Mozart joué par le violoniste David Grimal

Les 24 et 25 février derniers, l’intégrale des cinq concertos pour
violon et orchestre de Mozart joué par le violoniste David Grimal
restera un évènement musical exceptionnel, tant sous l’angle de la
performance technique que par l’engagement esthétique de
l’interprète.

C’est durant la seule année 1775 que Mozart, jeune de ses 19 ans
mais déjà auteur d’œuvres remarquables, compose l’ensemble de ses
concertos pour violon. Si l’aspect divertissant et décoratif de la
forme concertante domine encore les deux premiers, les trois autres
offrent en revanche une inventivité et une complexité d’écriture qui
annoncent les futures grandes œuvres, notamment celles pour piano
et orchestre ; car Mozart, dans sa maturité,  ne reviendra pas au
concerto pour violon si ce n’est lors de tentatives ou d’ébauches
jamais abouties, comme si le genre restait pour lui entaché de la
servitude des années passées au service du prince-archevêque de
Salzbourg.

Même si huit mois seulement séparent leur composition, l’étonnante
progression, qui s’accomplit entre le premier et le dernier de ces
concertos, n’est jamais autant sensible que lorsque l’on a la chance
de les entendre dans leur succession. Fort bien soutenu par un petit
ensemble d’une vingtaine de musiciens et leur premier violon
Charlotte Juillard, David Grimal insuffle dans ce corpus mozartien
une vitalité juvénile hautement stimulante et parfaitement en
situation, si l’on tient compte de la durée d’un concert de presque
trois heures obligeant à aller de l’avant. Les tempi ne s’enlisent pas,
c’est le moins que l’on puisse dire, au risque d’altérer parfois la
volupté mélodique comme, par exemple, dans le premier
mouvement des quatrième et cinquième concertos. Ce n’est
toutefois qu’une mince réserve car, pour le reste, on est surtout
conquis par la grande liberté d’un jeu radieux, tant chez le soliste
que dans l’orchestre. Si la grâce des deux premiers concertos est
particulièrement bien rendue, leur jeu fluide, libre et spontané nous
vaut un des plus beaux troisième qu’il m’ait été donné d’entendre.
Faut-il par ailleurs attribuer aux archets d’époque procurés par
David Grimal cette sonorité de cordes particulièrement douce
entendue ces deux soirs ? Les musiciens jouaient en effet avec des
archets différents (plus courts), mais sur leurs instruments habituels.
Quant aux deux cors, hautbois (et flutes dans le troisième concerto),
il s’agissait de factures actuelles. Un pas dans l’historiquement
informé, un autre dans la modernité puisque Grimal a repris pour
son concert de Strasbourg les cadences (talentueuses) qu’il avait
faites écrire par le compositeur Brice Pauset à l’occasion de son
enregistrement des mêmes concertos effectué en 2015 avec son
ensemble Les Dissonances.

La soirée, celle de vendredi du moins, s’est achevée avec un bis offert
en solidarité avec  l’Ukraine en guerre : le grave de la sonate pour
violon n°2 de Bach, joué du coup avec une extrême gravité, dans un
son de stradivarius d’une beauté renversante.

Par Michel Le Gris

Désactiver l’Incontrôlable !

L’homme qui tua Mouammar Kadhafi
Superamas

Dans le cadre du festival les Vagamondes, la Filature a accueilli une
proposition de théâtre documentaire et interactif sur le
renversement de Kadhafi imaginée par le journaliste politique
Alexis Poulin et le collectif Superamas. Ils ont convaincu un
véritable maître espion en poste à Tripoli de 2007 à 2011 de
témoigner à visage découvert afin de préciser les dessous de
l’implication du Libyen dans la présidentielle française de 2007 et
de son retour en grâce internationale jusqu’à sa chute planifiée le
20 octobre 2011.

© Simon Gosselin

Avec la tension du direct, Alexis Poulin est dans son rôle de
journaliste d’investigation (à un moment, il était question de publier
son enquête en livre). Il détaille l’enchaînement des faits, le rôle des
différents protagonistes matérialisés sur scène par des portraits
manipulés comme des pions sur l’échiquier international. En maître
des horloges, il accueille un ancien agent de la DGSE, l’interroge,
invite les spectateurs à poser leurs propres questions (et ils ne s’en
privent pas).

Les tenants et les aboutissants, les manipulations aussi (les fake news
avancées par Al-Jazeera) s’exposent sous nos yeux et révèlent le
narratif pour « vendre » le renversement de l’incontrôlable dictateur
Libyen par le CNT. L’ex espion (son nom n’est pas mentionné) raconte
sobrement la fin du fantasque dirigeant tempérant le
sensationnalisme de ce moment sordide dont des images avaient
circulé sur les écrans. Il s’interroge aussi sur ce geste de mort :
Qu’est-ce qui compte véritablement dans cette histoire ? Est-ce que c’est
le nom de l’homme qui a appuyé sur la gâchette ou c’est le nom de celui
qui lui en a donné l’ordre ?
C’est d’ailleurs ce sentiment d’être trahi et de ne plus agir pour
l’intérêt général qui lui a fait renoncer à cette carrière.

Le journaliste le rappelle au début : cette forme théâtrale veut
prendre le temps de l’intelligence, ce que ne permet pas le plateau
de télévision (ou les joutes des réseaux sociaux) qui attise l’urgence
et l’affrontement des postures idéologiques plutôt que de poser les
enjeux y compris sous-jacents, ceux de la géopolitique (et de
l’économie !). Contrairement à un livre, elle permet l’échange avec le
public (très impliqué ce soir-là) et donne une densité concrète à ses
événements, ses personnages.

À démonter le complot (le plot des scénarios hollywoodiens), la pièce
interpelle aussi sur la transparence et la vocation de la guerre lancée
au bénéfice d’intérêts privés ou du pouvoir de quelques-uns sous
prétexte de libérer un peuple avec le story telling émotionnel qui assure l’après-vente. La manipulation des masses n’est pas une
exclusivité des régimes totalitaires et nos démocraties ne s’en
distinguent que par quelques nuances de brutalité.
Malheureusement l’actualité nous confronte à une tragédie de plus
où quelques ego se purgent à nouveau dans le sang des autres. Des
autres toujours trop nombreux à pleurer, saigner, mourir.

• Spectacle donné dans le cadre du festival les Vagamondes avec
d’autres belles propositions jusqu’au 27 mars, dont deux expositions
à voir en marge (ou non) des représentations :
The Nemesis Machine, la vibrionnante métropole high-tech de Stanza jusqu’au 27 mars (sur la mezzanine) et l’apesanteur plastique des photographies de SMITH jusqu’au 7 mai (dans la galerie).

Par Luc Maechel

La Filature Mulhouse
représentation du mercredi 16 mars 2022

Retisser l’espace en bataille

Maurice Mata
Entre les lignes !

Depuis le 12 mars, la galerie Valérie Cardi accueille le travail de
Maurice Mata que le musée des Beaux-Arts de Mulhouse avait
exposé en 2014. L’artiste a eu plusieurs vies : éditeur, courtier en
art… et bien sûr peintre. S’il a vite déserté les écoles d’art et ne
revendique aucun maître, il reconnaît volontiers des influences :
Soulages et sa série Outrenoir ou la récurrence du bleu Klein (dont
il a élaboré son propre mélange plus stable que l’original selon ses
dires 🙂

photo Luc Maechel

Fervent adepte de l’abstraction, Maurice Mata avance d’emblée son
refus de donner à ses œuvres un titre qui briderait l’imagination du
visiteur. Il en est presque à regretter la trop grande figuration de sa
série inspirée par les masques africains. Une envie de délivrer un
secret tout en l’enfouissant profondément sous la géométrie ?

Si, notamment pour ses travaux récents, Soulages se caractérise par
un geste ample imposant de (très) grands formats, une quasi-
exclusivité de la matière noire et une direction identique des traces,
Maurice Mata articule chaque toile – souvent carrée – en une entité
géométrique diffractée : l’ostinato d’un thème principal affronte en
contrepoint suspendu un motif voisin ou tranché selon la pièce. Un
ordre en apparence nettement établi bousculé par un intrus ou une
trahison, une tentative de perfection contrariée ou rompue par une
saignée incendiaire. Quelquefois de ses jeux de diagonales, de
rectangles, de lignes scrupuleusement alignées surgit la profondeur
de la troisième dimension. Le damier devient labyrinthe, mais discret
comme si, trop enraciné dans la toile, il hésitait à prendre son envol.

Si le peintre superpose les couches, celles-ci s’échappent de
l’oppression de la supérieure imposante, mais parcellaire. Naissent
de subtiles nuances favorisant la vibration de tons proches : si
l’incidence de la lumière fait vivre ses noirs, leurs marges sont
contaminées par l’outremer. La défaite assumée de l’opacité plutôt
que la victoire de la transparence crée ces débordements, ces
frontières fragiles, mais impertinentes.

Cette netteté laisse peu de place aux courbes. Pourtant l’esquisse
d’un paysage se devine parfois, mais une dominante rouge semble
vouloir en désamorcer la tension figurative.

Des rêves géométriques que l’artiste transcrit directement sur la
toile retissant le support en champ de bataille aussi tourmenté que
feutré.

Par Luc Maechel

Galerie Valérie Cardi à voir jusqu’au 16 avril 2022
11 Rue Descartes – 68200 Mulhouse
https://galerie-valeriecardi.com

Horaires : du mardi au vendredi de 14h à 18h. et sur RDV

Évènements de langage

Dans son nouveau livre, Éric Vuillard revient sur la débâcle
française en Indochine

L’Indochine, territoire lointain que la France, défaite, a vite fait
d’oublier. On n’enseigne pas aux enfants de la République l’histoire
d’un esclavagisme révoltant, de crimes et surtout d’une défaite
honteuse. On laisse cela aux Américains et à leur cinéma. Si la France
a fermé cette porte de l’histoire, quelques écrivains et notamment
Éric Vuillard ont décidé de regarder par le trou de la serrure. Les
livres de ce dernier, agrégeant à première vue des évènements
singuliers, anodins permettent au lecteur, en s’y penchant,
d’appréhender de l’autre côté de cette même porte, l’ensemble de la
perspective historique. Ainsi après Congo et surtout L’Ordre du jour
(Actes Sud), le prix Goncourt 2015 nous offre de poser notre œil sur
la serrure des guerres coloniales et en particulier sur celle de
l’Indochine.

Une sortie honorable porte déjà dans son titre toutes les
contradictions d’une France engagée dans un processus décolonial
qu’elle ne maîtrise plus mais qui – cas malheureusement voué à se
reproduire par la suite – va tout faire pour maintenir les apparences,
celles de l’illusion d’une grande puissance et celles d’une « sortie »
par le haut de ce bourbier.

Alors rappelons les faits. Afin de mettre un terme à un mouvement
de libération nationale enclenché dès la fin de la seconde guerre
mondiale par un Ho Chi Minh formé en France – il participa au
congrès de Tours en 1920 qui vit la naissance du PCF – la France a
envoyé un corps expéditionnaire dans cette Indochine qu’elle
exploite depuis 1887. Mais une série de déconvenues et la guérilla
incessante du Vietminh, sorte de petite fourmi remontant dans la
trompe de l’éléphant français jusqu’à lui manger le cerveau, entraîna
la chute de plusieurs gouvernements de la IVe République. L’arrivée
de Pierre Mendes France à la présidence du Conseil en mai 1954 qui
promet de faire la paix, change alors la donne. Il faut dès lors
envisager « une sortie honorable ».

Voilà pour la porte. Ici se glisse alors Éric Vuillard pour nous
dépeindre les intérêts économiques prompts à réduire en esclavage
et à profiter de la guerre, ces soi-disantes élites politiques,
économiques et technocratiques qui, condescendantes, demeurent
persuadées, avec un cynisme écœurant, d’œuvrer pour le bien de la
France. L’auteur passe ainsi avec maestria d’une plantation de
caoutchouc à l’état-major des généraux en passant par les couloirs
du palais Bourbon, exposer cette somme d’incompétences qui
fabriqua, au final, une défaite. Mais au-delà de la guerre ou de la
défaite de Dien Bien Phu, Éric Vuillard interroge également notre
historiographie et cette quatrième république vilipendée. Au-delà
de la faillite d’un système institutionnel, vite désignée comme
coupable idéal, Une sortie honorable pointe du doigt la responsabilité
du personnel économique et politique de cette époque. Dumas ne
disait-il pas que l’Histoire est un coup sur lequel il accrochait ses
romans ? Éric Vuillard, lui, le plante dans l’Histoire pour y faire
ressortir tout le pus contenu dans ces plaies qui font mal.

Par Laurent Pfaadt

Éric Vuillard, Une sortie honorable,
Chez Actes Sud, 208 p, 2022.

Dompteur de pianos

A travers plusieurs enregistrements, Jean-Paul Gasparian rend
hommage à Serguei Rachmaninov

Jean-Paul Gasparian est probablement l’un des pianistes les plus
talentueux de sa génération. Vainqueur de plusieurs concours
internationaux dont celui de Brême, il s’est révélé au disque avec un
enregistrement remarqué consacré à Chopin (Evidence Classics).

Se saisissant aujourd’hui d’un Rachmaninov qui attire toujours
autant – à raison d’ailleurs – les pianistes, Jean-Paul Gasparian livre
deux disques tout à fait intéressants. Avec subtilité et profondeur, il
entre dans ce deuxième concerto pour nous livrer une
interprétation où le compositeur russe n’est pas martelé – ce qui
devient une triste habitude – mais plutôt chevauché. La
performance du pianiste est exceptionnelle, secondée par cet
orchestre qui supporte tout à fait la comparaison avec les grandes
phalanges, notamment dans cet adagio de toute beauté.

Dans l’œuvre pour piano seul, le Steinway reprend ses droits.
Puissance et vélocité émanent de la deuxième sonate mais
Gasparian évite tout débordement en domptant le fauve caché dans
son instrument. Si la caresse se veut encore prudente dans le 4e
Prélude, elle est étreinte dans le 10e. Une fois rassuré, le fauve
devient non pas plus docile mais révèle sa majestueuse nature à
travers les Moments musicaux. Reste alors cette merveilleuse
Vocalise où triomphent natures humaine et animale avec un artiste
au sommet de son art.

Par Laurent Pfaadt

Rachmaninov, Concerto n°2 in C Minor, Babadjanian, Heroic Ballad
for Piano and Orchestra, Berner SymphonieOrchester, dir. Stefan
Blunier, Claves records

Rachmaninoff, Sonate n.2, Moments musicaux op.16, Préludes, Vocalise, Evidence Classics

Beethoven s’invite chez Chopin

Le prochain Beethoven Eastern Festival de Varsovie se tiendra du 3 au 15 avril 2022

C’est d’ores et déjà devenu une habitude, une tradition, celle qu’à
Chopin de convier Beethoven chez lui. On imagine aisément le génie
de Bonn se rendant à Varsovie pour y admirer un pianiste
d’exception, celui qui joue le Clavier bien tempéré du grand Bach
mieux que personne, celui que l’on compare déjà à Mozart.

Il faudra attendre près de deux siècles pour que ce rêve devienne
réalité grâce à un autre grand nom de la musique polonaise et
mondiale, grâce à un autre compositeur majeur de son siècle,
Krystof Penderecki. Et il est bien connu que derrière tout grand
homme, il y a une femme, en l’occurence Elżbieta Penderecka, celle
qui a rendu possible cette rencontre entre Beethoven et Chopin à
travers le Beethoven Eastern Festival dont elle est la présidente.

Ainsi, du 3 au 15 avril 2022, la 26e édition du festival verra une
pléiade d’artistes rendre hommage au compositeur de la 9e
symphonie. De symphonies, il sera évidemment question avec cette
même neuvième et le NFM Wrocław Philharmonic qui ouvrira le
festival sous la direction de Giancarlo Guerrero et dont la voix de
bronze de la soprano autrichienne Genia Kühmeier résonnera d’une
tonalité européenne bien particulière à quelques kilomètres d’un
conflit qui ensanglante les marches de l’Europe. D’autres
symphonies comme la Pastorale ou la 4e seront respectivement
interprétées par le Korea National University of Arts Symphony
Orchestra et l’Israel Camerata Jerusalem. Les 3e et 4e concertos
pour piano de Beethoven seront également à l’honneur avec les
pianistes polonais Łukasz Krupiński accompagné par la Sinfonia
Varsovia et coréen, Minsoo Sohn. Bien évidemment, patrie de
Chopin oblige, plusieurs récitals de piano permettront d’apprécier le
toucher si unique d’un Yekwon Sunwoo, vainqueur du concours Van
Cliburn en 2017 ainsi qu’une Nocturne Op. 27 no. 2 par un Martin
James Bartlett qui fera, à n’en point douter, battre le cœur de toute
une nation.

Varsovie retiendra également son souffle en écoutant les merveilles
de quelques-uns de ses plus brillants esprits musicaux, à commencer
par Krystof Penderecki et Karol Szymanowski dont la quatrième
symphonie sera interprétée par l’Orchestra of the Karol
Szymanowski Philharmonic de Cracovie. Il sera d’ailleurs question
de Cracovie, la veille, le 9 avril, avec la Chaconne in memoriam du pape
Jean-Paul II tirée du Requiem polonais d’un Penderecki qui sera
également à l’honneur avec son Lacrimosa.

D’autres œuvres seront absolument à découvrir notamment la 7e
symphonie « Angel of Light » du compositeur finlandais Einojuhani
Rautavaaraa, encore relativement méconnu et si peu joué mais dont
l’œuvre témoigne pourtant d’une beauté épique stupéfiante que
mettra certainement en valeur le chef Paweł Przytocki à la tête du
Arthur Rubinstein Philharmonic Orchestra. Durant cette même
soirée du 5 avril, les spectateurs apprécieront le concerto pour
violon de Max Bruch par l’une plus grandes solistes, Arabella
Steinbacher.

Enfin, la neuvième symphonie dite du « Nouveau Monde » d’Antonín
Dvořák par le Jerzy Semkow Polish Sinfonia Iuventus Orchestra
sous la conduite de la cheffe d’orchestre américaine Joann Faletta
offrira peut-être quelques espoirs à un monde plongé aujourd’hui
dans ce ciel de ténèbres où le Requiem de Schnittke rendra
l’hommage nécessaire aux morts de cette guerre en clôture d’un
festival qui s’annonce, d’ores et déjà, chargé en émotions.

Par Laurent Pfaadt

Retrouvez toutes les informations sur le Beethoven Easter Festival sur : http://beethoven.org.pl/en/

Adagio final

Dans son nouveau livre, l’écrivain autrichien accompagne les
derniers instants de Gustav Mahler

Un homme traverse un océan. L’ultime voyage d’un géant. Une vie
comme une symphonie. Nous sommes en 1911, le compositeur
autrichien Gustav Mahler entreprend son dernier voyage depuis
New York où il a accepté le poste de directeur musical du
Metropolitan Opera vers l’Europe à bord de l’Amerika. Face à la mer,
il se rappelle son existence : les dix années à l’Opéra de Vienne d’où il
fut chassé par l’antisémitisme, les étés à composer près du lac de
Toblach, sa magnifique histoire d’amour avec Alma et la mort de sa
fille Maria.

Grâce à sa prose toute en poésie, Robert Seethaler nous fait entrer
dans le cœur de Gustav Mahler et le libère de toute superficialité.
Comme dans Une vie entière qui constitue peut-être son chef
d’œuvre, l’auteur pénètre à nouveau dans le secret des âmes, en
l’occurrence celui d’un génie au seuil de l’immortalité. Paysan des
montagnes ou directeur de l’Opéra de Vienne, qu’importe. Il s’agit
surtout pour l’écrivain de dévoiler le but premier de notre existence
sur terre. Celui qui ne tient à rien. Celui qui, surtout, avec Robert
Seethaler, tient à l’essentiel, à l’essence même de notre condition.
Ainsi mis à nu, Mahler révèle à la fois sa fragilité physique mais
également sa prodigieuse force créatrice qui fit de lui l’un des plus
grands compositeurs de l’histoire de la musique. L’homme et la
légende surplombant un océan ouvrant sur l’éternité.

Face à cette nature qu’il ne domestiqua qu’un temps afin de la faire
entrer dans ses œuvres et emporté par ce Chant de la Mer, Gustav
Mahler disparaît alors pour n’être souffle. Avec ses mots, Robert
Seethaler compose dans son roman une véritable symphonie des
adieux qui dépasse la simple figure de Mahler. Mais à l’image de sa
deuxième symphonie, ce dernier entre, sous les mots de Robert
Seethaler, dans une sorte de résurrection à la fois artistique et
presque métaphysique. Magnifique et fascinant à la fois.

Par Laurent Pfaadt

Robert Seethaler, le dernier mouvement,
Sabine Wespieser Editeur, 115 p. 2022

Urgence avant dispersion

Françoise Saur, Ce qu’il en reste

Françoise Saur © Luc Maechel

Pour honorer l’invitation du Musée des Beaux-Arts de Mulhouse
(lancée en 2017, mais mise en œuvre avec la conservatrice Chloé
Tubœuf seulement en 2021 en raison de la pandémie), Françoise
Saur propose une plongée dans la mémoire intime et la décline en
cinq chambres. Deux pistes s’y croisent. Des « photos d’inventaire »
réalisées lors du rangement des biens de ses parents décédés – c’est
sa toute dernière série – et un film projeté dans la « chambre 3 »
réalisé à partir du journal qu’elle tient depuis les années soixante-
dix : Prises de vie.

Un envoûtant travail de mise en beauté du temps.

L’exposition associe des objets réels (photos d’archive, lingerie,
collections, etc.) qui deviennent vestiges de civilisation dans l’espace
muséal avec, aux murs, une mise en scène de ces fragments de vies
photographiées par l’artiste. Son travail sur les rendus en grands
formats leur donne une spectaculaire matérialité – dans un premier
mouvement, le visiteur croit voir l’objet réel dans ses trois
dimensions – et les magnifie jusqu’à la transcendance de certaines
natures mortes ou vanités qui jalonnent l’histoire de la peinture. Au-
delà de la profondeur, c’est le temps et la densité de la mémoire
qu’installe son travail. C’est particulièrement sensible dans la
chambre 1 : Les Malles (anciennes, tapissées de tissu à l’intérieur)
composent d’exubérantes partitions avec leur contenu en déballage.
Françoise a ce don d’élargir le champ des deux dimensions du cadre
vers l’universalité, comme si elle rendait palpable à travers une
banale liste de courses le festin qui suivra.

Si la présentation peut évoquer un cabinet de curiosités (l’inévitable
vintage de certaines pièces l’aiguise), plutôt qu’exotiques, les objets
sont ceux du quotidien d’hier, d’avant-hier anoblis par la distance
temporelle et le regard de l’artiste. Ces reliques – lettres d’amour
(une pile équivalente à une ramette), télégrammes, diplômes, cartes
postales, clefs, médailles, vaisselle, etc. – s’affichent aussi précieuses
que celles de personnalités consacrées par l’histoire et suggèrent la
substance de la Vie plutôt que le récit biographique.

Prises de vie, le film co-réalisé avec Joris Rühl, plonge dans son cercle
familial et amical, capte les moments joyeux et festifs offrant un
contrepoint gorgé de sève aux objets forcément statiques exposés
par ailleurs.
La complicité de Philippe Schweyer (Médiapop) lui a permis d’éditer
en livre les photos utilisées prolongeant Les années Combi de 2017.

L’exposition est aussi emblématique du parcours de la photographe.
Connue pour ses clichés noir et blanc en argentique, elle a toujours
tiré elle-même les épreuves dans sa chambre noire délaissant la
couleur beaucoup trop contraignante. Les logiciels de retouches
d’image lui ont permis de trouver une maîtrise comparable de la
gamme chromatique et de migrer vers le numérique. Compositions
sur le marbre (2019, deux clichés de la série sont visibles au rez-de-
chaussée), exposées au MAMCS durant l’été 2021, avaient déjà permis d’admirer cette évolution. Fascinant passage d’un monde où le noir et blanc captaient l’intensité de la Vie vers la couleur qui en
sédimente les traces luxuriantes comme la poussière sur cette pile
de livre (chambre 2 : Les Accumulations) – le savoir, l’intelligence
délaissés par la culture 2.0 ?

Ce qu’il en reste ?

La délicatesse du temps qui passe, l’air de rien, et la puissance thaumaturge des images de Françoise Saur !

Par Luc Maechel

Musée des Beaux-Arts (Mulhouse) du 5.03 au 15.05.2022
https://beaux-arts.musees-mulhouse.fr
tous les jours sauf mardi et jours fériés de 13h à 18h30
Prises de vie / photographies F. Saur (Mediapop Édition, 16 €)

Un chat ukrainien

Avec ce disque remarquable, les pianistes Ludmila Berlinskaïa et
Arthur Ancelle rendent hommage au compositeur ukrainien
Alexander Tsfasman

La musique a ceci d’incroyable qu’il y a toujours de nouvelles
œuvres, de nouveaux compositeurs à découvrir grâce à ces
interprètes qui extirpent des limbes du passé, partitions et airs
oubliés. Bien qu’il fût célébré de l’autre côté du rideau de fer et que
ses airs étaient sifflotés, personne ou presque en Occident ne
connaissait Alexander Tsfasman (1906-1971). Sorte de Gershwin
soviétique avec qui il est d’ailleurs associé sur ce très beau disque, le
compositeur ukrainien partagea avec son alter ego musical, la
passion d’un jazz qui hésita longtemps à s’approcher de la musique
classique. Comme le rappela d’ailleurs Walter Damrosch, chef
d’orchestre qui créa notamment An American in Paris de George
Gershwin, « divers compositeurs ont tourné autour du jazz comme un
chat autour d’une assiette de soupe chaude, attendant qu’elle refroidisse
suffisamment pour lui permettre d’y goûter sans se brûler la langue… »

Sa Suite de jazz est pourtant d’une beauté incroyable qui tient
beaucoup à l’interprétation que délivre les deux pianistes sur ce
disque et on comprend aisément pourquoi elle est devenue si
populaire en URSS. Subtil mélange à la fois d’une mélancolie tirée de
cette âme russe trempée dans la tradition classique et de burlesque
hérité du jazz, l’oeuvre séduisit jusqu’au grand Chostakovitch, lui-
aussi très sensible aux influences jazz qu’il matérialisa dans son
immortelle Suite Jazz n°2.

Et qui de mieux que Ludmila Berlinskaïa, pianiste émérite et fille du
grand Valentin Berlinsky qui fut, avec le quatuor Borodine, l’un des
plus grands interprètes des quatuors de Chostakovitch, pour
ressusciter Tsfasman. En compagnie d’Arthur Ancelle, ils recréent à
merveille l’alchimie nécessaire à l’interprétation des œuvres de
Tsfasman, celle qui consiste à se situer à la jonction du classique et
du jazz. « Nous avons appris à changer notre toucher, à entendre
autrement, visant à unir swing et véritable rubato pianistique, sorte
d’improvisation libérée sur fond d’ostinato rythmique précis » assurent
ainsi les deux interprètes. Ludmila Berlinskaïa, après avoir entendu
le grand Mikhaïl Pletnev interpréter la Suite de Jazz à Verbier, a
immédiatement été séduite et n’a eu aucun mal à persuader son
compagnon de jeu, Arthur Ancelle, de se lancer dans cette aventure
devenue apothéose sur ce disque. Deux chatons s’amusant avec la
pelote du grand chat ukrainien en somme.

Le résultat est un disque aux multiples couleurs qui unit deux styles
musicaux pour former une œuvre unique parfaitement restituée et
donnant l’impression d’un chat espiègle bondissant sur les touches
de deux pianos. Sous les doigts de Berlinskaïa et Ancelle, cette
facétieuse musique semble sortie d’un film muet, et on se plaît à
imaginer une variation moderne du Dictateur de Chaplin sous les ors
actuels du Kremlin avec, au piano devant l’écran, ce compositeur
ukrainien caricaturant la course folle du dictateur au son des Flocons
de neige. Il y a véritablement quelque chose d’addictif dans cette
musique que l’on écoute encore et encore. Après Praga digitals,
Supraphon, qu’il est bon de retrouver à nouveau ce label merveilleux
qu’est Melodiya pour accompagner ce chat ukrainien qui n’a,
assurément, pas fini de nous surprendre sous les doigts félins de
Ludmila Berlinskaïa et Arthur Ancelle.

Par Laurent Pfaadt

Ludmila Berlinskaïa et Arthur Ancelle, Gershwin, Tsfasman, Melodiya

Ludmila Berlinskaïa et Arthur Ancelle interpréteront Gershwin, Tsfasman et d’autres à l’occasion du concert maquant les 10 ans de leur collaboration,
le 10 mars 2022 à 20h30 à la salle Gaveau.

Odessa, énième martyre

On se souvient de la scène de l’escalier dans le cuirassé Potemkine
de Serguei Eisenstein. Cet escalier est celui d’Odessa, cette ville d’or
et de sang, fascinante à tous points de vue, cette ville qui représente
à la seule évocation de son nom, un fantasme et aujourd’hui un
cauchemar à venir

Alors que l’armée russe s’apprête à assiéger la ville d’Odessa, il n’est
pas inutile de se replonger dans le livre de Charles King qui se lit
comme un roman et navigue dans les différentes époques d’Odessa,
depuis sa fondation en 1794 par la tsarine Catherine II jusqu’à nos
jours dans cette Little Odessa de New York.

Car aujourd’hui, c’est bel et bien un nouveau tsar, se voulant
l’héritier de ses ancêtres blancs et rouges qui s’apprête à lui faire
subir un nouveau martyre.

Dans son livre, Charles King fait ainsi revivre avec bonheur le
multiculturalisme qui a nourri cette ville pendant longtemps où l’on
croisait ukrainiens, russes, français, turcs, grecs, italiens, allemands
ou juifs mais également le grand Tolstoï, la poétesse Anna
Akhmatova, l’écrivain Isaac Babel ou le violoniste David Oïstrakh.
Les larmes aussi avec Holodomor, cette grande famine organisée par
Staline en 1932-1933 et le massacre par les fascistes roumains de la
population juive d’Odessa en 1941.

Ce voyage littéraire ne laissera en tout cas personne indifférent et
continuera à entretenir le mythe d’une cité aux multiples visages.
Mais surtout, il fera couler des larmes avec ces vers dédiés
aujourd’hui à Odessa et au peuple ukrainien :

Non, ce n’est pas sous un ciel étranger,
A l’abri des ailes étrangères que j’étais,
Mais au milieu de mon peuple,
Là où, pour son malheur, mon peuple était.

Par Laurent Pfaadt

Charles King, Odessa, splendeur et tragédie d’une cité de rêves, Payot, 341 p. 2017

Anna Akhmatova : Requiem : Poème sans héros et autres poèmes,
Poésie Gallimard, NRF, 2007