout au long de sa vie à sortir de ce carcan. Pollini dont le grand Rubinstein avait dit « qu’il était meilleur que nous tous » lors de la finale du concours Chopin interpréta merveilleusement les Préludes. Son toucher rond et tout en velours délivra sur ce Steinway and Sons spécialement construit pour lui par le facteur Fabbrini, des sons d’une beauté rare en particulier lors du quinzième prélude « goutte d’eau » qu’il joua à la manière d’un Caravage répandant son clair-obscur ou durant le seizième, cet Hadès comme l’a surnommé Hans von Bülow en raison de sa difficulté, où la frénésie domine le clavier.

Cette sensibilité propre à Pollini ne pouvait que trouver un terrain favorable chez Claude Debussy et ses Préludes du deuxième livre. La délicatesse du pianiste milanais restitua à merveille à la fois le caractère onirique et cauchemardesque de la musique de Claude Debussy, oscillant entre berceuse et fracas, entre douceur et violence. Car la musique de Debussy raconte toujours une histoire et, avec Pollini dans le rôle du conteur, celle-ci ne pouvait être que passionnante et passionnée.

La transition entre Claude Debussy et Pierre Boulez, deux compositeurs qui bouleversèrent à jamais la musique, son interprétation et sa conception, était enfin toute trouvée puisque la soirée s’acheva avec la fameuse sonate pour piano n°2 dont on fête cette année le 90e anniversaire de son créateur. Déroutante autant que fascinante, elle permit une fois de plus à Maurizio Pollini de démontrer tout son génie dans un style musical qu’il affectionne également et qu’il eut l’occasion d’interpréter notamment en compagnie de Luigi Nono, autre participant à l’Internationale Ferienkurse für Neue Musik de Darmstadt. Reconnu encore aujourd’hui comme l’un des interprètes majeurs de cette sonate pour piano n°2 qu’il joue depuis près d’un demi-siècle et qu’il contribua à inscrire comme l’un des classiques du répertoire, Maurizio Pollini a démontré avec force l’étendue de sa virtuosité notamment dans ce finale qui conduit le soliste à, d’une certaine manière et allégoriquement, franchir le mur du son. En tout cas, avec un tel interprète au clavier, le compositeur ne pouvait rêver meilleur cadeau d’anniversaire.

Laurent Pfaadt

Le diable est dans les détails

FaustVersion remaniée de l’ancienne production de l’opéra de Gounod

Le mythe de Faust a inspiré de nombreux compositeurs en particulier français puisque après la Damnation de Faust de Berlioz (1846) que les amateurs pourront retrouver la saison prochaine avec Jonas Kaufmann et Bryan Hymel dans le rôle-titre, Charles Gounod composa en 1859 son opéra tiré de l’œuvre de Goethe. On se demande pourquoi cette œuvre est aujourd’hui oubliée du public tellement cet opéra est un chef d’œuvre. D’ailleurs les contemporains ne s’y étaient pas trompés en lui réservant d’emblée le succès qu’il méritait.

Avec plus de 2500 représentations au compteur à Paris, Faust a du se réinventer en permanence. C’est à nouveau le cas dans cette production à la fois classique, envoûtante et imaginative que le metteur en scène Jean-Romain Vesperini a décidé de situer dans les années 1930. Cette mise en scène est une actualisation de la précédente version qui avait suscité à tort tant de polémiques. L’atmosphère gothique a été fort bien exploitée grâce aux merveilleuses lumières de François Thouret tandis que le décor de Johan Engels a été gardé et épuré. Car l’idée d’une bibliothèque est parfaitement adaptée à cette mise en scène. Elle complète cette ambiance fantastique notamment lors la scène qui ouvre l’opéra et voit le rajeunissement du docteur Faust. Le livre lui-même que brûle Méphistophélès représente le trait d’union entre le passé et le présent, entre la vie et la mort. Enfin, il y a également un côté « cage » dans cette bibliothèque, sorte de piège qui se referme progressivement sur Faust et Marguerite.

La distribution ne pouvait que briller dans cet écrin, ce qu’elle a fait au demeurant. Les voix sont d’ailleurs plutôt complémentaires. Piotr Beczala est impérial en Faust avec son timbre chaud qu’il répand avec brio sur scène. Acclamé à chaque sortie, il offre à l’acte III (scène 4) un merveilleux solo. Avec cette prestation, Beczala conforte une fois de plus son aisance dans le répertoire français qu’il aura d’ailleurs à cœur de prouver une fois de plus l’an prochain ici même dans le Werther de Massenet. Krassmira Stoyanova lui offre une merveilleuse réplique et fait oublier la jeunesse du rôle. Son « Ah je ris de me voir si belle en ce miroir ! » fut digne des meilleures.

Le duo est secondé par un grand Méphistophélès en la personne d’Ildar Abdrazakov, l’une des meilleures basses du monde, qui a ébloui cet opéra avec sa voix extraordinaire et un jeu scénique tout à fait prodigieux. Enfin, les seconds rôles ont été également au rendez-vous, Jean-François Lapointe campant un très bon Valentin.

Cette réussite n’aurait été possible sans l’incroyable conduite de Michel Plasson dont la défense de la musique française n’est plus à démontrer (les moins jeunes se souviendront de son Faust de 1975). Avec cette grande sensibilité notamment dans les ouvertures et les passages avec chœur qu’il déploie avec la générosité qui est la sienne, l’ancien directeur de l’orchestre du capitole de Toulouse a été le Méphistophélès d’une soirée qui nous a tous possédé.

Laurent Pfaadt