Archives de catégorie : Musique

Le condottiere du piano

© Southbank Center
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Maurizio Pollini en récital à la Philharmonie

Les grands monstres sacrés du piano se font rares. Après la disparition d’Aldo Ciccolini, il ne reste plus que Martha Argerich, Nelson Freire, Daniel Barenboim ou Maria Joao Pires pour nous offrir ces moments musicaux d’exception et cette plongée dans l’âge d’or du piano au XXe siècle où jouer du piano allait bien au-delà de la simple interprétation.

Maurizio Pollini, ce prince rouge du piano, fait partie de ces artistes qui ont transcendé leur art musicalement et humainement. On se souvient de ces moments d’anthologie avec son ami Claudio Abbado mais surtout de l’expérience que les deux milanais menèrent pour apporter la musique au plus grand nombre, dans les usines, les universités, etc. Aujourd’hui, l’homme a vieilli mais dans ses yeux subsistent toujours cette humilité profonde et dans ses mains est resté intact ce don exceptionnel qu’il a travaillé notamment avec Michelangeli.

Le récital qu’il donna dans la toute nouvelle Philharmonie de Paris fut un nouveau moment de partage entre un public conquis au sein duquel hommes politiques et professionnels de la musique s’étaient donné rendez-vous pour rendre hommage et admirer une fois de plus le pianiste de légende qu’il est.

Celui qui a remporté avec brio le concours Chopin en 1960 ne pouvait pas faire l’impasse sur l’œuvre du maître même s’il s’est évertué tout au long de sa vie à sortir de ce carcan. Pollini dont le grand Rubinstein avait dit « qu’il était meilleur que nous tous » lors de la finale du concours Chopin interpréta merveilleusement les Préludes. Son toucher rond et tout en velours délivra sur ce Steinway and Sons spécialement construit pour lui par le facteur Fabbrini, des sons d’une beauté rare en particulier lors du quinzième prélude « goutte d’eau » qu’il joua à la manière d’un Caravage répandant son clair-obscur ou durant le seizième, cet Hadès comme l’a surnommé Hans von Bülow en raison de sa difficulté, où la frénésie domine le clavier.

Cette sensibilité propre à Pollini ne pouvait que trouver un terrain favorable chez Claude Debussy et ses Préludes du deuxième livre. La délicatesse du pianiste milanais restitua à merveille à la fois le caractère onirique et cauchemardesque de la musique de Claude Debussy, oscillant entre berceuse et fracas, entre douceur et violence. Car la musique de Debussy raconte toujours une histoire et, avec Pollini dans le rôle du conteur, celle-ci ne pouvait être que passionnante et passionnée.

La transition entre Claude Debussy et Pierre Boulez, deux compositeurs qui bouleversèrent à jamais la musique, son interprétation et sa conception, était enfin toute trouvée puisque la soirée s’acheva avec la fameuse sonate pour piano n°2 dont on fête cette année le 90e anniversaire de son créateur. Déroutante autant que fascinante, elle permit une fois de plus à Maurizio Pollini de démontrer tout son génie dans un style musical qu’il affectionne également et qu’il eut l’occasion d’interpréter notamment en compagnie de Luigi Nono, autre participant à l’Internationale Ferienkurse für Neue Musik de Darmstadt. Reconnu encore aujourd’hui comme l’un des interprètes majeurs de cette sonate pour piano n°2 qu’il joue depuis près d’un demi-siècle et qu’il contribua à inscrire comme l’un des classiques du répertoire, Maurizio Pollini a démontré avec force l’étendue de sa virtuosité notamment dans ce finale qui conduit le soliste à, d’une certaine manière et allégoriquement, franchir le mur du son. En tout cas, avec un tel interprète au clavier, le compositeur ne pouvait rêver meilleur cadeau d’anniversaire.

Laurent Pfaadt

Le diable est dans les détails

FaustVersion remaniée de l’ancienne production de l’opéra de Gounod

Le mythe de Faust a inspiré de nombreux compositeurs en particulier français puisque après la Damnation de Faust de Berlioz (1846) que les amateurs pourront retrouver la saison prochaine avec Jonas Kaufmann et Bryan Hymel dans le rôle-titre, Charles Gounod composa en 1859 son opéra tiré de l’œuvre de Goethe. On se demande pourquoi cette œuvre est aujourd’hui oubliée du public tellement cet opéra est un chef d’œuvre. D’ailleurs les contemporains ne s’y étaient pas trompés en lui réservant d’emblée le succès qu’il méritait.

Avec plus de 2500 représentations au compteur à Paris, Faust a du se réinventer en permanence. C’est à nouveau le cas dans cette production à la fois classique, envoûtante et imaginative que le metteur en scène Jean-Romain Vesperini a décidé de situer dans les années 1930. Cette mise en scène est une actualisation de la précédente version qui avait suscité à tort tant de polémiques. L’atmosphère gothique a été fort bien exploitée grâce aux merveilleuses lumières de François Thouret tandis que le décor de Johan Engels a été gardé et épuré. Car l’idée d’une bibliothèque est parfaitement adaptée à cette mise en scène. Elle complète cette ambiance fantastique notamment lors la scène qui ouvre l’opéra et voit le rajeunissement du docteur Faust. Le livre lui-même que brûle Méphistophélès représente le trait d’union entre le passé et le présent, entre la vie et la mort. Enfin, il y a également un côté « cage » dans cette bibliothèque, sorte de piège qui se referme progressivement sur Faust et Marguerite.

La distribution ne pouvait que briller dans cet écrin, ce qu’elle a fait au demeurant. Les voix sont d’ailleurs plutôt complémentaires. Piotr Beczala est impérial en Faust avec son timbre chaud qu’il répand avec brio sur scène. Acclamé à chaque sortie, il offre à l’acte III (scène 4) un merveilleux solo. Avec cette prestation, Beczala conforte une fois de plus son aisance dans le répertoire français qu’il aura d’ailleurs à cœur de prouver une fois de plus l’an prochain ici même dans le Werther de Massenet. Krassmira Stoyanova lui offre une merveilleuse réplique et fait oublier la jeunesse du rôle. Son « Ah je ris de me voir si belle en ce miroir ! » fut digne des meilleures.

Le duo est secondé par un grand Méphistophélès en la personne d’Ildar Abdrazakov, l’une des meilleures basses du monde, qui a ébloui cet opéra avec sa voix extraordinaire et un jeu scénique tout à fait prodigieux. Enfin, les seconds rôles ont été également au rendez-vous, Jean-François Lapointe campant un très bon Valentin.

Cette réussite n’aurait été possible sans l’incroyable conduite de Michel Plasson dont la défense de la musique française n’est plus à démontrer (les moins jeunes se souviendront de son Faust de 1975). Avec cette grande sensibilité notamment dans les ouvertures et les passages avec chœur qu’il déploie avec la générosité qui est la sienne, l’ancien directeur de l’orchestre du capitole de Toulouse a été le Méphistophélès d’une soirée qui nous a tous possédé.

Laurent Pfaadt

Bach à New York

© Warner Classics/Ari Rossner
© Warner Classics/Ari Rossner

Récital d’anthologie de Piotr Anderszewski à Carnegie Hall

 

Entrer à Carnegie Hall, c’est comme visiter le Vatican. On pénètre dans un lieu chargé de légendes, de souvenirs et de moments incroyables qui appartiennent désormais à l’histoire de la musique. Ici, les grands noms de la musique classique se côtoient. Alberto Toscanini y rencontre Serge Prokofiev, Miroslav Rostropovich fait à face à Antonin Dvorak, Léonard Bernstein y admire Vladimir Horowitz.

Si le lieu reste magique pour le visiteur, il est quelque fois intimidant pour l’artiste qui vient s’y produire. Accompagné de son seul piano, son compagnon quotidien, le soliste sent sur ses épaules le poids écrasant de la salle. Rien de tel chez Piotr Anderszewski, génial pianiste polonais qui, en plus de ses innombrables qualités musicales, cultive sa singularité.

Après un récital en décembre 2008, il revint ici pour un nouveau concert où comme la fois précédente, Robert Schumann et Jean-Sébastien Bach se partageaient l’affiche. Anderszewski reprit ce Schumann qu’il maîtrise comme personne notamment dans cette novelette absolument prodigieuse qu’il nous interpréta. Le soliste sut parfaitement restituer ce tempérament schizophrénique qui agitait Robert Schumann et que l’on ressent dans sa musique où le romantisme est porté à son paroxysme entre désespoir absolu et ferveur héroïque. La sensibilité de Piotr Anderszewski oscille à merveille entre ces deux mondes pour nous donner une interprétation d’une émotion rare. Ce fut à n’en point douter un moment unique dans cette salle – qui en compte déjà beaucoup – et dans les mémoires de spectateurs plus que chanceux.

Le reste du programme était consacré à Jean-Sébastien Bach avec l’ouverture à la française et la suite anglaise n°3. La technique incomparable du pianiste se conjugua à une approche qui nous dévoila un Bach plus intime, tout en nuances et en même temps hors du temps. L’alchimie ainsi produite donna une interprétation littéralement solaire. Le pianiste polonais a d’ailleurs récemment gravé au disque cette troisième suite anglaise en compagnie de la cinquième et de la première qui débordent d’énergie et de contrastes. Enregistrées à Varsovie, ces suites traduisent le long travail d’appropriation de l’œuvre par le soliste qu’il restitue merveilleusement en particulier dans ces sarabandes sublimes.

Sur scène, l’implication du pianiste fut totale. Il faut dire que le lieu ne se prête guère à la demi-mesure. Il exige qu’on y donne le meilleur de soi, qu’on s’y abandonne. Anderszewski lui-même en ressortit éprouvé. A plusieurs reprises, le pianiste polonais laissa sa main en suspension comme pour contenir à la fois la musique du kantor et ce temps qui semblait s’arrêter dans cette alliance de perfection entre l’œuvre et son interprète, pour le plus grand bonheur des spectateurs qui dura une éternité…

A écouter : Piotr Anderszewski, Suites anglaises 1, 3 & 5, Warner Classics, 2015

Laurent Pfaadt

Le retour des héros

MullovaLa grande violoniste Viktoria Mullova était l’invitée de l’ONBA

 

Il y a des soirées qui ne se ratent pas, surtout quand l’invitée est l’une des plus grandes violonistes de la planète. Et c’est peu dire de Viktoria Mullova qui a connu la guerre froide, l’exil et surtout un succès qui ne s’est jamais démenti jusqu’à présent. La preuve en a été donnée une fois de plus lors de ce concert où elle interpréta le concerto pour violon de Brahms qu’elle connaît sur le bout des cordes et dont elle sut restituer parfaitement l’extraordinaire technicité et l’incandescence musicale. Car l’œuvre n’est pas n’importe quel concerto. Si ce concerto pour violon en ré majeur composé par Brahms pour son ami, le célèbre Joseph Joachim, est l’un des plus joués et les plus acclamés de la planète, c’est parce qu’il recèle une musicalité qui atteint chaque être au plus profond de lui-même. Avec son explosivité (la composition en ré majeur y est assurément pour quelque chose) surtout dans son finale, le concerto traduit également les influences qui marquèrent le compositeur : beethovénienne bien entendu mais surtout tzigane qui imprègne l’ensemble de l’œuvre de Brahms.

Avec sa silhouette longiligne et noueuse, on se plaît à retrouver cette soliste qui nous accompagne depuis tant d’années sur le disque et sur scène. Avec ce visage russe si sérieux, si froid lors de ses interprétations et qui se détend sitôt les dernières notes jouées, il y a quelque chose de profondément attachant chez Viktoria Mullova. Et quand la passion et le brio sont au rendez-vous notamment lors de l’adagio où le dialogue entre le hautbois et le violon fut proprement génial, on atteint des sommets. Tandis que le miracle de la musique se produit sous nos yeux, Viktoria Mullova est là, au centre, comme un général jaugeant l’étendue de ses forces, envoyant dans cette tempête toute son ardeur et incitant les membres de l’orchestre à faire de même.

Si les spectateurs venus à l’auditorium croyaient en avoir terminé avec leurs émotions, ils ont dû vite se raviser car déjà se profilait à l’horizon une autre tempête musicale qui s’intitulait Sibelius. Ils avaient été pourtant prévenus car en ouverture du concert, le retour de Lemminkäinen avait déjà donné le ton. Avec un héroïsme et un lyrisme propres aux grandes sagas finlandaises, Paul Daniel avait décidé de ne pas faire dans la demi-mesure. Et pour cause : le concert retransmis en direct sur Radio Classique était voué à demeurer immortel sur le disque. Le chef avait certainement retenu la leçon de Colin Davis estimant que jouer Sibelius sans y mettre son cœur ne servait à rien.

La symphonie n°2 reste l’une des plus célèbres mais également l’une des plus belles du compositeur. Elle demeure dans sa facture très classique, empreinte de l’influence d’un Tchaïkovski et notamment de sa pathétique. Mais l’énergie qui s’en dégage et cette dimension minérale qui traverse l’œuvre du compositeur ont trouvé ce soir-là un écho plein de caractère, une résonance tellurique. Emmené par un hautbois et une flûte de haute volée, très inspiré dans ses cuivres, l’orchestre a délivré une grande prestation sous la baguette de son chef qui la poussé dans ses retranchements. Paul Daniel n’a jamais laissé retomber l’émotion, tenant les musiciens à bout de bras en les emmenant dans un finale magique où la coda prit la forme d’un hymne à la vie.

Laurent Pfaadt

Saison 2014-2015 de l’OPS

Stanislaw SkrowaczewskiCette fin d’hiver 2015 fut l’occasion de deux moments musicaux majeurs : d’une part, la venue du chef d’orchestre Stanislaw Skrowaczewski, sans doute l’actuel vétéran de sa profession, et d’autre part, le récital de l’encore jeune pianiste Cédric Tiberghien pour son troisième et avant-dernier concert de sa résidence strasbourgeoise.

Effet des vacances, conjugué à celui de l’épidémie de grippe? Toujours est-il que, compte tenu du programme,  non seulement fort bien conçu mais donné un soir seulement, et sans même parler de la personnalité de l’interprète, on aurait imaginé salle comble, ce qui fut loin d’être le cas. Ce nonobstant, le public présent aura gratifié Skrowaczewski et les musiciens de l’Orchestre symphonique de Bâle de très chaleureuses et méritées ovations. Dès les premiers accords de la belle et trop rarement jouée 34ème symphonie en ut majeur de Mozart, on reconnait de suite la vitalité mordante qu’en dépit de ses 92 ans, ce chef insuffle toujours à la musique. Il faut toutefois quelques minutes pour s’habituer à la nervosité un peu verte, quoi que vite prenante, de l’orchestre bâlois d’autant plus que maitre Skrowaczevski, dont on connait bien les nombreux disques, n’est pas chef à raboter le son et à arrondir les angles de la musique. Cette symphonie de Mozart, jouée pour le reste de façon plutôt traditionnelle avec un effectif d’une quarantaine de musiciens sur instrumentarium moderne, s’en trouve somme toute fort bien, avec un final d’une énergie très communicative.

Après l’entracte, l’orchestre s’élargit jusqu’à 80 musiciens, ce qui, pour une oeuvre comme la quatrième symphonie de Bruckner, n’a rien de pléthorique. L’exécution, fort correcte, du premier mouvement n’appelle pas de remarques particulières sinon que l’on y constate que Skrovaczewski n’a rien perdu dans l’art d’éclairer de l’intérieur les grandes masses orchestrales et d’y faire entendre toutes les lignes instrumentales. On se réjouit aussi que le chef ait opté pour la version Haas de la partition, la meilleure nous semble-t-il, rien que dans son emploi des percussions. Toujours est-il que, dès le second mouvement, s’installe une atmosphère narrative d’une intensité extraordinaire qui place cette musique dans la filiation du dernier Schubert ; climat à peine interrompu par le scherzo, très bien joué au demeurant mais qui reste le moment le plus anecdotique de cette grande oeuvre. Dans un esprit plus proche d’un Jochum que d’un Celibidache — pour prendre deux grandes références d’interprètes brucknériens –, Skrowaczewski installe le magnifique dernier mouvement dans une tension et une urgence extrêmes, mais assorties d’un cantabile constant et soutenues  par un orchestre qui s’enflamme littéralement dans la coda, laissant l’auditoire dans un silence admiratif avant que les applaudissements n’éclatent.

Une dizaine de jours plus tard, Cédric Tiberghien donnait, en l’auditorium de la cité de la musique, un récital bien médité dans sa composition et présenté avec éloquence par le pianiste lui-même. La première partie du programme nous fit passer de la tonalité de si mineur — celle de l’adagio K.540 de Mozart — à celle de si majeur — avec la sonate du jeune Schubert D.575 ; en conclusion de cette première partie, la sonate opus 1 d’Alban Berg, écrite dans une atmosphère brahmsienne et d’un seul mouvement, classique dans sa forme mais animé par un désir encore inassouvi de sortir d’un système de tonalité qui, dans ses années 1910, n’apparaissait plus nécessairement comme un monde nouveau et riche de promesses encore irréalisées mais telle une contrainte limitant le champ du possible : mouvement de remise en question qui donnera naissance à la musique dite atonale laquelle, entre autres effets, entérinera le divorce entre la musique savante et une musique populaire bientôt accaparée par l’industrie culturelle.

Quoi qu’il en soit, la seconde partie du programme demeure dans la musique la plus tonale qui soit, mais avec un passage de la note si à la note do dans deux très grandes oeuvres de la littérature pianistique : la sonate en ut mineur K.457 de Mozart et celle en ut majeur op.53 de Beethoven dite Waldstein ou encore Aurore, ce que son dernier mouvement peut en effet justifier. Pour demeurer dans l’ut majeur et rendre hommage à l’un des chefs d’oeuvre d’exploration du monde  tonal, le pianiste offre en bis le premier prélude du Clavier bien tempéré de J.S. Bach.

Parfait dans Schubert et dans Berg, voire exceptionnel pour son mélange de rigueur, de concentration et de libre inspiration dans Bach et Mozart, même pour nos oreilles  habituées au clavecin ou au pianoforte, Cédric Tiberghien nous a moins convaincu dans une Waldstein, impressionnante de virtuosité certes, mais manquant un peu de respiration. Infime réserve au demeurant pour ce concert, par ailleurs, très prenant.

Michel Le Gris

Le miracle d’Amsterdam

© OperaClick
© OperaClick

L’Amsterdam Baroque Orchestra and Choir et son emblématique chef, Ton Koopman, étaient de passage à Bordeaux

Amateurs ou novices, tous savent qu’en matière de musique baroque, il y a quelques orchestres et chefs à ne pas manquer si l’on veut écouter ce qui se fait mieux. Assurément, l’Amsterdam Baroque Orchestra and Choir conduit par son chef fondateur, Ton Koopman, fait partie de ces quelques ensembles de niveau international qu’il ne faut pas rater.

Et pour tout dire, dans ce magnifique auditorium de Bordeaux, le public venu en nombre n’a pas été déçu. Veille de réveillon oblige, le programme présentait l’Oratorio de Noël de Jean-Sébastien Bach, cette œuvre composée en 1734 à la gloire de la Nativité. Œuvre importante du Cantor de Leipzig, cet oratorio comporte six parties dont quatre seulement sont interprétées de nos jours. L’Amsterdam Baroque Orchestra and Choir avaient cependant choisi un découpage inhabituel en retenant la quatrième partie plutôt que la sixième en plus des trois premières.

L’ABO a une fois de plus été à la hauteur de sa réputation notamment avec ses vents si performants (Antoine Torunczyk se hissant au niveau d’un Marcel Ponseele notamment dans la quatrième partie), la clarté de ses percussions grâce à Luuk Nagtegaal et l’extraordinaire trompette de David Hendry, courtisée dans le monde sans oublier bien évidemment les cordes menées par un David Rabinovich très en forme.

Ton Koopman conduisit avec son enthousiasme habituel et si contagieux « son » orchestre fondé en 1979, accompagnant à l’orgue comme à son habitude tel instrumentiste ou tel chanteur. L’osmose fut ainsi parfaite entre le chœur, l’orchestre et les chanteurs, ces derniers venant parfaitement s’insérer dans l’interprétation. Très expressifs, les chanteurs offrirent une magnifique complémentarité comme le voulait à l’origine Bach. La très belle sensibilité du contre-ténor Maarten Engeltjes, notamment dans la deuxième partie « Und es waren Hirten in derselben Gegend » répondit parfaitement à la tessiture si douce de Klaus Mertens, basse recherchée par les plus grands chefs baroques (Jacobs, Herreweghe, Harnoncourt ou le regretté Brüggen) et vieux compagnon de Koopman avec qui il a notamment enregistré l’intégrale des cantates de Bach. Même si l’oratorio laisse peu de place à la soprano, Yolanda Arias Fernandez fit tout de même briller son incroyable voix notamment dans son formidable duo avec Mertens dans la troisième partie « Herrscher des Himmels, erhöre das Lallen » puis dans l’aria (n°39) de la quatrième partie « Fallt mit Danken, fallt mit Loben » dont l’écho avec l’une des sopranos du chœur fut proprement magnifique.

A la différence d’autres ensembles et d’autres chefs, l’Amsterdam Baroque Orchestra n’est jamais tonitruant, furieux. La musique qu’il répand tout en douceur nous interpelle en même temps qu’il délivre le message de Noël et de Bach. En l’entendant, on comprend mieux pourquoi Emmanuel Kant qualifiait la musique de langue des émotions.

Laurent Pfaadt

Emanuel Ax : « la musique de Brahms est très inspirante »

AxA l’occasion d’un cycle Brahms à la salle Pleyel en compagnie du Chamber Orchestra of Europe sous la direction du chef d’orchestre Bernard Haitink, le pianiste américain Emanuel Ax était à Paris. Né à Lvov en Pologne et vainqueur de nombreux prix internationaux, Emanuel Ax joue depuis quarante ans les grandes œuvres du répertoire avec les plus grands orchestres. A cette occasion, il est revenu sur le rapport particulier qu’il entretient avec Brahms

Quelle est votre approche de la musique de Brahms ?

Elle est très inspirante et en même temps très logique et historiquement très orientée. Si vous regardez sa musique, elle est toujours connectée avec ce qui s’est passée avant. Brahms fut à mon sens le premier compositeur à aimer et à collecter ce qui s’est fait avant, en additionnant les héritages de Chopin, de Schumann, de Bach ou de Beethoven. Prenez par exemple le deuxième concerto pour piano, il renvoie au cinquième concerto de Beethoven tandis que le premier concerto de Brahms rappelle le troisième de Beethoven.

Ce lien musical entretenu entre Chopin et Brahms rappelle votre propre histoire…

Oui, j’ai découvert les concertos pour piano de Brahms en écoutant les versions de Rubinstein qui fut l’un des plus grands interprètes de Chopin mais également de Brahms. Ses versions de la sonate pour deux pianos en fa mineur ou du quintette pour piano et cordes demeurent encore à ce jour mes favorites.

Quelles sont les spécificités du premier concerto, très différent du second…

Oui, il a du paraître très étrange au public lors de sa création en 1859. D’ailleurs, il a été mal reçu et c’est assez compréhensible en raison de sa structuration qui a pu paraître compliquée. Le dernier mouvement est très excitant alors que le premier est très sombre, très déconcertant. De plus, la virtuosité de la pièce à l’époque ne fut pas la même qu’aujourd’hui.

Vous avez interprété ce concerto sous la direction de nombreux chefs, James Levine, Leonard Slatkin ou Kent Nagano notamment. En quoi, celle de Bernard Haitink est-elle particulière ?

Parce que Bernard Haitink quel que soit l’œuvre jouée ou le tempo choisi, c’est toujours le juste tempo. Et si vous parlez avec les membres de l’orchestre, ils vous diront la même chose : ils savent exactement comment jouer. Il a un langage physique très expressif et n’a pas besoin de parler. Il est très professionnel et vous savez exactement ce qu’il veut, c’est très clair.

Et avec James Levine ?

C’est différent. Nous nous connaissons depuis tellement longtemps. Lorsque nous avons enregistré le disque des concertos Brahms, nous étions jeunes. Cet enregistrement constitue l’un des grands moments de ma vie car ma fille est née deux jours avant cet enregistrement. Ce fut un souvenir incroyable.

Vous connaissez également bien le Chamber Orchestra of Europe pour avoir interprété le premier concerto pour piano de Brahms à Londres en 2011.

Oui, vous n’avez pas besoin de moi pour dire que c’est un orchestre fantastique. C’est très excitant, formidable de jouer avec eux, de sentir chaque musicien, chaque énergie individuelle.

Après ces nombreuses interprétations des concertos de Brahms, que ressentez-vous à la veille d’une nouvelle interprétation ?

De la nervosité, comme toujours…

Interview Laurent Pfaadt

Les légendes des Champs Elysées

AshkenazyAshkenazy et Zimmerman se partageaient l’affiche d’un concert consacré à Beethoven et à Mendelssohn.

Difficile de faire mieux : l’un des plus grands chefs de la planète dirigeant l’un des plus beaux orchestres, accompagné de l’un des violonistes les plus talentueux et demandés lors d’un programme qui comptait Beethoven et Mendelssohn. Tant de génies réunis dans la même salle – et quelle salle ! – et c’est la garantie du succès et d’une soirée qui restera dans tous les esprits.

On attendait Christoph von Dohnanyi, l’un des derniers grands monstres sacrés de la direction d’orchestre. Mais le chef de 85 ans, souffrant, a dû être remplacé au pied levé par Vladimir Ashkenazy. Il faut dire que le chef russe n’arrive pas en terrain inconnu puisqu’il connaît bien cette phalange britannique fondée par Walter Legge pour avoir gravé sur le disque de nombreux témoignages sonores d’exception.

Et dès les premières mesures, on perçoit immédiatement la complicité qui existe depuis tant d’années entre le chef et « son » orchestre comme il fut celui de Klemperer pendant de si nombreuses années. Le génial interprète de Rachmaninov s’est emparé avec assurance d’un Beethoven dès l’interprétation de l’ouverture Léonore III, parfaitement maîtrisée au demeurant.

Le chef a ensuite retrouvé le célèbre violoniste allemand Frank-Peter Zimmermann pour l’interprétation du concerto pour violon de Mendelssohn. Dans cette oeuvre devenue incontournable du répertoire, Zimmermann, l’un des chefs de file de la nouvelle école allemande avec Isabelle Faust et Christian Tetzlaff a abordé en « européen » cette oeuvre si emblématique du romantisme allemand c’est à dire avec cette élégance raffinée qui caractérise son jeu. Dès les premières mesures et le motif sublime qui ouvre ce concerto, on perçoit rapidement toute la sensibilité du soliste.

Puis vint enfin le « tube » de la soirée, la cinquième de Beethoven, si difficile à mettre en route lors du célébrissime premier mouvement. Avec ses tempi bien équilibrés, Askhenazy laisse respirer l’orchestre et lui permet de prendre son envol, de donner sa pleine mesure sans le brider mais tout en l’accompagnant, en canalisant son extraordinaire énergie. Il s’en dégage alors une forme de majesté, de noblesse surtout dans ce dernier mouvement Allegro qui transforme l’œuvre et la soirée en une apothéose que l’on n’est pas prêt d’oublier.

Par Laurent Pfaadt
Edition hebdoscope 1012, novembre 2014

Feu d’artifices baroque

Engliseh BaroqueLe Monteverdi Choir et l’English Baroque
Soloists concluaient à Paris leur Dixit
dominus tour.

Pour l’occasion, la cité de la musique avait revêtu les habits d’un temple protestant ou d’une église catholique. Il faut dire que la musique sacrée baroque était à l’honneur pour la fin du Dixit dominus tour de l’English Baroque Soloists et du Monteverdi Choir conduit par leur chef emblématique et fondateur, John Eliot Gardiner. Après Versailles, Salzbourg, Pise, Strasbourg ou Londres, cette tournée s’achevait à la cité de la musique à Paris.

En guise d’ouverture, l’ensemble baroque interpréta le Stabat Mater de Domenico Scarlatti, compositeur napolitain plus connu du grand public pour ses sonates pour clavier. Dans ce motet très exigeant pour les voix, le Monteverdi Choir s’est une fois de plus révélé à la hauteur de sa réputation tandis que la basse continue a su joué avec les différentes variations de rythmes qu’exigeait l’oeuvre.

Cette soirée ne pouvait faire l’impasse sur le maître de la musique baroque, Jean-Sébastien Bach à qui Gardiner a consacré une récente biographie (voir interview) après son fameux pèlerinage Bach en 2000. Avec la cantate 199 « Mein Herz schwimmt im Blut » (« Mon coeur baigne dans le sang »), le chef avait décidé de s’aventurer sur le terrain de la douleur et de la souffrance du pêcheur. Alors certes, le parti pris d’une orchestration rythmée et puissante lui faisant adopter une formation de type Mozart a pu hérisser les cheveux d’un baroqueux, il n’empêche que cette orchestration est assumée chez Gardiner et ne fait qu’exacerber la musicalité du cantor qui n’en est que plus belle. Ajouter à cela la très grande qualité des chanteurs avec des talents très prometteurs qui certainement égaleront l’inoubliable Emma Kirkby, et le concert prit définitivement un caractère anthologique.

Mais le chef d’oeuvre restait encore à venir. Point d’orgue de cette tournée, le Dixit Dominus de Georg Friedrich Haendel, oeuvre de jeunesse du maître composée en 1707, a trouvé en Gardiner un interpète de choix. En effet, la puissance sonore revendiquée par le chef enchaînant les mouvements tantôt furieux, tantôt ténébreux, a permis de donner un écho incroyable à ce motet dont l’influence italienne, en particulier de Vivaldi, n’est plus à démontrer. Mais Gardiner, en bon sujet de sa majesté, a su parfaitement faire ressortir la fouge et la colère propre à la musique de Haendel avec ce tempo implacable que l’on retrouve dans d’autres de ses oeuvres. Mais surtout, à travers cette interprétation, John Eliot Gardiner nous donne la vision qu’Haendel avait de Dieu: inflexible et généreux.

Le Dixit Dominus à peine achevé, notre Monteverdi Choir est reparti sur les routes européennes avec Jean-Sébastien Bach et sa Messe en si mineur qui les conduiront en mars-avril 2015 à Francfort, Lucerne, Aix en Provence et à Paris où nous les retrouverons bien entendu avec joie…

A écouter : Haendel, Bach, Scarlatti, live at Milton Court, Monteverdi Choir & English Baroque Soloists, Soli Deo Gloria, 2014.

Par Laurent Pfaadt
Edition hebdoscope 1012, novembre 2014

John Eliot Gardiner : « Bach était un homme qui doutait »

© Maciej Gozdzielewski
© Maciej Gozdzielewski

A l’occasion de la conclusion du Dixit Dominus tour de l’English Baroque Soloists et du Monteverdi Choir mais également profitant de la sortie de plusieurs enregistrements et de la parution de sa biographie de Jean-Sébastien Bach (Musique au château du ciel, Flammarion), le chef d’orchestre britannique John Eliot Gardiner était à Paris. Considéré comme l’un des plus grands chefs d’orchestre en activité, ancien directeur de l’opéra de Lyon et ayant dirigé les plus grandes formations musicales, ce grand spécialiste de la musique baroque revient sur Bach, la musique romantique et la France.

Comment est né ce livre ?

Je dois vous avouer tout d’abord qu’il est mille fois plus facile de diriger Bach que d’écrire sur lui. Ce travail d’écriture m’a pris douze ans. En tant que directeur de la fondation des archives Bach, j’ai également eu accès à certaines sources directes dans les librairies même si la vie de Bach est tellement difficile à cerner car il y a peu de sources écrites. Il a également caché beaucoup de choses sur sa vie privée. Par exemple, j’ai découvert qu’il était un mauvais élève, souvent absent. Mais une chose est certaine : mon approche de Bach a été complètement modifiée par ce travail. J’y ai découvert un être plus humain, très amical avec les jeunes musiciens. La demeure des Bach était ainsi un carrefour de tous les musiciens venant de Dresde ou d’Italie.

Bach vous accompagne donc depuis toutes ces années…

Oui et même depuis tout jeune car mes parents possédaient à la maison grâce à un concours de circonstances le seul portrait officiel de Jean-Sébastien Bach (celui d’Haussmann). Donc, il a partagé ma vie dès mon plus jeune âge. Puis, à partir de 12 ans, j’ai commencé à chanter ses motets. Mais c’est surtout durant mon pèlerinage où j’ai joué toutes les cantates en 2000 que j’ai commencé à envisager l’écriture de ce livre.

A quoi fait référence le titre de votre ouvrage, Musique au château du ciel ?

Il s’agit en fait de la chapelle dissimulée sous une coupole de l’église de Weimar où étaient interprétées ses œuvres et la musique descendait tel un parfum. J’ai d’ailleurs essayé de montrer dans mon livre combien les conditions de travail de Bach étaient difficiles à Leipzig entre le froid, le bruit perpétuel durant les interprétations de ses cantates. Mais c’est également une métaphore de sa musique, de cette vie après la mort où tout est parfait.

Votre biographie montre également à travers sa musique qu’il y a le croyant mais également l’homme.

Oui, tout à fait, Jean-Sébastien Bach était bien entendu croyant. D’ailleurs, le cœur de sa musique, c’est les cantates et il y a un intérêt particulier dans chacune d’entre elles. Il n’est d’ailleurs par étonnant que sa première nécrologie mentionne en premier lieu ses cantates. Mais Jean-Sébastien Bach était également un homme qui doutait et sa vie est une lutte permanente entre le croyant et le musicien car en bon luthérien, il aimait bien vivre, bien manger et pouvait sympathiser avec ceux qui avaient des doutes religieux.

Deux de ses fils étaient plus célèbres que lui de son vivant. Quels étaient les relations musicales qu’entretenaient Jean-Sébastien Bach avec ses fils ?

Leurs relations étaient pleines de respect mutuel. Dans le dernier volume des œuvres complètes, on retrouve ainsi une correspondance entre le père et Wilhelm Friedemann où les deux hommes composent à distance une fugue. N’oubliez pas que Bach a perdu ses parents, deux de ses frères et dix de ses vingt enfants. Et malgré ces deuils qui auraient pu marquer à jamais sa musique d’une certaine amertume, celle-ci, en particulier sa musique funéraire est d’une luminosité, d’un réconfort extrêmement touchant. Il y a véritablement une bénédiction dans cette musique que je trouve magnifique.

Vous fêtez également cette année le 25e anniversaire de l’Orchestre Révolutionnaire Romantique que vous avez fondé. On sait que vous êtes un ardent défenseur de Berlioz

Oui, j’ai toujours apprécié la musique romantique notamment Berlioz. Je fais partie en cela d’une tradition britannique de chefs d’orchestres qui va de Thomas Beecham à Colin Davis et qui ont toujours défendu avec passion la musique de Berlioz qui, avec celle de Rameau, ne sont pas appréciées à mon sens à leur juste valeur en France. J’ai d’ailleurs été le premier à donner dans son intégralité les Troyens en 2003 sur des instruments d’époque. Ce fut une aventure magnifique.

Les Français ont-ils des problèmes avec leur musique nationale ?

Peut-être. C’est d’ailleurs paradoxal pour un peuple réputé dans le monde entier comme le plus chauvin. Lorsqu’il s’agit de musique française, vous ne la défendez pas assez. Prenez par exemple l’œuvre de Jean-Philippe Rameau. Lorsque j’ai dirigé les Boréades par exemple, le public parisien a haussé les épaules. Maintenant tout le monde joue Rameau et je suis content !

Après Bach, avez-vous d’autres projets d’écriture ?

Oui (silence), j’aimerai écrire un ouvrage sur les Français (rire). Mais en cette année d’anniversaire du Monteverdi Choir, j’ai l’idée d’écrire sur la vie de Claudio Monteverdi.

A lire : John Eliot Gardiner, Musique au château du ciel, Flammarion, 2014
A écouter : Beethoven, Symphonies No.2 & 8, ORR, live at Cadogan Hall, Soli Deo Gloria, 2014
Mendelssohn, Symphonie No. 3 ; Schumann, Concerto pour piano (Marie Joao Pires), LSO, 2013
Vigilate ! œuvres de Peter Philips, Robert White, Thomas Tallis, William Byrd, Thomas Morley, Thomas Tomkins, Monteverdi Choir, John Eliot Gardiner, Soli Deo Gloria, 2014

Interview du chef d’orchestre britannique John Eliot Gardiner par Laurent Pfaadt pour hebdoscope, novembre 2014

« Hebdoscope présente ses excuses à Maciej Gozdzielewski pour avoir omis qu’il était l’auteur de cette photographie »